Le Cas du docteur Plemen (Pont-Jest)/I/IV

E. Dentu (p. 75-91).

IV

LUTTES PROVINCIALES


À l’époque on se passaient les événements que nous venons de raconter, Vermel était relié à Paris par un chemin de fer depuis déjà longtemps, mais cependant il n’avait pas perdu tout à fait cette physionomie provinciale qui disparaît des villes les plus éloignées du centre, au fur et à mesure que nos réseaux ferrés se multiplient.

Car, grâce à la rapidité et à la facilité des communications, les moindres bourgs se parisianisent. Si, çà et là, dans quelques vieilles cités, tout pittoresque n’a pas cessé d’exister ; si tous les quartiers rappelant, par d’antiques constructions, des temps loin de nous, n’y ont pas encore été remplacés par des « boulevards de la Gare », ou des « avenues de la Station », les habitudes s’y sont du moins transformées.

En province, la vie a cessé d’avoir le calme, la régularité d’autrefois ; elle est devenue plus chère, conséquemment inquiète, fiévreuse, troublée. L’amour du luxe et le besoin de paraître se sont glissés dans les ménages les plus modestes.

Là où, jadis, on était riche avec dix mille livres de rente, on est besogneux, aujourd’hui, avec ce même chiffre de revenus.

Tout a augmenté de prix, même le vice.

Les importations parisiennes ont tué les petites industries locales. Les élégants des sous-préfectures sont habillés par des tailleurs de Paris, qui visitent deux fois par an leurs clients provinciaux, et la femme du notaire d’un simple chef-lieu d’arrondissement rougirait si elle ne commandait pas de temps en temps une robe chez une couturière de la grande ville.

Les exploitations théâtrales sont ruineuses, grâce aux tournées d’artistes célèbres et à l’impossibilité de jouer les œuvres nouvelles, les auteurs dramatiques, devenus commerçants habiles, ne faisant plus imprimer leurs pièces et refusant d’en communiquer les manuscrits.

Paris absorbe tout : les talents réels, les ambitieux, les fruits secs, les déclassés et les jolies filles.

Il est vrai que, par compensation fâcheuse, il envoie dans les départements des avocats sans cause, qu’on y nomme députés, bien qu’ils ignorent forcément le premier mot des intérêts de leurs commettants ; de même, d’ailleurs, que Paris se fait représenter au Parlement par des maîtres d’écoles, des pharmaciens et des mastroquets de province, dont les électeurs, leurs compatriotes, ne voudraient pas entendre parler.

Si, dès le début de leur création, M. Thiers était l’ennemi acharné des chemins de fer, c’est peut-être parce qu’il pressentait tous ces bouleversements plutôt encore que parce qu’il ne croyait pas à l’utilité pratique de l’invention.

De cet état de choses et de l’application du suffrage universel, il est résulté une fusion de toutes les classes de la société dans les villes où les lignes de démarcation étaient le plus nettement arrêtées autrefois.

Là où noblesse, magistrature, grande industrie, bourgeoisie, formaient des castes à part, tout le monde s’est réuni ou à peu près. La lutte contre les difficultés de l’existence, chez les uns, l’ambition, chez les autres, ont produit ce phénomène social.

La politique divise et groupe tout à la fois. L’amour-propre et la dignité disparaissent devant la chasse aux électeurs.

Le riche propriétaire foncier fait la cour à ses fermiers, membres du conseil municipal ; le grand industriel compte avec ses chefs d’atelier, qui embrigadent les ouvriers pour le scrutin ; les femmes les plus collet-monté flattent leurs servantes, dont les maris ou les amoureux sont gens influents, orateurs dans les réunions publiques.

La moindre préfecture a son champ de courses avec ses bookmakers, ses joueurs de bonneteau, ses pickpockets, ainsi que deux ou trois cercles où le baccara fait ses victimes plus rapidement encore qu’à Paris.

L’une des conséquences de cette décentralisation, dans le mauvais sens du mot, c’est que la vie de famille a disparu à peu près de partout. Si un statisticien se livrait à ce curieux travail, il trouverait certainement plus de femmes honnêtes dans le Marais ou tel autre quartier commerçant de Paris que dans maints chefs-lieux de cent mille âmes.

Mais si la province s’est ainsi modifiée, elle n’en a pas moins conservé deux vices qui lui sont propres : l’envie et la médisance. Elle a pris à Paris bon nombre de défauts et fort peu de qualités.

La petitesse d’esprit y est restée la même ; la véritable générosité y est trop souvent inconnue. On y est rempli de défiance et les nouveaux venus, que leurs fonctions ou leurs affaires y conduisent, sont l’objet de mille inimitiés secrètes et jalouses. On veut savoir d’où ils sortent, quel est leur passé, quelles sont leurs familles, et quand on ne parvient pas à avoir sur tous ces points des renseignements complets, indiscutables, on invente à leur endroit les fables les plus invraisemblables.

À Paris, c’est aux étrangers, pourvu qu’ils sachent jeter un peu de poudre aux yeux, que sont réservés les meilleurs accueils, les plus grands crédits, les plus éclatants succès, souvent injustes et ridicules. Cela parfois coûte cher aux Parisiens. En province, au contraire, tout nouvel arrivant, est suspecté, espionné, isolé.

Ce tableau est à peu près celui que présentait la société de Vermel en 188..

Il n’y restait plus guère qu’un groupe restreint de gens vivant à l’écart, groupe composé de quelques vieilles familles nobles et de ceux des présidents et conseillers de la cour d’appel qui n’appartenaient pas à cette nouvelle couche de magistrats que la République a si rapidement tirés de l’obscurité, dans son besoin d’avoir partout des hommes dévoués à ses institutions.

Ces derniers fonctionnaires, qui devaient bientôt se faire plus nombreux, grâce à cette mesure inique que, par antithèse, on appelle l’épuration de la magistrature, n’avaient pas accès dans ces maisons fermées, où régnaient les opinions conservatrices et religieuses ; ils frayaient, ainsi que leurs collègues du tribunal, avec leurs coreligionnaires politiques des autres groupes de la société de Vermel.

La magistrature elle-même se divisait donc, dans le chef-lieu de Seine-et-Loire, en deux castes absolument distinctes, et il est aisé de comprendre que cette division et l’antagonisme qui en résultait étaient au détriment et au grand danger des justiciables, pour peu que la politique ne restât pas complètement étrangère aux causes judiciaires.

M. Deblain, qui appartenait à la grande industrie, était très estimé de tous, malgré ses succès de vieux garçon ; car on le savait honnête et la main toujours ouverte pour les malheureux mais il avait peu de rapports avec la haute société de la ville, bien qu’en raison de ses traditions de famille on dût le supposer d’opinions conservatrices.

À ce monde trop sérieux, il préférait de beaucoup son monde à lui, vivant et gai, peuplé des femmes et des filles des riches manufacturiers de Vermel, très Parisiennes par leur élégance et leurs goûts, et où il régnait.

Sa famille le gênait peu ; il n’avait qu’une seule parente qui lui tint de près : une tante, sœur de sa mère, Mme  Dusortois, restée veuve avec deux filles et sans fortune.

Cette Mme  Dusortois, personne dévote, excellente mère, mais fort avare, avait toujours espéré que Raymond épouserait sa fille aînée Berthe, assez jolie enfant, à laquelle son cousin plaisait, par ordre plutôt que par conviction, et pour avoir un gendre selon ses croyances, elle tentait toujours, mais en vain, de ramener son neveu dans le sentier de la vertu et dans le giron de l’Église.

Non pas que M. Deblain fût un athée, ni même un voltairien et se posât en esprit fort ; il était certainement incapable, par éducation et en souvenir de sa mère, de jamais manquer de respect aux choses respectables ; mais il était indifférent, pratiquait peu ou point, et cela lui attirait fréquemment des admonestations de la sévère Mme  Dusortois.

— Tu as tort, ne cessait-elle de lui répéter chaque fois qu’elle en avait l’occasion ; on ne te voit jamais à l’église et tu ne pries guère sans doute.

Ce à quoi son neveu, poussé à bout et agacé, peut-être tout simplement parce qu’il sentait que sa parente avait un peu raison, lui répondit un jour, avec une gravité narquoise :

— C’est vrai, ma chère tante, c’est vrai, je suis un mécréant ! Eh ! ce n’est pas ma faute, on ne se refait pas aisément ! Mais, si vous le voulez, tout pourra s’arranger : vous irez à l’église et prierez pour moi, et moi, je donnerai pour vous. De cette manière, Dieu, dans sa bonté, et les pauvres, dans leur misère, seront également satisfaits.

Cette riposte, qui tombait si juste, s’était répétée dans la ville ; cela avait jeté un froid entre la tante et le neveu, et la bonne dame n’était plus revenue à la charge, tout en se promettant, in petto, de reprendre ses tentatives de conversion, lorsque le beau Raymond serait son gendre. Car elle ne cessait d’avoir cet espoir, ne pouvant admettre que son neveu songerait jamais à épouser une autre jeune fille que Berthe.

Si, par malheur, il restait garçon, eh bien ! ce serait un oncle à héritage pour ses enfants ! Elle en prenait dévotement son parti.

Quant au docteur Plemen, il allait partout et partout était également bien reçu !

Si on le trouvait un peu trop élégant pour un médecin, si on l’eût aimé plus ennemi des plaisirs mondains, on n’en reconnaissait pas moins son incontestable valeur, son dévouement à ses malades, son tact parfait.

Toujours grave et respectueux chez les douairières, érudit avec les conseillers, galant auprès des femmes élégantes et coquettes de la haute industrie, simple avec les bourgeois, généreux pour les ouvriers, il s’était fait la réputation d’un charmeur. C’était un charmeur, en effet.

Dans une circonstance des plus périlleuses pour son ambition politique, il avait donné une preuve de sa finesse d’esprit et conquis des sympathies nouvelles.

Cela s’était passé à l’occasion du projet de laïcisation de l’hôpital dont il était le médecin en chef.

Les honorables conseillers municipaux de Vermel jaloux des lauriers de leurs collègues de Paris, avaient décidé que les Sœurs seraient remplacées par des infirmières laïques, et que les prêtres ne pourraient offrir les secours de la religion aux malades que dans le cas où ceux-ci les feraient demander.

Consulté à ce sujet, le docteur Plemen répondit en séance publique :

— Il ne m’appartient pas d’examiner cette question au point de vue religieux ou philosophique ; mes opinions n’ont rien à faire ici. On connaît mon respect absolu pour la liberté, or je considère la liberté de conscience comme la plus précieuse des libertés. Je ne donnerai donc mon avis que comme médecin. Or, comme médecin, je n’hésite point à dire que je préfère de beaucoup les Sœurs aux infirmières laïques, non parce que je doute du dévouement que les braves femmes du peuple auraient pour ceux qui seraient confiés à leurs soins ; elles sont habituées à la fatigue et connaissent toutes les misères humaines, pour les avoir vues de trop près, hélas ! mais ces femmes, heureusement pour elles, n’ont pas renoncé, ainsi que les religieuses, aux joies de la famille ; elles ont des pères, des mères, des maris, des enfants. Comment peut-on supposer qu’elles oublieront toutes leurs affections en franchissant le seuil d’un hôpital ?

« L’admettre serait faire injure à leur cœur. Qu’arriverait-il alors le jour où l’épidémie sévirait autour d’elles ? Ne seraient-elles pas tout naturellement saisies de la crainte de transmettre le mal à ceux qu’elles aiment ? Pensez-vous que la femme que son enfant appelle à la maison osera se pencher sur un petit être que le croup étrangle ? Ou elle sera une mauvaise mère ou une mauvaise garde-malade ! C’est fatal, parce que c’est humain ! Je n’ai pas besoin de développer davantage cette thèse elle frappe directement l’esprit de ceux qui ne jugent les choses qu’au point de vue de l’intérêt général.

« Quant aux prêtres, c’est encore à l’aide d’arguments thérapeutiques que je repousse leur exclusion systématique des hôpitaux. Que vous vous opposiez à ce qu’ils sollicitent, avec une insistance indiscrète, ceux que leur vue peut effrayer, soit ! je vous l’accorde, car, moi-même, non pas seulement à l’hôpital, mais même dans le monde, je ne permets pas qu’on aggrave imprudemment l’état de mes malades par des démarches prématurées. Si j’ai ordonné le calme, rien ne doit le troubler ! Mais si, au contraire, l’homme qui souffre, celui qui va mourir a été élevé dans un milieu de foi ; s’il est évident que la vue de l’aumônier ne lui causera aucune terreur, mais le réconfortera, lui donnera espoir et courage, pourquoi le repousseriez-vous ?

« Il nous est permis, à nous autres praticiens, d’user du chloroforme, de l’azote, de l’hypnotisme même, à l’exemple des fakirs hindous, de tous les anesthésiques enfin, pour endormir la douleur, non seulement de ceux que nous opérons, mais aussi de ceux dont la fin est fatale, imminente ; pourquoi priver des consolations du prêtre, des secours de la religion ceux qui doivent en éprouver des soulagements moraux et physiques tout aussi certains que si on leur administrait les anesthésiques les plus puissants ? Le phénomène nerveux de l’insensibilité peut être provoqué par l’exaltation de l’âme ; le courage peut naître de l’espoir d’une vie future ; la patience à supporter le mal peut prendre sa source dans des croyances que vous ne partagez pas ; le calme peut être donné par des consolations religieuses que vous niez. Or, le calme, la patience, le courage, l’insensibilité, c’est là ce que le médecin tente tout d’abord de procurer à ses malades. S’il y parvient, il les sauve souvent dans des cas qui semblaient désespérés.

« Alors, pourquoi refuser à la science ces auxiliaires si énergiques lorsqu’il lui est permis, dans le même but, d’user de tous les agents chimiques qu’elle a à ses ordres ? Si l’athéisme pouvait soulager le patient en lui disant : « Il n’y a pas de Dieu ; il n’y a rien après nous ; lorsque tu auras succombé au mal qui te torture, tu mourras tout entier, » moi, médecin, dont la mission est de guérir, je laisserais l’athée au chevet de mes malades. Comment voulez-vous donc que j’en éloigne celui qui leur dit, au contraire : « Tes douleurs te seront comptées dans un monde meilleur ! Dieu peut faire un miracle pour te sauver ! La mort est la délivrance et la joie éternelle, » et qui, en leur disant cela, que ce soit vrai ou faux, leur donne le courage, le calme, la patience, l’insensibilité que nous leur désirons. Voilà pourquoi, comme médecin, je supplie le conseil de ne priver l’hôpital ni de ses Sœurs ni de ses prêtres ! »

Il est aisé de comprendre l’effet considérable que produisit ce discours du docteur Plemen.

Les gens religieux en tirèrent la conclusion que le savant praticien était un croyant, puisque, tout en se servant d’arguments qu’il n’avait sans doute employés que pour les besoins de sa cause, il n’en avait pas moins défendu les prêtres et les Sœurs ; et les libres penseurs le jugèrent de leur bord, puisqu’il n’avait demandé le maintien dans les hôpitaux de ceux qu’ils voulaient en chasser, que dans un intérêt public et absolument médical.

Quant aux conseillers municipaux de Vermel, qui peut-être craignaient un peu le mauvais effet de la mesure qu’ils avaient proposée, dans un simple but de popularité auprès de leurs électeurs, ils rendirent grâce à celui dont l’habileté leur permettait de ne pas soutenir leur proposition.

Par ce coup de maître, Erik Plemen avait adroitement préparé, dans tous les camps, sa candidature à la députation.

Tel était le chef-lieu de Seine-et-Loire, avec ses défauts et ses qualités de grande ville de province, avec ses divisions de castes et ses groupes divers, au moment où on n’y put douter plus longtemps du mariage de M. Deblain, car, en débarquant au Havre, il avait télégraphié son retour à son ami Plemen ; puis il lui avait écrit qu’il ne s’arrêterait à Paris qu’une huitaine de jours et rentrerait bientôt à Vermel avec sa femme, charmante et jeune Américaine, née Rhéa Panton.

Raymond terminait sa lettre ainsi :

« Eh ! que veux-tu, mon cher Erik, il paraît qu’il faut toujours en finir par là !

« Tu y arriveras toi-même. D’abord, un docteur marié et père de famille inspire davantage confiance : de plus, tu trouveras aisément, plus aisément encore que je ne l’ai fait, car tu es un savant, un homme célèbre et un beau garçon, une gentille petite femme pour te rendre heureux.

« Je compte donc que tu ne me plaisanteras pas trop ! Ce sera bien assez des sorties furieuses de mon honorable tante Dusortois, surtout lorsqu’elle saura que sa nouvelle nièce est protestante ! C’est pour le coup qu’elle va désespérer de mon salut !

« Quant à toi, je suis certain que, dès que tu connaîtras ma femme, tu ne songeras plus qu’à envier mon sort. »

À la lecture de ces lignes, Plemen demeura un instant interdit nous n’oserions même affirmer qu’il ne murmura pas le mot : « imbécile », à l’adresse de son ami, mais il se remit rapidement de sa surprise, ce que ne fit pas la terrible tante, lorsqu’elle apprit que son neveu lui échappait tout à la fois comme gendre et comme oncle à héritage pour ses filles.

— Je savais bien, s’écria-t-elle, que ce garçon-là tournerait mal !

Tourner mal, pour l’honorable dame, c’était n’avoir point épousé sa fille !

Dans sa colère, elle s’empressa d’aller raconter partout comment M. Deblain ramenait, du fond de l’Amérique, une aventurière, une femme de rien à laquelle il avait donné son nom !

Pendant ce temps-là, campée avec son mari dans ce coquet appartement du boulevard Haussmann, où le docteur et Raymond avaient si souvent reçu joyeuse compagnie, la fille du gros Elias faisait connaissance avec Paris, ses théâtres, ses promenades, ses restaurants, ses grands couturiers, ses modistes en renom, et elle écrivait à sa sœur :

« Depuis mon arrivée en France ou plutôt à Paris, je mène une adorable existence ; c’est chaque jour un plaisir nouveau. Toi seule me manque, ma chérie. Mon mari a le double de mon âge, mais, de caractère, il est aussi jeune que moi. Il n’y a que les Français pour avoir de ces privilèges-là ! Et Paris, Paris ! Marie-toi vite avec un brave garçon qui t’y amènera. Maintenant que j’y ai vécu pendant quinze jours, si j’étais jeune fille, j’épouserais même mon cousin Archibald, pour y rester ! »

Cette lettre allait se croiser sur l’Océan avec la correspondance de la famille Elias.

En effet, quelques jours après, Rhéa reçut par Jenny des nouvelles de ceux qu’elle avait laissés à Philadelphie.

« Je ne saurais te dire, chère petite sœur, lui écrivait la jeune fille, combien la maison est triste depuis ton départ. Notre père et notre mère sont toujours les mêmes ; le premier, assez indifférent ; la seconde, douce et tendre. Mais maintenant que tu n’es plus là, je suis livrée, sans défense, aux Thompson père et fils et à miss Gowentall.

« Notre oncle Jonathan ne m’épargne aucun sermon ; notre cousin Archibald tourne autour de moi, car si je ne suis pas aussi jolie que toi, ni aussi gaie, ni aussi spirituelle, je n’en ai pas moins, comme toi, cent mille dollars de dot ; mais pas plus que tu ne l’as jamais eue, je n’ai l’envie de m’appeler Mme  la Révérende.

« Quant à miss Gowentall, ne s’était-elle pas imaginée, dans le but de m’accompagner le matin à Fairmount-Park, d’apprendre à monter à cheval ! Heureusement qu’après une demi-douzaine de leçons d’équitation, notre énorme gouvernante, prise de peur, a renoncé à devenir une écuyère.

« Alors, pour m’escorter, papa m’a donné un groom qui a fort bon air, avec son chapeau à cocarde, ses bottes molles, sa petite jaquette serrée à la taille et une rose à la boutonnière.

« Ce brave garçon, John, me suit gravement à vingt pas, mais cela n’empêche point le terrible colonel Gould-Parker d’arriver tout à coup comme la foudre pour me présenter ses hommages. Décidément, il est toujours amoureux de moi ; il compte sur la solitude où tu m’as laissée. Pourquoi n’est-il pas simplement capitaine au service de la France ! Comme je l’épouserais bien vite… pour aller te rejoindre !…

« Ta pauvre Jenny qui t’aime plus encore qu’autrefois. »

— Chère adorée, dit en pleurant Rhéa, après avoir lu et relu cette lettre, si mon père voulait nous l’amener, comme je lui trouverais vite un mari !

Et elle se mit à piller les magasins pour envoyer à sa sœur tous les spécimens possibles des nouveautés parisiennes, afin de la consoler un peu et lui faire prendre patience.

Cette existence fiévreuse des deux époux durait depuis près d’un mois, quand M. Deblain fit comprendre à Rhéa que ses affaires le rappelaient chez lui, et ils prirent enfin un beau matin le train pour Vermel la jeune Américaine un peu craintive, car elle ignorait dans quel milieu elle était appelée à vivre ; Raymond avec une certaine frayeur de l’accueil qu’allaient lui faire ses amis, le docteur Plemen surtout, qui loin d’être venu le rejoindre au boulevard Haussmann, ainsi qu’il l’y avait invité, s’était excusé de ne pouvoir le faire, en raison de ses travaux, et avait terminé ainsi la première de ses lettres :

« Puisque tu as maintenant un oncle clergyman, il aurait pu te dire, comme saint Paul aux Corinthiens : « Es-tu lié avec une femme, ne cherche pas à t’en séparer ! N’es-tu pas lié avec une femme, ne cherche pas de femme ! Celui qui marie sa fille fait bien ; mais celui qui ne la marie pas fait mieux. »

« Rabelais et Molière, tu le vois, ne sont que de simples plagiaires des apôtres ! »

Or Deblain se souvenait toujours de ces lignes narquoises, et comme il ne se sentait pas de force à lutter avec le sceptique médecin, il ne comptait que sur les beaux yeux et les sourires de Rhéa pour le dompter.