Le Centenaire d’Auguste Comte

Le Centenaire d’Auguste Comte
Revue des Deux Mondes4e période, tome 145 (p. 394-423).
LE CENTENAIRE
D’AUGUSTE COMTE

Lorsqu’il y eut, voici bientôt deux ans, trois siècles écoulés depuis la naissance de Descartes, cet anniversaire fut célébré à Paris dans une réunion de savans et de philosophes. On y annonça une édition nouvelle des œuvres de Descartes, entreprise sous le patronage du ministre de l’Instruction publique, et confiée aux soins de MM. Ch. Adam et Paul Tannery. Quel meilleur hommage aurait-on pu rendre à la mémoire du grand philosophe ? A l’étranger, plusieurs sociétés savantes tinrent également une séance solennelle en son honneur.

Aujourd’hui, le temps amène, à son tour, le centenaire de la naissance d’Auguste Comte. Le 19 janvier 1898 sera jour de grande fête pour les sociétés et les églises positivistes, plus ou moins orthodoxes, qui existent un peu partout dans le monde. Mais cet anniversaire ne sera pas célébré, comme l’autre, par l’unanimité de ceux qui pensent, dans un même sentiment d’admiration et de reconnaissance. D’où vient cette différence ? Sans hasarder ici un parallèle entre Descartes et Comte, nous remarquerons seulement qu’entre le premier et le troisième centenaire d’un philosophe, le jugement de la postérité a le temps de se modifier et de se mûrir. Quel penseur a été plus mal étudié et plus légèrement critiqué que Descartes lui-même, au XVIIIe siècle ? Spinoza, Leibniz, Kant, étaient-ils connus et mis en leur place, cent ans après leur naissance, comme ils le sont à présent ? Plus une doctrine a de portée et d’influence, plus elle court risque d’être, au moins partiellement, méconnue. Que, plus d’un demi-siècle après son apparition, on ne la regarde pas encore de sang-froid, c’est une preuve de son efficacité. Tel est le cas de la philosophie d’Auguste Comte. De récentes polémiques ont montré qu’elle soulève encore chez nos contemporains des contradictions passionnées. Il faudra du temps, beaucoup de temps peut-être, pour qu’elle entre définitivement dans la pure et impartiale lumière de l’histoire. Alors, on songera moins à la combattre ou à la défendre, et davantage à la connaître.


I

Aujourd’hui, la philosophie de Comte est à la fois très répandue et très mal connue. Elle est d’un accès difficile. Le premier volume du Cours de philosophie positive décourage vite les lecteurs dépourvus de connaissances mathématiques. Supposons cette difficulté surmontée, il faut beaucoup de temps et de persévérance pour lire attentivement les six volumes du Cours et les quatre volumes de la Politique positive, sans parler des autres ouvrages et des opuscules de jeunesse. Il est vrai qu’on est payé de sa peine : le commerce d’une pensée vigoureuse n’est jamais sans attrait. Néanmoins, la lecture de Comte demande un effort soutenu. Sa phrase, bien française de langue et de structure, est surchargée d’adverbes et d’adjectifs ; son style, souvent prolixe ; ses répétitions, fatigantes. Non qu’il fût incapable de donner à sa pensée une expression digne d’elle. Peu de philosophes ont su, mieux que lui, frapper de belles et pleines formules. Mais il écrivait extrêmement vite, sans se relire, et dans les conditions matérielles et morales les plus défavorables : il lui fallait écrire à la hâte, ou ne pas écrire du tout. Sans doute, les défauts de son style n’ont pas empêché sa pensée d’arriver aux lecteurs chez qui elle devait « pousser, » selon le mot de Pascal. Mais elle n’a pas pu se communiquer au public sans intermédiaire, comme faisait, par exemple, la doctrine de Cousin, dont la bourgeoisie éclairée s’est nourrie pendant plus d’une génération.

Le principal interprète de la philosophie de Comte auprès du public français fut Littré. Il lui a prêté une clarté, une concision et une simplicité qui manquent à l’original. Mais il faut avouer que ce fut au détriment de sa profondeur et de sa beauté. Celui qui, connaissant Littré, se met à lire Comte, éprouve plus que de la surprise : c’est presque une révélation. Comte était un grand esprit, Littré était surtout un bon esprit. Exact, consciencieux, sincère (du moins jusqu’au moment de leur rupture), le disciple, sans le vouloir, a ramené le maître à sa propre mesure. De la philosophie de Comte, il a surtout mis en relief l’aspect négatif, et l’antagonisme qui l’oppose à la théologie et à la métaphysique. Mais Comte se regardait aussi comme le successeur et l’héritier des religions et des métaphysiques. Sa philosophie, selon lui, était plutôt une transformation qu’une négation des doctrines antérieures. Cet aspect de la doctrine ne ressort point dans l’exposé qu’en fait Littré. La philosophie positive, qui chez son fondateur est tout imprégnée du sentiment de la continuité historique, ne gagnait rien à être présentée comme un dogmatisme exclusif.

Enfin, les extraordinaires effusions mystiques de Comte pendant ses dernières années, la béatification de Mme de Vaux, « le dogme, le culte et le régime » de la religion de l’humanité, auraient suffi à éloigner pour longtemps la grande majorité des lecteurs. La bizarrerie est plus nuisible en France que la platitude. Comment l’auteur du catéchisme et du calendrier positivistes aurait-il pu être un grand philosophe ? Pour comble, cette religion de l’humanité, véritable contrefaçon du catholicisme, irritait à la fois presque tout le monde. Aux catholiques, elle paraissait sacrilège, et les libres penseurs voyaient en elle un pur produit de l’esprit « clérical ». Faut-il s’étonner si l’œuvre philosophique de Comte n’a pas été dès lors estimée à sa valeur ?

Le temps, toutefois, a peu à peu dissipé les préventions, et réformé les jugemens sommaires. En dépit des étrangetés de Comte, en dépit de l’insuffisance de ses disciples et des efforts de ses adversaires, la vertu philosophique de sa doctrine devenait manifeste. Ne voyait-on pas que, de tous les systèmes nés en France au XIXe siècle, celui-là seul avait franchi les frontières, et marqué fortement de son empreinte des penseurs étrangers ? Le tableau de la philosophie éclectique sera sans doute un chapitre indispensable dans l’histoire de l’esprit français. Mais, justement parce que cette doctrine est liée à une forme très particulière des rapports de l’Eglise et de l’Etat en France, elle n’a guère pu prendre racine ailleurs. Il est douteux qu’une histoire générale de la philosophie doive lui faire une très grande place. La doctrine de Comte, au contraire, est vite devenue un élément de la pensée philosophique en tout pays. Elle fut accueillie d’abord, en Angleterre et en Hollande, avec plus de sympathie qu’en France même. Stuart Mill, M. Herbert Spencer, George Lewes, George Eliot, nombre de philosophes et d’écrivains anglais s’en sont plus ou moins inspirés. Encore aujourd’hui, M. Harrison en défend avec talent les parties mêmes qui prêtent le plus à la critique. Aucun philosophe allemand, il est vrai, n’a eu avec Comte les mêmes relations personnelles que Stuart Mill ; mais, à défaut de positivistes proprement dits, l’esprit positif s’est de plus en plus répandu dans les universités allemandes depuis trente ans. Il suffit, pour s’en convaincre, de voir comme la métaphysique y est délaissée, et le caractère qu’y ont pris les sciences morales et sociales. Dans les pays latins des deux hémisphères, l’influence de Comte s’est exercée avec plus de force encore, en Espagne, au Portugal et surtout au Brésil, où se trouvent les positivistes les plus zélés, et, à leur dire, les plus orthodoxes. Enfin, l’Amérique du Nord a aussi ses sociétés positivistes. Déjà Comte, de son vivant, y avait trouvé quelques-uns de ses plus dévoués disciples.

En France, la philosophie traditionnelle qui est enseignée dans les établissemens publics se sentit menacée par le positivisme. Elle résista de toutes ses forces, et réussit à se garantir contre l’invasion imminente. Mais, jalousement exclue des lycées et collèges et même des facultés, la doctrine nouvelle sut néanmoins trouver le chemin des jeunes esprits. Sans parler des infiltrations insensibles, et des mille petits canaux de la littérature courante, elle eut pour « véhicule » les œuvres des deux écrivains qui furent en leur temps le plus aimés du public. Renan et Taine, sans être positivistes, ont fait plus, pour la diffusion des idées et de la méthode de Comte, que tous ses disciples ensemble. Ils ont beau s’en défendre, leurs livres témoignent pour eux.

Taine, il est vrai, doit beaucoup à Condillac, beaucoup aussi à Spinoza et à Hegel. Parmi les modernes, il semble se relier surtout à Stuart Mill et à M. Spencer. Mais c’est de Comte qu’il procède, à travers eux. Là se trouve l’origine de la plupart de ses idées directrices. Sa conception de l’histoire littéraire, de la critique, de la philosophie de l’art, en un mot son effort pour transporter aux sciences morales la méthode des sciences naturelles, tout cela dérive en droite ligne des principes de Comte. L’Histoire de la littérature anglaise est, en un sens, une application de la théorie positive selon laquelle l’évolution des littératures et des arts est régie par des lois nécessaires, qui la font solidaire de l’histoire des mœurs, des institutions et des croyances. La théorie du « moment » et du « milieu », qui est capitale dans l’œuvre de Taine, n’était pas inconnue au XVIIIe siècle. Montesquieu seul suffirait à le prouver. Mais Comte a rapproché Lamarck de Montesquieu, et il a enseigné à Taine la définition biologique de l’idée de milieu. C’est lui qui, le premier, a employé ce mot de « milieu » pour désigner « l’ensemble total des circonstances extérieures d’un genre quelconque nécessaires à l’existence de chaque organisme déterminé. »

Renan a parlé de Comte avec une extrême sévérité, et non sans quelque dédain. Sans doute, le style du Cours de philosophie positive devait indisposer souvent l’auteur de la Prière sur l’Acropole. Sans doute aussi Renan, qui fait un usage constant du mot « peut-être, » a dû trouver que Comte ne l’employait pas assez. Son infinie souplesse goûtait peu la roideur du système positiviste. Mais cette souplesse même lui a permis de s’assimiler beaucoup des idées de Comte, malgré l’incompatibilité de leurs tempéramens intellectuels. L’Avenir de la Science, ce programme enthousiaste des ambitions et des espérances de Renan, est d’un jeune homme qui a lu Comte d’aussi près que Burnouf. Presque à chaque page, la trace des idées positivistes y est visible. Très certainement, il faut faire leur part aux influences multiples, françaises et étrangères, que l’esprit de Renan a subies. Mais n’est-ce pas de Comte surtout qu’il a appris à regarder l’histoire comme « la science sacrée de l’humanité, » à attendre d’elle ce que l’on demandait jadis à la théologie, à transformer les anciens dogmes métaphysiques de la Providence et de l’optimisme en la croyance à l’idée positive du progrès, à concevoir enfin que la vérité et le bien ne sont pas des réalités immobiles, mais se réalisent peu à peu par l’effort des générations successives ?

Enfin, l’esprit positif profitait encore de la faveur croissante des sciences auprès du public, et du prestige de savans tels que Claude Bernard et M. Berthelot, pour ne citer que deux noms entre mille. Il semblait avoir pour lui les maîtres en l’art d’observer comme les maîtres en l’art d’écrire. Tout conspirait à son succès. Certes, d’autres doctrines restaient vivantes et agissantes. A côté du spiritualisme classique, toujours maître de l’enseignement public, le vigoureux criticisme de M. Renouvier, l’idéalisme, le néo-kantisme sous différentes formes, la philosophie catholique et plus tard le néo-thomisme trouvaient de nombreux et fervens disciples. Mais aucune de ces doctrines n’a atteint le point de diffusion extrême de l’esprit positif. Cet esprit s’est si intimement mêlé à la pensée générale de notre temps, qu’on ne l’y remarque presque plus, comme on ne remarque pas l’air qu’on respire. L’histoire, le roman, la poésie même en ont reflété l’influence, et, après l’avoir reçue, ont contribué à la répandre. De tous ces signes, il n’est peut-être pas téméraire de conclure que la philosophie positive répondait à quelques-unes des tendances les plus profondes de ce siècle.


II

Au sortir de l’Ecole polytechnique, Comte, suspect au gouvernement de la Restauration, se trouve, à dix-huit ans, sans emploi, seul à Paris. Il songe à émigrer en Amérique. Tout en donnant, pour vivre, des leçons de mathématiques, et en collaborant de loin en loin à quelques journaux, il étudie avec passion les sciences et la politique. Ce jeune homme, prompt à l’enthousiasme, semblait destiné, comme tant d’autres parmi ses camarades, à s’éprendre de quelque utopie sociale, et à en poursuivre énergiquement la réalisation. Bientôt il rencontre Saint-Simon, et il se donne à lui de toute son âme. Pendant quatre ans, il travaille avec lui. Il l’aime et le vénère comme un maître. Il se nourrit de ses idées, il collabore à ses œuvres et à ses entreprises. Il s’appelle lui-même « élève de M. de Saint-Simon. » Pourtant, à partir de 1822, il se détache de ce maître tant admiré, et en 1824 la rupture est complète et définitive. Que s’était-il donc passé ?

Les griefs invoqués par Comte n’ont qu’une importance secondaire. Nous n’avons pas à les examiner ici, non plus que la question, fort épineuse, du départ à faire entre ce que Comte a reçu de Saint-Simon, et ce qui lui appartient en propre dans sa philosophie. En fait, le maître et « l’élève » devaient tôt ou tard se séparer. Il y avait entre les deux esprits une incompatibilité radicale. Saint-Simon, merveilleusement inventif et original, jette en foule des idées et des vues nouvelles, dont beaucoup seront fécondes. Mais il affirme vite, et prouve peu. Il n’a pas la patience de s’arrêter longtemps à un sujet, ni de le traiter avec ordre et méthode. Comte, de son côté, pense, comme Descartes, que la méthode est essentielle à la science, et que la « cohérence logique » est le signe le plus sûr de la vérité. Il ne pouvait donc se satisfaire longtemps des essais décousus de Saint-Simon. Celui-ci lui avait révélé sa vocation, et l’avait « lancé », comme il dit lui-même, dans la voie qui lui convenait le mieux. Mais, une fois en route, Comte marche d’un autre pas que son maître. Il a pu même, sans mauvaise foi, tirer parti des intuitions lumineuses, mais désordonnées, qui abondent chez Saint-Simon, persuadé que sa doctrine seule leur donnait une valeur scientifique, parce que là seulement elles étaient systématisées et reliées à leurs principes. Saint-Simon reste jusqu’à son dernier jour un publiciste de génie. Comte, à vingt-quatre ans, a déjà construit un système de philosophie.

Pareillement, Comte s’écarte de ceux qui vont droit à la réforme politique et sociale, aussi bien des fouriéristes que des saint-simoniens. Tous sont d’avis qu’il faut, avant tout, « réorganiser la société », ou, comme ils disent, faire succéder à une période critique une période organique. Nos réformateurs abordent donc de front la « réorganisation sociale. » Comte n’a garde de les suivre. Il proteste dès qu’on paraît le confondre avec eux. A ses yeux, leur entreprise, destinée à un échec certain, implique une conception naïve des faits sociaux. Ils s’imaginent que l’action du législateur n’a point de bornes, et qu’il peut faire de la matière sociale ce qu’il lui plaît. Mais les faits sociaux sont, comme les autres phénomènes de la nature, soumis à des lois invariables, et pour agir utilement sur ces faits, il faut commencer par en connaître les lois. Les panacées sociales rappellent la médecine des sauvages, qui suppléent à la connaissance de la physiologie par la foi en certaines recettes. Bref, comme il y a une science de la physique et de la biologie, il doit y avoir une science de la politique. Tant que l’on n’aura pas fondé cette « physique sociale, » on sera condamné à de stériles efforts et aux tâtonnemens de l’empirisme.

Comte n’en croit pas moins, lui aussi, que la « réorganisation sociale » est le problème capital de notre temps. Il a la ferme confiance, comme beaucoup d’autres, qu’il en trouvera la solution. Mais voici où il est original. Cette solution, selon lui, ne peut être atteinte d’emblée. Il faut, auparavant, avoir résolu d’autres problèmes d’un caractère plus théorique. Car, « réorganiser la société, » c’est y instituer un ordre nouveau. Or, les institutions dépendent des mœurs, et les mœurs, à leur tour, dépendent des croyances. Tout projet de nouvelles institutions est donc vain, si l’on n’a pas d’abord « réorganisé » les mœurs. Et, puisque les mœurs, à leur tour, sont subordonnées aux croyances, l’œuvre sociale qu’on se propose ne pourra être accomplie qu’à cette seule condition : fonder un système général d’opinions qui soient unanimement acceptées pour vraies, comme l’a été, par exemple, le système chrétien par toute l’Europe du moyen âge. Donc, ou le problème social n’a pas de solution, — et Comte ne s’arrête pas à cette hypothèse pessimiste, — ou la solution suppose d’abord l’établissement d’une philosophie nouvelle, qui emporte l’assentiment universel. Cette philosophie, Comte se croit destiné à la créer. C’est pourquoi il ne veut être, à ce moment, qu’un théoricien. « Je regarde, écrit-il en 1824, toutes les discussions sur les institutions comme de pures niaiseries fort oiseuses, jusqu’à ce que la réorganisation spirituelle de la société soit effectuée, ou du moins fort avancée. »

Ainsi, les troubles politiques et sociaux n’ont qu’une valeur de symptômes. Le mal est plus profond. Il vient de « l’anarchie morale et mentale », qui prévaut dans l’humanité civilisée. « Anarchie » n’est pas pris ici dans un sens large et symbolique. Ce mot veut dire, dans son sens le plus littéral, que l’humanité, au point de vue moral et intellectuel, n’est plus « gouvernée ». La fonction du « pouvoir spirituel » n’est pas remplie. Il n’y a plus de principes universellement reconnus pour vrais, et mis d’un commun accord au-dessus de la discussion. Tout a été atteint par la critique et ébranlé par le doute : foi religieuse, convictions philosophiques, principes de morale ; et la crise que subit la société politique n’a pas, au fond, d’autre cause. Cette crise ne peut que s’aggraver, tant que l’ « anarchie » n’aura pas fait place à un ordre spirituel nouveau.

Comment en est-on venu là ? L’histoire le fait aisément comprendre. Comte regarde la Révolution française comme le point d’aboutissement, — provisoire, — d’une longue évolution qui a rempli cinq siècles. Selon lui, dès le XIVe siècle, le régime du moyen âge commence à décliner. L’ensemble de ses institutions et de ses croyances entre dans une période de décomposition qui se poursuit avec une fatalité inéluctable. La Réforme, d’abord, porte un coup mortel à la communauté européenne, dont elle rompt l’unité religieuse. Quand elle nie l’autorité du Pape en matière de foi, elle proclame déjà la révolution dans l’Eglise. La phase déiste est venue ensuite. Une « religion naturelle », sous couleur d’établir l’existence de Dieu et la Providence par les seules forces de la raison, a substitué aux croyances religieuses une pâle et incertaine métaphysique. Et au XVIIIe siècle, l’esprit critique, attaquant franchement tous les dogmes, n’en laisse aucun debout, et triomphe avec la Révolution française.

En étudiant la marche de cette décomposition progressive, Comte s’est appliqué à montrer, suivant les principes de sa sociologie, comment les faits sociaux les plus divers, religieux politiques, économiques, militaires, intellectuels, esthétiques, etc., agissent et réagissent sans cesse les uns sur les autres. Toutefois, ces différens ordres de faits ne sont pas tous d’égale importance. L’ordre des faits intellectuels est « dominateur ». Il joue un rôle prépondérant. Car, sans lui, l’évolution des autres serait inintelligible, tandis que sa propre évolution pourrait, au besoin, se comprendre sans la leur. « Ce sont les idées qui mènent le monde », et la courbe décrite par l’histoire générale de l’humanité est commandée, en dernière analyse, par la courbe que décrivent la science et la philosophie.

Or, le fait capital qui domine et explique l’histoire de la pensée humaine depuis le XIIIe siècle, n’est-il pas le progrès de l’esprit positif ? Ce progrès a commencé, dit A. Comte, dès l’origine même de l’humanité. Mais il est demeuré longtemps latent et presque imperceptible. Il n’est devenu rapide et puissant que depuis le moyen âge. L’esprit positif consiste, comme on sait, à ne plus rechercher que les lois des phénomènes naturels, en abandonnant la poursuite chimérique des causes et des essences. Il a été le ressort caché de l’évolution du monde moderne. Sous le couvert des grandes doctrines métaphysiques de Hobbes, de Descartes, de Leibniz, de Spinoza, de Malebranche même, il a miné, puis ruiné la conception théologique de l’univers. Ces philosophes, qui pour la plupart, étaient en même temps des savans, ont accompli une œuvre dont ils ne distinguaient peut-être pas toute la portée. Ils croyaient soit faire coexister, soit même faire coïncider une vue purement rationnelle de l’univers avec l’ancienne conception qui reposait sur des données surnaturelles. En fait, leurs doctrines n’étaient que des formes de transition, indispensables sans doute, mais caduques. Une métaphysique, selon Comte, n’est jamais qu’une théologie rationalisée, et par-là même affaiblie, démunie de tout ce qui en a fait la vertu à l’époque où elle était objet de foi. Les grands penseurs de la philosophie moderne ont cru fonder une métaphysique : ce qu’ils ont fondé en réalité, c’est une physique. Ce qu’il y avait de durable dans l’œuvre des Descartes et des Leibniz s’est incorporé à la science.

La méthode positive s’est imposée d’abord dans la science de la nature inorganique. Après les découvertes de Copernic, de Kepler, et de Newton, l’astronomie est devenue un « cas céleste » pour les mathématiciens. Personne ne songe plus à « expliquer » les phénomènes astronomiques. On se contente de les calculer. Pareillement, en physique et en chimie, la recherche des lois naturelles a effacé presque toute trace de l’ancien mode de penser théologique et métaphysique. Le monde de la nature vivante est une conquête plus récente de l’esprit positif. Cependant, depuis la fin du XVIIIe siècle, la « biologie », pour employer un mot que Blainville a emprunté aux Allemands, et Comte à Blainville, est devenue à son tour une science positive, une sorte de physique des phénomènes vitaux. Enfin, des signes précurseurs annoncent que bientôt les phénomènes moraux et sociaux seront étudiés au moyen de la même méthode, et que notre temps verra naître une « physique sociale ».

Mais comment ce progrès de l’esprit positif, si important qu’il soit d’ailleurs, a-t-il pour conséquence l’anarchie morale et mentale qui, au dire de Comte, est le grand mal de notre temps ? L’investigation positive des divers ordres de phénomènes naturels ne peut-elle s’accorder avec une conception métaphysique ou théologique de l’univers ? Qui empêche de se représenter les phénomènes de la nature comme régis par des lois nécessaires, et de croire en même temps que l’ordre général de la nature provient d’une cause suprême ? Il semble au contraire que la science positive, enfin dégagée de la théologie et de la métaphysique, leur assure la liberté qu’elle revendique pour elle-même.

Cette conciliation, dit A. Comte, a pu longtemps paraître légitime, parce qu’elle était provisoirement indispensable. Mais, à la longue, l’impossibilité de la maintenir éclate. Il fut un temps où les théologies et les métaphysiques étaient les seules conceptions du monde dont l’esprit humain fût capable. Elles ont rempli alors une fonction nécessaire. Même, sans elles, la science positive n’aurait jamais pu naître et se développer. Mais, comme elle est leur héritière, elle est aussi leur ennemie. Son progrès entraîne nécessairement leur décadence. L’histoire parallèle des dogmes religieux et métaphysiques d’une part, et de la méthode positive d’autre part, permet de dire avec certitude : « Ceci tuera cela. » Il ne faut pas imaginer à cette occasion une lutte dialectique où les dogmes finiraient par succomber, la démonstration de leur fausseté étant achevée. Ce n’est pas ainsi que les dogmes finissent. Tant qu’ils luttent, tant qu’on les combat, ils sont invincibles. Ils disparaissent, selon le mot profond de Comte, par désuétude, comme les méthodes hors d’emploi. Et, en fait, n’ont-ils pas été vraiment des méthodes pour l’esprit humain, qui voulait concevoir l’ensemble des choses avant de les avoir assez étudiées ? Ce que la raison ne pouvait lui donner que très tard, après une longue expérience, il l’a demandé d’abord à l’imagination. Mais, à mesure qu’il s’accoutumait à la méthode d’investigation positive, il se déshabituait des explications théologiques et métaphysiques, ou, sans y renoncer tout à fait, il reléguait les » causes » dans des régions de plus en plus lointaines.

L’idée de la Providence, par exemple, présente, sous la forme la plus philosophique, une explication de ce genre. Or la Providence, dit Malebranche, n’intervient jamais dans le monde par des volontés particulières. Elle n’agit que par des volontés générales. Mais des volontés générales, qui ne souffrent point d’exception, ressemblent étrangement à des lois nécessaires. Que peut être pour l’homme une Providence que ses prières n’émeuvent point, esclave de ses propres décisions, éternelles et immuables ? En fait, nous n’imaginons plus d’intervention surnaturelle dans les phénomènes les plus simples et les plus généraux de la nature, tels que le mouvement des astres ou la chute des corps. Quand tous les ordres de phénomènes seront habituellement conçus comme ceux-là, quand l’idée de leurs lois nous sera devenue partout familière, on ne démontrera pas, par surcroît, qu’il n’y a pas lieu de croire à une Providence. On aura simplement cessé d’y croire. Être athée est encore une façon d’être théologien. Il est donc peu exact de dire que Comte n’a pas voulu laisser de questions ouvertes. Au contraire, toutes les questions théologiques et métaphysiques, selon lui, resteront éternellement ouvertes. Seulement personne ne les abordera plus.

Toutefois, il ne suffirait pas, pour rendre définitif ce résultat, que la méthode positive se fût successivement étendue à tous les ordres de phénomènes naturels. Sans doute, elle met ainsi un terme au trouble qui provient de la coexistence dans les esprits de deux modes de penser opposés et incompatibles. Mais ce n’est là encore, pour ainsi dire, que la condition négative de l’unité que notre entendement exige. Pour que cette unité se réalise pleinement, il faut que l’esprit positif fasse bien davantage. Il faut qu’il procure à l’homme une conception d’ensemble où lui-même, la société, le monde où il vit, sa nature et sa destinée lui soient rendus intelligibles. Il faut, en un mot, que l’esprit positif engendre une philosophie. Autrement, il ne supplantera jamais l’esprit théologique et métaphysique. « On ne détruit que ce qu’on remplace. » Si la doctrine positive n’apporte pas, à son tour, une réponse satisfaisante à des questions que l’homme se pose nécessairement, il n’abandonnera jamais les solutions que lui enseignaient les anciennes doctrines. L’esprit humain ne saurait se passer d’une philosophie : l’unité, qui est son premier besoin, est à ce prix.

Or, jusqu’à présent, l’esprit positif n’a encore constitué que la science, ou plutôt, que des sciences particulières. Il a été « spécial » et fragmentaire, toujours attaché à l’investigation d’un groupe plus ou moins étendu de phénomènes. Il n’a eu en vue que la découverte de lois, le plus générales possible, sans doute, mais toujours relatives à un ordre donné de faits. Avec une prudence louable, et qui a fait sa force, il s’est tenu au plus près de l’expérience. Tout entier à son œuvre d’analyse, il ne s’est jamais élevé à une conception d’ensemble, embrassant la totalité de ce qui existe. Seules, jusqu’ici, les théologies et les métaphysiques ont rem pli cet office, et cet office était, en effet, leur raison d’exister. En sorte que, jusqu’aujourd’hui, l’esprit positif a été « réel, mais spécial », tandis que l’esprit théologique et métaphysique a été « fictif, mais universel ». Si les choses restaient en cet état, aucun des deux ne triompherait jamais des prétentions de l’autre. L’« anarchie mentale et morale » serait sans remède. Mais une solution est proche. Car l’esprit théologique et métaphysique, « fictif » par essence, ne deviendra sans doute jamais « réel » ; mais l’esprit positif, qui n’est « spécial » que par accident, peut acquérir l’universalité qui lui manque. Une philosophie nouvelle sera alors fondée, et le problème résolu.

Ainsi, les sciences positives, sous leur forme actuelle, ne sauraient en aucune manière se substituer aux anciennes doctrines philosophiques. Pour faire disparaître celles-ci, il faut mettre en leur place quelque chose qui, comme elles, réponde à l’idée de l’un et de l’universel. La philosophie, dans la période positive, ne se survivra donc pas à elle-même sous la forme réduite d’une « généralisation des résultats les plus élevés des sciences. » Loin de diminuer le rôle de la philosophie, Comte essaiera d’en instituer une qui satisfasse plus amplement que ses devancières aux aspirations logiques, esthétiques, morales et religieuses de l’âme humaine. Ses adversaires lui ont reproché de s’être fait de la philosophie une idée étroite et mesquine. Mais si sa philosophie doit expliquer l’évolution de l’humanité, mettre fin à la crise présente, fonder la politique et la morale, et servir de base à la religion, ne semble-t-il pas que l’idée en soit plutôt trop vaste et trop ambitieuse ?


III

Le problème soulevé par Comte n’est pas très différent, au fond, de celui que Kant avait traité au siècle précédent, et qui domine toute la spéculation philosophique des modernes. D’une part, la science positive s’impose à nos esprits, avec sa méthode qui « réussit », et ses principes, légitimés, semble-t-il, par ce succès même. D’autre part, la morale ne s’impose pas moins à notre conscience ; et les conceptions métaphysiques et religieuses qui sont liées jusqu’ici à la moralité, paraissent être légitimées, elles aussi, par cette relation. Comment trouver un point de vue supérieur d’où les exigences logiques et les convictions morales de l’âme humaine s’harmonisent ? Comment ne rien abandonner de ce qui est vital, et satisfaire cependant le besoin d’unité qui est le fond de notre esprit ? C’est pour être entrés, chacun par une voie différente, très avant dans ce problème, que Kant et Auguste Comte ont prononcé des paroles qui ont retenti si longuement et si loin.

Kant a surtout voulu délimiter la portée de la raison théorique, et en fixer les rapports avec la raison pratique. À la fois rationaliste et chrétien, il a cru, dans sa Critique de la Raison pure, garantir à jamais la science contre les attaques du scepticisme et les excès du dogmatisme, en même temps que, dans sa Critique de la Raison pratique, il donnait à la morale du devoir un accent de sublimité presque religieuse. Dans l’évolution de la pensée moderne, il appartient à ce que Comte appelait « la halte protestante. » C’est un homme du XVIIIe siècle, nourri de Newton, de Hume et de Rousseau. Toute sa philosophie, même dans sa partie morale et politique, reste encore purement spéculative.

Mais Comte est de la première génération du XIXe siècle, qui assiste à la lutte de la révolution et de la contre-révolution. Ce spectacle détermina l’orientation de sa pensée pour toute sa vie. Né dans une famille catholique et royaliste, il professa, dès sa jeunesse, des opinions très différentes. Pourtant, les premières impressions de l’enfance devaient demeurer indélébiles. Comte, comme on sait, n’a pas été philosophe de profession ; il l’est devenu par vocation. Les premiers objets de ses études furent les mathématiques. Admis à l’Ecole Polytechnique un an avant que son âge lui permît d’y entrer, il passe cette année à Montpellier, où il étudie les sciences naturelles. En même temps il « médite » Montesquieu et Condorcet. Il s’initie à la philosophie proprement dite par la lecture d’Adam Smith, de Ferguson et de Hume, et il distingue fort bien la supériorité de ce dernier. Quand il sort de l’École polytechnique, en 1816, les matériaux de son système futur sont déjà en grande partie préparés.

Dès ce moment, une filiation directe le rattache à Descartes d’abord, puis aux penseurs du XVIIIe siècle français. Lui-même, il s’appellera plus tard le successeur, ou, par un horrible barbarisme, le « compléteur » de Descartes. Il admire et il possède Fontenelle, D’Alembert, Diderot, et il s’assimile l’esprit du XVIIIe siècle entier chez Condorcet, qui en a extrait et clarifié la substance. Celui-ci est son maître préféré, son « père spirituel. » C’est Condorcet qui s’est approché le plus près, avant Comte, de la solution du grand problème, et, sans lui, Comte ne l’aurait sans doute pas découverte. C’est lui qui a ouvert la voie à la sociologie, en élucidant l’idée capitale de progrès. En même temps, Comte suit avec une curiosité passionnée les travaux des grands naturalistes et biologistes de son temps : Lamarck, Cuvier, Blainville, Gall, Bichat, Cabanis, Broussais. Il sent l’importance philosophique de ces sciences nouvelles, que Diderot avait déjà signalée. Il a entendu Destutt de Tracy dire que l’idéologie est une partie de la zoologie. Tout cela se retrouvera plus tard, fondu dans la forte unité de sa doctrine.

Mais en 1817, c’est-à-dire avant même que Comte eût connu Saint-Simon, un autre élément vint se joindre à ceux-là, et en contre-balancer l’effet. Le livre Du Pape parut, et la philosophie historique et politique de Joseph de Maistre fit sur l’esprit de Comte la plus profonde impression. Avait-il connu les ouvrages précédens du même auteur ? Nous ne le savons pas ; toujours est-il que, de son propre aveu, le livre Du Pape fut un événement dans l’histoire de son esprit. En fait, la trace des idées de Joseph de Maistre se révèle presque à chaque pas dans l’œuvre de Comte. Comme de Maistre, il pense que la philosophie du XVIIIe siècle, toute négative, a su admirablement démolir, mais a été impuissante à reconstruire. Comme de Maistre, il croit que les encyclopédistes et leurs amis ont dû leur succès bien plutôt à la faveur des circonstances qu’à la force de leur doctrine, et que leurs adversaires de la contre-révolution ont sur eux une supériorité logique incontestable. Comme de Maistre encore, il est persuadé que l’ordre social n’exige pas moins un pouvoir spirituel qu’un pouvoir temporel, et que le régime du moyen âge a été « un chef-d’œuvre de la sagesse politique », précisément parce que les deux pouvoirs y étaient distincts, grâce à l’hégémonie spirituelle des papes. Comme de Maistre enfin, il fait dépendre le salut de l’humanité, dans l’avenir, de son retour à l’unité de foi.

Ainsi, Comte s’inspire à la fois de Condorcet et de Joseph de Maistre. Il procède également du savant idéologue à qui aboutit l’effort philosophique du XVIIIe siècle, et du fougueux traditionaliste, pour qui ce même siècle est l’époque abhorrée de l’erreur et de la perversion morale. Comte entreprendra, non pas de les concilier : comment concilier ce qui s’exclut ? mais de fonder une doctrine plus compréhensive, où il réunira ce qu’il a reçu de tous deux. Telle lui apparaît à lui-même sa propre lâche. Il l’entreprend avec confiance, car il se croit en mesure d’éviter les erreurs où ses prédécesseurs ont dû tomber. Condorcet a eu l’idée nette d’une science sociale : cela ne l’a pas empêché de méconnaître la marche réelle de l’esprit humain, et de n’apprécier justement que son siècle, aux dépens de toutes les époques précédentes. De Maistre, à son tour, non moins prévenu, quoique pour d’autres raisons, manque également de l’intelligence de l’histoire. Pour restaurer l’humanité, et pour la rétablir en l’état où elle était au XIIIe siècle, il va jusqu’à l’absurde. Il prétend ne tenir aucun compte de la marche de la civilisation et du développement des sciences. Condorcet, qui a mis en lumière l’idée de progrès, n’a rien compris au moyen âge. De Maistre, qui a si bien vu l’excellence du moyen âge, nie le fait éclatant du progrès.

Tous deux sont excusables, parce qu’ils prenaient part à la lutte. Dans la chaleur du combat, ils ont été partiellement aveuglés. Comte, qui voit les choses de plus loin, les voit aussi de plus haut, en pur théoricien. Il dispose surtout d’un instrument que ni Condorcet, ni de Maistre ne possédaient : il va appliquer la méthode positive à l’étude des phénomènes sociaux. Il va fonder, en un mot, la « sociologie ». S’il n’y a pas réussi autant qu’il le croyait, du moins avait-il raison de penser, que son originalité philosophique était dans cette tentative. Fondre, dans une science nouvelle et positive, les idées encore vivaces issues de la spéculation du XVIIIe siècle, avec les vérités historiques et sociales mises au jour par les adversaires de ce siècle : le problème était nettement posé. La solution que Comte en donne devient l’urne même de son système. Par un double et vigoureux effort, il fonde une physique sociale. Il reporte sur le passé l’idée de progrès que Condorcet appliquait seulement à l’avenir, — ce qui lui permet d’instituer une philosophie de l’histoire. Il projette au contraire sur l’avenir ce que de Maistre n’avait vu que dans le passé, — ce qui lui fournit le cadre de sa « réorganisation sociale. » Cette philosophie de l’histoire, qui n’a plus rien de métaphysique, ce sera la dynamique sociale ; cette « réorganisation » de la société, fondée sur la science, ce sera la politique positive.

Tout dépendait donc de la fondation de la sociologie. En constituant cette science par la découverte de ses lois principales, Comte a gardé de ses prédécesseurs tout ce qui méritait d’en être conservé. Il a trouvé la solution du problème philosophique dans les termes qu’il avait lui-même posés. Il a mis un terme à l’« anarchie mentale et morale » dont le monde moderne est menacé de périr.

Avec la fondation de la sociologie, en effet, se réalise la « parfaite cohérence logique » qu’exige notre entendement. Jusqu’à présent, la méthode positive, seule employée dans les sciences physiques et biologiques, s’arrêtait au seuil du monde moral, où la métaphysique était encore maîtresse. La « physique sociale » une fois créée, la méthode positive s’applique désormais à tous les ordres de phénomènes sans exception. L’ensemble du monde apparaît comme « homogène ». Mais, du même coup, l’esprit positif perd son caractère de « spécialité ». Arrivé au terme de son ascension méthodique, ayant conquis enfin le dernier et le plus noble des ordres de phénomènes, le plus compliqué et le plus élevé, il peut, de ce sommet, jeter un regard sur l’ensemble de tous les ordres. Il va refaire par la pensée, en sens inverse, le chemin parcouru.

La sociologie est donc, à la fois, un point d’arrivée pour la méthode positive, qui atteint avec elle le faite de la hiérarchie des sciences, et un point de départ pour la philosophie positive, qui domine cette hiérarchie. Dorénavant, les rapports des sciences entre elles, laissés jusqu’ici à l’arbitraire des savans, seront réglés du point de vue de l’ensemble. A l’intérieur même de chaque science, la recherche scientifique sera soumise à une exacte discipline, qui écartera les problèmes « oiseux. » Les rapports des sciences avec les arts correspondans seront établis rationnellement. Enfin le problème moral et le problème religieux seront résolus par cette philosophie. « Par la fondation de la sociologie, dit A. Comte au commencement du Cours de philosophie positive, la philosophie positive acquerra le caractère d’universalité qui lui manque encore, et deviendra par-là capable de se substituer à la philosophie théologique et métaphysique, dont cette universalité est aujourd’hui la seule propriété réelle. » Et à la fin du Cours, il conclut : « La création de la sociologie vient aujourd’hui constituer l’unité fondamentale dans le système entier de la philosophie moderne. »

Pourquoi n’est-elle pas venue plus tôt ? La sociologie elle-même l’explique. Il fallait, pour qu’elle apparût, que la Révolution française eût jeté sa lumière sur la philosophie de l’histoire ; il fallait que la biologie eût fait des progrès décisifs. Si haut que Comte place son propre génie, il reconnaît qu’il n’aurait pas fondé la sociologie, si la date de sa naissance ne l’avait placé juste après Gall et Cabanis, et après Condorcet et de Maistre. Mais il n’en regarde pas moins sa découverte de la sociologie comme un événement capital dans l’histoire de l’esprit humain. Car, la sociologie une fois l’ondée, la philosophie positive est établie en même temps. Une « foi démontrée » va se substituer à la « foi révélée. »


IV

La sociologie, en sa qualité de science positive, devrait, comme les autres, partir de l’observation et de l’analyse des faits, établir des lois, et permettre la prévision des phénomènes futurs, dans la mesure où l’extraordinaire complication des faits sociaux le comporte. Elle devrait rendre, de plus, l’action de l’homme d’Etat aussi rationnelle et aussi efficace que celle de l’ingénieur et du chirurgien. Ce programme a-t-il été rempli par la doctrine de Comte ? Il ne le semble pas, puisque l’on en est encore aujourd’hui à chercher la définition du fait social, et à discuter sur l’idée même de la sociologie. Mais qu’importe que cette science ne soit pas sortie de la période des tâtonnemens ? L’essentiel était que Comte eût fourni à la spéculation philosophique de notre siècle la forme qui répondait le mieux à ses tendances intimes.

Au fond, l’objet de cette spéculation ne varie guère. Métaphysique et religieuse en France au XVIIe siècle avec Descartes et Malebranche, idéologique et morale au XVIIIe avec Condillac et Rousseau, sociale au XIXe avec Saint-Simon, Comte et Proudhon, ce sont toujours les mêmes problèmes qu’elle agite.

Mais, avec le temps, ils revêtent des aspects nouveaux, et Comte a bien vu que, pour notre époque, ils devaient se formuler en termes sociaux.

N’était-ce pas là d’abord une suite nécessaire de l’ébranlement formidable produit par la chute de l’ancien régime, et par l’entrée des masses prolétaires dans la vie sociale consciente ? Le problème philosophique, dit A. Comte, ne se pose plus après la Révolution comme avant 1789. Elle a rendu la science sociale désormais possible. L’idée de progrès, indispensable à cette science, était inconnue des anciens, apparaissait à l’état d’ébauche chez Bacon, restait imparfaite même chez Fontenelle et chez Condorcet. Après la Révolution, cette idée reçoit une définition scientifique, dans son rapport nécessaire avec l’idée d’ordre.

Mais surtout, la sociologie avait l’avantage de remettre la spéculation philosophique en contact intime avec les sciences positives. En un sens, en effet, la sociologie domine et gouverne toutes les autres sciences, qui peuvent être regardées comme les produits de l’évolution intellectuelle de l’humanité, c’est-à-dire comme de grands faits sociaux. Mais, en un autre sens, la sociologie dépend, à son tour, de toutes les sciences. Car les phénomènes les plus « nobles » sont subordonnés aux plus « grossiers » quant à leurs conditions d’existence. L’homme ne peut se considérer comme un empire dans un empire. La science des sociétés suppose la science des individus qui les composent, c’est-à-dire, la biologie. Toutes deux, à leur tour, impliquent la science du milieu où les êtres vivans sont plongés, et dont la moindre altération les ferait disparaître : c’est-à-dire la physique, la chimie et l’astronomie. Et l’astronomie ne saurait exister sans les mathématiques. La science de l’homme, qui est la science suprême, repose donc sur l’étude préalable des autres sciences de la nature, parcourues successivement dans leur ordre de complication ascendante, et sans qu’il en manque une seule. Toute spéculation philosophique qui ne remplit pas cette condition est vaine et chimérique.

Quel contraste entre cette philosophie et l’éclectisme, dont le succès était éclatant, quand parut, en 1830, le premier volume du Cours de Philosophie positive ! C’est à lui que Comte pense lorsqu’il attaque les psychologues et la prétendue méthode psychologique. Les expressions méprisantes dont il se sert s’expliquent par l’incompatibilité foncière des deux doctrines. Les origines de Comte relient la sienne aux sciences positives ; les affinités de Cousin rattachent l’éclectisme au mouvement romantique. Cousin a connu à Paris A.-W. Schlegel, un des principaux théoriciens du romantisme allemand. Dans ses voyages en Allemagne, il a subi d’abord l’influence de Fichte et de Schelling, les deux philosophes romantiques par excellence, et plus tard seulement celle de Hegel. Aussi son éclectisme, sous sa première forme, la seule qui compte, procède-t-il des mêmes principes que le romantisme dont il est contemporain. Subordonner en toute occasion ce qui est réfléchi à ce qui est spontané, et l’entendement discursif à l’intuition immédiate ; faire du « moi » le centre d’où toute réalité est perçue et comprise ; ne considérer de l’univers que sa projection dans la conscience d’un sujet : ce sont là des signes certains de l’esprit romantique.

M. Brunetière a rendu pleinement évidente l’étroite liaison du romantisme littéraire avec cette philosophie toute subjective, qui s’est donné en France le nom d’éclectisme. Mais il a fait voir aussi la prompte réaction qui suivit ce mouvement romantique. Il en a montré les signes jusque chez les romantiques même qui ont survécu à leur génération, et comment surtout leurs successeurs, loin de ne voir la nature qu’à travers l’homme, et de la ramener à lui, ont au contraire replacé l’homme dans la nature et voulu l’expliquer par elle. N’est-ce pas justement ce que Comte a fait en philosophie ? L’éclectisme tirait tout de l’analyse du moi ; Comte n’en tire plus rien. Cette analyse est illusoire, ou tout au moins stérile. Certes, l’individu peut constater en lui-même, par la conscience, qu’il pense, sent et veut. Mais cette constatation ne permet pas d’aller plus loin. Il n’y a que deux manières d’étudier scientifiquement les faits intellectuels et moraux. Ou bien on les considère dans leur rapport avec l’organisme qui en est la condition, et cette étude est alors inséparable de la biologie ; ou bien on étudie les lois intellectuelles dans leurs résultats, c’est-à-dire dans l’évolution historique des connaissances humaines, et on institue alors la sociologie. Mais la biologie, comme la sociologie, suppose les autres sciences fondamentales. Donc, une philosophie qui perd le contact de ces sciences, et qui prétend faire de l’analyse du moi sa seule méthode, ne peut rire que creuse, sinon fausse.

En conséquence, dans son Cours de Philosophie positive, A. Comte fait précéder la sociologie d’une philosophie des sciences qui occupe les trois premiers volumes. C’est là peut-être la plus belle partie de son œuvre. Il y expose une théorie de la méthode et de la science, qui, sur bien des points, rejoint celle de Descartes. La science « se compose de lois et non de faits. » Se contenter, pour constituer la science, d’amasser des faits, si nombreux soient-ils, c’est « prendre une carrière pour un édifice. » Le but de la science est de substituer la prévision rationnelle à la constatation empirique des faits.

De cette philosophie des sciences, que nous ne saurions exposer ici, même sommairement, on ne connaît guère, en général, que la classification proposée par Comte dans la seconde leçon du Cours. Sans doute, cette classification célèbre mérite qu’on s’y arrête. Elle est à peu près adoptée par les sa vans de tous les pays. Comme le système métrique, c’est une trace du clair génie français dans le monde. Mais, quelle que soit son utilité, Comte y voyait surtout une « hiérarchie » des sciences, rangées dans leur ordre de complexité croissante. Elle lui sert à montrer comment la méthode positive a conquis tour à tour les diverses classes de phénomènes, compensant dans une certaine mesure les difficultés grandissantes par l’emploi de procédés plus nombreux, et s’élevant enfin, avec la sociologie, au point de vue philosophique, « universel », d’où s’aperçoit tout l’ensemble du réel. Alors se dégagent les lois les plus générales, communes à tous les ordres de phénomènes, les lois « encyclopédiques » dont l’ensemble forme la « philosophie première » que Bacon a entrevue.

Mais Comte, pour rester fidèle à ses principes, ne devait pas essayer de ramener les phénomènes de la nature à un seul ordre qui les contiendrait tous. Il condamne, au contraire, comme métaphysique, la philosophie qui poursuit une unité « aussi oppressive que chimérique. » Selon lui, à chaque degré de l’échelle des sciences, quelque chose de nouveau et d’irréductible apparaît. Si utile que l’analyse mathématique soit à la physique, celle-ci a son originalité propre. Les phénomènes chimiques ne peuvent s’expliquer par les seules lois de la physique. Entre le monde de la matière inorganique et le monde de la vie, la distinction est encore plus nettement marquée. Et enfin, si étroits que paraissent les rapports de la biologie et de la sociologie, Comte n’admet pas que la seconde soit simplement une extension de la première.

Cette philosophie fait donc une juste part à la solidarité, mais aussi à l’indépendance des sciences. Chaque ordre de phénomènes, en même temps qu’il est soumis aux lois de tous les ordres sous-jacens, est en outre régi par ses lois propres. On pourrait figurer ces ordres par des cercles concentriques. Ces cercles s’envelopperaient les uns les autres, le cercle du plus grand rayon représentant l’ordre des phénomènes les plus simples et les plus généraux, et enfermant les cercles de rayons de plus en plus petits, qui représenteraient les phénomènes de plus en plus complexes. Mais toujours les cercles resteraient distincts les uns des autres.

Si Comte n’était pas un ennemi irréconciliable de toute métaphysique, on penserait qu’il est ici bien près d’en esquisser une. A vrai dire, on la voit se dessiner tout le long de sa philosophie des sciences. Il ne serait peut-être pas très difficile de la mettre au point. N’en a-t-il pas lui-même préparé les traits essentiels, quand il a dit que la science « se compose de lois et non de faits », quand il a défini la loi « la constance dans la variété », quand enfin il a conçu les divers ordres de phénomènes naturels à la fois comme « irréductibles » et comme « convergens » ? Qu’il fasse un pas de plus, qu’il essaye de comprendre le principe de cette convergence, et sa métaphysique est fondée.

Ce pas, A. Comte n’a pas voulu le faire. Il est chimérique, selon lui, de chercher un tel principe. La philosophie positive s’en abstient. S’il est vrai qu’il existe des lois encyclopédiques qui se vérifient dans tous les ordres de phénomènes, nous n’en ignorons pas moins l’essence ou la cause de ces phénomènes, et nous n’avons pas à la chercher. Au reste, même dans chaque ordre considéré à part, nous ne pouvons pas ramener les lois que nous connaissons à une loi unique plus générale ; et que sont les lois connues au prix de celles qui nous échappent, et qui nous échapperont peut-être toujours ? Considérée dans son objet, chacune de nos sciences s’étend pour ainsi dire à l’infini, au-delà de notre horizon borné. Si donc il faut, pour nous satisfaire, une conception une du monde, ce n’est pas du point de vue de la science objective que nous l’atteindrons jamais. Cette science sera toujours incomplète et fragmentaire. Mais si nous changeons de point de vue, si nous rapportons à l’homme, ou plutôt à l’humanité, comme centre, tout l’ensemble des sciences, nous pourrons alors réaliser l’unité cherchée. En un mot, ce n’est pas la métaphysique, c’est la sociologie qui nous conduira à une conception « une et universelle » c’est-à-dire philosophique, de la nature dans son ensemble.

Si nous nous plaçons ainsi, comme il convient, au point de vue de l’homme, peu importe que tant de lois de la nature doivent nous rester toujours cachées. Chaque science ne devra être cultivée que dans la mesure nécessaire au progrès matériel, intellectuel et moral de l’humanité. Chacune sera regardée, non pas comme une fin en elle-même, mais simplement comme préparatoire à la science suivante, puisque seule la science dernière, la sociologie, a en soi sa raison d’être, parce qu’elle est la base de la morale et de la religion. Comte, qui condamne « l’art pour l’art », n’est pas moins hostile à « la science pour la science. » Il ne comprend l’une et l’autre que du point de vue social. Sans doute, la science est, par essence, désintéressée. La poursuite servile de résultats immédiats arrêterait bientôt son progrès. Mais, si libre qu’elle soit de motifs utilitaires, elle n’en sert pas moins à des fins autres qu’elle-même. Dans l’hypothèse, d’ailleurs invraisemblable pour longtemps, où les sciences positives finiraient par assurer à tous les hommes une vie libre et vraiment humaine, Comte n’estimerait pas qu’il fallût les pousser beaucoup plus loin. L’art, plutôt que la recherche scientifique, devrait faire l’occupation de l’humanité affranchie.

Quel est donc, en définitive, le rôle propre de l’intelligence dans la doctrine de Comte ? La question peut sembler embarrassante. Tantôt il représente l’intelligence comme un instrument très noble et très précieux, mais qui ne vaut que selon l’usage qui en est fait. Livrée à elle-même, elle manque de règle et de discipline. L’abus de l’esprit scientifique dessèche l’âme. Il la rend égoïste, immorale et tyrannique. En politique, le gouvernement des hommes de science serait détestable. Comte n’a pas assez de sarcasmes contre ce qu’il appelle la « pédantocratie », d’un nom qu’il est ravi d’emprunter à Stuart Mill. Il cite volontiers l’exemple de la Chine, pour montrer où mène la superstition du savoir. Dans la société positive, la recherche scientifique sera soumise au contrôle du pouvoir spirituel. La période qui nous sépare du moyen âge, et qui est remplie par le développement des sciences, est définie par Comte une longue « insurrection de l’esprit contre le cœur. » Cette insurrection fut sans doute indispensable au progrès de l’humanité, mais, si elle se prolongeait dans la période positive, elle deviendrait criminelle.

Ce langage est très net. Cependant, Comte en a tenu souvent un tout différent. Pourquoi dit-il, par exemple, que la supériorité intellectuelle est la plus rare et la plus précieuse de toutes ? Comment, dans sa philosophie de l’histoire, fait-il du développement de l’intelligence le pivot de toute l’évolution humaine ? Et pourquoi regarde-t-il la « parfaite cohérence logique » comme le signe le plus sûr de la vérité ?

La contradiction n’est qu’apparente, et la solution en est fournie par la philosophie de l’histoire. Il suffit de distinguer la période qui précède l’apparition de la philosophie positive, et celle qui la suit. Jusqu’à la fondation de cette philosophie, l’intelligence joue dans l’évolution de l’humanité un rôle prépondérant. C’est elle qui, tirée de sa torpeur primitive par le besoin, par la guerre, par mille dangers, a observé les premières liaisons réelles entre les phénomènes naturels, germe de la science future. Elle a fondé les premiers gouvernemens. Par une suite de lentes révolutions, elle a fait succéder les conceptions métaphysiques aux théologiques, et les positives aux métaphysiques. Elle a enfin étendu jusqu’aux faits moraux et sociaux la méthode victorieuse qui donne à l’homme la puissance par la prévision. Mais, parvenue là, elle prend conscience à la fois de son évolution et du but de cette évolution. Elle apprend, par la sociologie, qu’elle n’a pas sa fin en elle-même, et qu’elle est subordonnée au « cœur », c’est-à-dire à l’amour. Elle accepte la fonction, essentielle encore, mais secondaire, que lui assigne désormais l’intérêt suprême de l’humanité. Elle n’est que faible, comme disait Pascal, si elle ne va pas jusque-là.


V

Notre connaissance, dit A. Comte, est nécessairement relative. La relativité de la connaissance a été entendue de bien des façons, depuis Protagoras jusqu’à Stuart Mill, en passant par Hume et par Kant. Mais, en général, les philosophes se sont fondés, pour l’établir, sur des considérations psychologiques et métaphysiques. Or, Comte s’abstient de métaphysique, et il regarde l’analyse psychologique comme illusoire. Les philosophes qui s’obstinent à élucider les « principes de la connaissance, » sont-ils plus avancés aujourd’hui qu’au temps de Platon et d’Aristote ? Leur dialectique est stérile, et leur ingéniosité se dépense en pure perte. Comte ne fait appel qu’à des raisons positives, c’est-à-dire biologiques ou sociologiques. Notre connaissance est relative à notre organisation. Pour une espèce aveugle, il n’y aurait pas d’astronomie. Comte se souvient ici de Diderot, qu’il avait beaucoup lu. Si nous étions conformés autrement, l’objet restant le même, notre connaissance serait autre. Comment savoir ce que cet objet peut être « en soi », hors de tout rapport avec nous, qui le connaissons ? Il est chimérique de concevoir la connaissance comme toute « subjective » ; car la matière de la connaissance ne peut être fournie que par l’objet. Mais il n’est pas moins chimérique de concevoir la connaissance comme tout « objective », puisque notre esprit impose aux choses ses « exigences logiques » et son « aveugle besoin de liaison. » Fût-il même passif et neutre, rien ne nous garantirait qu’il reflétât toute la réalité. Avouons donc que notre connaissance contient à la fois des élémens subjectifs et objectifs, fondus en un tout indécomposable.

Elle est relative, en outre, à notre « situation ». Cette seconde cause de relativité est seule décisive. Car la première établit seulement que notre connaissance serait différente si notre organisation était différente. Or, en fait, notre organisation est invariable. On pourrait donc, à la rigueur, ne pas tenir compte de cette hypothèse. Mais nous sommes nécessairement « situés », dans le temps, à un certain moment de l’évolution de l’humanité. Ce moment correspond à un état défini de la civilisation des sciences, des arts, des institutions politiques et sociales. Nos idées, nos croyances et en général notre connaissance, sont évidemment relatives à cet ensemble de conditions qui a changé avant nous, et qui changera après nous. Si donc absolu signifie, comme le dit Comte « immuable », la connaissance, qui varie en fonction d’élémens eux-mêmes variables, ne saurait jamais être absolue. C’est un des premiers points qu’établit la sociologie positive : cela ressort de l’idée même d’une dynamique sociale. Cette relativité ne comporte point de remède. Elle ne disparaîtrait que si l’évolution de l’humanité s’arrêtait, soit parce qu’elle aurait atteint la perfection où elle tend, soit par la fin de l’espèce. Mais de ces deux éventualités, la seconde, bien lointaine, se réalisera encore avant la première.

Ainsi comprise, la relativité de la connaissance entraîne de graves conséquences, et tout d’abord, une transformation de l’idée de vérité. L’esprit humain s’est longtemps refusé à comprendre une vérité qui ne fût pas immuable. La vérité devait être toujours identique à elle-même, toujours identique pour tous les esprits de tous les temps et de tous les lieux. Il semblait qu’en perdant ce caractère, elle dût cesser d’être elle-même. C’est pourquoi l’esprit humain s’est toujours acharné à la poursuite de l’absolu. Il ne pensait pas qu’aucune vérité fût solidement établie, si elle ne reposait sur ce fondement immuable. Sa science était suspendue à une métaphysique. Et ses échecs, mille fois répétés, ne l’auraient pas découragé, si la philosophie positive ne lui montrait enfin que la vérité dont nous sommes capables est toujours relative, sans cesser pour cela d’être vérité. Nous ne sommes pas condamnés à choisir entre la poursuite d’un absolu inaccessible, et la négation de toute science. Il suffit de comprendre que l’intelligence humaine évolue, et que cette évolution est soumise à des lois. Elle traverse des phases successives, dont chacune suppose les précédentes, et les conserve en les modifiant. La connaissance vraie évolue de même. Elle n’est jamais achevée, elle « devient » toujours. Elle n’est pas un « état » ; elle est un « progrès. »

Il est donc des vérités provisoires, et, si l’on peut dire, temporaires. La science en établit-elle jamais d’autres ? L’idée qu’Hipparque et les astronomes grecs se faisaient du monde céleste n’était pas fausse de tout point. C’était la vérité astronomique compatible avec les conditions générales de la société où ils vivaient. Après les travaux des observateurs du moyen âge, utilisés par Copernic, cette idée a cédé la place à une autre, qui s’est perfectionnée jusqu’à Newton et Laplace. Peut-être celle-ci sera-t-elle modifiée à son tour, à la suite de nouvelles découvertes ? Pareillement, on a pensé d’abord que la forme de la terre était une surface plate, puis un disque rond. On se l’est représentée ensuite comme une sphère, enfin comme un ellipsoïde de révolution. Aujourd’hui, l’on sait que cet ellipsoïde est irrégulier. Les résultats obtenus dans les sciences de la nature sont des approximations qui peuvent toujours être poussées plus loin.

La vérité est donc, à chaque époque, selon les profondes formules de Comte « la parfaite cohérence logique », ou « l’accord de nos conceptions avec nos observations. » L’histoire de la pensée humaine se compose d’une série progressive de périodes alternantes, analogues aux systoles et diastoles du cœur. A un certain moment, l’esprit a mis ce qu’il conçoit d’accord avec ce qu’il sait. Mais peu à peu des faits nouveaux sont observés, ceux qui étaient connus sont mieux interprétés, des découvertes éclatent. L’harmonie entre les conceptions et les observations devient alors précaire. Une discordance, d’abord sourde, puis aiguë, se déclare entre l’expérience et le cadre où l’esprit la fait entrer. A la fin, ce cadre se rompt. De nouveau, l’accord se rétablit sous une forme plus compréhensive, qui à son tour deviendra insuffisante. La philosophie positive, qui reconnaît là une loi sociologique nécessaire, renonce à la chimère de la vérité immuable et absolue. Elle ne regarde plus la vérité d’aujourd’hui comme absolument vraie, et ce qui fut la vérité hier comme absolument faux. Elle « cesse d’être critique envers tout le passé. »

Qu’on le veuille ou non, la relativité de la connaissance entraîne celle de la morale. Si celle-là n’atteint plus l’absolu, celle-ci ne peut être que relative. Kant, « le dernier des grands précurseurs » d’Auguste Comte, a tenté de conserver à la morale un caractère absolu : c’est qu’au fond, il conservait aussi la métaphysique. La loi morale, dit-il, est universellement valable pour tout être libre et raisonnable. Mais d’abord, la seule espèce d’êtres raisonnables et libres que nous connaissions, l’humanité, se développe dans le temps selon les lois d’un progrès nécessaire. Elle n’a pas eu, à chaque phase de ce développement, une égale connaissance de cette loi morale. Tout au plus peut-on dire qu’elle en prend, avec le temps, une conscience de plus en plus claire. Puis l’existence de notre espèce dépend d’un très grand nombre de conditions naturelles, astronomiques, physiques, biologiques, sociologiques. L’ensemble de ces conditions constitue un « régulateur » constant et irrésistible pour la conduite des hommes. Il est clair en effet que les règles essentielles de leur activité doivent, bon gré mal gré, s’ajuster à ces conditions ; autrement l’espèce disparaîtrait aussitôt. L’ordre moral « plus noble » est cependant subordonné à l’ordre physique « plus grossier. »

Par suite, si nos conditions d’existence étaient autres, ce qui n’est pas absurde à penser, notre moralité serait autre aussi. Darwin a présenté cette idée sous une forme frappante. « Je n’affirme pas, dit-il, qu’un animal sociable, en admettant que ses facultés intellectuelles devinssent aussi actives et aussi hautement développées que celles de l’homme, doive acquérir exactement le même sens moral que le nôtre. De même que certains animaux possèdent un certain sens du beau, bien qu’ils admirent des objets très différens, de même aussi, ils pourraient avoir le sens du bien et du mal, et être conduits par ce sentiment à adopter des lignes de conduite différentes. Si, par exemple, pour prendre un cas extrême, les hommes se reproduisaient dans des conditions identiques à celles des abeilles, il n’est pas douteux que les individus non mariés du sexe féminin, de même que les abeilles ouvrières, considéreraient comme un devoir sacré de tuer leurs frères, et que les mères chercheraient à détruire leurs filles fécondes, sans que personne songeât à intervenir. »

Ce passage de la Descendance de l’Homme souleva les plus vives protestations. Un critique assura que si l’on admettait généralement la théorie de la morale impliquée dans cette hypothèse, « l’heure du triomphe de cette théorie sonnerait en même temps le glas de la vertu dans l’humanité ! » A quoi Darwin répondit paisiblement : « Il faut espérer que la persistance de la vertu sur cette terre ne repose pas sur des bases aussi fragiles. » L’indignation du critique n’en exprimait pas moins le malaise que cause à beaucoup de consciences l’idée d’une morale relative. Ou le bien est absolu, pensent-elles, ou la distinction du bien et du mal s’évanouit : il n’y a pas de milieu. Pourtant, l’histoire montre que les impasses de ce genre ne sont pas sans issue. Un dilemme semblable ne se posait-il pas au sujet de la connaissance ? N’avait-on pas dit de même : ou la vérité est absolue, ou il n’y a pas de vérité du tout ? Le dilemme était faux. L’esprit humain s’est accommodé de vérités relatives. Sans doute, une solution analogue interviendra pour la morale. Et l’aveu de sa relativité ne lui sera pas plus funeste qu’il ne l’a été à la science.

Peut-être même la morale trouvera-t-elle quelque avantage à être envisagée surtout du point de vue social. On comprendra de mieux en mieux que « l’humanité se compose de plus de morts que de vivans », et qu’il ne faut pas expliquer l’humanité par l’homme, mais, au contraire, l’homme par l’humanité. On sentira toute l’importance, pour la morale, de la continuité des générations et de la solidarité des individus. Ce beau mot de solidarité, qui a fait aujourd’hui une si grande fortune, — presque trop grande, — c’est Comte qui, le premier, l’a tiré du langage juridique pour lui donner une signification sociale. Il reprenait, en un autre sens, la célèbre pensée de Pascal. Toute la suite des hommes, pendant le cours de tant de siècles, doit être considérée comme un même homme qui subsiste toujours, et qui s’élève à une conception de plus en plus nette de sa destinée et de son devoir. La moralité, comme la vérité, est un « progrès ». Il y a eu des vérités morales provisoires et temporaires. Ce qui en elles était d’accord avec l’ordre universel a seul survécu. Celles dont nous vivons aujourd’hui ne peuvent pas davantage prétendre à l’immutabilité, et le temps leur fera subir la même « épuration ».

Ainsi se déroulent, dans les sciences morales et sociales, les conséquences nécessaires du principe de la relativité, posé par la philosophie positive. Mais c’est là aussi que la philosophie métaphysique lui oppose la résistance la plus opiniâtre. Elle se prétend inexpugnable dans cette dernière citadelle. Les grands conflits qui agitent notre temps ont presque tous leur origine dans l’antagonisme de ces deux philosophies. Ne confondons pas cependant cet antagonisme avec la lutte des conservateurs et des révolutionnaires. La politique positive n’est d’aucun parti. Elle montre simplement les rapports de l’ordre et du progrès ; elle enseigne selon quelles lois les phénomènes sociaux évoluent, et dans quelle mesure l’homme peut modifier ces phénomènes. Quant aux fins qu’il doit poursuivre, ce n’est pas la politique, c’est la morale qui les détermine.

Le progrès de l’humanité ne dépend des institutions politiques que dans la mesure où celles-ci dépendent à leur tour du progrès intellectuel et moral. Les changemens décisifs ont lieu dans l’homme intérieur. Si nous étions plus intelligens, dit Comte, cela équivaudrait à être plus moraux ; car, comprenant mieux l’intime solidarité qui lie chacun de nous, sous mille formes et à tout moment, à l’ensemble de nos semblables, nous observerions sûrement le précepte suprême : « Vivre pour autrui. » Et si nous étions plus moraux, cela équivaudrait à être plus intelligens, puisque nous agirions alors précisément comme une intelligence plus ouverte et plus pénétrante que la nôtre nous conseillerait d’agir. Vue profonde, et qui montre que dans sa théorie de la morale comme dans sa théorie de la science, Comte est bien un successeur de Descartes.


VI

Dans la pensée de Comte, la philosophie positive n’était que préliminaire. C’était un préambule, indispensable sans doute, mais ce n’était pas encore l’œuvre essentielle. Il distingue lui-même dans sa vie deux « carrières » successives. Dans la première, dit-il sans fausse modestie, il a été Aristote ; dans la seconde, il sera saint Paul. Le fondateur de la philosophie n’a fait crue préparer les voies à l’organisateur de la religion. « J’ai systématiquement voué ma vie à tirer enfin de la science réelle les bases nécessaires de la saine philosophie, d’après laquelle je devais ensuite construire la vraie religion. »

Mais plusieurs disciples de Comte, et non des moins illustres ni des moins dévoués d’abord, tels que Littré, refusèrent de le suivre dans sa « seconde carrière ». Comte, croyaient-ils, trahissait ses propres principes. Il abandonnait la méthode qui l’avait si heureusement conduit à créer la sociologie ; il compromettait sans retour les grands résultats qu’il avait obtenus. En vrais positivistes, plus fidèles que leur maître lui-même à sa découverte essentielle, ils déclaraient s’en tenir au Cours de philosophie positive. Cette philosophie leur suffisait, sans la religion que Comte y surajoutait. Une rupture éclatante s’ensuivit, et la querelle, envenimée par des raisons d’ordre divers, dégénéra en une lutte violente de frères ennemis.

Sur le point de fait, Comte avait raison contre Littré. Quoi que celui-ci ait prétendu, et quoi qu’on ait répété après lui, il n’y a pas deux doctrines d’A. Comte, dont la seconde contredirait la première. Il n’y en a qu’une, qui a évolué sans doute, mais dont la continuité est néanmoins parfaite. Comte n’a pas brusquement abandonné ses principes, en substituant à la méthode « objective » du Cours une méthode « subjective » tout opposée. Il avait toujours annoncé que la vraie philosophie, loin de se fonder sur l’usage exclusif de l’une de ces deux méthodes, était destinée à les concilier en les employant toutes deux. Il usa d’ailleurs, pour fermer la bouche à ses disciples dissidens, d’un argument sans réplique. Il réimprima, à la fin de sa Politique positive, six opuscules de sa jeunesse, tous antérieurs au Cours. Dans ces opuscules, et surtout dans celui qui a pour titre Plan des travaux scientifiques nécessaires pour réorganiser la société (1822), toute la doctrine de Comte est déjà esquissée. On y distingue nettement, avec les principes de la philosophie positive, le dessein de la faire servira la « réorganisation sociale », et de fonder sur elle une religion.

Mais, ce point établi, il faut avouer que des deux « carrières » de Comte, celle qu’il regardait comme préparatoire était en effet la plus importante et la plus féconde. Si Littré s’en était tenu à cela, sans accuser Comte d’inconséquence, il serait difficile de ne pas partager son avis. Aux yeux de Comte, les deux parties successives de son œuvre étaient inséparables, et se complétaient l’une l’autre. En fait, elles n’avaient pas la même portée, et déjà le temps les a disjointes.

Sa religion nouvelle a eu à peu près le sort des tentatives du même genre qui s’étaient produites dans le premier tiers de ce siècle. Il prétendait restituer d’un seul coup à l’humanité tout ce qu’elle a perdu, selon lui, depuis le moyen âge, l’unité morale parfaite, un corps de croyances unanimement acceptées, et un pouvoir spirituel reconnu de tous. Cette part de la doctrine de Comte, qui, selon le mot de Huxley, organisait un catholicisme sans christianisme, était caduque. Elle a encore de zélés défenseurs. C’est qu’un grand esprit met toujours quelque chose de son génie même dans les parties les moins viables de son œuvre ; c’est aussi que la piété des disciples étend à celles-là l’admiration que méritent les autres. Mais, sans cette extraordinaire et généreuse ambition, Comte eût-il entrepris la vaste construction philosophique qui devait servir de base à son édifice religieux ? Il fallait cet espoir pour soutenir cet effort. Du moins en est-il sorti une philosophie de la science, de l’histoire, de l’humanité, qui est encore pleine de vie. Par elle, Comte a été vraiment un « homme représentatif » de ce siècle. Souvent, même si nous ne pensons pas comme lui, nous pensons d’après lui. Sa philosophie est la dernière grande impulsion que l’esprit moderne ait reçue, et le mouvement qu’elle lui a imprimé n’est pas encore arrêté.


LEVY-BRUHL.