Le Centenaire d’une constitution
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 91 (p. 852-885).
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LE
CENTENAIRE D’UNE CONSTITUTION

I.
LES MÉCOMPTES ET LES SUCCÈS DES ÈTATS-UNIS.

Les États-Unis sont entrés à pleines voiles dans le second siècle de leur brillante existence, en justifiant à la fois l’enthousiasme et la critique. Même aux parages fortunés du pays de Californie, tout ce qui brille n’est pas or. Nul ne s’étonnera de rencontrer dans la carrière d’un grand peuple, si courte et déjà si remplie, les mécomptes, les erreurs et les fautes qui se mêlent aux plus beaux succès humains. Mais l’histoire américaine de ces cent années se signale par une contradiction caractéristique.

D’un côté, le problème démocratique par excellence, l’exercice de la souveraineté populaire, n’a pas reçu la solution satisfaisante. Le Nouveau-Monde débute par une république conservatrice, rurale et bourgeoise, très ouverte à l’opinion et fortement empreinte des traditions monarchiques anglaises. Finalement, l’évolution républicaine aboutit par une pente fatale à l’enrôlement des masses électorales et du suffrage universel, enfermes strictement dans les cadres de deux armées disciplinées que mènent des politiciens professionnels, payés en fonctions publiques ou en argent comptant. Ce gouvernement de parti par la corruption ne saurait passer pour un progrès dans l’ordre politique.

L’extrême démocratie n’a pas non plus préservé les Américains des dangers de la démocratie, comme on se plaisait à le croire sur la foi des oracles. Elle semble, au contraire, avoir aggravé la querelle du capital et du travail, malgré les avantages exceptionnels d’une situation privilégiée entre toutes. Elle a laissé croître le paupérisme à la source même des richesses, et surgir des antagonismes de classes dans un pays d’égalité libre où les classes n’existaient pas. Le lecteur européen, mieux instruit par sa propre expérience, apprend sans trop de surprise que le péril social devient menaçant aux États-Unis[1].

En revanche, l’Amérique offre le spectacle d’une nation forte, puissante, pleine de sève, et parvenue à un tel degré de prospérité agricole, industrielle, commerciale et financière, que ses plus hardis concurrens de la vieille Europe se demandent avec inquiétude comment ils feront désormais pour lutter contre une aussi redoutable rivale. Chaque jour, elle donne des preuves nouvelles d’activité et d’initiative. Loin d’être en décadence, elle n’a pas encore atteint son apogée. Si ses destinées ne sont pas compromises par quelque catastrophe ou quelque vice intérieurs, rien ne l’empêchera d’occuper à son tour le premier rang dans le monde.

Entre tant de forces vives et de faiblesses, le contraste est frappant. Il faut en chercher l’explication dans la sagesse d’instinct et les qualités solides auxquelles l’Amérique doit ses institutions et sa grandeur. C’est l’esprit conservateur dont elle se trouve largement douée qui lui a permis jusqu’ici de pallier ses fautes, de revenir de ses écarts par des circuits et des retours plus ou moins heureux, et de se relever de ses chutes. Après avoir été sa ressource dans les dangers du passé, cet esprit d’autrefois ou ce qu’il en reste est encore aujourd’hui sa meilleure sauvegarde contre les périls du présent et de l’avenir. Bien que le peuple des États-Unis n’ait pu échapper aux atteintes du morbus democraticus, comme M. Sumner Maine[2] et d’autres l’ont constaté, son tempérament parait assez vigoureux pour vivre avec le mal, sinon pour en guérir.


I.

Le malaise social dont souffrent actuellement les diverses nations d’Europe suit, aux États-Unis, une marche analogue et présente les mêmes symptômes généraux. Il s’y complique de certaines circonstances spéciales, où l’on voyait naguère des élémens de prospérité. La surabondance des biens tourne à la congestion des richesses, et l’immigration, cette source intarissable d’énergies humaines, se change, dit-on, en fleuve empoisonné.

Dans une de ses lettres à Alexandre Hamilton, le vicomte de Noailles, son compagnon d’armes pendant la guerre de l’Indépendance, prédisait en termes enthousiastes que les États-Unis étaient appelés au plus brillant avenir et deviendraient le refuge des opprimés du monde entier. Durant un siècle, en effet, les Américains ont tenu pour la plus pure des gloires nationales l’attraction fascinante que leur pays exerçait sur les étrangers. Ils le célébraient à l’envi comme la terre promise de tous les déshérités et la patrie d’adoption pour les victimes des vieilles monarchies ou des féodalités vermoulues d’Europe. La presse citait avec orgueil le nombre sans cesse croissant des nouveaux-venus, dont l’affluence inouïe faisait rapidement monter la population de 12 à 50 millions d’âmes. Mais qui doit en tirer vanité ? Cet énorme contingent d’immigration n’est-il pas un signe de vitalité et d’énergie de race, surtout pour les nations qui le fournissent[3] ?

Sur ce point, d’ailleurs, la satisfaction morale se doublait d’un gros profit matériel. On sait calculer en Amérique. L’immigrant adulte y est estimé 1,500 dollars (7,500 fr.), prix marchand d’un bon nègre à l’époque encore peu lointaine de l’esclavage[4]. Multipliez ce prix par 470,000, nombre des adultes sur une immigration totale de 800,000 têtes environ, comme en 1882 par exemple[5], voilà déjà une valeur productive représentant 3 milliards 1/2 de francs au bas mot. Ajoutez seulement 1 milliard 1/2 pour le reste, vieillards, femmes, enfans, à 5,000 francs l’un en moyenne, sans oublier le petit pécule personnel de chaque arrivant (625 francs)[6], c’est un apport gratuit de forces vives et d’argent évalué en tout à plus de 5 milliards 1/2 pour une seule année.

Mieux encore : les Américains firent coup double. Ils inventèrent et vendirent en Europe des machines dont chacune, exécutant le travail de 100 ouvriers, en réduisait 95 au chômage ou à la misère, et les obligeait indirectement à s’expatrier avec leur famille et leur avoir. Ainsi le Nouveau-Monde exportait la pauvreté dans l’ancien pour en importer la richesse sous la forme palpable de forces musculaires et de monnaie métallique s’ajoutant aux bénéfices mercantiles. Cette façon ingénieuse et neuve de faire pencher de son côté la balance du commerce fut longtemps lucrative. Le capital humain de l’immigration produisait de gros revenus. D’immenses étendues de terres incultes se couvraient de riches moissons. Des cités florissantes s’élevaient comme à la baguette jusque dans les solitudes du Far-West. Les canaux se creusaient, les chemins de fer sillonnaient le pays en tous sens; les industries se multipliaient à vue d’œil, créant d’abondantes sources de prospérité ; l’exploitation active des mines répandait l’or à foison. C’était merveille.

Mais ce brillant tableau n’est pas sans ombres inquiétantes, et l’Amérique enrichie commence à trouver qu’elle a trop de parens pauvres. Les frères malheureux d’Europe ne sont plus que des hordes de déclassés, de mendians et de vauriens; ils arrivent le cœur rempli de haine contre la propriété, l’esprit et la conscience pervertis par les instincts anarchiques et sauvages qui fermentent dans les cloaques des sociétés en décrépitude. Quant aux Chinois, si utiles et si recherchés aux débuts difficiles de la Californie, ils sont dénoncés comme un fléau public. Hier encore, enfans laborieux et sobres d’une race inférieure, qu’il fallait relever, disait-on, en l’initiant aux idées supérieures de la démocratie libérale ; aujourd’hui, païens incorrigibles et imbus de tous les vices. La noble civilisation du Christ est mise en péril par les sectateurs dégénérés de Confucius, qui travaillent à moitié prix et font baisser le taux des salaires. La présence de tous ces intrus malfaisans trouble la pureté de l’atmosphère transatlantique. Bref, « l’Amérique a trop longtemps réchauffé dans son sein le virulent reptile de l’immigration. »

Sauf l’exagération manifeste du langage, ce revirement complet d’opinion n’a rien que de naturel. M. Blaine, à propos de la question des tarifs, affirme que l’égoïsme éclairé en est la clé[7]. Sa remarque s’applique fort bien à l’importation humaine, tour à tour encouragée ou combattue selon les intérêts du moment.

La tourmente révolutionnaire européenne, le surcroît de population et de production, le service militaire universel, l’augmentation progressive des dettes publiques et des impôts, l’insuffisance alléguée des salaires, résultant de la concurrence acharnée, le bon marché des transports et la rapidité des voyages, toutes ces causes multiples contribuent à jeter en Amérique une armée grandissante de mécontens cosmopolites, qui se chiffrent déjà par 700,000 ou 800,000 chaque année. Les optimistes affirment que cette formidable immigration s’assimilera. Suivant eux, les États-Unis ont l’estomac assez robuste pour la digérer, quitte à éprouver quelque sensible malaise. Bien des observateurs de sang-froid croient à un véritable péril, surtout si l’envahissement ne s’arrête pas. Outre les repris de justice, toujours nombreux dans ses rangs, l’immigration fournit les plus gros contingens aux statistiques du crime comme du paupérisme, et par la contagion de l’exemple favorise encore le recrutement des « classes dangereuses. » L’ignorance absolue des règles de la liberté constitutionnelle expose fatalement les nouveaux-venus à servir de jouets ou d’instrumens aveugles aux corrupteurs et aux intrigans de tous les partis. L’avenir des institutions démocratiques se trouve ainsi compromis par la perversion du suffrage populaire, leur unique base. Déjà les trois quarts des cabaretiers et débitans de boissons, qui forment un grand potentiel électoral, sont étrangers; 75 pour 100 des immigrans se portent vers l’Ouest. Bientôt l’élément exotique prédominera dans ces contrées, dont l’influence paraît devoir être décisive sur les destinées de la république.

La science et l’hygiène se préoccupent de la question. Que deviendra la race anglo-saxonne, par trop mélangée de croisemens hétéroclites[8]? Les lettrés s’en inquiètent. Quel langage parlera-t-on aux États-Unis dans cent ans? A quel idiome barbare aboutira la confusion des langues de cette Babel moderne? La poésie même s’en mêle et, sous le nom d’Ella W. W., la Muse inhospitalière fait entendre à ce sujet les accens de sa lyre revêche dans une longue pièce de vers dont l’aigreur cadencée ne saurait être rendue par une traduction insuffisante.

« Trop longtemps pour le bien de tes enfans, Colombia, ton cœur large et tendre a partagé les splendeurs de ton pays (home) avec tous ceux qui voulaient y entrer. Trop longtemps, tes loyaux yeux bleus et ton sourire ont illuminé tes portes grandes ouvertes, et invité le mendiant exotique à puiser à pleines mains dans tes trésors. Les orgueilleuses nations sœurs, dont tu aides à nourrir les affamés, t’expédient leur rebut, leurs noires brebis galeuses et leurs révoltés. Si sordides et ignorans qu’ils soient, tu les accueilles tous ; et nous, tes enfans, nous sommes éloignés de tes genoux et de ton sein. Ce sont eux qui nous gouvernent par les lois que leur nombre vote, et nous sommes esclaves sur la terre des hommes libres... Colombia, ces intrus nés au-delà de l’Océan nous enlèveront-ils le fruit de notre labeur? Nos cœurs se gonflent de colère et de jalousie... Écoute enfin notre voix. Ferme-leur impitoyablement tes portes. Réserve tes faveurs à tes seuls enfans[9]. »

C’est-à-dire, en simple prose française, que, malgré tous les avantages naturels, la lutte pour l’existence devient déjà presque aussi rude et acharnée aux États-Unis qu’ailleurs. Le travail national prétend se faire protéger sous toutes les formes; l’indigence est un produit d’Europe, il faut l’exclure comme les autres. A chacun ses pauvres!

Les patrons veulent conserver le monopole du marché intérieur. Les ouvriers entendent garder le monopole de la main-d’œuvre, et refusent d’admettre les concurrens étrangers. De là ces lois prohibitives pour supprimer ou enrayer l’introduction non-seulement des Chinois, mais des Italiens, des Hongrois, des Scandinaves, et cette inspection minutieuse infligée aux nouveaux-venus, qui sont rembarques parfois sous de singuliers prétextes. On exige d’eux, pour les laisser s’établir définitivement, la justification d’un pécule. On leur impose l’épreuve d’un examen élémentaire de lecture et d’écriture, sorte de baccalauréat d’immigration. Avant tout, on réclame l’assurance formelle qu’ils ne sont pas engagés d’avance, condition qui paraîtrait contraire au bon sens, si elle ne s’expliquait par la crainte de voir les patrons faire venir d’Asie ou d’Europe des travailleurs à vil prix pour remplacer leurs ouvriers en grève ou trop exigeans. Les Américains proclament la fraternité humaine en général, mais, en particulier, ils se réservent le choix des frères.

D’ailleurs, le paupérisme et l’ignorance ne sont pas les seuls motifs d’exclusion. Sous prétexte de landlordisme aristocratique et féodal, les susceptibilités républicaines repoussent également les étrangers instruits, honorables et fortunés, qui viennent acheter des terres dans l’Ouest, afin de s’y livrer en grand au fermage ou à l’élevage le plus innocemment bucolique et le plus conservateur possible. Le congrès a été instamment invité à édicter les lois nécessaires pour empêcher ces aliénations de vastes domaines à des propriétaires exotiques. De sorte que certains immigrans sont éloignés parce qu’ils sont trop pauvres, et d’autres parce qu’ils sont trop riches.

Assurément les Américains trouvent des argumens à faire valoir pour excuser de pareilles mesures. Il n’est pas sans intérêt psychologique toutefois de voir le libéralisme démocratique se transformer, suivant l’occurrence, en rigueurs économiques ou personnelles, et emprunter aux anciens systèmes les entraves réglementaires les plus décriées.

Le laisser-aller de la vie politique et sociale était inoffensif et la fraternité facile, tant que l’Amérique restait rurale, cléricale et peu peuplée. Mais sa situation a changé profondément ; l’idylle évangélique des pères pèlerins et des premiers colons se perd dans le lointain. L’agriculture, cette force musculaire calme et puissante de la démocratie conservatrice, n’est plus aussi en honneur qu’autrefois, surtout dans les états de l’Est, dont les fermes commencent à être désertées. Détail à noter : les petits propriétaires agricoles sont beaucoup moins nombreux aux États-Unis qu’en France, où de temps immémorial l’agriculture se plaint de manquer de bras[10]. Le commerce, l’industrie, la spéculation, attirent les masses par l’appât d’une richesse plus facile et plus rapidement conquise. A peine si les habitans des villes, centres d’irritabilité nerveuse, figuraient pour un vingtième parmi la population totale des États-Unis en 1820. Ils en forment aujourd’hui plus du quart. C’est dans les bas-fonds des cités industrielles et commerciales que se réfugient la misère et le vice, cortège fatal des civilisations avancées. Les plus mauvais élémens du pays s’y concentrent, et par leur fermentation produisent, au moral comme au physique, ce que la science médicale appelle des foyers d’infection.

L’Amérique en a été préservée quelque temps. Devait-elle cette immunité à ses institutions populaires ? « Vous pouvez vous vanter de votre démocratie ou d’une… cratie quelconque, et de n’importe quel fatras politique, disait Carlyle à un Américain. La vraie raison pour laquelle votre population laborieuse vit satisfaite et prospère, c’est que vous avez une immense étendue de terres à la disposition d’un très petit nombre proportionnel d’habitans. » La quantité des terres publiques disponibles diminue rapidement ; 72 millions d’acres ont été concédés pendant le court espace de quatre années (1880-1884). Pourtant il en reste encore à distribuer, et déjà les difficultés au milieu desquelles se débat l’ancien monde ont fait leur apparition dans le nouveau. Que sera-ce quand l’espace libre n’existera plus, d’ici à vingt ou trente ans, dit-on? Les portes d’or du Pacifique livreront-elles passage à quelque lamentable exode du paupérisme américain, rejeté par l’Ouest vers les archipels et les contrées asiatiques? Verra-t-on alors, par un juste retour des choses d’ici-bas, la Chine relever définitivement sa grande muraille ?

L’alcoolisme, suivi du cortège habituel des maux privés qui en font un péril et un malheur publics chez les diverses nations du globe, exerce ses ravages aux États-Unis. Plus de 3 milliards 1/2 de francs y constituent le budget annuel de l’intempérance[11]. Contre ce fléau, la partie saine de la population combat avec une énergie qui honore son esprit conservateur. La campagne a été vigoureusement conduite, et couronnée de succès partiels aux élections locales. On a réussi dans plusieurs états à relever sensiblement le prix des licences, et à réduire ainsi le nombre des cabarets[12]. C’est un résultat. Mais la lutte pour le bien a fait naître une force corruptrice nouvelle. Les fabricans et les débitans d’alcools se sont groupés en grands syndicats afin de résister aux mesures législatives entravant la liberté de la bouteille et de l’ivrognerie, qu’ils classent parmi les libertés nécessaires. Cette puissance liquoriste (liquor power) dispose de fonds considérables et connaît les moyens de s’en servir. Avec des assemblées représentatives composées comme l’on sait, les marchandages n’ont que trop beau jeu. Là cependant où les adeptes de la tempérance l’emportent, les bons effets attendus des lois qu’ils édictent sont trop souvent annulés par la complicité achetée des agens même supérieurs.

Tombée entre les mains des moins dignes, l’administration municipale tolère ou favorise tous les désordres et les abus. Les villes ont vu doubler leurs dettes depuis 1870. L’influence des groupes enrégimentés et mercenaires y augmente sans cesse ; le courtier électoral, le boss au service des gros monopoles et des intérêts mercantiles y trafique des voix de 10,000 ou 20,000 votans comme d’un bétail. Ces pouvoirs irresponsables, devenus les maîtres du scrutin, constituent un réel danger.

Par une contagion inévitable, le niveau de la moralité générale s’abaisse, surtout parmi les populations urbaines. Le chiffre des divorces grossit rapidement, jusque dans les anciens états puritains de l’Est[13]. Les familles nombreuses, l’orgueil naguère, la force et l’espérance de la démocratie américaine, se font rares. On parle tout bas des fâcheux procédés qui compromettent l’avenir de la race anglo-saxonne. Les voyageurs ont rapporté d’Amérique sur ce sujet scabreux des observations positives qu’il semble convenu entre économistes de traduire par le mot d’Horace, vitio parentum rara juventus.

La diffusion de l’enseignement n’a pas donné tous les résultats heureux que l’on s’en était promis un peu témérairement, malgré les exemples du passé. « Les républiques de la Grèce, celle de Rome et toutes les autres, je crois, qui ont surgi, puis disparu, étaient beaucoup plus instruites et lettrées à la fin qu’au commencement de leur existence, dit M. Strong ; les progrès de l’intelligence et du savoir ne compensent pas la déchéance de la moralité. » Ce cri de découragement scolaire ne doit assurément pas arrêter les efforts ni les dépenses raisonnables en faveur de l’instruction générale ; mais c’est un symptôme de mécompte et un document à noter.

Il ne paraît pas qu’aux États-Unis le développement de l’instruction ait arrêté ou ralenti la marche ascendante du paupérisme, de l’alcoolisme, du suicide, de l’aliénation mentale et du crime. L’abondance et l’autorité des témoignages, comme la précision des chiffres, ne laissent malheureusement subsister aucun doute à cet égard. Des écoles nouvelles se fondent, et l’on ne saurait qu’y applaudir. Mais en même temps les prisons se remplissent et se multiplient hors de la proportion normale avec le nombre des habitans. Pour améliorer les hommes et former des citoyens utiles, le perfectionnement des méthodes pédagogiques ne supplée pas aux bons exemples domestiques et aux traditions de famille. « Quand doit commencer l’éducation de l’enfant? demandait-on à Olivier Wendel Holmes. — Cent ans avant sa naissance. »

Puis l’école, elle aussi, est devenue la chose du politicien. On sait que le gouvernement fédéral n’a pas à s’en occuper. Son intervention s’est bornée à la doter richement par des concessions gratuites de terres, dont l’ensemble dépasse aujourd’hui 34 millions d’hectares. L’instruction à chaque degré dépend entièrement des états particuliers et des villes, qui rivalisent d’ailleurs de prodigalité sur ce chapitre. Le total annuel des dépenses scolaires atteint 465 millions de francs[14]. La cité de New-York à elle seule y figure pour plus de 20 millions. C’est aux législatures locales et aux conseils municipaux qu’appartient le maniement de cet énorme budget, comme le règlement des questions relatives à l’enseignement. Quel vaste champ d’action et d’intrigues pour les ambitieux qui se disputent par tous les moyens l’influence électorale et politique, sans oublier les profits! Faut-il s’étonner que les Américains éprouvent de vives inquiétudes à voir des assemblées si discréditées façonner l’âme des générations futures et s’ériger en bureaux patentés de l’esprit public?

Bientôt pourtant le peuple américain devra déployer toutes ses qualités intellectuelles et morales pour triompher des difficultés nouvelles qui résultent de sa prospérité même. Le temps n’est plus où chacun, ayant sa large place au soleil, s’efforçait librement de conquérir le bien-être, sans avoir à envier l’opulence irritante du prochain. Aujourd’hui, la richesse nationale des États-Unis est prodigieuse ; sa valeur dépasse 218 milliards de francs. La richesse privée s’est également accrue dans des proportions inouïes. On a vu s’élever de colossales fortunes individuelles, les plus considérables du monde. Plusieurs atteignent 80 ou 100 millions de francs et au-delà. Deux au moins dépassent sensiblement le milliard. Les millionnaires au dollar ou à la livre sterling se coudoient dans les principaux centres d’affaires[15]. Les fortunes territoriales ne le cèdent guère à celles qui proviennent du commerce ou de l’industrie ; l’avenir, assure-t-on, multipliera le nombre des unes et des autres.

En tant que créateurs et condensateurs des capitaux indispensables pour commanditer et mener à bien les grands travaux et les vastes entreprises modernes, ces riches citoyens rendent service à leur patrie. Il est naturel d’ailleurs que d’énormes fortunes aient jailli spontanément du sol dans un pays neuf, en voie de développement fiévreux, alors que les cités florissantes surgissaient soudain du milieu de solitudes jusque-là sans valeur, et que les chemins de fer, traversant des déserts fertiles, centuplaient le prix des terres, et favorisaient les spéculations les plus fructueuses. Maintes opérations gigantesques, agricoles, industrielles ou commerciales, procurèrent aussi tout d’abord des bénéfices extraordinaires. Mais, par un effet non moins inévitable, les ouvriers s’entassaient dans les villes, et le paupérisme y grandissait à mesure que s’y concentraient les trésors. Nous sommes loin de l’époque où, interrogé sur l’esprit des classes ouvrières aux États-Unis, un chef socialiste répondait : « Leur prospérité est décourageante ; il n’y a rien à faire ici pour nous. » Aujourd’hui, malgré le bénéfice de l’égalité politique absolue, le franc jeu de la liberté, dans la plus démocratique et la meilleure des républiques, a produit la plus brutale antithèse entre la démocratie saturée d’or et la démocratie affamée.

C’est un lieu-commun fort usé que de disserter sur l’amour des richesses, péché mignon des races vouées au commerce ; et les Anglo-Saxons se piquent d’être les premiers commerçans du monde. Mais, dans les gouvernemens populaires, où les supériorités sociales portent ombrage et sont annulées, la puissance financière, restée seule debout par la nécessité des choses, se trouve maîtresse absolue. Elle peut alors présenter des inconvéniens graves, comme toutes les grandes forces sans contre-poids. Rien ne l’empêche en effet selon ses intérêts et ses calculs, d’exercer le pouvoir, de le dominer ou de le corrompre.

Aussi les Américains signalent-ils le péril du mammonisme’, c’est-à-dire du culte fanatique consacré au dieu Mammon, au veau d’or, devenu mastodonte chez eux, où tout prend des proportions énormes. « Chaque pays a son aristocratie, dit M. Strong ; nous avons aussi la nôtre, en dépit du caractère niveleur de nos institutions. Elle a pour armoiries des marques de fabriques et pour blason des livres de commerce. C’est l’aristocratie de l’argent ; et ici plus qu’ailleurs l’argent est roi. m Naguère encore la Tribune de Chicago constatait que, sur les soixante-seize sénateurs de l’Union, vingt étaient des millionnaires en dollars. « Les uns sont sénateurs parce qu’ils sont riches ; d’autres sent riches parce qu’ils sont sénateurs, » dit malignement M. Bryce[16].

On sait de quel poids les syndicats financiers pèsent sur les décisions des législateurs et sur les opinions de la presse. Trop souvent aussi la voix du peuple est la voix du dieu dollar. Aux trois ou quatre derniers scrutins présidentiels, les deux partis nationaux se serraient de très près. Le résultat final, comme fréquemment dans les grandes consultations populaires ou même dans les assemblées représentatives, se trouvait aux mains du groupe flottant des votans les moins convaincus et les moins éclairés. Une corruption restreinte suffit en pareil cas à produire les plus importantes conséquences. Aussi le sort du pays pour quatre ans a-t-il tenu aux votes de quelques milliers ou de quelques centaines d’électeurs indécis, dont les convictions ne se fixaient qu’à l’aide d’argumens monnayés. Aux élections récentes de novembre 1888, le principal marché des votes se tenait dans les états d’Indiana et de New-York, qui devaient décider du succès. Les suffrages s’y achetaient publiquement par lots de cinq, à prix débattus ; la cote officielle de la vénalité électorale variait entre 25 et 500 francs[17]. On assure que chaque scrutin quadriennal coûte un demi-milliard. Pour couvrir d’aussi énormes dépenses et alimenter le « fonds de corruption, » suivant le terme consacré, les souscriptions individuelles affluent ; on en cire qui atteignent le million. Naturellement ce ne sont là que des avances, dont se rembourseront largement les capitalistes du parti vainqueur dans ces enchères du pouvoir. Les plus gros souscripteurs, syndiqués sous le nom modeste de comité d’avis (advisory committee) se flattent de faire entrer au moins un des leurs dans le cabinet du président et d’inspirer sa politique.

Les abus de ce que les Américains se complaisent à appeler la ploutocratie républicaine ont surexcité les colères et les convoitises que la richesse éveille forcément autour d’elle. D’ailleurs, les ambitieux qui ont encore leur fortune à faire ne manquent pas d’exploiter le contraste entre les rudes labeurs de l’indigence et les jouissances matérielles du luxe, entre l’incertitude du lendemain et le repos doré dans la sécurité de l’avenir. Le capital est représenté comme une insulte et un défi à la misère ; les capitalistes et la société entière, accusés de suprême injustice, sont nettement désignés et offerts en proie au parti de la haine.

Par une réciprocité méritée, les maximes corruptrices appliquées comme instrument de règne se retournent contre ceux qui en profitent. Voilà plus de cinquante ans que la doctrine alléchante : « Aux vainqueurs les dépouilles ! » est ouvertement pratiquée dans l’ordre politique. Les ouvriers et les pauvres la transportent sur le terrain économique et social, où le nombre leur promet la victoire. Pour se mettre en règle avec les principes, ils n’ont qu’à rajeunir une autre formule connue : Qui crée la richesse ? — Le peuple travailleur. — Que possède le peuple ? — Rien. — Que doit-il posséder ? — Tout.

L’égalité civile et politique des enthousiastes naïfs de 1789 en France et en Amérique est qualifiée aujourd’hui de fallacieuse et de surannée. Ce n’était qu’une égalité théorique entre inégaux, génératrice d’aristocraties nouvelles par la liberté de s’élever laissée à chacun. Dès que l’on admet des inégaux, fussent-ils également traités, il n’y a plus d’égalité pratique ; l’expérience des républiques mêmes le prouve depuis cent années. Ce dogme bourgeois des inégaux libres dans l’égalité libre a fait son temps. Il est comparable à un faux théorème qui, partant du principe vrai que tous les angles droits sont égaux, conclurait à l’égalité de tous les champs rectangulaires d’une étendue quelconque. Ce n’est pas l’égalité des angles qui importe, c’est l’égalité de surface des propriétés. Comme tout le monde ne peut s’élever au plus haut degré de la richesse, chacun doit être rabaissé au plus bas niveau par respect envers tout le monde. Pour empêcher les supériorités de se produire, il faudra supprimer la liberté de la concurrence, et détruire du même coup l’initiative individuelle et ses précieux fruits. Sans doute la ruine universelle résultera de cette liquidation sociale. La péréquation des fortunes ne sera que l’exacte répartition de la misère. Mais le principe du niveau commun triomphera. On se partagera civiquement ce qu’il y aura, n’y eût-il rien.

Dans les contrées d’exploitation nouvelle, où la propriété est constituée d’hier, comme dans les vieux pays où son origine remonte à un lointain mystérieux, les revendications contre ses détenteurs ne diffèrent pas sensiblement. Ce sont toujours et partout les mêmes griefs, malgré les réfutations péremptoires maintes fois présentées. Le capital est, dit-on, plus attaqué aux États-Unis qu’ailleurs. Et pourtant la transformation soudaine d’un continent presque entier fait éclater aux yeux l’utilité féconde et les bienfaits de cette force civilisatrice dont le capitaliste, grand ou petit, est le condensateur nécessaire et le véhicule.

En dehors des spéculations condamnables, comment la richesse du riche viendrait-elle aggraver la pauvreté du pauvre, d’après l’allégation américaine, puisque le capital disponible ne peut donner de profit ou de revenu qu’à la condition de se convertir annuellement en travail, en salaires et en produits, reconstitutifs eux-mêmes du capital par leur vente? Dans ce circulus économique, imposé par la nature des choses, la solidarité est étroite entre le travail, le capital et la main-d’œuvre, non sans notables avantages pour celle-ci. Le million de capital circulant, qui rapporte 40,000 fr. d’intérêts annuels à son propriétaire unique ou collectif, est distribué en salaires jusqu’à concurrence de 960,000 francs chaque année, et cela indéfiniment; car le million initial ne saurait être repris ou gardé sans cesser aussitôt d’être productif pour son possesseur. La part de la main-d’œuvre sur le capital d’autrui s’élève donc à 96 pour 100 ; la part du capitaliste sur son propre capital n’est que de 4 pour 100. Cette dernière rémunération d’un service éminent peut-elle être taxée d’excessive? En cas de désastre privé, c’est le capital qui, d’ordinaire, supporte à lui seul presque toutes les pertes. Une question si grosse et si complexe ne peut qu’être effleurée dans ces pages. Mais si les précédens calculs sont exacts, ce qui est vrai en Europe l’est aussi en Amérique.

Le taux des salaires et de l’intérêt, ainsi que le prix de toutes choses, est réglé par la loi fondamentale de l’offre et de la demande. Cette loi d’airain, comme on la nomme, ressemble, sous ce rapport, à toutes les lois naturelles, qui sont aussi des lois d’airain. L’homme a le droit ou le devoir de lutter sans cesse pour en atténuer les conséquences rigoureuses. Mais la science et l’expérience ne lui permettent pas l’espoir d’en supprimer les causes premières ni tous les effets fâcheux. La démocratie, dans le Nouveau-Monde et dans l’ancien, doit donc se résigner à les subir. Seulement on ne saurait admettre que les capitalistes, par des coups de pure spéculation, aient plus de droits que les travailleurs, par les révoltes et les grèves, à troubler le jeu régulier des lois économiques dans des vues de lucre et de profits personnels. L’Amérique surtout a vu s’organiser et grandir des syndicats de compagnies (trusts) et des monopoles assez puissans pour accaparer toute une industrie, amener tour à tour la hausse ou la baisse factice, et infliger ainsi des pertes et des privations cruelles aux producteurs, aux consommateurs et à la main-d’œuvre.

Le président Cleveland a cru devoir signaler publiquement le péril de ces coalitions financières avant de quitter le pouvoir, qu’elles ont contribué d’ailleurs à lui faire perdre. « Le communisme est une chose haïssable, une menace contre la paix et la bonne organisation du gouvernement, écrivait-il dans son message du 3 décembre dernier. Mais le communisme de la fortune et du capital combinés, l’expansion insolente des cupidités et des égoïsmes qui minent la justice et l’intégrité des institutions libres, ne sont pas un danger moindre que le communisme de la pauvreté et du travail exaspérés par l’oppression, et poussés par l’iniquité au désordre et à l’attaque des citadelles de la loi. » Ces paroles peuvent surprendre, écrites officiellement par un chef d’état. Elles en disent long sur la situation sociale de son pays. Parce que, ou bien que, récemment sortis des couches démocratiques, les merchant princes, les gros potentats de l’argent, auraient-ils, en Amérique, la main plus dure et plus pressurante qu’ailleurs? Selon M. Cleveland, leurs procédés creusent le gouffre, qui « va sans cesse s’élargissant entre deux classes nettement séparées, celle des riches et des puissans, et celle des travailleurs et des pauvres. »

Il serait déloyal de ne pas citer, en regard des rapacités du capital, les largesses extraordinaires de nombreux capitalistes américains, rivalisant de générosité pour secourir l’infortune privée et pour fonder une quantité d’œuvres et d’établissemens philanthropiques de tout genre. Qui ne connaît, entre tant d’autres, le nom d’un Peabody, donnant ses millions par vingt-cinq à la fois ? Tel possesseur d’un million d’acres de bonnes terres, M. Gerrit Smith, non content de consacrer au soulagement de la misère plus de 500,000 francs par an, distribuait en pur don trois mille fermes de 15 à 75 acres chacune, il s’en faut que les fortunes américaines soient toutes mal acquises ou mal employées. L’énergie, l’initiative et l’intelligence individuelles de ceux qui sont parvenus à les créer n’ont-elles pas contribué puissamment à la grandeur et à la prospérité nationales? En dépit des abus, on ne saurait méconnaître l’importante fonction économique du capital, son rôle indispensable et bienfaisant dans l’activité normale de la production, de la consommation et du commerce, comme dans l’accroissement de la richesse publique, qui ne pourrait exister et s’accroître sans richesse privée. Que gagnerait-on d’ailleurs à empêcher la formation de grosses fortunes particulières ou à les détruire, en dehors du plaisir de faire à son prochain le mal que l’on ne voudrait pas qu’il vous fît?

Faut-il omettre aussi de constater la part de responsabilité qui incombe aux classes laborieuses dans leurs propres malheurs? Les calculs les plus précis, renouvelés à maintes reprises en Amérique, en Angleterre, en France, en Belgique et en Allemagne; prouvent que les ouvriers versent annuellement aux débitans de boissons la moitié ou les deux tiers de leurs salaires. A chaque heure de travail en moins dans la journée correspond une heure de séjour et de dépense en plus au cabaret. L’aggravation de misère qui en résulte, à part le reste, est-elle imputable aux capitalistes ? Quelle combinaison sociale pourrait remplir ce tonneau sans fond des Danaïdes ?

Les explications ne sont pas des remèdes. Il est équitable d’indiquer les causes du mal et d’établir l’inanité de certaines revendications injustifiables en principe. Mais la victoire théorique du raisonnement se change en défaite sur le terrain pratique des infortunes, méritées ou non, et des nécessités impérieuses de la vie difficile. Pour être en règle avec les raisons de l’esprit, on n’est pas quitte envers les raisons du cœur. Au positivisme désespérant de la science moderne et darwinienne, dont le dernier mot serait l’écrasement des faibles, le mysticisme moscovite, par l’éloquent organe d’illustres écrivains doublés d’apôtres, oppose « la religion de la souffrance humaine[18], pieux renouveau du culte chrétien des Sept Douleurs. Pourquoi cette foi généreuse et ardente, popularisée chez nous par de brillans interprètes, n’aurait-elle le don d’échauffer les âmes et déporter ses fruits bienfaisans que sous les frimas de la Russie? A défaut de procédés scientifiques pour apaiser les haines sociales, reste à la portée de chacun, ignorant ou lettré, riche ou pauvre, la solution évangélique et individuelle, qui est aussi celle du bon sens. Seule, en effet, elle pourrait réussir, sinon à supprimer les antagonismes, du moins à amortir les conflits imminens en rapprochant les classes par la sympathie réciproque d’un bon vouloir amical et d’une cordialité vraiment fraternelle. Comme le disait naguère l’un de nos grands savans sous une auguste coupole éclairée d’en haut : « Entre le droit des uns et le devoir des autres, l’intervalle est immense : la charité doit le remplir. Tout est perdu si on l’exige ; tout l’est bien plus encore si on la refuse[19]. »

Actuellement, aux États-Unis, les solutions pacifiques et amiables ne semblent pas en faveur ; la violence s’efforce de prévaloir sous le couvert des institutions républicaines, dont le socialisme anarchique est logiquement, aux yeux des masses, le terme final. « N’essayons pas de calmer nos inquiétudes par la pensée que notre régime populaire présente des sécurités contre la révolution, écrit M. Josiah Strong. C’est à cause de nos libertés démocratiques mêmes que le conflit fatal entre le socialisme et la société moderne paraît devoir éclater d’abord dans notre pays. Les hommes sont naturellement disposés à s’en prendre de leurs maux au gouvernement, et à chercher des remèdes dans des combinaisons gouvernementales nouvelles. Ils espèrent soulager leurs infortunes en démocratisant de plus en plus le pouvoir. De larges concessions libérales suffiraient probablement ailleurs pour enrayer provisoirement les revendications socialistes; mais, en Amérique, tous les palliatifs, tous les subterfuges, tous les expédiens de ce genre sont épuisés. Aucun droit politique ne reste à offrir au peuple : il les possède tous. Aussi sera-t-il le premier à découvrir que le suffrage universel et le bulletin de vote ne sont pas une panacée souveraine. C’est ici que l’on a vu s’accomplir l’extrême et dernière évolution dans la forme du gouvernement; c’est ici que les fanatiques, les agités et les agitateurs seront les premiers à tenter de vivre sans gouvernement quelconque. Au-delà de la république, il n’y a plus que l’anarchie. »

Déjà le socialisme militant, avec ses journaux, son programme, ses forces prêles pour l’action, paraît plus solidement organisé aux États-Unis qu’en Europe. La grande armée du désordre se divise en différentes légions de mécontens, dont la nomenclature complète serait trop longue à donner. Chacun connaît la vaste association des Chevaliers du travail, dirigée par M. Powderly. On assure qu’elle est très dépassée aujourd’hui et en voie de décadence. Deux groupes principaux se partagent inégalement l’influence sur la classe ouvrière. L’un et l’autre se proposent de bouleverser les institutions économiques et sociales existantes. Mais le parti du travail, the Socialistic labor party, garde encore quelque mesure. Il n’attaque directement ni la famille ni la religion, et ne va pas jusqu’aux excès des anarchistes. Sa platform contient même, dit-on, certaines revendications raisonnables. Au contraire, l’Association internationale des travailleurs, qui réunit les plus nombreux adhérens, se montre aussi extrême que violente. Elle professe le matérialisme grossier, l’amour libre et l’anarchie. « A bas la propriété individuelle! A bas l’état et toute autorité! A bas la religion et la famille ! » Tel est son programme. « Agitation pour former une organisation insurrectionnelle, rébellion pour faire appel à la force, » voilà son cri de ralliement. « Écrasons les monopoles afin qu’ils ne nous écrasent pas, proclame le manifeste de Pittsburg. Sachons tuer quiconque s’oppose à nous, et jouer de la dynamite et du couteau. » Très divisées entre elles au sujet de l’ordre de choses à établir, les différentes sectes révolutionnaires s’entendent sur ce qu’elles veulent renverser, accord provisoire toujours facile.

En dehors de la presse périodique la plus avancée, toute une littérature socialiste, indigène ou étrangère, circule aux États-Unis; son influence y grandit chaque jour. Les écrits de M. Most, de M. Philipps, de l’Allemand Karl Marx, de l’Anglais M. Ruskin, des chefs connus ou occultes du parti irlandais, sont lus avec confiance et avidité depuis les rives de l’Atlantique jusqu’à celles du Pacifique. Le novateur américain le plus populaire et le plus hardi, M. Henry George, indique clairement dans ses livres la situation pénible et les griefs de la classe ouvrière, ainsi que les destructions projetées. Mais il expose très vaguement les moyens de réaliser son idéal de société nivelée par la possession des terres en commun. Un de ses derniers ouvrages, Progrès et Pauvreté a fait grand bruit en Amérique. Au milieu de pensées confuses, de contradictions et de hardiesses singulières, entremêlées à de volumineuses banalités, on est surpris de rencontrer çà et là des aperçus ingénieux et des appréciations justes, dont l’auteur tire d’ailleurs des conclusions fausses.

Dans tout cet ensemble de revendications, de plaintes, de menaces, de théories et de projets, aucune solution rationnelle et pratique ne se révèle ; rien de nouveau n’apparaît. On y retrouve, sous diverses formes, les mêmes systèmes chimériques et surannés, tels que la nationalisation du sol, des instrumens de production et des capitaux, autrement dit la suppression de la propriété individuelle, base indispensable de la civilisation moderne. Ces doctrines, impuissantes à rien fonder, peuvent beaucoup pour détruire. Elles flattent en même temps les illusions de l’ignorance, trop portée à croire qu’il existe des remèdes empiriques à tous les maux, et les préjugés d’une demi-science, souvent sincère, qui en sait juste assez pour s’abuser par la forme doctrinale de ses erreurs.

Si la science et les économistes n’ont pas pu découvrir ou faire accepter toutes les solutions désirables, ils rendent d’inappréciables services, et contribuent dans une large mesure au progrès général. Leurs combinaisons de la production, de l’industrie et du commerce contemporains ont eu l’heureux résultat d’abaisser le prix des produits en élevant ou en maintenant le taux des salaires, de façon à augmenter beaucoup les facilités d’existence du plus grand nombre. Que les socialistes en fassent seulement la moitié autant, on leur en saura gré. Ils nous promettent bien le bonheur universel, mais c’est par les ruines et le sang qu’ils se disent forcés d’y préluder[20]. Une première fois déjà, en 1877, les grèves des chemins de fer ont montré les révolutionnaires américains à l’œuvre. Quoiqu’il ne se trouvât pas encore aux États-Unis beaucoup de socialistes déterminés, les destructions matérielles furent évaluées à 100 millions de dollars (500 millions de fr.), et la répression des troubles coûta nombre d’existences humaines. Pour rétablir l’ordre, dix états se virent obligés d’invoquer l’intervention exécutive du président et de réclamer l’assistance des troupes fédérales. Les soulèvemens de Cincinnati en 1884 et de Chicago en 1886 prouvent que le feu couve sous les cendres.

Aujourd’hui, les socialistes organisent une nouvelle prise d’armes, bien plus redoutable, assure-t-on, que celle de 1877. Il est vrai que les récentes grèves, menées par les Chevaliers du travail, ont entièrement échoué ; le salaire, battu par le capital, a été contraint de se soumettre. Les conservateurs libéraux d’Amérique ont-ils lieu de se féliciter sans réserves d’une victoire trop complète ? Si, pour sortir du malaise réel dont elle souffre, la classe ouvrière ne peut plus compter ni sur les scrutins du suffrage universel, qu’on lui présentait comme le remède universel à ses maux, ni sur les grèves pacifiques dont ses chef disaient merveille, elle ne voudra plus croire qu’aux chances d’un bouleversement général, et n’aura plus à tenter que la révolte suprême, le coup du désespoir. C’est ce qu’elle prépare.

D’importantes recrues sont venues grossir les rangs du socialisme militant. La presse du parti ouvrier, dans l’état de Michigan, se vantait naguère d’avoir fait élire à la législature dix-neuf de ses candidats. Diverses élections locales indiquent des progrès constans. M. Henry George a pu recueillir soixante-sept mille voix pour la mairie de New-York, le tiers des suffrages exprimés. Vingt-cinq mille hommes enrégimentés et exercés foraient le premier noyau des troupes révolutionnaires. Deux cent mille socialistes et huit cent mille Chevaliers du travail sont prêts, dit-on, à se lever au premier signal.

Ces nombres, dont nous ne saurions garantir l’exactitude, paraîtront minimes comparativement au chiffre de la population totale des États-Unis. Il faut pourtant tenir compte d’une observation vérifiée en tout pays : mille insurgés, bien armés et résolus, réussissent à dominer par la terreur vingt ou trente mille habitans paisibles et à vaincre dans le combat, malgré leur infériorité numérique, la masse beaucoup plus nombreuse des bons citoyens, inopinément groupés pour la défende de l’ordre.

Sans doute, les conservateurs américains sont plus énergiques que ceux des anciennes contrées d’Europe, et plus habitués à se défendre eux-mêmes. Ils n’hésiteraient pas à repousser par les armes une attaque qui menacerait le foyer, la ferme, ou l’usine de chacun. Très pratiquement, ils pensent que la force pacifique des majorités électorales doit savoir se changer au besoin en force matérielle effective. A leurs yeux, le bulletin de vote est une sorte de bon à valoir sur le capital de coups de fusil et de canon dont dispose un groupe d’électeurs ou un parti. On peut les supposer personnellement déterminés à convertir cette valeur fiduciaire de coups et blessures en espèces frappantes pour faire honneur à leur signature, si quelque minorité révolutionnaire les y obligeait, lis n’en seraient pas moins mis en déroute au début, comme en 1877, selon toutes probabilités. L’armée régulière n’est pas assez forte pour les couvrir et leur donner le temps de s’organiser avant que l’on ait à déplorer de grandes ruines, surtout si l’insurrection éclate à la fois sur plusieurs points éloignés.

Les pessimistes, en Amérique ou ailleurs, répandent de sombres pronostics sur les péripéties de la lutte, jugée par eux inévitable et imminente. Le journalisme, les revues, les livres abondent en renseignemens inquiétans. A les en croire, le spectre rouge se dresse menaçant en face du spectre d’or; la démocratie famélique, irritée et déçue, va bientôt monter à l’assaut de la démocratie enrichie et satisfaite. Cette alarme est peut-être prématurée.

Toutefois, les républiques n’ont pas la main heureuse pour résoudre les grosses difficultés politiques, économiques ou sociales. A part même l’extermination systématique des Indiens et la répression des émeutes et insurrections anciennes ou récentes, la question du travail servile a coûté la vie à un demi-million d’hommes. Que coûtera la question du travail libre? Comme économie d’existences humaines, les États-Unis n’ont rien à remontrer aux autres peuples. L’émancipation des esclaves au Brésil et des serfs en Russie s’est opérée sans effusion de sang ni troubles fâcheux.

Les optimistes, tout en admettant la gravité de la crise actuelle, ne voient pas le mal aussi profond. Suivant eux, les choses s’arrangeront, sinon sans luttes partielles, du moins sans catastrophes comparables à la guerre civile de la sécession, en 1861. Les prophètes de malheur n’annonçaient-ils pas alors que les États-Unis allaient tomber en décomposition, ou tout au moins se diviser en trois ou quatre tronçons et s’épuiser par des rivalités ruineuses ? Les événemens ont démenti les prévisions de mauvais augure, et l’Amérique a repris un nouvel essor. Pourquoi les optimistes n’auraient-ils pas encore raison cette fois?

L’Europe suit avec le plus sympathique intérêt les phases de ce conflit redoutable qu’elle aussi ne pourra manquer d’affronter quelque jour. Tous ses vœux sont pour un dénoûment pacifique, qui lui importe à elle-même au premier chef. L’accord, ou du moins le modus vivendi entre le travail et le capital, est la grosse affaire du temps. Sous peine de déchéance prochaine, tous les peuples doivent s’efforcer de l’établir. Car si l’équité défend que la science et la richesse puissent écraser l’ignorance et la pauvreté du grand nombre, la loi du progrès, qui s’accomplit toujours par l’élite, ne permet pas non plus que l’ignorance et la pauvreté puissent détruire la richesse et la science. Ce serait un noble rôle d’amener la réconciliation des classes et de préparer ce pacte de fraternité scientifique et chrétienne, d’où dépend l’avenir de l’humanité. Que l’Amérique donne l’exemple, ses rivaux l’applaudiront. N’est-ce pas son tour de découvrir un nouveau monde dans l’ordre économique et social?


II.

Aux dangers éventuels du socialisme, les Américains opposent les réalités incontestables de leur prospérité présente et passée. « Nous avons réussi, disent-ils, comme aucun autre pays ne l’a fait avant nous. » Par cette simple affirmation, ils ont réponse à toutes les critiques et aux sinistres présages. Dans la joie légitime du triomphe, ils montent au Capitole pour rendre grâces aux dieux et surtout à eux-mêmes.

Chaque peuple a sa dose de-chauvinisme, de jingoism, ou de spreadeaglism. En manquer totalement serait un signe d’atonie. Mais, dans la belle humeur du succès, les Américains se montrent bons princes. Leur amour-propre national est moins sensible que par le passé aux piqûres de la critique. Eux-mêmes se jugent souvent avec une crudité de langage qui ne permet pas de les prendre au mot. Notons en passant un trait de modestie. Ils ne font guère parade de chauvinisme belliqueux. Pourtant, les expéditions de leurs volontaires, les campagnes de leurs troupes régulières au Mexique et ailleurs, la conquête de la Californie par soixante et un hommes en trente-sept jours et les combats sur mer livrés à diverses époques, abondent en brillans faits d’armes. Pour les deux partis en lutte, les batailles de la guerre de sécession sont de beaux titres de gloire et d’honneur militaires. Elles ont révélé par le talent, la persévérance et la hardiesse des chefs, ainsi que par le dévoûment, l’énergie et le courage des soldats, toutes les qualités guerrières propres aux grandes races. Le prestige des généraux victorieux les a fait choisir comme présidons. Mais la république américaine tient surtout an titre de démocratie pacifique, et ne fait des conquêtes qu’en rougissant.

Il convient de signaler aussi les progrès de la littérature et de la presse depuis trente ans. Au milieu de la mêlée quelque peu brutale des affaires, des entreprises et de la course au dollar, la science et la poésie même ont su se faire une place honorée. Pendant que les vieilles familles gardent les respectables traditions anglo-saxonnes, les nouvelles se débarrassent des travers reprochés jadis au sans-gêne transatlantique, et s’initient en voyage aux raffinemens de ce qui reste en Europe des bonnes façons d’autrefois. Le camp féminin arbore et maintient brillamment le standard de la distinction et de la grâce mondaines at home et à l’étranger. Le goût se développe. Nos œuvres et nos objets d’art, anciens ou modernes, de la meilleure marque, s’en vont trop vite à notre gré, emportés par de vrais connaisseurs dans ce Nouveau-Monde où se forme une aristocratie non-seulement d’argent, mais encore d’élégance, floraison imprévue d’une démocratie qui en témoigne déjà quelque humeur.

C’est surtout à célébrer la prospérité matérielle et l’habile exploitation des ressources de leur pays que s’attachent les panégyristes américains. Parmi leurs plus bruyantes manifestations retentit la note dominante du livre de M. Carnegie, le Triomphe de la démocratie[21]. Ce petit volume, grand par l’orgueil patriotique qui l’anime, expose avec enthousiasme l’ensemble des richesses et des progrès de l’Amérique. L’auteur n’exagère pas ce qu’il dit. Seulement il ne dit pas tout et ne montre que le beau côté des choses ; c’est son droit. D’ailleurs, pour M. Carnegie, les joies du triomphe national américain s’embellissent des satisfactions d’un triomphe personnel qui se résume dans la conquête d’une situation éminente, celle de premier métallurgiste du Nouveau-Monde. Bien que non naturalisé, et resté Anglais ou Écossais, il tient à honneur de ne pas se montrer ingrat envers sa patrie d’adoption.

On ne saurait dresser ici l’inventaire complet de tant de biens acquis ou naturels aux mains d’une seule nation. Chacun en connaît au moins les principaux : le coton, le blé, le bétail, les mines d’or et d’argent, la houille, les huiles minérales, etc. Cette étonnante puissance de production est un phénomène unique au monde.

Nul n’ignore combien les succès agricoles des États-Unis ont été écrasans pour les cultivateurs des vieux pays d’Europe. Voici pourtant que les gros profits diminuent à cause de la concurrence des blés du Canada, de la Colombie et des Indes. Les vastes entreprises des Wheat et Bonanza farms, qui exploitent d’immenses espaces par la culture extensive, ne sont plus aussi fructueuses qu’autrefois. Quant aux petits ou moyens propriétaires, ils semblent se décourager, malgré les privilèges du homestead[22]. Plusieurs renoncent à leurs fermes qui ne rapportent même plus 15 pour 100 dans les régions de l’Est. L’élevage du bétail, toujours lucratif, doit lutter contre de nombreux concurrens d’autres contrées ; l’exportation des viandes en Europe ne se développe pas sans difficultés ni résistances. Si l’agriculture ne donne plus les incroyables bénéfices auxquels sont accoutumés les spéculateurs des États-Unis, elle reste assez florissante pour contenter les nouveaux immigrans, pour satisfaire largement à la consommation intérieure et subvenir à l’insuffisance de la production européenne.

Les Américains exaltent avec raison les progrès de leur industrie. Non-seulement ils ont cessé pour des articles de premier ordre, tels que le fer et la houille, d’être les tributaires de l’étranger ; mais ils exportent une grande quantité de leurs produits, et seraient en mesure d’en exporter bien davantage s’ils trouvaient des débouchés. Pour la fabrication de l’acier, entre autres, ils serrent de près l’Angleterre et espèrent la devancer bientôt. Il y a dix ans déjà, M. Gladstone constatait ce développement prodigieux et prévoyait que La primauté industrielle passerait aux cousins d’outre-mer. « Les États-Unis seuls nous enlèveront le sceptre du commerce, écrivait l’illustre homme d’état. Nous n’avons aucune raison, et je n’ai pour ma part aucune envie de murmurer contre cet avenir. S’ils obtiennent la supériorité, ce sera par le droit du plus fort, et, dans cette circonstance, le plus fort veut dire le meilleur. Ils deviendront, selon toute vraisemblance, ce que nous sommes actuellement, les premiers serviteurs et les pourvoyeurs en chef du genre humain, en même temps que les plus importans employeurs de main-d’œuvre, parce que leurs services rendus au monde seront les plus utiles et les plus nombreux. Nous n’avons pas plus de titres à faire valoir contre les États-Unis que Venise, Gènes ou la Hollande n’en eurent autrefois contre nous[23]. » Ces brillantes promesses commencent à se réaliser. « L’Amérique, dit M. Carnegie, est aujourd’hui la première nation manufacturière du monde. » Ses produits défient la concurrence européenne par les bas prix de fabrication, grâce au perfectionnement des procédés et de l’outillage. Toute rivalité avec elle devient presque impossible sur les marchés neutres.

L’activité remarquable de la navigation sur les lacs et les fleuves est encore un élément de prospérité. Toutefois les Américains ont laissé l’Angleterre s’emparer du monopole presque exclusif de la grande navigation à vapeur. « Les trois quarts de nos transports maritimes se font sous pavillon étranger, » disait à New-York, en 1880, M. Sherman, alors ministre des finances (secrétaire du trésor)[24].

L’Amérique se montre fière de ses grands travaux. La liste en est longue et flatteuse, depuis l’ouverture du canal de l’Érié jusqu’aux énormes constructions destinées à fixer et à régler l’estuaire du Mississipi, « le père des eaux, » souvent irrité et formidable dans ses colères. Mais les Alpes traversées par les deux tunnels du Mont-Cenis et du Saint-Gothard, le percement de l’isthme de Suez et de l’isthme de Panama, un jour ou l’autre, sont l’œuvre des Européens et font bonne figure au tableau du progrès.

Que ne disent pas les Américains de la rapide construction et du vaste développement de leurs chemins de fer? C’est une belle entreprise, rondement menée. L’ensemble du réseau mesure près de 220,000 kilomètres. L’inventaire général des diverses compagnies comprend 19 milliards de francs d’actions à 2 pour 100 et 18 milliards 1/2 d’obligations à 4 3/4 pour 100. A travers des contrées où les routes n’existaient pas, où la terre était pour rien dans la majorité des parcours, la rapide exécution des voies ferrées était aussi aisée qu’avantageuse pour l’avenir du pays. Qui ne sait, d’ailleurs, les facilités de toute nature accordées aux compagnies? Rien que les terres publiques, prodiguées gratuitement en leur faveur par le gouvernement fédéral, égalent en étendue la superficie de huit des principaux états de l’Union, et dépassent en valeur la moitié de la dette nationale. De plus, l’or étranger a prêté largement son concours. Malgré ces conditions exceptionnelles, cent vingt-cinq compagnies avaient fait faillite avant 1876, avec un passif qui s’élevait à plus de 20 milliards de francs[25], et aujourd’hui encore la gestion de cent huit compagnies est confiée à des séquestres judiciaires.

De son côté, la vieille Europe, écrasée par des budgets de guerre ou de paix armée, a créé presque dans le même temps un système de voies ferrées fort peu inférieur en développement. Mais au prix de quelles dépenses, de quelles difficultés internationales, techniques, légales, économiques et militaires n’a-t-elle pas construit ce réseau soigné, qui va de Cadix et Lisbonne à Saint-Pétersbourg, de Brest à Moscou, pour atteindre demain Salonique et Constantinople, sans compter les lignes russes s’avançant jusqu’à Samarcande vers l’Asie centrale !

La réglementation européenne, surtout en France, a su éviter la plupart des inconvéniens de la liberté absolue, qui amène le plus souvent l’oppression générale par la guerre mutuelle, puis par la ligue des monopoles réconciliés au détriment du public. La législation sur les chemins de fer américains et les procédés des compagnies ont imposé des charges exagérées à la production, ou troublé toutes les relations commerciales par des crises artificielles et volontaires dont le pays eut fort à souffrir[26]. Une loi rendue indispensable par l’excès des abus, et votée le 4 février 1887, l’interstate commerce act, a chargé une commission spéciale de contrôler la gestion des compagnies et de régler les rapports entre les lignes d’états différens[27]. Les premiers travaux des commissaires ont montré que la question ne sera pas facile à résoudre.

Ce sont là quelques mécomptes, inséparables de la meilleure fortune. Les Américains, du haut de leurs prospérités, ne se formaliseront pas si on leur demande quels rapports directs la largeur et la longueur des fleuves, la profondeur des lacs, la richesse des mines et des puits de pétrole, l’étendue et la fertilité des terres, les quantités de coton, de blé ou de bétail peuvent avoir avec le triomphe de la démocratie. N’est-ce pas le triomphe de la nature? Quant aux constructions de villes, de monumens, de chemins de fer, etc., les Américains ne les doivent qu’à eux-mêmes. Ils ont le droit de s’en glorifier personnellement. C’est le triomphe du travail sans épithète. En quoi des ports, des canaux, des ponts et des viaducs démocratiques se distinguent-ils des autres?

Dans les comparaisons avec l’Europe, et surtout dans les parallèles entre les États-Unis et l’Angleterre, on oublie trop de noter combien diffèrent pour les deux pays les conditions essentielles d’existence. Le système aristocratique et monarchique anglais est tenu de recourir à des combinaisons économiques compliquées et délicates, pour faire vivre une population de 36 millions d’habitans sur un sol qui peut en nourrir à peine la moitié par ses produits naturels indigènes. Le système démocratique américain est chargé de la tâche facile de laisser vivre et se développer spontanément un peuple de 60 millions d’hommes dans de vastes et fertiles contrées qui pourraient aisément en alimenter plus du double. Sans déprécier le mérite de leur succès, on reconnaîtra que les Américains avaient la partie belle.

Voici même qu’ils se plaignent de réussir trop. L’excès des richesses les incommode. Un gros excédent annuel de recettes encombre depuis quelque temps les caisses du gouvernement de l’Union, qui ne sait que faire de cette surabondance de biens[28]. La dette nationale se paie trop vite et l’or s’accumule inutile dans les caves du trésor fédéral, au préjudice des banques et des affaires privées. L’erreur plus ou moins intéressée du Bland bill au sujet de la frappe obligatoire du dollar d’argent, « le dollar de nos pères,» dont personne ne veut, aggrave la pléthore monétaire des finances nationales.

Aussi était-ce un véritable cri d’alarme sur l’embarras des richesses que le président poussait naguère dans son message. Il suppliait lamentablement le congrès de délivrer le gouvernement fédéral du poids écrasant de ses économies. Enlacé comme un nouveau Laocoon par l’hydre sans cesse renaissante du hideux surplus, M. Cleveland appelait au secours.

L’exécutif ne se bornait pas à exposer les inconvéniens imprévus de l’opulence budgétaire, il offrait un remède et invitait les chambres à l’étudier. Son projet, qui consistait, on le sait, à diminuer le surplus et l’encaisse métallique par une réduction notable des droits de douane, galvanisa les vieux partis politiques atteints d’anémie. Sous une forme incidente, suivant l’usage américain, reparaissait l’éternelle question de la protection et du libre échange, libre échange mitigé d’ailleurs, tel que ses partisans mêmes le comprennent aux États-Unis. Le terrain sur lequel devait se livrer la bataille du scrutin présidentiel se trouvait dès lors indiqué,

jadis et jusqu’à nos jours, la querelle des tarifs douaniers avait divisé le pays en deux sections très nettes. Les républicains du Nord et de l’Est, où se concentraient le commerce et l’industrie, étaient des protectionnistes déterminés. Les démocrates, qui dominaient dans le Sud agricole, exportateur de coton, et dans certains états de l’Ouest, exportateurs de blé et de viande, se ralliaient presque totalement à l’opinion libre-échangiste. Quoique cette ancienne classification subsiste encore aujourd’hui dans ses grandes lignes, des intérêts nouveaux l’ont modifiée sensiblement. Les deux doctrines opposées comptent des adhérens plus ou moins nombreux dans chaque parti. L’industrie du Sud et de l’Ouest a fait des progrès. Puis d’importantes questions de monopoles et autres se sont greffées sur la question principale.

Tout d’abord, le groupe nombreux des politiciens ne verrait pas sans une amère douleur diminuer les gros excédens du trésor, dont le numéraire amoncelé se prête, sans effet trop marqué sur la masse, à toutes sortes de combinaisons, de grapillages, de corruptions et d’entreprises qui profitent largement au parti détenteur du pouvoir. Le dégrèvement des tarifs affaiblirait notablement les recettes annuelles de la douane, évaluées à 1 milliard de francs environ. Une poule aux œufs d’or de ce calibre trouvera toujours d’acharnés défenseurs.

De leur côté, les ouvriers industriels, qui avaient paru pencher un instant vers le libre échange, sous l’impulsion de M. Henry George, sont redevenus pour la plupart aussi protectionnistes que les patrons. Ils craignent qu’avec l’unité télégraphique du globe, le régime de la concurrence universelle par le bon marché des produits ne fasse bientôt tomber le prix du travail producteur aux plus bas cours de la main-d’œuvre en un point quelconque du monde, aux Indes ou en Chine, par exemple, et ne les réduise ainsi à des salaires de meurt de faim (starving wages). Tout compte fait, dans l’état actuel des choses, les hauts tarifs leur paraissent la garantie indispensable d’un salaire vital suffisant, malgré les sacrifices qu’ils ont à subir de ce chef comme consommateurs.

Une clientèle électorale aussi nombreuse est à ménager. En face du drapeau républicain de la protection à outrance, les démocrates et le président candidat se gardaient bien d’arborer franchement l’étendard libre-échangiste. Leur programme timide restait largement protecteur ; les réductions de droits ne devaient guère porter que sur les matières premières et sur des articles n’ayant pas de similaires aux États-Unis. Quant au travail indigène, les deux partis étaient d’accord pour lui réserver le monopole de la production nationale par l’exclusion de la main-d’œuvre étrangère.

Les élections de novembre dernier ont assuré la victoire de M. Harrison et des républicains. Sous leur direction, les États-Unis demeureront sans doute plus protectionnistes que jamais, au moins pour un temps. Le maintien du régime douanier sera accepté sans grand enthousiasme, dit-on, comme la révision prudente des tarifs aurait été subie avec résignation. Il ne semble pas que cette lutte économique, ramenée à des proportions si exiguës, ait profondément remué les masses populaires. Celles-ci ne se sentaient pas atteintes au vif de leurs intérêts immédiats, quel que fut le résultat final. Le faible écart entre les vainqueurs et les vaincus, et les contradictions des derniers scrutins[29], laissent planer une fâcheuse incertitude sur la véritable opinion de la majorité. Le pays, habitué au système protecteur, y trouve l’avantage de conserver son indépendance d’action. Il hésite à s’aventurer dans l’inconnu d’une expérience nouvelle, et se défie des théories absolues du libre échange, qui ne lui permettrait plus d’être l’arbitre de son propre sort. Avant tout, les Américains veulent rester les maîtres chez eux. Leur situation agricole privilégiée, le superflu de leurs produits alimentaires les met à l’abri des représailles économiques périlleuses. Ils peuvent attendre tranquillement d’avoir acquis la supériorité industrielle définitive. Alors, rien ne les empêchera d’abaisser toutes les barrières et de faire du libre échange rémunérateur : ils seront les plus forts. Cette supériorité prochaine, assure-t-on, cette richesse et cette force toujours grandissantes, ajoutent de nouveaux motifs aux inquiétudes des nations habituées de temps immémorial à marcher en tête de l’humanité, évidemment l’axe de la puissance économique et politique se déplace à leurs dépens. Autour d’elles se dressent les plus formidables agglomérations d’hommes qu’on ait jamais vues. Il n’était question autrefois que de l’équilibre européen. C’est l’équilibre du monde qui doit nous préoccuper aujourd’hui. La vieille Europe, rapetissée par comparaison, commence à peser d’un poids léger dans la balance de l’univers, rétréci lui-même depuis que la rapidité scientifique des communications se joue des distances et de l’étendue. Verrons-nous l’antique reine de la civilisation et du progrès dépossédée bientôt de sa couronne, et peut-être étouffée un jour entre les trois colosses qui l’englobent?

Au plus loin, les Chinois pourront tôt ou tard lui causer de graves préjudices. Voilà bien des siècles que les Européens s’efforcent de pénétrer dans le vaste empire du Milieu. S’il ouvre enfin ses portes, ce n’est pas l’Europe qui entrera ; c’est plutôt la Chine qui débordera en masses compactes, comme d’innombrables colonnes de termites rongeurs, ne laissant rien sur leur passage. Sobres, ingénieux, acharnés à l’ouvrage même le plus rebutant, âpres aux moindres gains, les Célestes viendront-ils refouler et affamer par le vil prix de la main-d’œuvre nos habiles et intelligens travailleurs, chevaliers, eux aussi, du travail libre, anobli par le christianisme et la science? Quelque quatre-vingt mille Chinois, cantonnés en Californie et dans les états voisins, ont suffi pour inquiéter l’Amérique. Que serait-ce si toute une invasion ouvrière nous menaçait?

Serons-nous protégés contre la concurrence et l’infiltration asiatiques par un autre colosse aux cent cinq millions de têtes, l’empire russe, aussi hautement personnifié que sagement conduit vers ses hautes destinées? Sa situation limitrophe l’appelle à jouer le premier rôle ; c’est lui qui tient de ce côté les clés de l’Europe et de l’Asie.

Chacun de ces trois états gigantesques, la Russie, la Chine et les États-Unis, pourrait facilement à son gré agiter et modifier le monde. Non-seulement, depuis Monroë et sa doctrine, les Américains se sont établis les arbitres de leur continent tout entier, en déclarant qu’aucune ingérence étrangère n’y serait tolérée par eux; ils ont encore conquis la primauté du nombre parmi les peuples de sang anglo-saxon, et se flattent de les diriger, sinon de les absorber dans l’avenir. Après le pangermanisme et le panslavisme, verrons-nous le panyankisme surgir à notre horizon suffisamment obscurci? Ce dernier néologisme, ajouté à tant d’autres, s’imposera-t-il pour désigner un nouvel essai d’unification de race qui pourrait prendre des proportions fabuleuses? « Les hommes de langue anglaise sont devenus sept fois plus nombreux pendant la période séculaire qui vient de s’écouler. Si la progression observée persiste, on en comptera dans un siècle 700 millions ou même 1 milliard, suivant l’estimation de M. Burham Zinche[30]. » C’est prévoir de loin; et les événemens déconcertent parfois les plus savans calculs. En attendant, les Anglo-Saxons dépassent déjà le chiffre de 100 millions, sur lesquels 60 millions au moins sont Américains.

En face de groupemens aussi redoutables, quelle mince figure ferait notre Occident divisé et armé contre lui-même? Garderait-il quelque chance d’ébaucher l’Union latine, que la maison de Bourbon était si bien en passe d’accomplir au siècle dernier par le pacte de famille, et que manquèrent si follement ensuite des gouvernemens sans racines et sans traditions? Nos républiques semblent marquées de la fatalité du mauvais œil pour tout ce qui touche aux relations internationales ; et les Napoléons, en définitive, malgré l’impérial génie du premier de la race, ont toujours eu la victoire maladroite et la défaite irréparable.

Quant à l’Angleterre, se rattacherait-elle à la ligue anglo-saxonne patronnée par les États-Unis? La verrait-on, au contraire, se rapprocher du groupe germanique, ou rechercher l’alliance latine pour résister à des ambitions débordantes qui, sous prétexte de nationalité fraternelle ou filiale, ne l’embrasseraient que pour mieux l’étouffer? Tout abritée qu’elle est dans son île, l’isolement politique lui deviendrait impossible, à cause de sa situation économique spéciale. Depuis longtemps déjà, elle ne parvient plus à tirer sa nourriture de son propre sol ; et peu à peu les autres pays se refusent à recevoir les produits de ses manufactures, qui servent à payer ses importations alimentaires. Les Américains ne se contentent plus de fabriquer eux-mêmes, pour leur propre usage, la plupart des objets qu’ils faisaient jadis venir du dehors et surtout de la Grande-Bretagne. Ils s’efforcent avec succès de développer leur exportation industrielle autant que leur exportation agricole, de lutter victorieusement sur les divers marchés du monde, et d’y supplanter la concurrence anglaise. Seulement l’enjeu de la partie n’est pas égal pour les deux états rivaux. L’Amérique joue sur le velours, assurée qu’elle est de son pain quotidien et de l’abondance des denrées nécessaires à la subsistance de ses habitans. Pour l’Angleterre, la victoire ou la défaite pourrait être une question de vie ou de mort.

On remarquait naguère en haut lieu que les différentes colonies anglaises ne tenaient à la métropole que par un fil, facile à couper. Qu’arriverait-il si ce fil était coupé en effet, et si la Grande-Bretagne, privée de la pension alimentaire que lui fait sa servante indienne, n’avait plus de débouchés pour y placer les produits de son industrie? Elle serait prise par la famine, et ses nombreux artisans n’auraient plus d’autre ressource que l’émigration, qui prend déjà des proportions inquiétantes.

Avant de se voir exposée à tomber au rang d’une Hollande modeste et proprette dans son (honnête aisance bourgeoise, mais ne comptant plus guère parmi les puissances, l’Angleterre trouvera bien moyen de s’entendre avec les États-Unis. Entre ces deux peuples consanguins, les rapports actuels manquent un peu de cordialité; on constate certaines susceptibilités d’amour-propre, jointes à des conflits d’intérêts matériels immédiats. Par ses exportations de blé et de matières premières, comme par sa population irlandaise, l’Amérique pénètre assez avant dans les affaires de la Grande-Bretagne. Celle-ci, de son côté, par le Dominion canadien, par l’émigration, par le monopole de la navigation à vapeur, par la prépondérance de son commerce et de ses banques, se trouve profondément mêlée aux préoccupations des Américains. Cette réciprocité d’influences amène des malentendus passagers, des jalousies de famille, que des concessions mutuelles apaiseront, quand l’avantage commun l’exigera. La similitude des tempéramens, l’atavisme social, politique et religieux, contribueront puissamment à resserrer les liens de parenté rompus il y a un siècle, à l’aide de Français libéraux et chevaleresques que le roi Louis XVI se permit d’envoyer, avec La Fayette et autres marquis, prendre une éclatante revanche de la perte du Canada.

M. Gladstone tire hardiment l’horoscope de l’union future, à laquelle son retentissant article sur « les cousins d’outre-Mer» avait déjà fait quelque allusion. « Nous voyons, dit-il, se dessiner dans le lointain la plus séduisante perspective pour tout Anglais et tout Américain, celle d’une influence morale puissante ou même souveraine qui peut, sans être cherchée, échoir avant un siècle à notre race anglo-saxonne, grâce à la prépondérance de sa force numérique toujours croissante, ainsi qu’à son active et pénétrante énergie dans l’ordre matériel et mental des choses[31]. » Cette pensée de nouer une alliance étroite entre tous les peuples de langue anglaise n’est pas aussi nouvelle qu’on pourrait croire. L’auteur anglais James Harrington y rêve dès le XVIIe siècle, et baptise du nom d’Oceana « la grande idée» de fédération coloniale avec la métropole. De nos jours, le même sujet a été traité sous diverses formes. M. Seeley, professeur à Cambridge, publiait en 1883 son intéressant ouvrage sur l’Expansion de l’Angleterre. Plus récemment, en 1886, le célèbre historien anglais, M. Fronde, reprenant pour son livre le titre d’Oceana, rajeunissait l’antique projet qui flotte évidemment dans les imaginations britanniques, et semble hanter aussi les songes des Américains. L’un d’eux écrivait naguère dans un élan d’enthousiasme : « Au besoin, nous remorquerons l’Angleterre jusqu’aux embouchures du Mississipi! » Il ne faut défier de rien les vaillans fils de l’Amérique. Toutefois, avant de se laisser faire et de signer le contrat, l’Angleterre, avec le riche apport de ses possessions d’Australie, du Canada, des Indes, du Cap et le reste, serait en mesure de poser quelques conditions.

Autrefois, le doge de Venise épousait l’Adriatique en grande pompe. Pourquoi un comité de riches amateurs des deux mondes ne se donneraient-ils pas la satisfaction de commander, pour l’exposition française de 1889, un tableau allégorique représentant une cérémonie du même genre qui populariserait leur idée? On verrait en peinture le mariage politique de Neptune, sous les traits du Président, avec l’Amphitrite moderne, Britannia rule the waves. Autour d’eux, des tritons et des sirènes, figurant les plus renommés politiciens d’Amérique et les nobles ladies du peerage mêlées aux beautés professionnelles des deux rives de l’Océan, formeraient des groupes symboliques. Dans le fond, et bien en vue, au milieu des rayons lumineux d’un beau soleil couchant, apparaîtrait M. Gladstone, appuyé sur sa hache de bûcheron druidique, et soufflant des fanfares de triomphe dans une conque irlandaise. La reproduction de cette allégorie par les journaux illustrés reposerait les esprits fatigués des tableaux de statistique et de la cote des greenbacks ou des consolidés.

Heureusement pour nous, l’alliance intime à ce point n’est pas encore conclue, sans quoi l’Angleterre, reliée au Nouveau Monde par ses câbles sous-marins, par ses flottes de rapides paquebots, et surtout par l’union nationale de race et d’intérêts, deviendrait un avant-poste des États-Unis menaçant nos rivages. Le Pas-de-Calais marquerait la fin de l’Europe et le commencement de l’Amérique. Ce serait notre tour de nous opposer à la construction du tunnel sous la Manche. Si tout n’est pas fiction pure dans ces hardiesses d’imaginations débridées, serait-il impossible d’entrevoir le programme d’une vaste confédération entre des colonies et deux nations ne formant au fond qu’un même peuple, ayant même religion, même langue, mêmes lois[32]? On commencerait par une sorte de Zollverein, ou d’union douanière ; les États-Unis s’empresseraient de fournir presque exclusivement les denrées de première nécessité à l’île douairière, leur vénérable métropole. Viendrait ensuite l’union des flottes, déjà qualifiée de Seas Union, et enfin un syndicat politique anglo-saxon, de forme quelconque, aux combinaisons duquel le fédéralisme américain se prêterait à merveille. Chaque pays garderait son home rule, tout en acceptant le lien fédéral.

Verrait-on quelques lords sénateurs, accompagnés de hauts délégués coloniaux, aller siéger au sénat de Washington, et réciproquement quelques sénateurs lords venir prendre séance à la chambre des pairs de Westminster? Le gouvernement de la Grande-Bretagne se rapprocherait-il de la royauté présidentielle, ou l’Amérique inclinerait-elle vers une présidence monarchique? Non moins hardi que positif, M. Moncure Conway va droit au fait, et avec sa verve habituelle, il propose, comme le meilleur dénoûment, à d’importer aux États-Unis le prince de Galles pour l’investir de la présidence à vie. Car, dit-il, son éducation politique sous l’œil d’une reine strictement constitutionnelle, au sein de la paix et de la dignité domestique et nationale, a été infiniment plus saine que celle de nos candidats présidentiels de hasard... La présidence à court terme est plus funeste que la royauté. Celle-ci éteint les ambitions suprêmes ; la présidence les rallume et les exaspère. Chaque élection présidentielle est une révolution[33], » ajoute l’auteur, non sans exagérer toutefois. Ne serait-ce pas plutôt un œuf quadriennal contenant un germe révolutionnaire qu’il faut empêcher d’éclore, de peur que tôt ou tard ne sorte de sa coquille fragile une redoutable guerre de partis? La solution de M. Conway est aussi originale qu’imprévue ; son simple énoncé trahit quelque désarroi dans les idées républicaines.

Les sentimens de rivalité loyale entre les deux peuples étaient exprimés naguère avec des formes respectueuses et courtoises, gage d’une sympathie réelle que de récentes susceptibilités ne sauraient sérieusement compromettre. A l’occasion du jubilé de la reine d’Angleterre, au glorieux règne de laquelle il rend un juste hommage en le qualifiant de Victorian Era, M. Allen Thorndike Rice, l’éminent directeur de la North American Review, manifeste « son admiration profonde pour cette petite île qui est placée à l’avant-garde de la civilisation, et qui domine sur un septième de la race humaine. » Il établit une comparaison élégante entre les progrès de l’Amérique et ceux de l’Angleterre pendant les cinquante dernières années. Comme tout bon gentleman anglo-saxon, M. Rice donne une allure de sport à son parallèle présenté sous ce titre : the Race for primacy, la course pour la primauté. Naturellement sa conclusion est en faveur de sa patrie ; il ne doute pas que le prix ne soit remporté par l’Amérique. Les paris sont ouverts.

Mais le point qui nous intéresse, ce n’est pas de deviner laquelle des deux nations sortira victorieuse de cette compétition de famille, ni de supputer les millions de dollars ou de livres sterling que l’une et l’autre auront ajoutés à leur capital. Il nous importe surtout de connaître les qualités morales et intellectuelles qui ont permis aux Américains d’élever un grandiose édifice social et de le conserver florissant jusqu’ici. Car les bonnes chances du hasard ne suffisent pas pour expliquer le succès. La démocratie s’impose aujourd’hui à tous les régimes. Encore faut-il savoir avec quelles difficultés elle doit compter et à quelles conditions seulement elle peut espérer de réussir.


Duc DE NOAILLES.

  1. Voir. entre autres, un curieux volume, très répandu en Amérique, Our Country, ils possible future, and ils present crisis, par R. Josiah Strong. New-York, 1887.
  2. Sumner Maine, Popular Government.
  3. D’après les statistiques, la population des États-Unis, qui comptait 4 millions d’âmes environ en 1790, n’en aurait compté au recensement de 1880 que 15 millions au lieu de 50, si l’accroissement n’était que le résultat normal de l’excédent des naissances sur les décès ; 35 millions d’habitans, soit 70 pour 100 du nombre total, sont donc dus à l’immigration européenne. Pendant ce temps, la race française au Canada montre une force de multiplication intrinsèque extraordinaire. Le chiffre de 60,000 Français résidant au Canada lors du traité de Paris, en 1763, s’est élevé à 3 millions, sans aucun secours ou appoint d’immigration quelconque, tout au contraire, puisque un demi-million de Canadiens ont émigré aux États-Unis. Certaines familles ont vingt enfans et au-delà ; la moyenne est de dix à douze.
  4. Est-il besoin d’observer que les termes de cette comparaison et les calculs qui l’accompagnent sont littéralement américains ? (Carnegie, le Triomphe de la démocratie, p. 28.) D’autres écrivains n’évaluent l’immigrant qu’à 1,000 dollars (5,000 fr,) ; mais la base de l’estimation est toujours le prix du bon nègre sur le marché.
  5. Pendant la période précédente, de 1870 à 1880, la moyenne des immigrans n’était que de 280,000 environ. On assure que, dans ce dernières années, le chiffre de l’immigration ne s’éloigne guère d’un million.
  6. Selon d’autres, la moyenne du pécule apporté par l’immigrant ne serait que de 455 francs. Toute supputation exacte est impossible.
  7. Blaine, Twenty years of Congress.
  8. Il y a quarante ans déjà, le patriotisme en éveil des Américains de bonne souche signalait le danger. En 1852, le général Scott raconta dans un banquet qu’à l’époque où il était maître de Mexico et de tout le pays, la grande majorité des Mexicains désiraient vivement leur annexion aux États-Unis. Pour préparer ce résultat, on offrait au général la présidence avec 250,000 dollars (1,250,000 francs) par an. « Mais, dit-il, je n’étais pas d’avis d’annexer le Mexique. Je répugnais à l’idée de voir 8 millions d’hommes, dont 7 de races inférieures (Indiens et métis), se mélanger à notre race anglo-américaine. Et puis j’avais dans le cœur l’amour du sol natal. A tout je préférais mon pays et ses institutions. J’ai voulu revenir y mourir eu leur restant fidèle, et me voilà. » (Lieber, On civil Liberty and Self-Government.)
  9. The North American Review, février 1888.
  10. D’après le recensement général de 1880, les États-Unis comptent à peine 3 millions de propriétaires ruraux contre 5 millions au moins pour la France.
  11. « Les statisticiens qui ont étudié spécialement la question de l’intempérance affirment qu’en 1879 le peuple allemand a dépensé en boissons enivrantes 650 millions de dollars (3 milliards 250 millions de francs ; le peuple français, 580 millions de dollars (2 milliards 900 millions de francs); le peuple anglais, 750 millions de dollars (3 milliards 750 millions de francs); le peuple des États-Unis, 720 millions de dollars (3 milliards 000 millions de francs), soit en tout la somme formidable de 2 milliards 700 millions de dollars, ou 13 milliards 1/2 de francs en une seule année. Il faudrait y ajouter une somme égale, représentant les pertes ou les frais occasionnés par le manque de production, les maladies, la misère ou les crimes qui résultent de l’ivrognerie, pour évaluer le dommage causé à la société par ce vice honteux. » (The Independent de New-York, du 8 septembre 1881). — « Sur les 25 millions de francs que le crime et le paupérisme coûtaient annuellement aux contribuables de l’état de New-York (frais de secours, hospices, prisons, etc.), 18 millions étaient imputables aux crimes et délits ou aux maladies résultant de l’ivrognerie. » (The North American Review, décembre 1888.)
  12. Dans l’état du Maine, on a été jusqu’à prohiber la vente des boissons alcooliques.
  13. D’après le tableau comparatif des divorces et des mariages dans les états de la Nouvelle-Angleterre, la proportion des divorces variait, en 1860, entre 2 pour 100 (dans le Massachusetts, où elle était la plus basse) et 7 pour 100 (dans le Connecticut), En 1878, elle s’était élevée, dans les mêmes états, à 5 pour 100 et 10 pour 100, soit une augmentation moyenne de 3 pour 100 en dix-huit années.
  14. Carnegie, le Triomphe de la démocratie.
  15. Voir à ce sujet les curieux détails donnés par M. de Varigny, les Grandes Fortunes aux États-Unis. Revue du 1er mai 1888.
  16. James Bryce, the American Commonwealth, t. I, p. 158. London, 1888.
  17. The Nation, de New-York, du 6 décembre 1888.
  18. Voir le Roman russe, par le vicomte de Vogüé, de l’Académie française.
  19. Discours de M. Bertrand à l’Académie française, 13 décembre 1888.
  20. Un volume anonyme, the Centennial of a Revolution, publié à New-York on 1888, conclut ainsi : « Dans la grande bataille des idées, faisons-nous solidaires des révolutionnaires de tous les pays, de ceux qui, en Europe, s’appellent l’Internationale. La révolution partout et n’importe où!.. Qu’ils viennent, les communistes, les anarchistes, les socialistes et tous les autres. Nous sommes tous à la nage avec eux dans le même courant. Vogue la galère! Lâchez tout! Vive la commune ! » Ces quelques lignes sont pleines de promesses.
  21. Andrew Carnegie, le Triomphe de la démocratie, ou l’Amérique depuis cinquante ans; traduction française. Paris, 1886.
  22. Le homestead est un lot de 160 acres ou 65 hectares environ, de terres publiques, accordé par la loi à tout Américain qui le réclame, à charge de le clôturer. Ce lot est insaisissable et à l’abri des poursuites pour dettes. Toutefois, la loi n’est pas absolue. Pour annuler ce privilège et pour emprunter avec garantie sur cette propriété, il suffit de la signature de la femme jointe à celle du mari.
  23. R.-H. W. Gladstone, M. P., Kin beyond Sea.
  24. Discours prononcé au banquet annuel de la chambre de commerce de New-York
  25. Dans ces 20 milliards de pertes, les capitaux étrangers figuraient pour plus de 5 milliards.
  26. En 1869, au plus fort de la lutte entre les compagnies rivales, « les tarifs des transports entre New-York et Chicago ont varié de 1 dollar à 37 dollars 1/2 par tonne. Sur la ligne de Saint-Louis et sur celle de l’Érié, les tarifs ont sauté de 7 dollars à 46 et de 2 dollars à 37 par tonne. » (Charles F. Adams, The railroad system. )
  27. Par une disposition très libérale dont les États-Unis sont coutumiers, il a été décidé que sur les cinq membres composant cette commission, trois au plus pourraient appartenir au même parti politique.
  28. La moyenne de cet excédent, depuis quelques années, est d’un demi-milliard de francs environ. Pour l’exercice courant, 1888-1889, l’excédent serait, dit-on, beaucoup plus faible : à peine atteindrait-il 130 millions de francs. Mais, d’autre part, les dépenses ont été majorées d’une année à l’autre de 490 millions environ. Au profit de qui ou de quoi cet excédent subit de dépenses qui correspond à l’excédent habituel des recettes’? Comme contre-partie de la prospérité exubérante des finances nationales, la gêne financière est très grande dans les états particuliers, dans les comtés, les villes, etc. Les contribuables y sont écrasés d’impôts, qui pèsent principalement sur la propriété foncière. Les dettes locales et municipales, presque insignifiantes il y a cinquante ans, s’élevaient déjà, en 1880, d’après le recensement général, à 4 milliards 110 millions de francs, et, en 1886, à 5 milliards 300 millions. (Voir William H. Jones, Federal taxes and State Expenses. New-York, 1888, et Henry Adams, Public Debts. New-York, 1888.)
  29. Dans les élections parlementaires, les républicains n’ont obtenu qu’un faible avantage sur les démocrates. Dans l’élection présidentielle, quoique le candidat républicain ait été définitivement élu par les collèges du second degré, c’est son compétiteur démocrate, le président Cleveland, qui l’a emporté par quelques milliers de voix au scrutin primaire.
  30. The North American Review, décembre 1887.
  31. Universitas hominum, par R.-H. W. Gladstone, M. P., the North American Review, décembre 1887.
  32. On sait que la common law anglaise est encore en usage actuellement aux États-Unis.
  33. Notre roi en habit noir (The North American Review ; mars 1887).