Le Centenaire des Méditations

Le Centenaire des Méditations
Revue des Deux Mondes6e période, tome 56 (p. 75-98).
LE CENTENAIRE
DES MÉDITATIONS

Dans quelques jours va revenir une des grandes dates de notre histoire littéraire, disons mieux, une des grandes dates de la vie intellectuelle et sentimentale de la France : dans quelques jours il y aura un siècle que les Méditations révélèrent au monde le génie de Lamartine.

Plus tard, le poète aimait à se rappeler le jour sans pareil qui l’avait, d’un coup, précipité dans la gloire.

Le 13 mars 1820, la librairie grecque-latine-allemande, rue de Seine n° 12, avait mis en vente une petite plaquette sans nom d’auteur, intitulée : Méditations poétiques, qui contenait 24 poèmes.

Le succès s’était déchaîné dans les classiques vingt-quatre heures. Le 14 mars, à son réveil, le poète avait reçu une lettre du docteur Alin, transmettant une lettre de la princesse de Talmont, où était inclus un billet du prince de Talleyrand. Le prince, à qui l’on ne connaissait pas une âme aussi poétique, avait lu les Méditations jusqu’à quatre heures du matin, et il disait, à la façon de Napoléon : « Il y a là un homme. » Ce même matin, un quart d’heure plus tard, arrivait la nomination signée de M. Pasquier, qui attachait Lamartine à l’ambassade de Naples. Dans cette même journée merveilleuse du 14, encore, le roi se faisait lire le petit volume et ordonnait à son ministre de l’Intérieur, M. Siméon, d’envoyer, « de sa part » à l’auteur, la collection des classiques français de Didot et celle des classiques latins de Lemaire.

Dans la réalité, les choses allèrent plus doucement, moins miraculeusement : là où Lamartine comptait par heures, il faut compter par jours. La nomination n’était pas encore arrivée le 23 mars, et le cadeau du roi, ou plutôt le don fait par le gouvernement royal, comme tous les autres actes, au nom du roi, ne fut annoncé par M. Siméon que le 18 avril.

D’autre part, il est probable que le volume avait paru un peu avant le 11 mars. A défaut d’une indication exacte, ne rejetons pas la date du 13 mars. Puisque Lamartine y attachait ses souvenirs, conservons-la comme une date légendaire pour la commémoration de la naissance d’un grand poète.

Ce qui est sûr, c’est qu’en quelques jours il fut installé dans la gloire. « Tous les plus antipoètes, » MM. De Talleyrand, Molé, Mounier, Pasquier, Mme de Montcalm, lurent ces verset voulurent en être enthousiastes. M. de Bonald jugea que c’était parfois aussi beau que Lefranc de Pompignan. Jules Janin, lycéen de Louis-le-Grand, croyait se souvenir d’avoir acheté le volume un jour de sortie, et d’avoir été ravi en extase « dans un nouveau monde poétique. » Ce fut un des derniers ouvrages que la chère Zozotte du général Thiébaut lut avant de mourir. Les Elvires se multiplièrent sur les registres des naissances jusque dans nos plus lointains villages ; et, à la cour de Russie, un chevalier-garde venait, chaque nuit, sous la fenêtre d’une demoiselle d’honneur de l’Impératrice, pour lui lire, juché dans un arbre, à la hauteur de sa chambre, les plus beaux passages de ces poésies françaises. Où ne pénétra point le mince in-8 ?

Tous les journaux s’en occupèrent. Le Journal de Paris, le Conservateur, les Débats, la Gazette de France, donnèrent la noie. Le positif Journal des Maires, feuille d’intérêts pratiques, fit mention, par deux fois, du poêle. Le sévère Journal des savants consacra son succès comme une chose sérieuse ; et la Revue d’Edimbourg fit place au débutant à côté des maîtres, de Casimir Delavigne et de Béranger : les Méditations devenaient un fait européen.

A vrai dire, ce succès avait été préparé. Dès le printemps de 1919, le jeune poète avait lu ses vers dans les salons royalistes devant « l’aristocratie intelligente, » orateurs, publicistes, penseurs, auteurs et critiques. Quelques grandes dames, Mme de Montcalm, Mme de Broglie, Mme de Saint-Aulaire, Mme de Beufvier, s’étaient appliquées au « lancement. » Le duc de Rohan, Mathieu de Montmorency, s’étaient institués les prôneurs du génie inconnu. Genoude, selon une tradition, avait porté les bonnes feuilles à l’Abbaye-au-Bois, chez Mme Récamier.

Tout était arrangé pour un succès mondain : de la mélancolie, de l’amour, assaisonnés de religion et de royalisme ultra, ou à peu près, c’était de quoi faire pâmer doucement le faubourg el les châteaux. Au lieu du murmure discret et distingué d’une admiration de bon ton, ce fut un ouragan d’enthousiasme. Le succès s’enfla, déborda de tous les canaux qu’on lui avait préparés, inonda la capitale, la province, l’Europe. Tout ce qui lisait dans le monde entier fut transporté.

Toutes les résistances cédèrent. En vain grognèrent quelques classiques impénitents. En vain s’inquiétèrent quelques libéraux ; en vain essayèrent-ils de discuter le triomphe de cette poésie contre-révolutionnaire. Ni la mauvaise humeur de M. Andrieux, ni l’aigreur de Mme de Genlis, ni les critiques de Léon Thiessé, de Dupaty, de Tissot, ni les railleries du Constitutionnel n’arrêtèrent l’élan du public. On eut beau le rappeler au bon goût, lui présenter les maîtres et les bons auteurs du jour, Parny, Berlin, Mme du Fresnoy, MM. de Ségur, Casimir Delavigne, Lebrun. On eut beau lui faire valoir les charmes de M. Parseval, de M. le chevalier Dupuy des Islets, de MM. Saintine, Mennechet, Viennet et Campenon. Le public fut sourd à l’éloge de MM. Pillet, Vial et Famin. On ne réussit même pas à détourner un peu de ce torrent de gloire vers Mme Desbordes-Valmore, qui n’en était pas indigne. On ne parlait que des Méditations. On ne voulait qu’elles. La bourgeoisie libérale fit chorus avec l’aristocratie légitimiste ; les femmes de toute fortune et de toute nation s’abandonnèrent à l’émotion de celle poésie délicieuse, qui faisait chanter tout ce qu’elles avaient de musique dans le cœur.

La vente atteste l’entraînement universel. La première édition fut épuisée en moins d’un mois ; la seconde s’enleva, en avril, en quinze jours. La cinquième paraissait en septembre 1820, et la neuvième dans les derniers jours de 1822. En onze ans, dix-neuf éditions furent écoulées, sans compter, à partir de 1825, trois ou quatre impressions qui appartiennent aux collections des Œuvres complètes de Lamartine ; et il faut encore ajouter les contrefaçons belges dont le débit fut important, les contrefaçons russes, allemandes, etc.


Comment s’explique cette fureur ?

Assurément, il y eut chez quelques-uns un peu d’indécision. On s’enthousiasma parfois « à côté ; » on n’admira pas toujours ce qui est admirable : le Golfe de Baya fut peut-être plus loué que l’Isolement ou le Vallon, Que M. de Bonald ait estimé surtout les parties « nobles, élevées, utiles » de cette poésie, c’est-à-dire les Odes classiques et ultra : c’est trop naturel. Que deux hommes d’esprit se soient accordés pour trouver les stances A Manoel plus parfaites que le reste, ce n’est pas encore pour nous étonner. Mais que Victor Hugo s’arrête à Dieu, à la Poésie sacrée, à la Semaine sainte, autant qu’au Souvenir et à l’Homme ; qu’il signale l’Invocation, cette poésie de keepsake, comme la perle du recueil : c’est ce qu’on pourrait trouver stupéfiant, si ces jugements ne venaient de l’amant d’Adèle Foucher et du rédacteur du Conservateur littéraire.

Il est certain qu’il y eut de tout dans l’admiration qu’inspirèrent les Méditations. Aux uns plurent les saines doctrines ; à d’autres les strophes classiques ; à d’autres la religiosité exaltée et tendre ; à d’autres les airs de romance élégiaque, le roucoulement amoureux. Les uns eurent, plaisir à retrouver dans ces vers tout ce qu’ils connaissaient, tout ce qu’ils aimaient. D’autres y écoutèrent avec ravissement ce qu’ils n’avaient jamais entendu, y reconnurent ce qu’avait vaguement appelé le rêve secret et confus de leur âme.

Mais très vite il apparut que ces derniers seuls avaient raison. Très vite se précisa le caractère du succès de cette poésie. Quelques Méditations émergèrent qui définirent pour le commun des lecteurs et des lectrices la vertu de l’inspiration lamartinienne ; et je crois bien que le public alla au but plus vite et plus droit que les critiques : il était moins empêtré de doctrines et de préjugés d’école.

En un sens, il n’y avait pas grand’chose de nouveau dans les Méditations ; en un autre sens, c’était le recueil le plus neuf qui eût paru en France depuis les Fables de La Fontaine. Je néglige pour le moment l’apparition d’André Chénier : je dirai pourquoi tout à l’heure.

Ni la technique n’était nouvelle, ni la langue poétique n’était renouvelée dans ce chef-d’œuvre. Le vers fluide de Voltaire, la strophe de J.-B. Rousseau et de Pompignan, les formes consacrées de l’ode, des stances, de l’épître philosophique et des discours en vers, les images et les tours et toute la langue artificielle de la poésie qui se débitait couramment depuis cinquante ans, tout cela, certes, était connu et même usé. Un lettré ne pouvait lire ce petit volume sans reconnaître au passage des réminiscences ou des centons de Voltaire, de Thomas, de Léonard, de Parny de Louis Racine, de J.-B. Rousseau, de Fontanes, de Millevoye : il y saluait aussi parfois du Jean-Jacques et du Chateaubriand adaptés au mètre. Toute la phraséologie éplorée des « âmes sensibles » du siècle précédent, toutes les mollesses attendries de la romance et de l’élégie du premier Empire se retrouvaient ici.

Mais depuis cinquante ans aussi, la poésie anglaise avait envahi la France ; et l’imagination mélancolique, orageuse et sombre de Gray, de Harvey, de Young, d’Ossian, avait coloré notre littérature. Toutes ces teintes s’apercevaient dans le vers de Lamartine : on y ressentait même l’Allemagne, et la tristesse désespérée de Werther.

Enfin, le génie « satanique » du poète anglais qui venait de nous être révélé, lord Byron, avait marqué sensiblement de son empreinte le favori des salons bien pensants, qui n’avait pas eu trop de toute sa bonne éducation religieuse pour échapper à la fascination de cette fatale beauté.

En somme, il y avait plus d’un siècle que la société française aspirait à la poésie. Dès le lendemain d’Athalie, la France classique faisait un effort pour se dégager de la prose, de la pure expression logique et scientifique : l’inquiétude poétique était déjà sensible chez le pâle Campistron et le sec Lamotte-Houdart. Elle s’était accentuée chez Voltaire, dont les tragédies et les poèmes offrent en maint endroit de courts vols et des essors essoufflés. Toute l’exploitation des littératures étrangères est commandée par le besoin de poésie du public français : c’est un malaise sourd, puis, peu à peu, la conscience et l’analyse du malaise, la demande de plus en plus précise et instante de satisfactions poétiques. Mélancolies élégiaques, rêves fiévreux, sombres désespoirs, fureurs convulsives, extases délicieuses, exaltations fougueuses, révoltes du pessimisme, ravissements de l’espérance : toutes les sources de poésie avaient été révélées, tous les thèmes de poésie avaient été présentés.

Mais, jusqu’en 1820, la poésie n’avait coulé largement que dans la prose : Jean-Jacques Rousseau, Chateaubriand, avaient enivré de lyrisme des générations de lecteurs. A un moindre-degré, Diderot, Bernardin de Saint-Pierre, Mme de Staël, Volney, avaient répandu la poésie dans certaines pages de leurs œuvres. Il n’y avait rien eu d’égal dans les genres en vers. Là, les lois de la versification, les lois de la langue, les lois du goût, avaient exercé leur contrainte tyrannique, et sévèrement barré les effusions poétiques. Il est facile aujourd’hui de ramasser de la poésie à travers soixante-dix ou quatre-vingts ans de production versifiée ; lorsqu’on groupe ou qu’on présente ensemble toutes ces velléités, on peut en prendre le droit de conclure que Lamartine n’eut plus rien à créer. Mais lorsqu’on remet tous les passages à leur place, lorsqu’on les regarde éparpillés comme ils le furent dans la production journalière de trois quarts de siècle,.ils s’y noient ; ils y disparaissent dans le prosaïsme dominant.

On s’aperçoit que, dans cette multitude innombrable de petits vers galants, de coquettes mythologies, d’inventaires descriptifs, d’expositions didactiques, de discours philosophiques, d’autobiographies mignardes, de narrations ornées et de tableaux enluminés, qui constituent la poésie du XVIIIe siècle et de l’Empire, dans cette masse imposante d’épîtres, d’odes, d’élégies, de poèmes, de stances, d’épopées, il y a surtout de l’intelligence, de l’analyse, de la réflexion, de la science, de l’esprit. On versifiait tout, on desséchait tout. Les états de la vie intérieure les plus essentiellement poétiques, transposés en termes de pensée abstraite et logique et en style noble, devenaient prose comme le reste ; et le vers n’y pouvait rien : il ne faisait souvent qu’accuser le prosaïsme.

L’Empire avait marqué un retour offensif du classique, ou plutôt de l’antique : il avait fait triompher un art froid, raidi dans l’emphase des attitudes sculpturales. La littérature n’avait guère pris à David et à son école qu’un goût d’immobilité et de nudité, désolantes pour l’âme qui cherchait la vie. La poésie suintait par endroits, coulait goutte à goutte, ou circulait en minces filets. C’était, au travers de la sécheresse universelle, de quoi révéler la soif de poésie qui travaillait auteurs et public : mais ce n’était pas de quoi la satisfaire.

André Chénier même, dont l’œuvre poétique fut éditée pour la première fois en 1819, ne changea rien à la situation. Poète, assurément il l’était, et grand poète, à notre goût : mais il y avait encore en lui trop de l’homme du XVIIIe siècle, trop de l’homme de plaisir et trop de l’encyclopédiste ; et l’on sentit en lui l’artiste plus que le poète. Il donna surtout de fortes émotions d’art, des visions de la Grèce, des sensations de beauté plastique ; il évoqua aux yeux de l’imagination des formes harmonieuses dans une lumière sereine. Mais il n’était ni assez fougueux ni assez mystique pour faire l’effet d’un vrai lyrique ; sa forme sobre et disciplinée ne répondait pas à l’appel des âmes inquiètes, avides d’idéal et tourmentées de l’infini. Le recueil posthume d’André Chénier eut plus de signification pour les gens du métier que pour les gens du monde.

Avec Lamartine, tout fut changé, et tout le monde eut la claire perception que tout était changé. On avait eu des marqueteries laborieuses, de délicats filigranes, ouvrages de patience, élégants, étriqués. La facilité qui fut plus tard l’écueil de Lamartine fut d’abord son charme. Tout coulait de source chez lui ; on sentait le jeu d’une force naturelle, le mouvement, la chaleur de la vie profonde. Ce n’était plus de la poésie au compte-gouttes : c’était un large fleuve, un torrent, un glissement de nappes étalées, un tumulte de flots entrechoqués dans un élan vertigineux. Un Niagara de poésie, après les serpentines et les cascatelles de jardins anglais que nous avions connues jusqu’ici.

Là fut la nouveauté des Méditations. A l’analyse, elles n’offrent aucun élément qui ne soit déjà catalogué. Mais, à l’essai, l’impression est de quelque chose qu’on n’a jamais vu. L’intensité, l’énergie sont inouïes. L’idée de la poésie est la même ; la qualité est nouvelle et singulière. Les proportions sont changées : avant Lamartine, ce qu’on appelait la poésie française, c’était de l’intelligence traversée par instants de lueurs poétiques. Lamartine, lui, nous offre une éruption prodigieuse de sensibilité qui ne laisse plus de place qu’à une activité diminuée de l’intelligence. Pour mieux dire, l’activité intellectuelle est remplacée par l’inquiétude intellectuelle. La curiosité des grands problèmes de la destinée humaine n’est point le commencement d’un effort méthodique de pensée philosophique : elle détermine des états fiévreux et convulsifs, des affections, des émotions.

On avait déjà rapproché des événements de la vie intérieure, des troubles de l’amour, les grandes idées de la religion et de la philosophie. On en avait rapproché aussi les tableaux de la nature. On trouverait aisément des « Méditations » déjà toutes composées chez des auteurs du XVIIIe siècle, même chez des mondains et des femmes, chez le Prince de Ligne, chez Mme Roland. La formule : tourment (ou désir ou regret) d’amour — cadre pittoresque — souci de l’infini, avait été trouvée avant la Révolution. Mais, chez Lamartine, ni la nature ne garde sa réalité objective, ni l’infini ne se pose en idées distinctes. Tout devient sentiment, émoi et mouvement de l’âme. Cette poésie a la plus pure essence sentimentale qu’on eût jamais vue.

Certains s’en plaignaient : il n’y a là, disait Ch. Loyson, ni « tissu serré d’idées nettes, » ni « visible enchaînement de raisonnements » ni « philosophie fixe et assurée. » Ils avaient tort de se plaindre, et raison de remarquer. A coup sûr, le « sujet » s’évanouit dans le « sentiment. » Il n’y a plus de « sujet, » plus d’ « histoire, » plus de faits, ni d’objets, ni d’idées. Il n’y a plus que des frissons et des élans ; une âme qui sent, souffre et s’épanche. Léon Thiessé note que les Méditations, souvent, peuvent être « comparées à des airs d’une musique harmonieuse à laquelle manquent des paroles. » Des romances sans paroles, ce n’était pas mal trouvé : en effet, ces vers ne sont plus l’expression intelligible d’un esprit, mais la musique et le parfum d’une âme.

Voilà comment, par la qualité et par l’intensité, les Méditations donnèrent l’impression de la nouveauté. On eut l’intuition que l’on était en présence d’un poète ; que la poésie, que l’on avait crue tuée en France par la philosophie, la science et la politique, renaissait tout d’un coup ; et avec quel éclat !

Cette vérité saisit tous les esprits : un poète était né, il y avait encore place dans le monde moderne pour la poésie. Si, comme dira Emile Deschamps, quelques années plus tard, on appelle « romantique » ce qui est « poétique, » les Méditations étaient le premier chef-d’œuvre, la première victoire du romantisme : on le prit bien ainsi.

Mais leur succès ne fut pas seulement un événement littéraire : ce fut un grand événement social, une date dans l’histoire de la sensibilité européenne. Alors finit le règne de la Nouvelle Héloïse. Elvire remplaça Julie ; Saint-Preux fit place à l’amant d’Elvire. René lui-même à son tour est dépossédé : l’ « enchanteur, » le « magicien » n’avait créé que les fantômes de femmes dont le désir ou le regret servait à enrichir la vie orgueilleuse du héros solitaire où s’incarnait son égoïsme. René garda son prestige pour les gens de lettres, qui y miraient leur secrète ambition. Mais on conçoit que, près des femmes, et par conséquent pour le grand public, Elvire ait triomphé de René.

Pour le public, pour les femmes, le petit in-8 que débitait Nicole enseignait à enrichir son âme, à élargir sa vie. Rousseau avait montré, et Bernardin de Saint-Pierre après lui, comment on associe les beautés du paysage aux émotions du cœur. Chateaubriand les avait suivis, et il avait raffiné le charme de l’amour par l’exquise douleur du scrupule religieux. Mais, ici, Dieu était réconcilié à l’âme amoureuse. L’amour absorbait la nature et l’infini. Le simple lecteur, la lectrice surtout, ne voyait dans les Méditations qu’un livre d’amour, le plus beau, le plus pur, le plus puissant livre d’amour qui eût jamais été écrit. On s’enivrait de cette manière d’aimer nouvelle qui faisait entrer dans la composition de l’amour tout ce qu’on était accoutumé à laisser en dehors de l’amour ou à lui opposer, tout ce qu’on appelait nature, religion et philosophie. Quel agrandissement de l’être apportait un tel amour, et comme on s’y sentait ennobli, exalté, élevé au-dessus de soi et au-dessus de la mesquine réalité I Comme on y recueillait des jouissances enivrantes, et jusque-là inconnues !

Les femmes s’y précipitèrent, et avec elles les hommes qui faisaient de la femme l’objet et l’idéal de leur vie. « Toutes les femmes, dit la comtesse Dash, voulaient être des Elvires ; ses vers nous ont fait attraper bien des rhumes en regardant la lune au bord des lacs, ou sous les grands arbres, par los nuits fraîches. »

Des hommes d’esprit, obstinément classiques, raillaient cette poésie pulmonaire et pleurarde. « Crève donc, animal, répétait M. Andrieux en arpentant son cabinet, tu ne.seras pas le premier ! » Un autre affectait de réserver cette lecture aux convalescents et aux femmes, seuls capables d’en savourer la molle langueur. En réalité, ce n’était pas une poésie anémique, aux pâles couleurs. Sous les abandons mélancoliques et les langueurs inclinées, cette poésie contenait des réserves merveilleuses de force et de vitalité. Une sève puissante y circulait ; et nous pouvons nous rendre compte aujourd’hui de la force qu’il y avait dans l’âme de nos arrière-grand’mères, lorsqu’elles se laissaient ravir par la musique lamartinienne et « marchaient sur les nuages à la suite du chantre d’Elvire. » L’anémie était dans la poésie impériale que celle-ci déclassait. Il n’y avait que des natures robustes et riches qui pouvaient recevoir et produire de tels flots de sentiments. Il n’était pas à la portée d’une âme médiocre, indigente et mesquine, du se sentir remuée dans les profondeurs de la vie intérieure, arrachée de la terre et enlevée dans un monde idéal. Ces générations-là, qui roucoulaient sur les lacs, envoyaient leurs soupirs à la lune, ou faisaient leurs adieux à la vie en chassant du pied les feuilles mortes dans un bois solitaire, étaient pareilles au poète, qui, à dix-huit ans, se croyait phtisique, et mourut presque octogénaire, après avoir écrit cent volumes et fait une révolution. Elles ne se jutaient dans la douleur et dans la désespérance, que parce qu’elles y imaginaient des modes de vie plus intenses et plus rares.


Les premiers lecteurs des Méditations n’y avaient cherché qu’eux-mêmes. Ils avaient demandé au poète de donner une voix à leurs aspirations, à leurs rêves, à leurs douleurs. Souvent il les avait révélés à eux-mêmes ; ils avaient pris conscience de leur vie intérieure en regardant celle qui s’était extériorisée dans cette poésie. C’était la bonne et naturelle façon égoïste de lire les poètes. On lit pour soi ; on rapporte à soi ce qu’on lit. D’ailleurs Lamartine avait bien voulu qu’il en fût ainsi. Il n’avait pas prétendu se raconter, ni se peindre, ni écrire des mémoires, ni des confessions, pas même des confidences.

D’abord, le poète n’a fait sa poésie que de certains moments choisis de son existence. Il ne se sent pas toujours « en état de poésie, » comme dit M. Strowski ; il ne croit pas que tout se versifie, et il attend, pour faire un poème, d’avoir, non pas une matière, mais une inspiration. Ainsi qui voudrait le chercher tout entier dans ses vers ne l’y trouverait pas. La plupart des événements et des pensées dont fut tissée la vie du jeune Alphonse de Lamartine, entre 1816 et 1820, sont restés en dehors des Méditations. Il n’a pas éprouvé le besoin d’y mettre ses travaux et ses ambitions littéraires, ni ses besoins d’argent, ni ses demandes de postes, ni ses difficultés de famille, ni ses négociations matrimoniales, ni bien d’autres choses qui l’ont occupé à cette époque.

Puis, il n’y a rien de plus discret, de plus réservé, de plus pudique que l’usage qu’il a fait de sa vie dans la poésie. Il a mis devant nous toutes les palpitations de son cœur ; mais les faits qui l’ont à ce point ému n’y sont pas.

Qu’y a-t-il dans l’Isolement ? Le poète contemple un beau paysage au soleil couchant. À cette beauté, voici, comment son âme réagit :


De colline en colline en vain portant ma vue,
Du sud à l’aquilon, de l’aurore au couchant,
Je parcours tous les points de l’immense étendue,
Et je dis : Nulle part le bonheur ne m’attend.

Que me font ces vallons, ces palais, ces chaumières ?
Vains objets dont pour moi le charme est envolé ;
Fleuves, rochers, forêts, solitudes si chères,
Un seul être vous manque, et tout est dépeuplé.

Que le tour du soleil ou commence ou s’achève,
D’un œil indifférent je le suis dans son cours ;
En un ciel sombre ou pur qu’il se couche ou se lève,
Qu’importe le soleil ? Je n’attends rien des jours.

Quand je pourrais le suivre en sa vaste carrière,
Mes yeux verraient partout le vide et les déserts ;
Je ne désire rien de tout ce qu’il éclaire,
Je ne demande rien à l’immense univers.


Nous savons donc que le poète a perdu un être qui lui était cher. Mais qui ? Sa femme ? Une femme ? Nous ne savons. Et même, il n’y a rien là qui repousse aucune douleur : celui qui pleure une mère, celle qui pleure un fils peuvent entendre la plainte de leur cœur dans ces stances dévouées au regret de Mme Charles. Qui donc en 1820. eût nommé, eût deviné Mme Charles, en dehors de quelques amis personnels du poêle à qui ses vers n’avaient rien à apprendre ?

Mais il n’y a pas seulement choix, discrétion, silence. Il y a un arrangement perpétuel des faits, une invention qui complète, rajuste, rectifie, embellit ; tranchons le mot : une inexactitude voulue. La réalité, à chaque page, n’est plus que le support caché d’une fiction qui s’étale. Le paysage même est souvent imaginé plus que vu. L’Isolement mêle le paysage de Milly avec celui du lac du Bourget. Quand le poète nous parle du « vallon de son enfance, » c’est plutôt le vallon dauphinois cher à son ami Virieu, la vallée Ferouillat, qu’un coin de sa terre natale ; ou du moins les deux images se superposent, se fondent, comme deux visages semblables sur la même plaque photographique.

À lire les vingt-quatre ; poèmes de la première édition, ou les vingt-six de la deuxième, on n’y aperçoit qu’une femme, un homme ; une femme qui est morte ; un homme qui veut et qui va mourir. Mais, en réalité, plusieurs femmes ont inspiré ces vers qui expriment l’amour unique d’une vie. La recherche érudite n’a pas de peine à décomposer Elvire. Ici, elle est Mme Charles ; là, elle est la petite Napolitaine qui depuis s’est appelée Graziella ; ’ailleurs, elle est la « princesse » italienne dont le poète eut la tête tournée un moment en 1819 ; et peut-être, dans le vague vaporeux de certaine peine, entrevoit-on un quatrième profil de femme. Mais ces amours successives et éparses, c’est la biographie : la poésie ne connaît qu’Elvire ; son image est la seule qui existe dans l’âme du lecteur.

Lamartine, non plus, n’est pas tout seul dans les Méditations : la mélancolie du Vallon, où j’ai indiqué la dualité du paysage, est aussi bien celle de Virieu. Ce n’est ni lui tout entier ni lui exactement qu’on retrouve dans l’être idéal dont la représentation poétique est devant nous. Tantôt il force involontairement, par une accommodation sympathique aux lecteurs qu’il espère, la note de sa foi religieuse ou celle de sa foi légitimiste. Tantôt il se vieillit. « J’ai vécu », dit-il ; et il a trente ans, et il n’a fait que rêver, et il n’a pas encore commencé à vivre. Il prend une attitude, belle en effet et impressionnante, de sage désabusé, de penseur fatigué, qui a épuisé la philosophie et la science à chercher le mot de l’énigme du monde. Nous qui savons les occupations et les lectures de Lamartine, nous voyons la distance du jeune gentilhomme qui se rongeait d’ennui au fond de sa province, à cette grave figure d’un Faust ou d’un Manfred. Il avait beaucoup lu, certes, mais moins pour apprendre et pour comprendre que pour sentir.

Quand nous le regardons à travers sa correspondance, si sincère et si vivante, nous le trouvons plus fort, plus actif, plus sain, plus redresse, que nous ne l’imaginions d’après l’interprétation traditionnelle de ses vers. Il a une volonté de vivre énergique, qui persiste à travers toutes les crises de désespoir et de pessimisme ; il lutte âprement pour avoir la vie large qu’il faut à sa nature puissante, pour avoir l’argent, la place qui lui permettront de s’épanouir, [tour avoir des possibilités illimitées d’avenir et ne pas se sentir emmuré dans une existence médiocre et insipide. Un mois après la mort de Julie, il s’était remis au travail, à Saül ; il avait conçu cinq ou six tragédies ; il avait examiné deux projets de mariages : tout cela avant le renoncement écroulé de l’Isolement.

La réalité, de 1817 à 1820, nous montre un homme étourdi d’un coup terrible, qui se relève, qui se reprend à la vie, qui enfin accepte fermement, sans réticence et sans grimace, l’invitation de l’amour, et se rengage avec ivresse da, ns la poursuite du bonheur. Ces deux ans et demi conduisent Lamartine de la mort de Mme Charles au mariage avec Miss Birch. Dans les Méditations, nous n’avons rien que le poème de la douleur, du regret, du renoncement au bonheur et à la vie. Seule, l’érudition peut lire entre les lignes, et distinguer dans l’Automne un vague aveu d’intérêt pour l’existence qui s’attache à la pensée d’une femme, — la jeune Anglaise qui bientôt sera Mme de Lamartine. Mais dans les voiles qui l’enveloppent, les simples lecteurs ne sauraient reconnaître cette figure, ni dire si elle est réelle ou rêvée. Les Méditations sont le soupir d’une âme brisée, le poème d’une vie brisée.

Un homme a perdu ce qu’il aime, la nature n’a plus rien qui l’intéresse, il ne vit que dans le souvenir et dans le sentiment de la présence invisible de l’aimée ; à la lumière de sa douleur, il regarde la vie et la mort ; il évoque l’espérance de l’immortalité ; il se tourne vers le Dieu de son enfance, il blasphème, il adore, il prie ; il est las, surtout, il est triste ; et il dit adieu à la vie, quoi qu’elle veuille lui réserver. Le recueil. artistement composé, nous conduit de la mort de l’amante aux derniers instants de l’amant. Qu’y a-t-il là qui soit l’histoire d’un homme plutôt que d’un autre ? toutes les âmes brisées, toutes les vies brisées s’y retrouvent ; l’accident, l’anecdote, le fait divers ont disparu. Il ne reste que l’essence de la douleur humaine ; et là est la poésie.

Elvire est une créature idéale et vraie ; le poète est un être idéal et vrai. Ni l’un ni l’autre ne sont des personnages historiques. Tous les deux sont composés de vraisemblances psychologiques et sentimentales. L’auteur a modifié tout ce que la réalité et l’expérience lui fournissaient, d’après certaines idées de perfection pathétique et de pure beauté.

Et voilà pourquoi le lecteur de 1820 pouvait ne pas se soucier du rapport de ces poèmes à M. Alphonse de Lamartine, et n’y trouver que lui-même, n’y chercher que le modèle des belles altitudes sentimentales auxquelles pouvaient se conformer ses propres douleurs.


Les livres ont une vie comme les hommes. En vivant, ils changent. Leurs valeurs se décomposent et se recomposent sans cesse.

Les Méditations ne demeurèrent pas le pur poème de l’amour brisé. Le romantisme se déchaîna. Les exemples de Jean-Jacques Rousseau et de Chateaubriand qui avaient déjà antérieurement détourné de leurs livres, sur eux la curiosité du lecteur, se vulgarisèrent. George Sand et Musset occupèrent le monde de leurs aventures ; trop d’ouvrages ne furent plus que le commentaire d’une vie tapageuse, et la librairie s’habitua à vendre au public des indiscrétions sur l’auteur.

Qu’on me permette ici une remarque. On fait consister en général la différence de l’œuvre classique et de l’œuvre romantique en ce que l’une est impersonnelle et l’autre personnelle. Dans l’une l’auteur se cache, dans l’autre il s’étale. Mais je ne vois pas que Lamartine s’étale dans l’Isolement, le Lac ou le Vallon ; ni Victor Hugo dans Han d’Islande ou Hernani. Et de quoi Racine a-t-il fait ce qu’il y a de plus profond dans Oreste, Hermione ou Bérénice, sinon de l’expérience et du rêve de son cœur ? L’observation externe en psychologie ne va pas loin ; c’est dans notre vie intérieure que nous trouvons de quoi éclairer jusqu’au fond une autre âme.

La véritable différence me paraît être que l’auteur classique se cache, non pas en ne se mettant pas dans son livre, mais en ne communiquant avec nous que par son œuvre. L’auteur romantique se montre, je dirais volontiers s’exhibe, quand il emploie son livre à nous faire penser à lui. Il a la prétention de nous intéresser à sa personne, à tous les accidents de sa biographie ; il veut créer en nous une certaine image de lui-même que toute son œuvre sera employée à orner et à enrichir. Le romantisme commence lorsqu’un auteur, en écrivant, quoi qu’il écrive, nous occupe plus de lui que de nous.

Lamartine, par malheur, ne resta point le poète à la vie cachée qu’on rêve d’après ses vers, et qui en est comme le double, figure immatérielle et vaporeuse. Il était devenu un des hommes du jour, député, journaliste, orateur, voyageur : sa personne était connue autant que son génie. Il ne put plus, la presse aidant, disparaitre derrière sa poésie. On la rattacha à lui, on l’y chercha ; on voulut savoir ce qu’elle signifiait dans sa vie individuelle et quotidienne.

Sensible à la gloire, hélas ! et toujours à court d’argent, il commit un crime esthétique. Il offrit au public les secrets de sa vie privée ; il écrivit les Confidences, Raphaël, Graziella. Il publia, enfin, cette édition de 1849, où, non content d’insérer des fadeurs de keepsake parmi les admirables Méditations de 1820 et de rompre l’unité artistique du recueil, il y cousait de malencontreux Commentaires qui en faussaient et en rapetissaient la signification. Rien ne sert de dire que toute cette littérature autobiographique était le roman, et non l’histoire de sa vie, que tout, êtres et faits, n’y paraissait qu’idéalisé par le souvenir, transformé par les partis pris psychologiques, sentimentaux et esthétiques de l’auteur. Du moment que la prétention d’exposer des faits réels était posée, il n’y avait plus de roman, il n’y avait plus de fiction, il n’y avait plus de poésie. C’était vrai, ou faux, exact, ou inexact ; tout arrangement était erreur, ou mensonge.

Et le pis, l’irrémédiable, était cette prétention d’exposer des faits réels. Lamartine se racontait, se confessait, il prenait pour confident de ses amours le collégien, la pensionnaire, ou la femme du notaire. Il rabattait vers lui, vers un grand homme, je veux bien, mais tout de même vers une petite-individualité bornée, l’immensité de sa poésie. Il limitait l’infini de l’émotion et du rêve que ses vers avaient ouvert. En forçant le lecteur de penser à Mme Charles à propos du Lac ou de l’Immortalité, il fermait le ciel, et coupait les ailes à l’imagination. Du poème de l’humanité douloureuse, on retombait vers la curiosité vulgaire de la vie des autres. On n’exaltait plus, on ne sublimait plus sa propre vie au contact de ces pures douleurs. On les voyait passer comme les bonnes femmes des villes du Nord regardent dans l’espion les passants de la rue, comme on glisse un œil par-dessus le mur du voisin, pour la fierté de savoir et pour la jouissance de parler. Les meilleurs esprits sentirent le tort que Lamartine faisait à sa poésie par ses interprétations autobiographiques. Sainte-Beuve regretta l’Elvire idéale, si pure et si noble en ses vagues contours ; Saint-Marc Girardin déplora que « l’homme eût trahi le poète. »

Le résultat de cette énorme faute de goût ne se fit pas attendre. Ce fut la réaction contre la poésie lamartinienne. Sans doute des causes générales expliquent la décadence du Romantisme ; et tous les romantiques souffrirent des excès ou des extravagances de quelques groupes ou de quelques individus. Il suffisait d’ailleurs que le public acceptât en gros le Romantisme pour retourner contre lui certains jeunes littérateurs. Il y avait trop de suiveurs et de singes de Musset ou de George Sand pour ne pas dégoûter des maîtres même les esprits tiers, dédaigneux de la mode. Lamartine fut emporté dans le mouvement. Mais il avait présenté les verges pour le battre.

Rien ne lui valut plus de défaveur que Raphaël, les Confidences et les Commentaires de 1849. Il ne faut pas oublier que les apôtres de l’Art pour l’Art ne virent les Méditations qu’à travers cette édition et celles qui en dérivèrent. Le chef-d’œuvre y avait perdu sa discrétion exquise et son universalisé large. Avec un peu d’exagération, on pouvait y dénoncer un monument de la cynique impudeur du lyrique moderne, du montreur qui étale son cœur sur le pavé de la rue et offre ses plus intimes frissons aux huées de la populace. De là le dégoût de Flaubert, de Leconte de Lisle, de tous ceux qui firent à l’artiste une loi de ne pas se mettre dans son œuvre, et construisirent un sévère idéal d’art impersonnel égal eu majesté et en portée à la science. Tout le lyrisme fut brutalement impliqué dans la condamnation de l’indiscrétion autobiographique.

On eut aussi, vers les années 1850, et ensuite, un autre grand grief contre Lamartine. Le Romantisme s’était fait au nom de l’art, et avait fini par trahir l’art. Il était devenu, chez certains, une école de négligence, et le lyrisme, une dispense de travail, de justesse, de perfection technique. Personne, il faut en convenir, n’avait plus abusé que Lamartine de sa facilité, n’avait poussé plus loin le relâchement de la forme. On sait qu’il avait demandé à son éditeur de lui procurer un jeune homme cultivé qui fût en état de finir les vers inachevés de Jocelyn. La riche spontanéité des Méditations s’était tournée peu à peu en une habitude déplorable d’improvisation. Les Parnassiens, Flaubert, les Goncourt, ne séparaient pas la poursuite de l’art impersonnel de la recherche d’une forme serrée. Ils prirent en aversion et en mépris le poète qui avait gaspillé les plus magnifiques dons de la nature. L’hellénisme aidant, quelques-uns, idolâtres de la précision sobre et lumineuse des Grecs, ne virent plus que mollesse, avachissement, impuissance, dans toute poésie qui cherchait le flou, le vaporeux et l’imprécis. Il leur fallait un art plus mâle, une forme plus dure. Lamartine fut, pour Flaubert, un esprit « eunuque. » Leconte de Lisle, oubliant que la magique douceur de la sensibilité lamartinienne avait jadis éveillé son génie, lui reprocha d’être venu à l’heure précise où la « phtisie intellectuelle, les vagues langueurs, et le goût dépravé d’une sorte de mysticisme mondain attendaient leur poète. » Et accablant l’auteur célèbre sous sa gloire même, il ajoutait brutalement : « La marque d’une infériorité intellectuelle, caractéristique est d’exciter d’unanimes et immédiates sympathies. »

Pendant vingt ou trente années, il ne fut plus question d’admirer Lamartine, mais d’expliquer pourquoi on l’avait jadis tant admiré. La poésie des Méditations s’enfonçait dans le passé et s’offrait comme un problème d’histoire. Avec les vieillards, seuls les historiens lui demeuraient indulgents. Zola marque le point le plus bas qu’ait atteint la baisse de la réputation de Lamartine, lorsqu’il écrit : « Lamartine ne correspond plus à notre état d’esprit… Il n’exerce plus d’influence appréciable. » Ce jugement parut en 1881.

L’inauguration de la statue de Lamartine, le mercredi 7 juillet 1887, produisit un beau discours de Sully Prud’homme, qui analysa avec une fine sympathie l’originalité des Méditations et le génie du poète. Mais on sentit bien que cette admiration était sans écho et les critiques, Brunetière, M. Paul Desjardins, s’appliquèrent à chercher d’où venait l’oubli, le discrédit où Lamartine était tombé. Raoul Rosières se demandait un peu plus tard, en 1801, pourquoi on ne lisait plus Lamartine.

Mais à ce moment, justement, il rentrait en grâce auprès des jeunes. Depuis cinq ou six ans, une poésie vague, irréelle, mystique, ennemie de toute limitation, dédaigneuse des contours précis, et qui craignait la clarté autant qu’elle aimait la lumière, avait mis au rebut à leur tour l’idéal du Parnasse et celui du naturalisme. Plus de faits, plus de formes. Le réel, le solide, l’intelligible étaient exorcisés. « De la musique avant toute chose. » L’imprécis était la beauté ; l’indéfinissable ou l’inconcevable était la vérité. Il ne valait la peine de revêtir d’une expression littéraire que la nuance changeante de l’heure ou le frisson fugitif du moi ; on voulait atteindre l’éternité dans la mobilité de l’instant, et parvenir au plus profond de l’essence à travers les plus impalpables des phénomènes ; ne dire rien pour faire saisir tout.

N’eût-il pas rendu d’autre service à la littérature, ce qu’on a appelé l’art décadent ou symboliste aurait du moins le mérite d’avoir remis Lamartine à sa place. Le flou, le vaporeux, l’immatériel de son expression, l’émoi mystérieux de son ossianisme, la spiritualité flottante de sa religiosité, toutes ces grâces de 1820 que 1850, 1860, 1880 avaient jugées vieillottes, et décidément bonnes pour la friperie, se rajeunirent tout d’un coup et donnèrent à Lamartine le prestige d’un précurseur. On lui sut gré de ce qui avait indigné également les classiques et les naturalistes, d’être si peu l’homme du fait, et si peu intellectuel, et si peu scientifique. On l’aima contre le réalisme artistique et contre le positivisme littéraire.

Aux héritiers parfois ingrats du symbolisme, il offrit le moyen de faire la critique au symbolisme, et l’occasion de le renier. L’imprécis de 1820 parut précis à côté du brouillard de 1890. Les Méditations montraient ce qu’on pouvait faire dans la tradition française, et en ignorant les nouveautés anarchiques aussi bien que les bizarreries exotiques. Lamartine était un maître qui dispensait la génération nouvelle d’en avouer de moins lointains.


On peut penser que cette dernière révolution a décidément stabilisé le niveau de la gloire de Lamartine. Il a traversé la période difficile où un auteur est vieux sans être ancien ; où il est démodé sans être encore au-dessus de la mode. Il émerge maintenant en pleine lumière, dans son vrai caractère et sa figure définitive : tel, selon le beau vers sibyllin de Mallarmé,

Tel qu’en lui-même enfin l’éternité le change.

A travers un siècle de gloire éblouissante, et lentement éteinte, et soudain rallumée, les Méditations sont venues à nous ; et nous pouvons, semble-t-il, les estimer à leur valeur sans les surfaire et sans les rabaisser. Nous pouvons alléger ce petit recueil, déjà si peu lourd, et, de vingt-quatre pièces, n’en retenir que huit ou dix. Mais ces huit ou dix courts poèmes, l’Isolement, le Soir, le Vallon, le Souvenir, le Lac, l’Automne, et quelques autres, se classent dans le tout petit nombre des chefs-d’œuvre complets où se combinent harmonieusement le génie individuel, la sensibilité d’une époque, et l’aspiration de l’éternelle humanité.

Ils placent Lamartine aujourd’hui, et, j’aime à croire, pour jamais, parmi nos classiques du premier ordre.

Je ne prends pas le mot de « classique » dans un sens vague ; je n’entends pas par-là signifier seulement une œuvre qu’on ne discute plus, et qu’on n’a plus qu’à essayer de comprendre, une œuvre qu’on propose à l’étude de la jeunesse, et dont on fait emploi pour assurer la continuité de la culture à travers les générations successives. Je veux dire quelque chose de plus précis. Trois quarts de siècle et deux révolutions littéraires nous séparent du Romantisme. Nous commençons à avoir assez de recul pour embrasser d’un regard classicisme et romantisme, et par-dessous les diversités qui les opposent, apercevoir les identités qui les relient. Les romantiques ont eu beau se proposer de prendre en tout le contrepied des classiques : la tradition s’est continuée, quoi qu’ils en eussent. C’est que la tradition n’est pas une doctrine qu’on est libre de suivre ou de ne pas suivre. C’est quelque chose d’intérieur qui ne s’efface pas plus que l’hérédité chez les êtres vivants. La tradition, c’est vraiment l’hérédité artistique ou littéraire. On ne s’en débarrasse pas comme on veut ; et les plus échevelés des romantiques, dans toutes leurs cabrioles, n’ont pas cassé la corde qui les attachait au passé ; ils n’ont pu que gambader autour du piquet. Avec toute la truculence de sa forme, un drame de Hugo ressemble plus, par sa carcasse, à une tragédie de Voltaire, qu’à un drame de Shakspeare ou de Schiller. Si la tradition tient ainsi empoignés les plus rebelles, à plus forte raison ne làche-t-elle pas ceux qui, sans souci de s’insurger, ne songent qu’à s’exprimer.

Lamartine, donc, dans ses Méditations, est un classique. Il ne l’est pas par quelques oripeaux de phraséologie noble qui traînent dans ses vers, ni par quelques répliques de modèles trop connus. Il l’est par quelque chose d’essentiel et de profond.

J’ai dit tout à l’heure qu’Elvire n’était pas Mme Charles, que l’amant d’Elvire n’était pas le jeune fils de hobereaux bourguignons qui mâchait son frein dans l’ennui d’une province, faisant au jour le jour des dettes et des vers. J’ai dit que les Méditations nous menaient bien loin de la réalité, et qu’il n’y fallait pas chercher d’histoire, ni de fait divers. Tout y est idéalisé, tout y est construit, selon la portée d’un esprit et le rêve d’un cœur, pour correspondre à ce qu’une époque croit être la vérité sentimentale et la beauté morale. Elvire n’est pas plus individuelle, pas moins universelle, que Monime, Atalide ou Esther. Elle est l’idéal féminin de Lamartine et de la Restauration, comme les autres sont l’idéal féminin de Racine et du siècle de Louis XIV.

Il n’y a pas d’analyse psychologique chez Lamartine ; mais il faut être aveugle pour ne pas voir qu’il y a de la psychologie chez lui, tout autant que chez certains classiques. Ce n’est plus la psychologie analytique et descriptive des moralistes, ni la psychologie dynamique, enchaînée, et productive d’action des auteurs dramatiques. Mais c’est la notation claire et synthétique d’états sentimentaux saisis en leur mouvement, traduits en leur couleur, définis par leur source et par leur but. Pour ne pas être décomposées en leurs éléments ni réduites en séries logiques, les affections et passions humaines ne se font pas moins connaître en leur essence et en leurs propriétés. Le poète n’en démonte pas le mécanisme, il en fait goûter la saveur et la qualité. Le lyrisme des Méditations contient une psychologie qui n’est pas celle des classiques, mais qui est tout de même une psychologie. Chaque poème est un document sur l’homme, et beaucoup plus sur l’homme universel que sur un individu singulier.

Ainsi quelques-unes des grandes caractéristiques de notre classicisme se retrouvent dans le premier chef-d’œuvre de Lamartine : la signification psychologique, la généralité, la valeur humaine.

D’autre part, il est bien certain que beaucoup de caractères des œuvres classiques disparaissent, ou s’affaiblissent, ou ne subsistent plus que comme des survivances inertes. Depuis Descartes en somme, même depuis Montaigne, la littérature française était à la recherche de la vérité : c’était l’enchaînement, c’était l’ordre, c’était l’analyse, c’était l’évidence intellectuelle. L’écrivain classique ne créait de la beauté ou de l’émotion que dans les limites de la vérité, de la logique et de la clarté. La littérature tendait à la philosophie et à la science. Avec Lamartine, elle change de direction et tend à l’art, à la poésie, à la musique. Le vers abandonne les qualités de prose qu’il avait toujours cherchées depuis plus de deux siècles. La beauté et l’émotion deviennent l’objet direct, principal, du travail poétique ; et la recherche de la vérité se transpose en une expansion de sincérité. Ce n’est plus la réflexion d’une raison sur la vie : c’est la vie d’une âme qui se projette, ardente et nue. L’évidence de l’esprit fait place à l’évidence du cœur.

Il en résulte que la langue n’est plus le « merveilleux instrument d’analyse » qu’avait défini Condillac. Les mots qu’assemble le poète ne sont plus les signes des idées, valant, pour l’esprit qui les interprète, selon leurs définitions et leurs rapports intelligibles, et ne valant guère plus comme sons que pour un algébriste la grâce propre d’une panse d’a ou de la queue d’un y. Ils agissent maintenant par les harmonies musicales et colorées qu’ils composent, -par toutes les suggestions et toutes les associations sentimentales qui peuvent naître de leurs éléments sensibles. Ils font leur effet dans la phrase poétique autant par ces indéfinissables et mouvantes valeurs que par leurs significations communes et constantes qui sont fixées dans le dictionnaire. La justesse de ce langage n’est plus grammaticale et logique : elle est esthétique et pathétique. La luminosité subtile, la suavité mélodique, la vibration passionnée, déterminent le choix des mots et en constituent la propriété.

Là est le caractère nouveau des Méditations, l’enrichissement, on peut espérer, définitif, qu’elles ont procuré à la littérature française. Par la elles marquaient le terme d’un long effort et assuraient un bel avenir.

Disons, — non pas pour l’humiliation, mais pour l’instruction des critiques et des historiens, — que le public ne s’y est pas trompé un seul instant ; son goût pour les Méditations ne s’est pas démenti au cours du XIXe siècle, et il l’a traduit de la seule façon qui ne prête pas à discussion : en achetant le volume. Combien d’exemplaires représentent les 19 éditions séparées dont j’ai parlé (de 1821 à 1831), les trente-quatre éditions collectives des œuvres (de 1825 à 1875) qui, toutes, débutent par le volume des premières Méditations, les multiples réimpressions de l’édition Hachette in-18, les contrefaçons étrangères, les éditions scolaires, etc. ? On voudrait le savoir. Selon l’avertissement de la 12e édition, il avait déjà été tiré plus de 30 000 exemplaires. Or, ce succès s’est maintenu. De 1869 à 1895, en 26 ans, il s’est vendu plus de 38 000 exemplaires, c’est-à-dire bien près de 1 500 exemplaires par année.

Ces chiffres dispensent de demander si Lamartine se lisait encore au temps du Parnasse et du Naturalisme. Ils montrent que, quelle que fût l’attitude de la critique, qu’elle fût favorable ou hostile, enthousiaste ou dédaigneuse, le bourgeois, insoucieux de la doctrine, indifférent aux écoles, ignorant des volte-face des experts, sensible seulement à son plaisir, et faisant consister son plaisir dans une certaine qualité ou une certaine intensité d’émotion, — le bourgeois continuait de lire les Méditations. Quoi que pussent écrire dans les journaux et les Revues les messieurs qui font profession d’y juger les ouvrages, le collégien, le pensionnaire, et la femme du notaire, nourrissaient leur rêverie de la poésie lamartinienne : leur goût ne dépendait pas de la cote officielle du talent de l’auteur.

En réalité, la parade des « montreurs » romantiques n’avait guère intéressé que le petit monde des snobs parisiens et provinciaux. Pour le simple et naïf lecteur qui s’abandonne au livre, il n’avait pas été en la puissance même du poète de fausser l’impression de sa poésie. En dépit de tous les Commentaires, le collégien, la pensionnaire et la femme du notaire qui dévoraient le petit in-12 des Méditations, y apercevaient à peine Alphonse de Lamartine, et ne rapportaient ses vers qu’aux mouvements de leur propre sensibilité. Et pour cette raison, la réaction anti-romantique ne les touche guère. Pourquoi se seraient-ils révoltés contre une « impudeur » qui leur échappait ?

Voilà pourquoi, d’année en année, la vente du volume se soutenait ; et voilà qui nous donne à penser sur le pouvoir réel de la critique. Voilà aussi qui nous avertit que le succès est un fait, dont après tout il est raisonnable ; et même « scientifique, » de faire état. Il est possible de prétendre avec Leconte de Lisle que « la marque d’une infériorité intellectuelle est d’exciter d’immédiates et universelles sympathies : » n’envions pas à ceux qui ne se font pas lire, une fière consolation. Mais il est vrai d’affirmer avec Boileau que la durée du succès d’un livre est une garantie de sa valeur ; il ne se soutiendrait pas, au-dessus de toutes les différences des humeurs individuelles et à travers toutes les révolutions du goût des nations, s’il n’avait pas en lui de quoi satisfaire à ce qui, dans le cœur et l’esprit de l’homme, ne change pas.


Quelques personnes pourront tirer des réflexions qui précèdent la conclusion que l’histoire littéraire est une science bien inutile, puisque après tout rien ne vaut la naïve réaction du premier venu qui lit pour se divertir. Mais elles auraient tort. Il est bien vrai que les travaux de l’érudition contemporaine ont donné raison au public qui sent par impression, contre les critiques qui jugeaient par doctrine. Mais là même, sans parler de leurs autres usages, est la justification de l’histoire littéraire et de ses méthodes méticuleuses.

La recherche des sources et des influences subies, où les esprits peu avertis ne voient qu’une occupation de pédants orgueilleux d’un stérile savoir, ou malignement appliqués à diminuer le génie qui les offusque, cette recherche des sources, conduite pendant tout le XIXe siècle, et plus active, plus méthodique, depuis 30 ou 40 ans, est le meilleur moyen que l’on ait trouvé de reconnaître, de définir, d’évaluer l’originalité créatrice, sa qualité, sa puissance. Les matériaux d’une œuvre de génie ne sont pas le génie. Mais, en faisant l’inventaire de ces matériaux, on arrive à isoler par analyse un élément irréductible, où consisteront la nouveauté et la personnalité de l’œuvre. Le public sentait que les Méditations apportaient quelque chose de jamais entendu : mais quoi ? Qu’était-ce qui n’avait jamais été entendu ? C’est ce que le simple lecteur était incapable de préciser.

Tous ceux qui ont signalé quelque réminiscence des littératures anciennes ou modernes, quelque trace apparente, ou à peine visible, des lectures de Lamartine, quelque emploi d’un lieu commun ou d’un poncif du XVIII8 siècle ou de l’Empire, nous ont donné le moyen de voir que la nouveauté de Lamartine était moins dans la matière ; ni même dans la forme, que dans l’esprit, le souffle, l’intensité. On ne diminue pas Lamartine en aidant à trouver en lui ce qui est lui, et n’est pas en même temps Chênedollé, Rousseau ou Ossian.

Mais surtout l’érudition du XIXe et du XXe siècle a été nécessaire pour défaire le mauvais ouvrage qu’avait fait le poêle vieilli, et pour restituer dans leur discrète pureté les Méditations de 1820. Lamartine ayant pris la peine dans Raphaël dans les Confidences et dans les Commentaires de 1849 de nous tromper sur la signification de ses poèmes, de les annexer à sa biographie, et de monnayer en prestige personnel la beauté tout idéale de ses vers, il a bien fallu ouvrir une enquête, vérifier toutes ses assertions, signaler toutes ses inexactitudes. C’est à quoi ont servi les recherches, parfois si minutieuses, de Félix Reyssié, d’Emile Deschanel, de Léon Séché, de M. René Doumic, de M. Pierre de Lacretelle, de M. Jean des Cognets, et de bien d’autres, dont j’ai mis les travaux à profit dans mon édition des Méditations.

Tous les documents qu’on a publiés, tous les faits biographiques qu’on a précisés, concourent avec les découvertes de sources et d’influences, à séparer l’homme du poète et la réalité de la littérature : Non que Lamartine ne fût pas sincère : rarement on le fut davantage en vers. Mais enfin la sincérité de l’inspiration poétique n’est pas l’exactitude d’un chartiste ; et l’idéal, qui est pour Lamartine l’objet de la création littéraire, a précisément pour caractère de n’être pas présent dans l’existence journalière.

Cette distinction faite, l’œuvre qui ne se laissera plus interpréter dans son rapport étroit à un homme, à une vie, reprendra toute sa valeur générale et humaine.

En fait, le simple lecteur n’a toujours cherché qu’en lui-même la vérité de ce qu’avait exprimé le poète. De ce fait l’érudition a découvert le fondement rationnel, en a fait un droit. Quand les érudits n’auraient abouti qu’à autoriser le jugement du public et qu’à justifier les braves gens de lire un livre sans penser à l’auteur, ils n’auraient pas travaillé en vain ; et l’on pourrait, pour ce service, être indulgent à leurs erreurs, ou, si vous voulez, à leurs manies.


GUSTAVE LANSON