Charlieu (p. 53-56).

CHAPITRE XIII.

Les dragons de Nidjni-Novogorod.

Nous nous informâmes où demeurait le prince Dundukoff-Korsakoff ; on nous indiqua la ville haute, c’est-à-dire l’extrémité opposée à celle par laquelle nous abordions Tchiriourth.

Depuis Schoukovaïa nous entendions incessamment nommer le prince Dundukoff-Korsakoff ; à tout propos et toujours à sa louange son nom retentissait.

Il y a des noms de fleuves, de villes et d’hommes qui ont leur retentissement avant qu’on les aborde.

Le nom du prince Dundukof-Korsakoff était un de ces noms-là.

Nous ne lui fîmes pas même demander où nous pouvions descendre. Déjà habitués à l’hospitalité russe, la plus large, la plus splendide des hospitalités, nous allâmes droit chez lui.

Nous vîmes au milieu des casernes du régiment des dragons de Nidjni-Novogorod un grand bâtiment splendidement éclairé ; nous devinâmes que c’était le logement du prince et nous nous fîmes conduire au perron.

Les domestiques vinrent à nous comme si nous étions attendus, et de notre côté nous descendîmes comme si nous étions invités.

Au milieu du premier salon un officier supérieur vint au-devant de nous. Ne connaissant pas le prince, je le pris pour lui et lui adressai mon compliment.

Il m’arrêta court : il n’était pas le prince, mais son successeur, le comte Nostitz.

Le prince venait d’être nommé général, et le comte Nostitz le remplaçait comme colonel des dragons de Nidjni-Novogorod.

C’était donc lui qui nous offrait l’hospitalité.

Le prince était prévenu de notre arrivée et allait venir.

Le comte Nostitz n’avait pas achevé, que le prince s’avançait une main tendue et ouverte.

La seconde était en écharpe : une blessure reçue dans la dernière expédition du prince contre les Tchetchens la forçait à l’inaction.

C’était bien l’homme que je m’étais figuré : l’œil fier, la bouche souriante, le visage ouvert.

Nous entrâmes dans le second salon, tout tendu de magnifiques tapis de Perse apportés de Tiflis par le comte Nostitz.

Le prince était prévenu de notre arrivée par un courrier qui lui avait été expédié de Kasafiourte.

La première chose qui attira nos regards dans le grand salon fut un tableau d’assez grande tournure, représentant un chef circassien défendant avec ses hommes la cime d’une montagne.

Je demandai qui il était pour qu’on lui fît les honneurs d’un tableau.

C’était Hadji-Mourad.

Ce même Hadji-Mourad, vous vous le rappelez, cher lecteur, que nous avons vu figurer comme acteur dans le grand drame de la mort de Gamsag-Beg.

En effet, Hadji-Mourad est un des noms les plus populaires du Caucase. C’est un héros de légende. Plus les années s’écouleront, plus son spectre grandira.

Après l’avénement de Chamyll à l’imamat, il se brouilla ou fit semblant de se brouiller avec Chamyll, pour entrer au service de la Russie. En 1835 et 1836, il était officier de milice.

Le commandant de la forteresse de Kuntzack, le colonel Lazareff, crut alors s’apercevoir qu’il avait des communications avec Chamyll. Il le fit arrêter, et ordonna qu’il fût conduit sous bonne escorte à Tiflis.

Arrivé au sommet d’une montagne où l’on faisait halte pour quelques instants, il s’approche à cheval des faisceaux de fusils, arrache un fusil aux faisceaux, une cartouchière à un soldat, et s’élance dans le précipice.

En tombant, il se casse les deux jambes.

Les soldats reçoivent l’ordre de le poursuivre ; quatre s’élancent à leur tour dans le ravin ; lui, tout en rampant, fait feu quatre fois, tue les quatre soldats, et va rejoindre Chamyll.

C’est avec son concours que Chamyll reprit Kuntzack et accomplit cette fameuse campagne de 1843, si fatale aux Russes.

Mais vers la fin de 1851, Chamyll l’ayant accusé d’avoir fait manquer une de ses expéditions, il se brouilla de nouveau avec lui, et alla se mettre, à Tiflis, sous la protection du comte Woronzoff.

Mais là, les mêmes soupçons qui s’étaient élevés contre lui à Kuntzack, se renouvellent. Le comte Woronzoff, convaincu qu’il vient purement et simplement pour étudier le pays, lui donne une escorte d’honneur qui n’est pas autre chose qu’une garde.

La probabilité est que Hadji-Mourad, qui avait de grandes relations avec les Lesguiens, voulait gagner la forteresse de Zaka-Tali, et se faire indépendant tout à la fois des Russes et de Chamyll.

Vers le commencement du mois d’avril 1852, il vint à Nouka. Le prince Tarkanoff, commandant de la ville, était prévenu ; il donna l’ordre de veiller plus sévèrement que jamais sur lui.

Le 29, Hadji-Mourad sortit accompagné d’un soldat, d’un officier de police et de trois Cosaques.

À peine hors de la ville, il tue le soldat d’un coup de pistolet, l’officier de police d’un coup de kangiar, et de la même arme blesse mortellement un Cosaque.

Les deux autres se sauvent et viennent donner l’alarme au prince Tarkanoff.

Aussitôt le prince se met à la tête de tout ce qu’il peut rassembler d’hommes, et poursuit Hadji-Mourad.

Le lendemain, il le rejoint entre Beladjik et Kach.

Hadji-Mourad avait fait halte dans une forêt avec son nouker.

On enveloppe la forêt et l’on fait feu sur lui.

À ce premier feu, le nouker tombe roide mort.

Restait Hadji-Mourad.

Il tue quatre hommes, en blesse seize, brise son sabre contre un arbre et tombe atteint de six blessures.

On lui coupa la tête à la place même ; à Zakalan on embauma cette tête, puis on la transporta à Tiflis.

J’ai un dessin de cette tête coupée pris sur nature.

C’était cet homme dont le portrait se trouve dans le salon du comte Nostitz.

Voici à quelle occasion ce portrait fut fait.

Poursuivi par les troupes russes, Hadji-Mourad se retrancha à Kartma-Tala, sur les bords de la mer Caspienne. Il avait huit cents hommes avec lui.

On avait de différents points acheminé des troupes vers Kartma-Tala, et entre autres, les dragons de Nidjni ; deux escadrons l’atteignirent, et sans attendre l’infanterie, mirent pied à terre, et conduits par le major Zolotoukine, montèrent à l’assaut et attaquèrent la redoute. Sur cent quarante hommes, quatre-vingts tombèrent avant d’atteindre les montagnards, sur sept officiers, six.

Le major enleva de sa main le drapeau de Hadji-Mourad ; Hadji-Mourad se précipita sur lui ; le major le blessa d’un coup de sabre ; Hadji-Mourad le tua d’un coup de pistolet. Mais en mourant, le major eut le temps de jeter le drapeau aux hommes qui le suivaient.

Sur ces entrefaites, l’infanterie arriva. Cinquante dragons seulement étaient encore debout, mais le drapeau leur resta.

J’ai un morceau de ce drapeau, que m’ont donné le comte Nostitz et le prince Dundukoff-Korsakoff.

Hadji-Mourad, un des naïbs les plus aimés de Chamyll, avait été décoré par lui d’une de ces plaques que l’imam ne donne qu’à ses plus fidèles. Cette plaque fut envoyée à Tiflis en même temps que sa tête.

La tête est à Pétersbourg ; la plaque, restée à Tiflis, m’a été donnée par le prince Barriatinski.

Le tableau qui se trouve dans le salon du comte Nostitz représentait justement Hadji-Mourad défendant la redoute de Karuma-Tala contre les dragons de Nidjni.

Ce fameux régiment, qui compte dans ses annales un fait unique, c’est de s’être reformé de lui-même huit fois, et d’avoir chargé huit fois, son colonel et ses principaux officiers tués, date de Pierre le Grand.

En 1701, le tzar donna l’ordre au boyard Scheïne de former un régiment de dragons des provinces de l’Ukraine. En 1708, l’an de la formation de l’armée russe, ce régiment se trouvait à Nidjni-Novogorod ; il prit le nom de la ville où il se trouvait.

Il servit de noyau à six régiments de cavalerie russe qui furent formés de 1709 à 1856.

Il est depuis quarante-six ans au Caucase.

Toute une paroi du salon du prince était tapissée des marques d’honneur que le régiment avait obtenues.

Son étendard, ou plutôt ses étendards, sont ceux de Saint-Georges. Ils lui ont été donnés pour les campagnes contre la Turquie en 1827, 1828 et 1829.

Puis, après les étendards, viennent les casques.

Chaque soldat portait sur son casque une inscription signifiant : pour distinction.

Puis, pour l’année 1853, on lui donna des trompettes d’honneur en argent, avec la croix de Saint-Georges à la trompette.

Enfin, en 1854, l’empereur Nicolas ne sachant plus que lui donner, décréta que chaque soldat porterait une broderie au collet de son uniforme.

Le prince Dundukoff et le comte Nostitz nous firent voir toutes ces marques de distinction avec une tendresse vraiment paternelle. L’un était tout triste d’un grade supérieur qui le forçait de quitter le commandement de si braves gens ; l’autre était tout fier d’avoir été jugé digne de lui succéder.

Pendant que nous passions l’inspection de ces musées d’honneur, les salons du comte s’étaient successivement remplis d’officiers. À huit heures, tous les soirs, le prince Korsakoff avait l’habitude de faire servir à souper ; tous les officiers du régiment y étaient invités de fondation : venait qui voulait.

Le comte Nostitz a adopté la même habitude. On annonça que le souper était servi, et nous passâmes dans la salle à manger, où attendait une table de vingt-cinq à trente couverts.

La musique du régiment joua pendant tout le temps du souper.

Puis, quand les musiciens eurent soupé à leur tour, les danses commencèrent.

Ceci était un extra en notre honneur.

Les meilleurs danseurs du régiment avaient été invités, et toutes les danses des montagnes et de la plaine, la kabardienne, la lesguinka, la russe, furent passées en revue.

Pendant ce temps, le comte Nostitz montrait à Moynet tout un album du Caucase, qu’excellent photographe il a recueilli lui-même. Tiflis particulièrement, qu’habitait le comte Nostitz avant de venir à Tchiriourth, avait fourni son contingent de vues pittoresques et de jolies femmes.

Pas une belle Géorgienne avec laquelle nous n’ayons fait connaissance trois semaines avant de faire connaissance avec la capitale de la Géorgie.

Ce fut là surtout que je remarquai la différence qu’il y a entre le soldat russe en Russie et le soldat russe au Caucase.

Le soldat russe en Russie est profondément triste ; son état lui répugne, son esclavage lui pèse ; la distance qui le sépare de ses chefs l’humilie.

Le soldat russe au Caucase est gai, vif, enjoué, farceur même, et se rapproche beaucoup de notre soldat ; l’uniforme lui devient un honneur ; il a des chances d’avancement, de distinction, de danger. Le danger l’ennoblit en le rapprochant de ses chefs, en créant une espèce de familiarité entre lui et ses officiers ; le danger l’égaye, enfin, en lui faisant sentir le prix de la vie.

Si l’on mettait sous les yeux de nos lecteurs français les détails d’une expédition dans les montagnes, ils seraient étonnés de ce que peut souffrir de privations le soldat russe, mangeant son pain noir et humide, couchant sur la neige, passant, lui, son artillerie, son bagage et ses canons, par des chemins où jamais l’homme n’a mis le pied, où jamais le chasseur n’est arrivé, où l’aigle seul a plané au-dessus du granit et de la neige.

Et pour quelle guerre ? pour une guerre sans merci, sans prisonniers, où tout blessé est considéré comme un homme mort, où le plus féroce de ses adversaires coupe la tête, où le plus doux coupe la main.

Nous avons eu pendant deux ou trois ans quelque chose de pareil en Afrique, moins la difficulté des lieux ; mais nos soldats, bien payés, bien nourris, bien couverts, avaient la chance si encourageante, quoique si frivole parfois, d’un avancement illimité.

Mais, je le répète, cela a duré deux ou trois ans.

Chez les Russes cela dure depuis quarante.

Chez nous, il est à peu près impossible de voler le soldat ; en Russie, tout vit de sa pauvre subsistance, sans compter les aigles, les vautours et les chacals, qui dévorent son cadavre.

Ainsi, le gouvernement accorde par mois, à chaque soldat, trente-deux livres de farine et sept livres de gruau.

Le capitaine reçoit ces aliments en nature et du magasin de la couronne. Il doit les rendre au paysan qui nourrit le soldat.

Chaque mois, le capitaine, au moment de régler ses comptes avec le village, engage le mir, c’est-à-dire le conseil de la commune, à venir passer la soirée chez lui.

Là, on apporte des cruches de ce fameux vodka dont le paysan russe est si friand.

On boit. Le capitaine, qui n’aime pas le vodka, se contente de verser. Une fois le conseil du village ivre, tout le mir signe un reçu.

Le gruau et la farine se sont convertis en quelques cruchons de mauvaise eau-de-vie.

Le lendemain, le capitaine porte les reçus du conseil au colonel. Le soldat à été mal nourri par le paysan, qui sait d’avance qu’il ne sera pas remboursé ; mais le reçu de ses trente-deux livres de farine et de ses sept livres de gruau par homme à la main, le capitaine prouve au colonel que le soldat a vécu dans l’abondance.

En campagne, le soldat doit manger tous les jours sa soupe au chou, son tchi, et un morceau de viande d’une livre et demie par homme.

Ce tchi se fait d’avance comme nos conserves.

Un spéculateur eut l’idée de substituer, dans la confection du tchi, à la vache où au bœuf qui en fournissent la partie la plus substantielle, du bouillon de corbeau.

Les corbeaux abondent en Russie : ils volent par milliers, par millions, par milliards ; ils sont devenus un animal domestique comme le pigeon, que l’on ne mange pas ; ils se promènent par bandes dans les rues, attaquent les enfants qui mangent et leur arrachent le pain des doigts. Dans certains districts de la petite Russie on les utilise en leur faisant couver des œufs de poules que l’on glisse dans leurs nids à la place de leurs propres œufs.

Le corbeau, tout au contraire du pigeon, qui est regardé comme un oiseau saint, est regardé, lui, comme un animal immonde.

Tout chasseur sait que le corbeau fait d’excellente soupe. Le tchi au corbeau était probablement meilleur que ne l’eût été le tchi à la vache ou au bœuf.

Mais une indiscrétion fut commise ; la vérité sur le potage quotidien fut connue, et pendant toute une campagne le soldat, au lieu de manger son tchi, le jeta.

Quant à la livre et demie de bœuf qui lui revient par jour en campagne, voici ce que me racontait un jeune officier qui a fait la guerre de Crimée :

Un bœuf fait à peu près par jour, au chiffre que nous venons de dire, la nourriture de quatre ou cinq cents hommes.

Au gouvernement de Kalouga, le capitaine acheta un bœuf.

Ce bœuf suivait la compagnie.

Quand on rencontrait le colonel :

— Qu’est-ce que ce bœuf-là ? demandait-il.

— C’est le bœuf destiné à nourrir mes hommes aujourd’hui, répondait le capitaine.

Et le bœuf alla ainsi du gouvernement de Kalouga jusqu’au gouvernement de Kerson, c’est-à-dire pendant deux mois et demi.

Arrivé à Kerson, vous croyez que le soldat mangea enfin son bœuf.

Point ; le capitaine le vendit, et comme le bœuf, tout au contraire du soldat, avait été très-bien nourri tout le long de la route, le capitaine gagna dessus.

En avant de chaque compagnie, à deux ou trois étapes environ, marche un officier à qui le colonel donne de l’argent pour acheter du bois, de la farine et faire faire le pain.

On appelle cet officier klebo pek, ce qui veut dire faiseur de pain. Mon jeune officier fut chargé un jour, un seul, de cet office tout de faveur et sans péché, c’est le mot dont on se sert en Russie quand on fait un bénéfice à peu près honnête ; il gagna dans sa journée cent roubles, — quatre cents francs.

Le gouvernement fait en Sibérie de grands achats de beurre ; ce beurre, destiné à l’armée du Caucase, se paye jusqu’à soixante francs les quarante livres. En sortant des mains du marchand il est excellent ; le fournisseur le sait bien, car il le vend en détail à Tanganrok, et le remplace par ce qu’il peut trouver de plus mauvais en denrée de même espèce. Eh bien, ce beurre, si mauvais qu’il soit, est revendu une seconde fois et n’arrive pas même au soldat comme il a été acheté à Tanganrok.

Qu’on juge donc de la joie et de la gaieté des régiments qui ont le bonheur d’avoir pour colonels des hommes comme le prince Dundukoff-Korsakoff et le comte de Nostitz.

Ce soir-là, je couchai dans un lit. Il y avait à peu près deux mois que la chose ne m’était arrivée.