Le Cas du docteur Plemen (Pont-Jest)/II/VI

VI

DE L’INFLUENCE JUSQU’ALORS IGNORÉE DU VERT VÉRONÈSE SUR L’HONNEUR D’UN PEINTRE


Si M. Babou n’avait été que ce qu’il était réellement : un honnête homme et un magistrat incapable de manquer sciemment à la probité professionnelle, il est certain que l’indignation de Mme Deblain l’aurait ému ; malheureusement, enfant du peuple, élevé besogneux, n’ayant franchi chacune des stations de sa carrière que pas à pas, à force de travail ; sans autre fortune que ces émoluments ridicules qu’on donne en France à ceux qui doivent rendre la justice, et d’un tempérament naturellement envieux, il avait la haine aveugle de tous les parvenus pour les gens nés dans une condition supérieure. De plus, bien que laborieux et suffisamment érudit comme légiste, il était d’une intelligence moyenne et, avec cela, jaloux de son autorité, entêté et d’une ambition sans bornes.

Comme juge, il avait été à peu près à sa place ; pour les fonctions délicates qu’il remplissait, il manquait tout à la fois de finesse, de coup d’œil et de savoir-vivre.

Aussi ne vit-il dans la révolte de Mme Deblain qu’une comédie commune à tous les prévenus ; dans ses paroles, qu’un outrage à son caractère, et dans son serment de ne plus lui répondre, qu’une menace sans portée, qui ne tiendrait pas devant l’isolement de la prison.

C’est dans cette conviction qu’il avait immédiatement écrit au directeur des Carmes, pour lui renouveler l’ordre de tenir sa pensionnaire au secret le plus rigoureux.

Néanmoins, la conscience un peu troublée, M. Babou crut devoir se rendre chez son procureur général pour lui faire part de ce qui venait de se passer entre Mme Deblain et lui.

— Oh ! l’attitude de cette femme était à prévoir, répondit M. Lachaussée ; elle devait avoir toutes les audaces. C’est une raison pour mener rondement votre instruction, qu’elle se refuse à parler ou qu’elle se décide à répondre. Ne perdez pas un instant pour faire chez elle toutes les perquisitions nécessaires. Si vous apprenez quelque chose de nouveau, vous me télégraphierez à Paris, car j’y suis appelé par le garde des sceaux, très probablement à la suite de quelque visite du ministre des États-Unis, à la sollicitation de Mme Gould-Parker. Je partirai ce soir et profiterai de ce voyage pour m’assurer que toutes les mesures de surveillance ont été prises à l’égard de ce Félix Barthey, dont la complicité ne fait pas un doute pour moi.

Tout à fait rassuré par cette communauté d’idées entre son chef hiérachique et lui, M. Babou fit dire à M. Crosnier qu’il enverrait prendre Mme Deblain le lendemain matin vers dix heures, pour assister aux perquisitions qu’il voulait opérer en sa présence à la Malle ; mais Rhéa répondit au directeur de la prison qu’il faudrait alors l’emmener de force, car elle se refusait à accompagner le juge d’instruction, et celui-ci dut se décider à se rendre au château sans elle.

Il partit le jour suivant avec son greffier, le commissaire de police et un serrurier qu’il avait requis, prévoyant qu’il pourrait avoir besoin de ses services.

Arrivé à la Malle et après s’être fait ouvrir au nom de la loi, car le brave concierge du château avait fait le sourd, résolu qu’il était à laisser sa grille fermée, M. Babou visita d’abord l’appartement de Mme Deblain mais rien ne lui ayant paru mériter là un long examen, il fit enlever les scellés posés la veille sur la chambre de M. Barthey et la fouilla soigneusement.

C’était une grande pièce coquettement tendue de cretonne granitée à fleurs multicolores, avec un large lit de cuivre et des meubles d’érable : une armoire à glace à trois panneaux, une bibliothèque composée, en majeure partie, de livres sur la chasse, la pêche, le canotage et de romans nouveaux, puis une table chargée de brochures et de croquis. Vraie chambre d’ami à la campagne, toujours prête à recevoir son hôte.

Cette pièce était suivie d’un cabinet de toilette où le juge d’instruction remarqua de suite, sur l’un des sièges, un costume en molleton blanc, qui, bien certainement, devait être le vêtement de travail du peintre, car il portait, çà et là, quelques taches de diverses couleurs.

— Décidément, se dit le juge d’instruction, M. Barthey était bien là comme chez lui.

Mais, ni dans les tiroirs de la toilette ni ailleurs, rien d’intéressant au point de vue de l’instruction, et le magistrat se retirait, assez déconfit de l’inutilité de ses recherches, lorsqu’en revenant sur ses pas et en traversant la première des deux chambres, il eut l’idée de soulever le tapis recouvrant la table de travail.

Il s’aperçut alors qu’il existait à ce meuble un large tiroir. Comme il était fermé à clef, il donna l’ordre au serrurier de l’ouvrir, ce que cet homme n’exécuta pas sans quelques difficultés, car il avait affaire à une serrure de sûreté.

Cependant il y parvint, et M. Babou se hâta de fouiller ce tiroir, au fond duquel, sous des lettres et des notes qu’il réunit pour les emporter, il découvrit une boîte de métal, ronde, de dix centimètres de diamètre et haute de cinq centimètres, sur la couverture de laquelle était une étiquette à demi déchirée, mais où on pouvait encore lire sur la partie demeurée intacte : « Vert Véronése. »

— Vert Véronèse, épela le magistrat, ignorant comme une carpe à propos de tout ce qui touchait aux arts. Qu’est-ce que c’est que ça ?

Il avait ouvert la boîte. Elle était à moitié remplie d’une poudre verte, extrêmement fine.

— Cela lui sert peut-être pour faire une couleur spéciale, se dit-il. Enfin, nous verrons. Eh ! eh ! qui sait ?

Il joignit cette boîte aux divers papiers qu’il avait trouvés dans le tiroir, et comme cette découverte lui rappelait que Barthey était peintre, il demanda au concierge l’endroit où l’artiste travaillait ordinairement.

Contraint d’obéir, le père Ternier fit traverser le parc à ses hôtes forcés, pour les conduire derrière le théâtre, dans une salle qui servait tout à la fois de foyer et d’atelier.

C’était une grande pièce dont l’ameublement, fort élégant, trahissait sa double destination.

Contre les murs, trois ou quatre grandes armoires à glace, des toilettes de marbre, des paravents japonais, de larges et bas divans ; sur le sol, d’épais tapis ; sur les murailles, de superbes tentures ; puis des consoles et des bahuts chargés d’objets d’art, une immense volière pleine d’oiseaux des colonies qui vivaient là dans l’atmosphère de leurs forêts vierges, et enfin deux ou trois chevalets avec des tableaux recouverts d’étoffes légères pour les préserver de la poussière.

M. Babou s’empressa de faire enlever ces étoffes, et l’une de ces toiles le frappa aussitôt.

C’était un portrait de Mme Deblain, de grandeur naturelle. La tête était complètement terminée et d’une ressemblance frappante ; mais le peintre semblait être revenu sur une idée première à l’égard du ton de la toilette, car, malgré le grattage qui avait été fait, il était facile de reconnaître que la robe avait d’abord dû être rouge et que l’artiste avait laissé là son travail. Pourquoi ?

Le juge d’instruction pensa que c’était sans doute la mort de M. Deblain qui l’avait interrompu, et après avoir ouvert et fouillé tous les meubles, où il ne découvrit rien d’intéressant, il se décida à quitter la Malle sans pousser plus loin ses perquisitions.

Il était trois heures de l’après-midi.

Moins d’une heure plus tard, M. Babou entrait dans le cabinet du procureur de la République et lui disait, en ouvrant la petite boîte de métal qu’il avait rapportée de la Malle :

— Je crois maintenant que Mme Deblain sera moins arrogante.

— Qu’est-ce que cela ? fit M. Duret, en prenant un peu de la poudre verte au bout du doigt.

— Tout simplement de l’arséniate de cuivre, ainsi que vient de le reconnaître sans une seconde d’hésitation M. Planat, le pharmacien, un chimiste de premier ordre, selon le docteur Plemen lui-même. De l’arséniate de cuivre, un poison foudroyant ! Et c’est au fond d’un tiroir, dans la chambre de M. Barthey, à la Malle, que je l’ai trouvé. Vous comprenez ?

— C’est assez clair. Que décidez-vous ?

— L’arrestation de ce Félix Barthey, et je vous prie de prendre des réquisitions dans ce sens.

— Elles sont toutes prises ; je vous approuve complètement.

— Je vais lancer contre lui un mandat d’arrêt qui sera exécuté demain, au point du jour.

Au moment où le juge d’instruction prononçait ces mots, le garçon de bureau attaché au cabinet de M. Duret ouvrit la porte de cette pièce et remit au magistrat la carte d’un visiteur qui demandait à le voir pour affaire urgente.

— M. Félix Barthey ! fit le procureur de la République, après avoir jeté les yeux sur cette carte et en la passant à M. Babou.

— Ah ! par exemple, s’écria ce dernier, voilà qui est audacieux !

— Non pas, c’est tout naturel, au contraire. M. Barthey ignore vos soupçons et sait que Mme Deblain est arrêtée ; il ne pouvait donc faire autrement que d’accourir. En ne donnant pas à sa maîtresse cette preuve d’intérêt, il se serait en quelque sorte dénoncé lui-même.

— Vous avez raison. Eh bien ! recevez-le et gardez-le seulement quelques minutes.

— Puis je vous l’enverrai.

— Oh ! ce sera inutile !

Et M. Babou, qui avait souligné cette réponse de l’un de ses mauvais sourires, s’empressa de sortir pour se rendre dans son cabinet.

Dans le vestibule, il croisa l’artiste parisien, mais il passa si vite que celui-ci ne le reconnut même pas. D’ailleurs, l’huissier lui annonçait en même temps que le procureur de la République avait donné l’ordre de l’introduire chez lui.

Dès qu’il fut en présence de M. Duret, qui s’inclina en lui offrant du geste un siège, M. Barthey lui dit :

— Monsieur, j’ai été informé ce matin à Paris par Mme Gould-Parker de l’arrestation de Mme Deblain, et je viens vous demander, à propos de cet événement inexplicable, les renseignements que vous croirez pouvoir me donner. Vous devez penser quelle est l’émotion de tous les amis de cette charmante femme ! De quel crime la suppose-t-on coupable ?

— Mais, monsieur, de l’empoisonnement de son mari, répondit sèchement le magistrat.

— Oh ! non, j’ai mal entendu, mal compris ! Mme Deblain, une empoisonneuse !

— Une instruction est ouverte, et je puis vous dire que le résultat, des perquisitions faites a l’hôtel Deblain, en ville, et à la Malle, est accablant pour elle et son complice.

— Son complice ! Mme Deblain a tué son mari et elle a un complice ! Véritablement, je crois rêver. Quel est donc ce complice ?

— Sur ce point, je dois garder le silence. L’affaire est entre les mains de M. le juge d’instruction. Si vous voulez le voir, peut-être vous en dira-t-il davantage.

— Je l’espère et vous demande la permission de vous quitter.

— Faites, monsieur.

Le peintre salua et se hâta de sortir pour se rendre chez M. Babou mais, au moment où il se dirigeait vers le cabinet de ce magistrat, que venait de lui indiquer l’un des gardes du palais, il se trouva tout à coup en face d’un brigadier de gendarmerie qui lui demanda :

— Monsieur Félix Barthey ?

— Oui, répondit-il.

— Alors, monsieur, au nom de la loi, je vous arrête ! Voici le mandat d’arrêt que je suis chargé d’exécuter contre vous.

— Ah ! le complice, c’est moi ! Voyons.

Il avait pris des mains du sous-officier la feuille de papier que cet homme lui tendait. Lorsqu’il l’eut parcouru, il la lui rendit en disant :

— Oui, c’est bien moi ! Décidément, tous ces gens-là sont fous ou stupides. Est-ce que je ne puis voir le juge d’instruction de suite ?

— J’ai l’ordre de m’assurer de votre personne et de vous conduire à la prison des Carmes.

— Alors, à la prison J’ai été soldat, moi aussi, comme vous voyez — il montrait à sa boutonnière le ruban de la médaille militaire, — et je comprends que vous n’obéissiez qu’à votre consigne.

Et comme, sans doute pour faire du zèle, le gendarme qui accompagnait son chef semblait disposé à le prendre au collet, l’artiste parisien ajouta, en haussant les épaules :

— Oh ! ne craignez rien, mon brave, je n’ai pas l’intention de vous échapper. C’est vraiment trop odieux et surtout trop bête ! Vous pouvez répéter cela à qui vous voudrez. Allons, en route !

Cinq minutes plus tard, Félix Barthey était écroué ainsi que l’avait été, l’avant-veille, Mme Deblain.

En prenant possession de la chambre à peu près habitable du quartier des hommes, où M. Crosnier l’avait fait conduire, le peintre, une fois seul, demeura bien un peu abattu, mais cela ne dura qu’un instant.

C’était un garçon énergique dans toute l’acception du mot ; de plus, il ne pouvait supposer que sa détention durerait longtemps. Il lui suffirait, pensait-il, de comparaître devant le juge d’instruction pour lui prouver son erreur. Or il connaissait assez la loi pour savoir qu’il serait interrogé dès le lendemain. Il ne s’agissait donc que d’une mauvaise nuit à passer. Pendant la guerre, il en avait vu de plus terribles.

De l’humiliation, il n’en éprouvait aucune, sachant bien qu’à la nouvelle de son arrestation, ses amis ne douteraient pas un seul instant de lui. Ce juge d’instruction était vraiment trop idiot, et il serait suffisamment puni par la confusion que lui causeraient les suites de cette étrange aventure.

Quant au procureur de la République, qui s’était joué de lui en le gardant dans son cabinet, comme il eût agi envers un visiteur, tandis que M. Babou prenait ses mesures pour s’assurer de sa personne, Barthey se promettait de ne pas l’oublier.

Ce qui seulement tourmentait l’artiste, c’était de songer que Mme Deblain était sous les verrous, elle aussi. Comment acceptait-elle cette horrible situation ? Comment cette jeune femme, accoutumée au bien-être, au luxe le plus raffiné, à toutes les délicatesses de l’existence, allait-elle supporter cet emprisonnement ?

Ces pensées seules ne lui permirent que de rares moments de repos, et le lendemain, vers midi, lorsque le directeur des Carmes lui apprit qu’il allait être conduit chez le juge d’instruction, il fut prêt en une seconde. Il hâta même si bien le pas, une fois en route pour le palais de justice, que le gendarme qui l’escortait put croire un moment qu’il voulait fuir.

Le brave homme ne fut rassuré que quand la porte du cabinet de M. Babou se fut refermée derrière son prisonnier.

— J’étais impatient, monsieur, de comparaître devant vous, dit Barthey, en saluant le magistrat qui, l’air rogue, était, ainsi que d’habitude, à demi renversé sur son fauteuil de cuir.

— La loi m’ordonne d’interroger les prévenus dans les vingt-quatre heures qui suivent leur arrestation, répondit le juge d’instruction, et je ne connais que la loi.

— Ah ! c’est vrai, je suis un prévenu. Néanmoins, permettez-moi de prendre un siège. Je n’ai pas l’habitude de rester debout lorsque je cause avec une personne assise.

Et s’emparant d’une chaise, il y prit place, pendant que M. Bahou lui disait, avec un accent ironique :

— À votre aise ; mais vous n’êtes ici qu’un prévenu, ne l’oubliez pas.

— Je l’oublie si peu que je vous serais reconnaissant de me faire savoir de quel crime vous me soupçonnez coupable ; car vous pensez bien que je ne puis prendre au sérieux la mention que porte votre mandat d’arrêt : prévenu de complicité d’empoisonnement sur la personne de M. Raymond Deblain. Vous ne croyez pas plus à ma culpabilité qu’à celle de Mme Deblain.

— Je n’ai pas à tenir conversation avec vous, mais seulement à vous interroger. Quels sont vos nom, prénoms, âge, profession et domicile ?

— Raoul-Félix Barthey, trente-quatre ans, artiste peintre, ancien sous-officier au 102e de marche, demeurant à Paris, 46, rue d’Offémont.

— Quelle est cette décoration que vous portez ?

— C’est une décoration qu’on ne gagne que sur le champ de bataille, en risquant sa vie pour son pays. C’est celle que quelques-uns de vos collègues s’honorent d’avoir vaillamment conquise, lorsque, dépouillant leur robe, ils sont devenus soldats.

M. Babou, qui, lui, n’était entré dans la magistrature que pour échapper à l’impôt du sang, ne put s’empêcher de rougir.

— Quels sont vos moyens d’existence ? reprit-il d’un ton haineux.

— J’ai vingt mille livres de rente et j’en gagne le double tous les ans.

— En faisant de la peinture ?

— Parfaitement !

— Vous êtes prévenu d’avoir fourni à Mme Deblain le poison dont elle s’est servie contre son mari.

— Pauvre femme ! Elle, une empoisonneuse !

— Elle a avoué son crime.

— Elle a avoué ? Je n’en crois rien, ou c’est qu’elle est devenue folle.

— Votre attitude n’est pas de nature à rendre votre situation meilleure.

— Je n’ai pas à tenter d’améliorer ma situation ; je la trouve ridicule, voilà tout.

— Vous niez que vous ayez été le complice de la prévenue ?

— Avec autant d’énergie que j’ai de conviction à l’égard de son innocence.

— Alors, qu’est-ce que cela ?

Le magistrat plaçait sur la rallonge de son bureau, près de laquelle se trouvait Barthey, la petite boîte de métal saisie par lui à la Malle.

— Ça ! fit l’artiste, c’est de l’arséniate de cuivre. Ah ! vous avez forcé mes tiroirs ?

— C’était mon droit, ainsi que mon devoir.

— Soit !

— Eh bien ! M. Deblain a été empoisonné par des sels de cuivre. Vous entendez : par des sels de cuivre.

— Et vous pensez que… Ah ! c’est vraiment trop bête !

— Vous outragez la magistrature en ma personne. Prenez garde !

— Mais, monsieur, vous outragez bien, en la mienne, le bon sens depuis dix minutes. Vous pensez à tort m’effrayer. Je ne suis ni un enfant ni un sot, mais un honnête homme et un soldat.

Barthey parlait sans colère, mais avec une étrange fermeté, ce qui rendait furieux M. Babou, si bien accoutumé à voir tout le monde trembler devant lui.

— Et ceci, est-ce encore trop bête ? dit-il d’un ton narquois.

Il montrait au peintre la liasse de lettres trouvées dans le meuble italien de la chambre de Mme Deblain.

Le peintre ne put, cette fois, dissimuler une émotion douloureuse, qui n’échappa point au juge d’instruction. Cependant, après une seconde de réflexion, il répondit avec indifférence :

— Ces lettres, en quoi m’intéressent-elles ?

— Tout simplement parce que ce sont des lettres de vous, de vous à Mme Deblain.

— De moi à Mme Deblain ; c’est faux !

— Vous vous fiez à ce qu’elles ne sont pas signées. Nous verrons ce que diront les experts en écriture. Quant à leur destinataire, il n’est pas possible de se tromper, puisque je les ai saisies à destination.

Et le fils de l’huissier se mit à grimacer son vilain sourire. Il avait la conviction qu’il venait d’être fort spirituel.

— Comment vous supposez que j’étais en correspondance avec Mme Deblain ? fit le jeune homme dont la gêne était visible.

— En correspondance des plus tendres. Je ne le suppose pas, j’en suis sûr. Il est facile alors de tout expliquer.

— Ah ! si facile que cela !

— C’est mon opinion, et j’estime que ce sera celle du jury.

— Celle du jury ?

— Oui, du jury, lorsqu’il saura que, dans le même tiroir où j’ai découvert, soigneusement caché, cet arséniate de cuivre, ce poison violent, j’ai trouvé la facture du marchand de produits chimiques qui vous l’a vendu. M. Deblain a été empoisonné par sa femme dans la nuit du 22 au 23 septembre, et cette facture est datée du 18 du même mois, quelques jours auparavant.

— C’est dans la nuit du 22 au 23 septembre qu’est mort M. Deblain, c’est vrai, je ne m’en souvenais plus ! Et vous accusez sa femme de ce crime ?

— Ce sont les circonstances mêmes qui l’accusent. Vous êtes trop intelligent pour ne pas voir combien tout cela est clair.

Accoudé sur le dossier de son siège, Barthey tenait son front dans une de ses mains, en répétant :

— Dans la nuit du 22 au 23 septembre.

— Vous ne niez plus ? lui dit M. Babou.

— Non, monsieur, je ne me donne même plus la peine de nier, car vraiment, je vous demande pardon de me répéter, tout cela est trop absurde ; et, comme vous me paraissez tout à fait convaincu, je trouve inutile de vous répondre davantage.

L’artiste ne se doutait pas qu’il imitait en ce moment la conduite tenue par Mme Deblain l’avant-veille.

— Vous avez le droit de garder le silence, fit le juge d’instruction j’en sais suffisamment. Signez votre interrogatoire.

— Pas du moins avant d’en avoir pris connaissance.

— Mon greffier n’écrit que ce qu’il entend.

— C’est possible, mais je préfère m’en assurer.

Il prit les deux grandes feuilles manuscrites que le scribe lui tendait et les lut soigneusement.

— Oui, c’est à peu près exact, dit-il, lorsqu’il eut terminé.

Et il signa.

Cela fait, il s’inclina légèrement devant M. Babou, qui avait sonné, et il sortit pour regagner les Carmes, entre les deux gendarmes que le magistrat avait cru prudent de lui donner pour escorte.

Rentré dans sa cellule, Barthey se laissa tomber sur un siège, en murmurant :

— La pauvre Rhéa et moi avons affaire à un sot honnête et convaincu. Dieu seul sait comment nous allons nous tirer de là !

Après avoir vu le garde des sceaux, qui lui avait recommandé d’être extrêmement prudent dans toute cette affaire dont le ministre des États-Unis était venu l’entretenir, M. Lachaussée était revenu à Vermel dans l’après-midi. Mis au courant par le juge d’instruction de ce que celui-ci appelait les aveux de Mme Deblain, ainsi que des découvertes qu’il avait faites à la Malle, il s’empressa d’écrire le soir même à la Chancellerie.

« Les preuves recueillies depuis vingt-quatre heures contre Mme Deblain et Félix Barthey sont à ce point accablantes que la justice n’a plus qu’à suivre son cours. Le parquet de la cour de Vermel ne faillira pas à son devoir. Vous n’aurez, monsieur le ministre, qu’à vous applaudir de la fermeté et du zèle de vos respectueux subordonnés. »

Pendant ce temps-là, la ville, qui avait appris l’arrestation de l’artiste parisien, était en proie à une émotion indescriptible, et Mme Dusortois se disait, en se frottant les mains :

— Je connais la loi : cette Américaine empoisonneuse sera déchue de ses droits d’héritière ; alors, les deux millions de mon pauvre neveu me reviendront.