Charlieu (p. 15-20).

CHAPITRE III.

Les Gavriélowitchs.

Quand on s’est couché le soir sur une planche, avec une pelisse pour tout matelas et pour toute couverture, on n’a pas grand’peine à quitter son lit le lendemain matin.

Je sautai en bas du mien au point du jour ; je me trempai la tête et les mains dans la cuvette de cuivre que j’avais achetée à Kasan pour être sûr d’en trouver une sur mon chemin, — la cuvette étant un des meubles les plus rares de la Russie, — et je réveillai mes compagnons.

La nuit s’était passée sans alerte.

Il s’agissait de déjeuner lestement et de partir le plus vite possible ; nous ne devions arriver que tard à Schoukovaïa, notre prochaine halte de nuit, et pour y arriver nous avions à traverser un endroit extrêmement dangereux.

C’est un bois taillis qui serre la route comme un défilé, et qui de la route s’étend à la montagne.

Huit ou dix jours auparavant un officier, très-pressé d’arriver à Schoukovaïa, n’ayant pas trouvé de Cosaques à la station de Novo Outchregdemaïa, avait voulu continuer son chemin, malgré les observations qui lui avaient été faites. Il était en kibick, espèce de télègue recouverte d’une capote de cabriolet.

Au milieu du petit bois dont nous venons de parler, il vit tout à coup un Tchetchen à cheval bondir hors du fourré et venir à lui.

Il arma son pistolet, et au moment où le Tchetchen n’était plus qu’à quatre pas de la kibick il pressa la détente.

Le pistolet rata.

Le Tchetchen, lui aussi, avait un pistolet à la main ; mais au lieu de le décharger sur l’officier, il le déchargea sur un des chevaux du kibick.

Le cheval tomba la tête brisée, force fut à la voiture de s’arrêter.

Au coup de pistolet, une dizaine de Tchetchens à pied sortirent à leur tour du fourré, et s’élancèrent sur l’officier, qui en blessa un ou deux avec sa schaska, mais qui, en un instant, fut renversé, dépouillé, garrotté et attaché par le cou à la queue du cheval.

Les montagnards sont d’une adresse admirable pour cette opération ; ils ont toujours une corde toute prête avec son nœud coulant entre-bâillé ; le prisonnier est attaché au cheval et le cheval est mis au galop avant qu’il ait eu le temps de crier au secours.

Par bonheur pour l’officier, les Cosaques, qui n’étaient pas à la station qu’il avait laissée derrière lui, revenaient de la station qu’il avait devant lui ; ils virent de loin la lutte, comprirent que quelque chose d’extraordinaire s’accomplissait, mirent leurs chevaux au galop, arrivèrent à la kibick, apprirent de l’hiemchik ce qui venait de se passer, et s’élancèrent à fond de train à la poursuite des Tchetchens.

Ceux des bandits qui étaient à pied se jetèrent à plat ventre et laissèrent passer les Cosaques, celui qui était à cheval pressa son cheval du genou et son prisonnier du fouet ; mais celui-ci se roidit à la corde et retarda la marche du cavalier.

Le Tatar entendant derrière lui le galop des chevaux cosaques, tira son kangiar ; l’officier crut que c’était fait de lui ; mais le montagnard se contenta de couper la corde qui retenait le prisonnier à la queue de son cheval.

Celui-ci roula sur l’herbe, à moitié étranglé.

Le montagnard se précipita dans le Tereck avec son cheval.

Les Cosaques firent une décharge sur lui, mais ne l’atteignirent pas.

Le montagnard poussa un cri de triomphe, gagna l’autre bord en brandissant son fusil, et leur envoya une balle qui cassa le bras à l’un d’eux.

Deux Cosaques portèrent secours à leur camarade, et les trois autres à l’officier. Le Tchetchen l’avait forcé de passer nu à travers un fourré composé de gergei-dérévo [1], de sorte que tout son corps n’était qu’une plaie.

Un des Cosaques lui donna son cheval et sa bourka, et il arriva à Schoukovaïa à moitié mort.

Madame Polnobokoff nous avait signalé l’endroit et raconté l’histoire, et nous lui avions promis de traverser ce malo sitio, comme on dit en Espagne, en plein jour autant que possible.

Cependant on ne pouvait point partir sans déjeuner.

Au moment où j’ordonnais de plumer un des deux poulets, et où je m’apprêtais à le faire sauter dans la poêle, le maître de police entra.

Il venait nous inviter à déjeuner chez lui. Le déjeuner était prêt, et nous n’avions que la rue à traverser.

Je voulais m’excuser, mais il m’avoua que sa femme, qui comptait aller passer la veille la soirée chez sa sœur madame Polnobokoff, n’ayant point osé y aller faute d’escorte, — on se rappelle que tous les Cosaques avaient été occupés à courir au coup de fusil, — désirait me connaître, et que c’était tout particulièrement en son nom qu’il venait m’inviter.

Il n’y avait plus qu’à obéir.

Kalino resta en arrière pour présider à l’emballement de nos provisions de bouche. Nous étions à la tête de neuf bouteilles d’excellent vin, et il fallait, si nous voulions les boire, ce qui était bien notre intention, les traiter avec le plus de ménagements possibles.

Il viendrait nous rejoindre chez le maître de police avec la tarantasse et la télègue tout attelées.

Moynet et moi suivîmes le maître de police.

Nous trouvâmes deux dames au lieu d’une. Il avait une belle-sœur qui n’avait pas voulu perdre cette occasion de voir l’auteur de Monte-Cristo et des Mousquetaires, et qui était arrivée au point du jour à cette intention.

Ces deux dames parlaient français.

Une des deux, la femme du maître de police, était excellente musicienne : elle se mit au piano et nous chanta plusieurs mélodies russes charmantes, et entre autres, le Gornaia verchini, de Lermantoff.

J’aurai bientôt l’occasion de parler de ce grand poëte, l’Alfred de Musset russe, dont j’ai publié dans le Mousquetaire, alors que Lermantoff était tout à fait inconnu en France, le chef-d’œuvre Petchorine, ou un Héros de notre temps.

Kalino arriva avec la tarantasse et la télègue ; et comme on n’attendait plus que lui pour déjeuner, lui arrivé, on se mit à table.

La conversation tomba naturellement sur les Tatars. La maîtresse de la maison nous confirma ce que nous avait déjà dit son mari : c’est que, quelque envie qu’elle eût de me voir, son mari étant sorti à la suite des coups de feu, elle n’avait point osé aller chez sa sœur sans escorte. Les recommandations, que nous avait faites la veille madame Polnobokoff, nous furent renouvelées avec surcroît d’insistance ; ce qui amena ces dames à nous dire que, comme elles ne voulaient point nous retarder, elles nous donnaient congé.

Il s’agissait surtout de traverser de jour le bois de Schoukovaïa.

Ce malheureux bois de Schoukovaïa était la préoccupation de tout le monde.

Nous commençâmes à nous en préoccuper comme les autres, et prîmes congé de nos charmantes hôtesses, qui voulurent nous mettre en voiture.

En conséquence, elles nous accompagnèrent jusqu’au perron.

Nous montâmes dans notre tarantasse ; la maîtresse de police regardait avec inquiétude : — notre escorte de six Cosaques ne paraissait pas la rassurer.

— Quelque chose vous préoccupe, madame ? lui demandai-je.

— Oui, — me répondit-elle, — est-ce que vous n’avez pas d’autres armes que vos kangiars ?

Je relevai une couverture jetée sur la banquette de devant, et mis à jour trois fusils à deux coups, deux carabines, dont une à balles explosibles, et un revolver.

— Oh ! bien, dit-elle ; seulement sortez de la ville avec vos fusils à la main, afin que l’on voie que vous êtes armés. Parmi ces gens qui vous regardent, — il s’était en effet formé un cercle autour de nous, — parmi ces gens qui vous regardent, il y a peut-être deux ou trois espions des Tatars.

Nous suivîmes le conseil qui nous était si fraternellement donné ; nous appuyâmes chacun la crosse d’un fusil à deux coups sur notre genou ; nous prîmes congé de ces dames et sortîmes de Kisslarr dans cette formidable attitude, au milieu du silence profond de quatre-vingts ou cent spectateurs qui nous regardaient partir.

Une fois hors de la ville, nous replaçâmes nos fusils dans une position plus commode.

La chose à laquelle on a le plus de peine à croire, quand on est habitué à la vie de Paris, à la sécurité des routes de France, c’est à un danger pareil à celui dont chacun nous disait que nous étions menacés : notre rencontre de la surveille, les quelques coups de fusils qui en avaient été la suite [2] nous indiquaient cependant que nous étions en pays sinon encore ennemi, du moins déjà douteux.

C’était en effet le lendemain seulement que nous devions entrer en pays véritablement ennemi.

Il en est de la distance comme du danger ; il me fallait une grande force de volonté pour me persuader que j’étais au milieu de ces pays presque fabuleux où j’avais voyagé tant de fois sur la carte, pour me convaincre que j’avais à quelques verstes à ma gauche la mer Caspienne, que je traversais les steppes de la Kalmoukie et de la Tatarie, et que ce fleuve sur les bords duquel nous étions forcés de nous arrêter était bien ce Téreck chanté par Lermantoff, — ce Téreck qui prend sa source au pied du rocher de Prométhée, et qui dévaste le sol sur lequel a régné la mythologique reine Daria.

Nous étions en effet arrêtés au bord du Téreck, et nous attendions le bac qui venait nous prendre après avoir passé une caravane de chevaux, de buffles et de chameaux.

Tous les bacs des rivières en Russie, du moins dans la partie de la Russie que nous avons parcourue, sont l’œuvre du gouvernement ; on les passe gratis. Sous ce rapport, la Russie est le pays le moins fiscal qu’il y ait au monde.

À l’endroit où nous allions le traverser, le Téreck est large deux fois comme la Seine.

Nous descendîmes de notre tarantasse, à cause de l’escarpement des rives du fleuve, et nous prîmes place sur le bac avec une de nos voitures et notre chef d’escorte : le reste de nos Cosaques gardait l’autre, tant est grande la confiance que l’on a dans la loyauté des habitants.

En effet, nous passés ou nous passant, le second hiemchick pouvait se mettre au galop avec la seconde de nos voitures, et le diable sait, comme disent les Russes, qui n’emploient jamais le mot de Dieu en cette occasion, le diable sait où nous l’eussions rattrapée.

Nous sondâmes le Téreck avec une perche : il avait sept ou huit pieds de profondeur. Les Tchetchens, malgré cette profondeur, le passent à la nage avec leurs prisonniers attachés à la queue de leurs chevaux. C’est à eux de tenir comme ils peuvent la tête hors de l’eau.

C’est là, comme nous le disait la femme du gouverneur de Kisslarr, que les femmes s’enrhument.

En attendant notre télègue et pour montrer à notre chef d’escorte la supériorité de nos armes sur les armes asiatiques, j’envoyai avec ma carabine, qui est, il est vrai, une des meilleures armes de Devisme, une balle à deux mouettes qui pêchaient à six cents pas de nous. La balle frappa juste entre elles deux, à l’endroit que j’avais indiqué d’avance. En ce moment Moynet tuait un pluvier au vol, ce qui n’étonna pas moins notre Cosaque que la portée et la justesse de ma balle. Les peuples caucasiens, comme les Arabes, ne tirent bien qu’à coup posé. Les montagnards ont une fourchette attachée à leur fusil ; aussi leur première balle est-elle la seule qui soit réellement dangereuse ; les autres vont au hasard.

Notre télègue passa pendant ce temps le fleuve et nous rejoignit. Nous marchions alors dans une contrée marécageuse, enfermée dans un contour du Téreck, que nous rencontrâmes de nouveau, mais que nous traversâmes cette fois à gué, en même temps que les chevaux, les buffles et les chameaux qui nous avaient précédés sur le bac à l’autre passage, et qui, pendant notre passage à nous, avaient gagné du chemin.

Un passage de gué est toujours un tableau des plus pittoresques ; mais notre passage à nous, au milieu de notre escorte et de la caravane qui, quoique nous étant étrangère, passait en même temps que nous, était une des choses les plus intéressantes qui se pussent voir. Tout ce qui était cheval et buffle passait assez volontiers ; mais les chameaux, qui ont horreur de l’eau, faisaient mille difficultés pour se mettre au fleuve. C’étaient des cris ou plutôt des hurlements qui semblaient bien plus appartenir à une bête féroce qu’au pacifique animal que les poëtes ont nommé le navire du désert, sans doute parce que son trot, comme le tangage d’un vaisseau, donne le mal de mer.

Si pressés que nous fussions d’arriver à cause du mauvais pas que nous avions à traverser, nous ne pûmes nous empêcher d’attendre que tout le passage fût effectué. Enfin, chevaux profitant du passage pour boire, buffles nageant la tête seule hors de l’eau, chameaux montés par les conducteurs et trempant à peine leur ventre dans le fleuve, grâce à leurs longues jambes, arrivèrent à l’autre bord et se remirent en route.

Nous les imitâmes en les précédant, et rien ne nous arrêta plus jusqu’à la station suivante.

Là on ne put nous donner que quatre Cosaques d’escorte ; il n’y en avait que six au poste, et c’était bien le moins qu’il en restât deux pour le garder.

D’ailleurs, nous n’étions pas encore à l’endroit dangereux ; à partir de ce moment des postes de Cosaques, avec l’espèce de pigeonnier qui leur sert de guérite et au haut duquel un homme reste jour et nuit en faction, étaient placés de cinq verstes en cinq verstes, et dominaient toute la route.

Ces sentinelles ont à la portée de la main une botte de paille goudronnée, à laquelle, la nuit, en cas d’alarme, ils mettent le feu. Ce signal, qui est vu à vingt verstes à la ronde, réunit à l’instant tous les postes voisins sur le point qui demande du secours.

Nous partîmes avec nos quatre Cosaques.

Tout le long de la route nous trouvions occasion de chasser sans descendre de la tarantasse : des quantités de pluviers pâturaient à droite et à gauche de la route.

Seulement les cahots de la tarantasse sur un chemin pierreux rendaient le tir extrêmement difficile.

Quand par hasard l’animal sur lequel nous avions tiré restait sur la place, un de nos Cosaques l’allait chercher, et quelquefois sans descendre de cheval, — on comprend que c’étaient les habiles qui faisaient cela, — le ramassait en passant au galop.

Puis on l’apportait au garde-manger. Nous avions baptisé ainsi les deux poches extérieures de notre tarantasse.

Mais bientôt nous fûmes privés de cette distraction ; le temps, qui depuis le main était brumeux, se couvrit de plus en plus ; et un brouillard épais se répandit dans la plaine, nous permettant à peine de voir à vingt-cinq pas autour de nous.

C’était un véritable temps de Tchetchens ; aussi nos Cosaques resserrèrent-ils leur cercle autour de nos voitures, et nous invitèrent-ils à glisser des balles dans nos fusils de chasse chargés de plomb à perdreaux.

Nous ne nous le fîmes pas dire deux fois ; en cinq minutes la substitution fut faite, et nous nous trouvâmes en état de faire face à vingt hommes.

Nous avions dix coups à tirer sans avoir besoin de recharger.

À chaque station, du reste, l’ordre était donné aux Cosaques et aux hiemchicks, — et le grade que ceux-ci me supposaient eût servi dans ce cas à me faire obéir ponctuellement, — l’ordre était donné, au moment où l’on apercevrait les Tchetchens, de faire arrêter les deux voitures, de les placer sur la même ligne, à quatre pas l’une de l’autre, les chevaux dételés combleraient les intervalles, et à l’abri de la barricade inanimée et vivante, nous ferions feu, tandis que les Cosaques, de leur côté, prendraient part à l’action en troupe volante.

Comme à chaque changement d’escorte j’avais le soin de faire voir aux Cosaques la justesse et la portée de nos armes, cela leur donnait en nous une confiance que nous n’avions pas toujours en eux, surtout quand nous avions pour défenseurs des Gavrielowitchs.

Ce dernier mot demande une explication.

On l’applique aux Cosaques du Don, qu’il ne faut pas confondre avec les Cosaques de la ligne.

Le Cosaque de la ligne, né sur les lieux, en face de l’ennemi qu’il a à combattre, familiarisé dès l’enfance avec le danger, soldat à douze ans, passant trois mois par an seulement à sa stanitza, c’est-à-dire dans son village, restant à cheval et sous les armes jusqu’à cinquante ans, est un admirable soldat, qui fait la guerre en artiste et qui trouve du plaisir au péril.

De ces Cosaques de la ligne, fondés, comme nous l’avons dit, par Catherine, mêlés aux Tchetchens et aux Lesguiens dont ils ont enlevé les filles, — comme les Romains étaient mêlés aux Sabins, — est résultée une race croisée, ardente, guerrière, gaie, adroite, toujours riant, chantant, se battant ; on cite d’eux des traits d’une bravoure incroyable ; d’ailleurs, nous les verrons à l’œuvre.

Le Cosaque du Don, au contraire, pris à ses plaines pacifiques, transporté des rives de son fleuve majestueux et tranquille aux bords tumultueux du Téreck ou aux rives décharnées de la Kouma, enlevé à sa famille d’agriculteurs, attaché à sa longue lance qui lui est plutôt un embarras qu’une défense, attristé par ce bâton qui s’obstine à ne pas le quitter, inhabile à manier le fusil et à conduire le cheval, le Cosaque du Don, qui fait encore un assez bon soldat en campagne, fait un exécrable soldat d’embuscade, de ravins, de buissons et de montagnes.

Aussi les Cosaques de la ligne et la milice tatare, excellente troupe d’escarmouche, se moquent-ils éternellement des Gavrielowitchs.

Pourquoi ?

Voici :

Un jour des Cosaques du Don étaient d’escorte, l’escorte fut attaquée par les Tchetchens, l’escorte se sauva.

Un jeune Cosaque mieux monté que les autres, après avoir jeté lance, pistolet, schaska, sans papack, l’œil effaré, éperdu de terreur, rentra dans la cour du poste au grand galop de son cheval, en criant de tout ce qui lui restait de force :

Zostoupies za nas, Gavrielowitch.

Ce qui voulait dire :

Sauve-nous, fils de Gabriel.

Puis après cet effort suprême il tomba évanoui de son cheval.

Depuis ce temps les autres Cosaques et les miliciens tatars appellent les Cosaques du Don, des Gavrielowitchs.

Les montagnards, qui rachètent à tout prix leurs compagnons tombés aux mains des Russes, donnent quatre Cosaques du Don ou deux miliciens tatars pour un Tchetchen, un Tcherkesse, ou un Lesguien ; mais ils échangent homme pour homme le Cosaque de la ligne contre le montagnard.

Jamais on ne rachète un montagnard qui a été blessé d’un coup de lance ; s’il a été blessé d’un coup de lance, il a été blessé par un Cosaque du Don ; il ne vaut donc pas la peine d’être racheté, puisqu’il a eu la maladresse de se laisser blesser par un si piètre ennemi. On ne rachète pas non plus l’homme blessé par derrière. Cette mesure s’explique d’elle-même. L’homme blessé par derrière a été blessé en fuyant.

Or, pour le moment, notre escorte se composait de Gavrielowichs, ce qui n’était point rassurant, vu le brouillard qui nous enveloppait.

Nous fîmes ainsi, au milieu du brouillard et le fusil armé, et sur le genou, les dix ou douze verstes qui nous séparaient encore de la station, traversant les deux villages fortifiés et palissadés de Kargatemkaïa et de Scherbakoskaïa.

La première défense de chacun de ces villages, qui s’attend à chaque instant à être attaqué par les Tchetchens, est un large fossé qui l’enceint complétement.

Une haie de gergei-dérévo remplace la muraille des villes de guerre et est au moins aussi difficile à escalader.

Puis en outre, chaque maison qui peut devenir une citadelle est entourée d’un treillis de six pieds de haut ; quelques-uns y joignent un petit mur avec des meurtrières.

À chaque porte du village où est la sentinelle qui se promène devant la porte, est un de ces postes élevés d’où le regard embrasse tout le voisinage. Un factionnaire, que l’on relève toutes les deux heures, veille nuit et jour dans ce poste.

Les fusils sont toujours chargés ; la moitié des chevaux sont toujours sellés.

De douze à cinquante ans, chaque homme de ces sortes de villages est soldat.

Chacun a sa légende sanglante, meurtrière, terrible, qui pourrait rivaliser avec celles que nous raconte si poétiquement Cooper.

Nous arrivâmes à la station de Soukoïposh. Là, un magnifique spectacle nous attendait.

Le soleil, qui depuis quelque temps luttait contre le brouillard, parvint à le transpercer de ses rayons. La vapeur alors se déchira par larges bandes de plus en plus transparentes, et à travers lesquelles on commença d’apercevoir des silhouettes fermes et arrêtées.

Seulement était-ce la montagne, étaient-ce des nuages ? Le doute persista encore quelques instants. Enfin le soleil fit un dernier effort ; le reste du brouillard se dissipa en flocons vaporeux, et toute la majestueuse ligne du Caucase s’étendit devant nous, depuis le Chat-Abrouz jusqu’à l’Elbrouss.

Le Kassbeck, poétique échafaud de Prométhée, s’élevait au milieu avec son sommet couvert de neige.

Nous restâmes un instant muets en face du splendide panorama. Ce n’étaient ni les Alpes ni les Pyrénées, ce n’était rien de ce que nous avions vu, rien de ce que notre mémoire nous rappelait, rien de ce que notre imagination avait rêvé ; c’était le Caucase, c’est-à-dire le théâtre où le premier poëte dramatique de l’antiquité fait passer son premier drame, drame dont le héros est un Titan, et dont les acteurs sont des dieux !

Combien je regrettai mon Eschyle, je me serais arrêté là ! j’y aurais couché et j’y aurais relu mon Prométhée depuis le premier jusqu’au dernier vers.

On comprend que les Grecs aient fait descendre le monde de ces magnifiques sommets.

C’est l’avantage des pays historiques sur les pays inconnus. Le Caucase, c’est l’histoire des dieux et des hommes.

L’Himalaya et le Chimborazo sont tout simplement deux montagnes, l’une de vingt-sept mille pieds de haut, l’autre de vingt-six mille.

Le plus haut sommet du Caucase n’en a que seize mille, mais il sert de piédestal à Eschyle.

Je ne pouvais déterminer Moynet à faire un dessin de ce qu’il voyait. Comment rendre une des plus colossales œuvres du Seigneur avec un bout de crayon et une feuille de papier ?

Il l’essaya cependant.

Tenter est une des premières preuves que le génie humain donne de son essence divine, réussir est la dernière.

  1. Mot à mot, l’arbre qui tient.
  2. Dans notre Voyage des Steppes, nous raconterons ce petit engagement, qui fut plutôt un avis de nous tenir sur nos gardes qu’un combat sérieux.