Le Centurion/19
II
POMPÉI
Nous voici dans la ville des jouisseurs, et je constate qu’elle n’est pas seulement gaie, mais qu’elle est belle. Je ne me lasse pas d’admirer ses superbes colonnades doriques et corinthiennes.
Les promenades en dehors de la ville, surtout celles qui montent en lacets sur les flancs du Vésuve, sont idéales. Elles sont ombragées et embaumées ; de tous côtés elles embrassent un vaste horizon, et des perspectives infinies sur la grande mer d’azur.
Rien n’est plus riant, plus fleuri, plus enchanteur que ce mont Vésuve tapissé de vignes, de verdure et de fleurs.
On en apprécie d’autant plus les beautés qu’on se dit malgré soi, en y promenant ses rêveries : Si le feu intérieur de cette montagne qui sommeille allait tout à coup se réveiller !… Si les Titans que Jupiter a foudroyés et renfermés dans ces cavernes embrasées allaient se révolter, et faire sauter les murs de leur prison, quelle catastrophe ce serait ! Et que deviendraient ces jolies villes, Herculanum et Pompéi, qui ne songent qu’à multiplier leurs jouissances, et à raffiner leurs plaisirs ?…
Pompéi est une ville aristocratique de 30,000 âmes seulement. On y fait cependant un grand commerce ; son joli port qui se rétrécit toujours et qu’il faut creuser sans cesse est tout pavoisé de voiles.
Nous sommes les hôtes des Holconius, et nous y avons reçu un accueil des plus aimables.
Ces amis de notre famille y vivent dans l’opulence ; et leur palais, sans être vaste, est très beau. « L’atrium » est comparativement petit, mais le « péristyle » est spacieux et inondé de lumière. La colonnade qui l’entoure est élégante et monumentale.
La corniche est en stuc teinté de rose, et la frise est ornée d’arabesques, remarquables de délicatesse et de grâce. Le pavé est en mosaïque. Les murs sont peints à fresques et représentent les amours de nos dieux, qui, entre parenthèse, ne sont pas édifiantes.
Entre les colonnes et sur les gradins qui entourent le péristyle, sont rangées des statues de marbre et des bronzes qui alternent avec des lauriers roses et des orangers chargés de fruits d’or.
C’est dans cette vaste salle, ouverte au soleil, que toute la famille passe la plus grande partie de la journée.
Vous savez, n’est-ce pas, que notre belle voie Appienne se prolonge jusqu’à Pompéi ; et qu’en sortant de Rome elle traverse la demeure des morts ? Eh ! bien, elle se transforme aussi en cimetière aux approches de Pompéi, et on la nomme alors la « Voie des Tombeaux ». Cette entrée lugubre dans la ville des plaisirs ne fait pas réfléchir ses joyeux visiteurs. Ils admirent l’art sculptural des monuments funéraires. Aucun ne songe que le plaisir ne dure pas toujours, et que Vénus n’est pas la seule divinité de ce monde, si même elle est une divinité.
La vie des Pompéiens semble consacrée toute entière à l’amour et à la volupté ; les peintures qui décorent les frises et les plafonds, les mosaïques qui couvrent les pavés et les murs, tout un peuple de statues aux attitudes suggestives, provoquent à jouir et à s’abandonner aux douceurs d’une existence oisive et sensuelle.
Le Forum est constamment rempli de flâneurs, et de joyeux viveurs qui chantent Bacchus, ou qui dorment au soleil sur les bancs de marbre, et sur les pavés autour des fontaines dont les glous-glous les font rêver.
Les théâtres regorgent de spectateurs chaque soir, et l’on y joue les comédies des poètes les plus licencieux de la Grèce et de Rome.
Même foule à l’Amphithéâtre et aux Thermes ; et tout autour de ces édifices s’ouvrent des tavernes malheureusement trop fréquentées par les amis des gladiateurs et des athlètes.
L’Amphithéâtre est à l’extrémité de la ville, et il commande une belle vue sur la campagne. Il est loin d’avoir les vastes proportions de notre grand Cirque ; mais c’est tout de même un bel édifice qui peut contenir 20,000 spectateurs. Les jeux y sont les mêmes qu’à Rome, d’autant plus courus qu’ils sont plus sanglants. Les Gladiateurs y sont plus populaires que les meilleurs tragédiens.
Le Théâtre tragique n’est pas non plus très spacieux ; mais la « cavea » peut encore contenir 5,000 spectateurs. Comme la plupart des théâtres grecs, il est bâti au versant d’une colline ; et au sommet des gradins en hémicycle s’élève un majestueux portique soutenu par 90 colonnes d’ordre dorique.
Comme les nôtres il est ouvert ; mais au moyen de mâts et de cordes, on le couvre de tentures blanches et rouges pour protéger les spectateurs contre les rayons du soleil. On n’y joue plus guère les chefs-d’œuvre classiques. Les dramaturges d’Alexandrie ont plus de vogue. Aristophane même est trop sérieux malgré ses immoralités et ses impiétés.
En dépit du goût très répandu des Lettres grecques, on n’y parle et l’on n’y écrit guère que le latin. Toutes les inscriptions sont latines.
L’Énéide y est le poème le plus admiré même parmi le peuple. Les lettrés en citent constamment les vers dans la conversation, et doivent en savoir par cœur des chants entiers.
Après Virgile, on lit surtout Ovide, et son Art d’Aimer réunit tous les suffrages de la foule.
L’aspect du Forum pompéien est une splendeur, et ressemble au nôtre. Il est vaste, bordé sur trois côtés de superbes portiques formés par une triple colonnade de marbre, et tout autour, au-dessus des portiques, s’élève un véritable amphithéâtre de temples, d’arcs de triomphe, de curies et d’autres édifices.
Parmi les temples dédiés à Jupiter, à Hercule, et surtout à Vénus, sous divers vocables, j’ai été bien surprise de trouver un temple d’Isis. Il paraît que le culte de cette divinité égyptienne est ici très répandu. J’y ai vu une statue d’Isis assise, et à côté d’elle un serpent, entrelacé à un arbre chargé de fruits, qui la regarde et semble la fasciner. Que peut bien signifier ce groupe de marbre ?
Un savant pompéien m’assure que chez le peuple juif on croit que la première femme, mère du genre humain, aurait été perdue par un serpent qui lui aurait donné un fruit empoisonné. Est-ce que les Égyptiens ont emprunté leur Isis aux Livres juifs ?
Ce qui me plaît davantage ici c’est la campagne riante qui entoure la ville, la riche végétation qui l’ombrage, les vignes qui l’encadrent, et la mer d’azur où elle se mire.
Notre grand Cicéron savait choisir les beaux endroits. Il possédait ici une villa presque aussi somptueuse que celle de Tusculum que vous connaissez.
À Tusculum il avait l’air vif des montagnes, les arômes des grands bois, et l’immense horizon qui s’étend jusqu’à la mer.
De son portique aux blanches colonnes, il apercevait à ses pieds les jolies villes de la Sabine, plus bas la vaste campagne romaine et ses grands aqueducs, et plus loin Rome avec sa colossale végétation de marbres.
Ici l’horizon est plus étroit, mais si gracieux. Le merveilleux orateur y jouissait d’une vue rapprochée de la mer. Il en aspirait les brises rafraîchissantes. Il voyait courir les voiles blanches des pêcheurs néapolitains ; et en se retournant il pouvait reposer ses regards sur les flancs verts et les vignobles plantureux du Vésuve.
Le cher grand homme ! Que de pleurs il a dû verser en ce lieu sur la mort de sa fille bien-aimée Tullia !
Demain nous reprenons la mer ; et après avoir longé la Sicile nous mettrons le cap sur Alexandrie.