L'Action sociale (p. 401-410).

XII

AU CALVAIRE


L’obscurité qui enveloppait Jérusalem grandissait, et devenait effrayante. Ce ne pouvait être une éclipse de soleil, puisqu’on était au temps de la pleine lune. Qu’était-ce donc que ce phénomène qui du milieu du jour avait fait une nuit sombre ?

Ô vous qui demandiez un signe du ciel pour croire en Jésus, le voyez-vous ce signe ? Mais non, c’est pour ne pas voir que vous avez des yeux.

Cependant les spectateurs indifférents furent bientôt terrifiés, et rentrèrent silencieusement dans leurs demeures.

D’autres, non moins effrayés, se mirent à causer à voix basse, et à se demander si c’était la fin des temps que le jeune prophète avait annoncée ?

Plusieurs des saintes femmes le croyaient. Car il n’y avait pas une heure que Jésus leur avait renouvelé cette prédiction, quand elles s’étaient approchées de lui. Sur la route du Calvaire, il avait entendu leurs sanglots, et il leur avait dit : « Filles de Jérusalem, ne pleurez pas sur moi, mais pleurez sur vous et sur vos enfants. Car ils vont venir les jours où l’on dira : Heureuses les stériles, et les entrailles qui n’ont pas engendré, et les mamelles qui n’ont pas allaité ; alors vous direz aux montagnes : Tombez sur nous, et aux collines : Couvrez-nous ; car si on traite ainsi le bois vert, que sera-ce du bois sec ? »

Quand ces terribles prophéties allaient-elles s’accomplir ? Elles n’en savaient rien ; mais peut-être était-ce le commencement.

Elles avaient suivi Jésus jusqu’à la fin, en continuant de pleurer. Car c’est l’éternel honneur des femmes, que les Évangiles, écrits par des hommes, n’en mentionnent aucune qui ait abandonné Jésus, aux jours de deuil et de trahison.

Et maintenant, elles étaient groupées au pied de la croix. Caïus leur avait permis d’approcher après l’exécution terminée.

La mère de Jésus, les yeux secs mais rougis par les larmes versées depuis le matin, les joues pâles et creusées par la douleur, se tenait debout tout près du corps de son fils. Tantôt elle inclinait la tête et embrassait ses genoux. Tantôt elle la relevait, et regardant le ciel courroucé, elle disait a voix basse : Ô Jéhovah, ayez pitié ! Votre fils est aussi mon fils, et je vous le sacrifie pour le salut du monde !

Myriam, à genoux, la tête couverte d’un voile noir d’où s’échappaient les ondulations de son abondante chevelure, étreignait le bas de la croix dans ses bras, et couvrait de larmes et de baisers les pieds du Crucifié.

Les autres femmes, assises par terre, drapées dans des écharpes de couleurs sombres, la tête enveloppée de longs voiles de deuil, poussaient des soupirs et des lamentations, en regardant le corps ensanglanté de leur Maître bien-aimé, qui se détachait de la nuit sombre comme un grand fantôme.

Debout, mais la tête penchée sur la poitrine, le disciple que Jésus aimait, se tenait auprès de Marie, absorbé dans une douleur muette. Il associait toutes les puissances de son être au grand sacrifice qui s’accomplissait.

Son Maître bien-aimé en était à la fois le prêtre et la victime, et lui, debout près de l’autel de la loi nouvelle, offrait comme Marie l’auguste victime à Jéhovah.

Il était aussi au Calvaire celui que Jésus avait choisi, et institué chef des apôtres, et qui l’avait honteusement renié. Pendant les douze heures qui venaient de s’écouler il avait erré, fou de douleur, d’abord parmi les tombeaux de la vallée de Josaphat, puis sous les portiques du Temple et aux environs du Prétoire.

Pendant la nuit, il avait rencontré Judas au tombeau d’Absalon, et sa première pensée avait été de s’élancer sur le traître, et de l’égorger. Mais il s’était dit aussitôt : je suis aussi coupable que lui. Et plein d’horreur pour lui-même, comme pour Judas, il s’était enfui vers Gethsémani. Il y était resté jusqu’au jour, prosterné dans la grotte de l’agonie, et sur le sol encore trempé de la sueur de sang de son maître il avait versé des flots de larmes.

Au lever du jour, il n’avait pas osé retourner au palais du grand-prêtre, où s’instruisait le procès final de Jésus devant le Sanhédrin au complet. Ce théâtre de son crime lui faisait horreur.

Mais, perdu dans la foule qui encombrait la cour du Prétoire, il avait suivi avec une douleur toujours croissante toutes les péripéties du grand drame judiciaire ; et toujours mêlé à la multitude il avait fait partie du lugubre cortège.

Quand il aperçut Jésus en croix, il tomba la face contre terre, il crut qu’il allait mourir avec lui. Mais un flot de larmes le soulagea, et se relevant bientôt il se faufila entre les soldats pour voir son Maître de plus près.

Alors le divin crucifié releva la tête, et jeta sur lui un long regard. Ce n’était plus ce regard accusateur qui avait transpercé sa conscience dans la cour du grand-prêtre, ni le regard courroucé du juge qui fixe obstinément la figure fuyante d’un traître.

C’était un regard de douleur et de sympathie, de miséricorde et de pardon. C’était le regard ému du Père au retour de « l’enfant prodigue ».

Jésus semblait dire : Pauvre Pierre ! je connais toute l’étendue de ta douleur, et je te pardonne. Ton reniement est oublié, et je ne me souviens plus que de tes protestations d’amour, et de foi, si spontanées, si sincères, si ardentes.

En dehors du cercle formé par les soldats, s’agitait une foule qui semblait entièrement composée d’ennemis de Jésus. Il comptait pourtant bien des amis dans cette multitude ; un grand nombre avaient pris part à son triomphe et l’avaient acclamé cinq jours auparavant. Ils étaient là pourtant ceux qu’il avait comblés de ses bienfaits, qu’il avait miraculeusement nourris dans le désert, dont il avait guéri les maladies et les infirmités.

Mais parmi ces milliers d’amis de la première heure, que d’ingrats, que d’oublieux, que de faibles, que de lâches !

Ils étaient le nombre peut-être ; mais ils n’avaient pas même le courage de se compter. Par intérêt, par crainte, par faiblesse ils se taisaient, et laissaient faire.

Il en est ainsi dans tous les mouvements révolutionnaires. C’est la minorité haineuse et violente, qui terrorise la majorité, et qui gouverne.

Au calvaire, elle était d’ailleurs commandée par des chefs puissants, les princes des prêtres, les scribes et les anciens, et rien n’est terrible comme la guerre religieuse dans une foule surexcitée par la haine du divin.

C’était comme une mer houleuse dont les flots venaient battre les flancs du Calvaire, et d’où montaient des clameurs, des imprécations et des blasphèmes :

— Toi qui détruis le Temple de Dieu et le rebâtis en trois jours, sauve-toi donc maintenant !

— Si tu es le Fils de Dieu, descends donc de la croix ! Et ces miracles que les blasphémateurs croyaient bien impossibles, et qu’ils le mettaient au défi de faire, Jésus, sans leur répondre, était en voie de les accomplir. La destruction de ce beau temple de Dieu qui était son corps s’achevait, et il allait le rebâtir en moins de trois jours ! Et l’autre temple, que Jéhovah avait habité pendant des siècles allait rester vide.

Encore quelques heures, et il allait descendre de la croix, dormir moins de trois jours dans un sépulcre, et en sortir vivant !

Les princes des prêtres, fiers de leur victoire, mêlaient aux imprécations populaires des sarcasmes qu’ils croyaient bien spirituels.

— « Il a sauvé les autres, criaient-ils, et il ne peut se sauver lui-même ! »…

Comment, c’est vous qui admettez maintenant que Jésus a sauvé les autres ? Mais pourquoi donc l’avez-vous nié jusqu’à ce jour ? Et pourquoi niez-vous encore qu’il puisse se sauver lui-même ? Laissez-le seulement consommer son œuvre. Il a encore quelques gouttes de sang à répandre pour vous sauver, et quand il les aura versées il se sauvera lui-même !

Mais aux sarcasmes, aux injures, aux défis, aux vociférations de la multitude, aux cris de triomphe des sanhédrites, Jésus ne répond rien.

— « Cette fois, se disaient les chefs en se frottant les mains, nous en avons bien fini avec Lui. La victoire complète est à nous. Il n’est pas seulement vaincu, il est anéanti, celui qui osait se dire Fils de Dieu !

« Après tous ses travaux, ses prédications, ses courses, ses prétendus miracles, que lui reste-t-il ? Rien. Qu’a-t-il fondé ? Rien. Son dénûment est complet. Sa ruine est totale, définitive, et il va rentrer dans le néant d’où il est sorti.

« Il n’a pas un coin de terre lui appartenant, pas un meuble, pas un denier, pas le moindre souvenir qu’il puisse léguer à ses amis.

— « Ses amis ! Il n’en a plus. Ceux qui le suivaient l’ont abandonné ou trahi… »

Tout cela était vrai, et ce n’était pas tout.

Jésus avait au moins des vêtements. Il n’en a plus, on l’en a dépouillé ; les soldats les ont partagés entre eux, et comme sa tunique ne pouvait pas être divisée, ils l’ont tirée au sort !

Jésus avait la réputation d’être un sage, et un savant ! On le regarde maintenant comme un insensé. Il semble avoir perdu l’usage de la parole, et il a été incapable de se défendre devant les tribunaux. Son renom de sainteté même est perdu, puisqu’il vient d’être condamné par la justice comme un scélérat.

Jésus était un thaumaturge, comme le monde n’en avait jamais connu. Il est maintenant réduit à l’impuissance la plus complète. Il a perdu le sentiment de sa propre conservation.

Il était le plus beau des enfants des hommes. Et maintenant, regardez-le : couvert de plaies, défiguré, il est hideux à voir.

Il avait un disciple qu’il aimait tendrement, il avait une mère qu’il adorait : Ces affections lui restent au moins ? ’

— Oui, mais il va s’en dépouiller, et les léguer l’un à l’autre.

Écoutez ! Écoutez ! Il a recouvré la parole :

— « Femme, voilà votre Fils ! Jean, voici votre mère !

Lui reste-il encore quelque chose ? Son corps nu, peut-être ? Non, il appartient à la justice humaine !…




Ah ! Satan ! Que tu devais rire ce jour-là de celui que tu transportais sur une montagne trois ans auparavant, à qui tu offrais tous les royaumes de la terre et qui les avait refusés !

Ah ! pharisiens, sadducéens, hérodiens, chantez victoire et triomphez. Car la suprême agonie de Jésus s’achève. La vision effrayante qui l’a terrassé au jardin de Gethsémani repasse en ce moment devant ses yeux. La grande vague de sang monte, se soulève et vient battre le pied de la croix. Dans un instant elle va tout submerger. Sa tête sanglante est tombée inerte sur sa poitrine. Ses cheveux sont descendus sur sa face auguste, et voilent ses regards. Sa voix plaintive a fait entendre ce pénible aveu de son impuissance : « Mon Dieu ! Mon Dieu ! pourquoi m’avez-vous abandonné ? »

— Ennemis de Jésus, triomphez tous ; mais hâtez-vous, car l’heure de votre défaite est proche ! Et tout ce que vous croyez perdu est sauvé ! Et tout ce qui vous semble fini va recommencer !

Jésus rend le dernier soupir. Mais à ce moment suprême il relève la tête, et il pousse un cri si puissant qu’il retentit jusqu’au fond des tombeaux, comme le clairon du jugement dernier. Le Temple de Salomon l’a entendu, ses lourdes portes de bronze s’ouvrent d’elles-mêmes, et le voile du Saint des Saints se déchire ; le feu sacré s’est éteint au grand chandelier d’or, la terre tremble, les rochers se fendent, les tombeaux s’ouvrent et les morts ressuscitent.

Singulier vaincu en vérité, que Celui qui annonce ainsi sa défaite à l’univers !

Le soleil était déjà en grand deuil ; voici la terre qui souffre à son tour, et qui tremble. Et pour remplacer les vivants qui ne veulent pas reconnaître le vrai triomphateur, les morts se lèvent pour signaler sa victoire.

Aberration monstrueuse de la liberté humaine ! La créature raisonnable est restée sourde à la voix de son Créateur, mais la nature physique l’a entendue !

Le cri désespéré d’un Dieu n’a pas remué les cœurs des hommes, mais il a ébranlé les entrailles de la terre et les profondeurs des cieux !

Et cependant, après le dernier cri que Jésus ait fait entendre à la terre, et dans le silence solennel qui suivit, il y eut une voix humaine qui s’éleva, et qui eut le courage de jeter le premier à la face des persécuteurs, cette grande parole de foi : « Cet homme était vraiment le Fils de Dieu ! »

Vous avez reconnu le Centurion.