Le Cas du docteur Plemen (Pont-Jest)/Épilogue

E. Dentu (p. 422-443).

ÉPILOGUE


LE SECRET DE WILLIAM


Le train qui emportait Witson, — son rôle étant joué jusqu’au bout, le docteur Maxwell n’existait plus — était à peine sorti de la gare de Vermel, que la physionomie de l’Américain se transforma subitement, du tout au tout.

L’expression de joie avec laquelle il avait adressé à ses amis un dernier « au revoir car ceux-ci n’avaient voulu le quitter qu’à la dernière minute, disparut de ses traits pour faire place à cet air préoccupé, sombre, inquiet, que miss Jane, sa fille adoptive, ne pouvait s’expliquer.

On eût dit qu’un masque était brusquement tombé de son visage.

Blotti dans un des angles du compartiment où il était seul, William ne songeait plus guère à tout ce qu’il venait de faire pour sauver sa compatriote ; il était tout entier de nouveau à ces douleurs intimes, à ce passé mystérieux, qui le condamnaient depuis déjà tant d’années à une existence étrange et l’avaient fait, tour à tour, en France et en Amérique, l’auxiliaire ou l’adversaire de la justice, soit qu’elle ne pût trouver un coupable, soit qu’elle poursuivit un innocent.

Pendant de longs instants, il demeura immobile, plongé dans ses tristes pensées ; puis, soudain, comme si son esprit jusqu’alors indécis eût adopté définitivement un parti, il s’écria :

— Enfin, j’ai tenu mon serment et fait mon devoir. Maintenant, à la grâce de Dieu ! Ce soir même, elle saura tout ; demain, je serai le plus misérable ou le plus heureux des hommes.

Le soir même, Witson arrivait a Paris, où, prévenue par dépêche, sa pupille l’attendait impatiemment, depuis surtout qu’elle connaissait le dénouement de ce drame judiciaire auquel il avait été mêlé.

En entendant la voiture qui ramenait son ami s’arrêter devant la grille de l’hôtel, miss Jane s’élança à travers le jardin, et l’Américain ne franchit le seuil de sa porte que pour recevoir l’adorable enfant dans ses bras.

— Vous, vous enfin ! lui répétait-elle en l’entraînant vers le perron. En est-ce bien fini cette fois avec ces excursions qui me laissent seule et m’épouvantent ? Jamais votre absence ne m’a été aussi pénible ! Ah ! pendant ce long mois, j’ai bien tourmenté cette bonne mistress Vanwright. Comme vous devez être heureux et fier d’avoir sauvé cette pauvre femme ! Que vous êtes savant ! Quel monstre que ce docteur !

Ils étaient entrés dans la salle à manger où le couvert était mis, et William n’avait pu encore placer une parole. Il s’efforçait bien de sourire à toutes ces tendresses de Jane, mais son sourire était contraint, quels que fussent ses efforts pour paraître heureux.

Mais mistress Vanwright vint prendre à table sa place accoutumée, et sa présence, en rendant la jeune fille moins tendre, permit au défenseur de Mme Deblain de dissimuler plus complètement l’état de son esprit.

La jeune fille était insatiable. Ce que les journaux, qu’elle avait dévorés, lui avaient appris ne suffisait pas à son affectueuse curiosité. Son père adoptif dut lui raconter les moindres épisodes de ce drame criminel dont son intelligence, son savoir et sa puissance d’analyse avaient si bien débrouillé tous les fils.

C’était, à chaque détail nouveau, un cri d’admiration de la charmante enfant.

L’excellente gouvernante, qui semblait souffrir elle-même de l’embarras évident de son compatriote, s’efforçait de calmer son élève et de mettre fin à ses interminables questions ; mais celle-ci était impitoyable, et bientôt, quel que fût l’empire que Witson eût sur lui-même, il parut succomber à l’émotion qui le torturait, car, laissant tout à coup tomber sa tête entre ses mains, il murmura :

— Mon Dieu, donnez-moi du courage !

Miss Jane l’entendit et, toute pâle, s’élança vers lui, en demandant :

— Mon ami, par grâce, qu’avez-vous ? Vous ai-je donc fait de la peine ?

Elle avait écarté les mains de William et, le voyant livide, les yeux remplis de larmes, elle ajouta, en s’agenouillant devant lui :

— Oh ! je vous en prie, pardonnez-moi !

Et comme, sans lui répondre, il la fixait d’un regard douloureux, elle se tourna vers mistress Vanwright et s’écria :

— Assurez-le donc, je vous en conjure, que si j’ai fait ou dit quelque sottise, c’est inconsciemment. Je n’aime que lui au monde, vous le savez bien !

Elle avait repris entre les siennes les mains de son ami et les couvrait de baisers.

— Ah ! c’en est trop, gémit alors Witson, en s’arrachant brusquement à cette affectueuse étreinte et en se levant. C’était fatal, l’heure est venue !

Puis aussitôt il ajouta, en la suppliant du geste de ne pas se rapprocher de lui :

— Mon enfant, écoutez-moi. Dans un instant, vous connaîtrez le secret qui me torture depuis dix ans. Si terrible que sera pour vous cette révélation, jurez-moi de ne pas me maudire ; promettez-moi que, si nous devons nous séparer, vous vous souviendrez un peu de celui qui vous a élevée et vous aime de toute son âme.

— Mon ami ! supplia la jeune fille.

Mais l’Américain s’était élancé hors de la salle à manger, et Jane n’était pas encore remise de sa stupeur lorsqu’il revint et dit, en lui tendant un large pli :

— Lisez cela et, quand vous aurez lu, ne demandez conseil qu’à votre cœur pour prendre une résolution. Je ne vous verrai pas avant demain ; j’ai beaucoup à écrire, je rentre chez moi. Bonsoir, mon enfant chérie, à demain !

Il la serrait convulsivement contre sa poitrine et couvrait son front de baisers. Enfin, s’armant de courage, il la repoussa doucement et disparut.

Mistress Vanwright et son élève l’entendirent rentrer dans son cabinet de travail et fermer la porte à double tour derrière lui.

— Qu’est-ce que cela veut dire ? demanda à sa gouvernante miss Jane dont les yeux étaient pleins de larmes. Qu’y a-t-il donc sous cette enveloppe ?

— Je l’ignore, répondit la brave femme, qui ne pouvait dissimuler son émotion ; obéissez a sir William, rentrez chez vous, lisez et vous le saurez bientôt.

— Allons ! soit ! À demain, mistress Vanwright !

Et, la tête basse, le cœur oppressé, la jolie Américaine quitta la salle à manger pour gravir lentement l’escalier qui conduisait au premier étage, où se trouvait son coquet appartement.

Lorsqu’elle fut seule, dans sa chambre à coucher, la pupille de Witson hésita un instant puis, se laissant tomber dans un fauteuil, près d’une petite table éclairée par une lampe, elle déchira d’une main tremblante l’enveloppe mystérieuse.

Elle contenait une douzaine de pages couvertes de l’écriture élégante et ferme de William. Elle la reconnut aussitôt. En tête de ces pages se trouvait un titre et une date : « Une erreur criminelle. Philadelphie, 1er mai 187… »

— Une erreur criminelle ; Philadelphie, répéta-t-elle ; Philadelphie ?

Ce dernier mot réveillait de nouveau dans son esprit de lointains souvenirs, car elle resta longtemps songeuse, avant de murmurer :

— Puisqu’il le veut, obéissons !

Elle commença alors la lecture de ce manuscrit dont les dernières lignes seulement allaient lui révéler le terrible secret de celui auquel elle avait donné toute sa tendresse.

« Le docteur Maxwell était en 187… un des premiers médecins de Philadelphie, bien qu’il fût encore très jeune. Mais il avait terminé ses études en France, il était docteur de la Faculté de Paris, où il avait été interne dans les hôpitaux et lauréat de l’Académie de médecine.

« De plus, on savait que, seul, l’amour de la science lui avait fait embrasser cette carrière, car sa fortune, dont il faisait le plus noble usage, était considérable. Toutes ces raisons, auxquelles s’ajoutait une valeur réelle, l’avaient placé à la tête du corps médical de la ville. Il jouissait de l’estime publique. On ne lui reprochait qu’une chose : c’était de rester garçon ; mais, lorsqu’on lui offrait quelque jeune, jolie et riche héritière, il répondait en souriant que, pendant quelques années encore, il voulait être tout entier à ses devoirs professionnels.

« Le docteur Maxwell, en effet, aurait eu bien peu de temps à donner aux affections de famille. Il était professeur à l’École de médecine et directeur de l’hospice des enfants. Aux heures de ses consultations gratuites, sa maison était assiégée par les malheureux qui entendaient parler chaque jour et partout de son savoir et de sa générosité ; et on le demandait fréquemment dans les principales villes de l’Union. Enfin, la justice avait souvent recours à son savoir. Il était le médecin légiste de toutes les grandes affaires criminelles.

« C’est à ce dernier titre qu’il fut appelé un jour chez le coroner du quartier des docks, chargé de l’instruction relative à un crime d’empoisonnement commis sur la personne d’un nommé Jack Summer, de son vivant contremaître dans une importante usine de construction.

« Après une assez courte maladie, qui avait paru sans gravité, Summer était mort brusquement, au milieu d’atroces douleurs. Cette fin n’avait cependant fait naître aucun soupçon et l’inhumation avait eu lieu dans les délais légaux ; mais, quarante-huit heures plus tard, une plainte et une demande d’exhumation étaient parvenues à la justice. La Compagnie d’assurances sur la vie the Star, avec laquelle Summer avait passé un contrat de deux mille dollars au bénéfice de sa femme, refusait de payer cette somme à la veuve et demandait une enquête sur les causes de la maladie et de la mort de son client.

« Le solicitor de la Compagnie affirmait que, d’après, les renseignements qu’il avait recueillis, Summer avait été empoisonné par sa femme, ce qui constituait à l’égard de cette dernière un cas de déchéance prévu par les statuts du Star.

« L’enquête, immédiatement ordonnée, releva des charges si graves contre mistress Summer, qu’elle fut arrêtée, malgré ses larmes, sa douleur, ses protestations d’innocence et son mauvais état de santé.

« Mistress Margy Summer était une jeune femme un peu maladive dont la conduite avait toujours été parfaite. On avait seulement remarqué que, depuis quelques années, elle était devenue irascible et jalouse. Il est vrai que la conduite de son mari était un peu cause de cette transformation. Bien que très bon ouvrier, Summer, jeune, robuste, beau garçon, était quelque peu coureur de cabarets et de mauvais lieux. Il était, néanmoins, un excellent mari, et quand, parfois, il rentrait gris, sa femme n’était jamais victime d’aucun mauvais procédé de sa part. Sans riposter par nul mot blessant, il acceptait les reproches de Margy et restait au milieu de ses écarts, le père le plus tendre pour sa petite Mary, adorable fillette de six à sept ans.

« Il n’avait eu à propos de cette enfant qu’une discussion sérieuse avec sa femme : Mme Summer, catholique fervente — elle était d’origine irlandaise, — avait voulu élever sa fille dans sa religion, mais l’ouvrier s’y était opposé et l’enfant allait le dimanche au temple avec son père.

« C’est ainsi que vivait le ménage, lorsque le contremaître était mort si brusquement, et c’est à la suite des bruits propagés par les voisins de Margy Summer, qui l’aimaient peu, que la Compagnie d’assurances the Star, accueillant avec empressement les soupçons d’empoisonnement répandus dans le quartier, avait demandé l’enquête, dont l’une des conséquences fut l’appel à la science du docteur Maxwell, pour faire l’autopsie du corps de Jack Summer.

« Le médecin légiste n’avait pas à se préoccuper de la réputation de celle que la rumeur publique accusait ; il n’avait qu’un devoir à remplir, sans s’arrêter à nulles considérations étrangères. C’est ce que fit Stephan Maxwell et, sans entrer ici dans les détails techniques de l’examen auquel il se livra, son rapport fut écrasant pour la veuve de Summer, en ce sens qu’il conclut à l’empoisonnement du défunt par des sels de cuivre. Une quantité appréciable de cuivre avait été trouvée dans les organes de la victime, et le docteur affirmait que ce cuivre ne pouvait exister dans le corps humain que par le fait d’une ingestion.

« Armé de ce rapport, le coroner poursuivit son instruction il découvrit dans la maison qu’avait habitée le ménage Summer deux vases de cuivre rouge sur les parois desquels existaient des traces de vert-de-gris naturel, qui avait été gratté avec la pointe d’un couteau, et un flacon de pickles au vinaigre dans lequel trempait une aiguille à tricoter en acier, que son séjour dans ce flacon avait transformée en aiguille de cuivre.

« C’était là plus de preuves qu’il n’en fallait à l’appui de l’empoisonnement de Summer, empoisonnement qui ne pouvait avoir été commis que par une personne ayant accès continuel auprès de lui, et, en vertu de l’axiome : Is fecit cui prodest, que par la femme de l’ouvrier, puisque la mort de ce dernier devait lui rapporter deux mille dollars, en raison de son contrat d’assurances sur la vie.

« De plus enfin, le docteur Sterton, qui avait soigné Summer pour une inflammation gastro-intestinale, provenant d’écarts de régime avoués par le malade, reconnaissait qu’il avait été frappé de la fréquence des vomissements de son client et que si, au moment de sa mort, il ne s’était pas arrêté à l’idée d’un crime, les conclusions du rapport du savant médecin-légiste lui faisaient craindre de s’être trompé dans son diagnostic. En se rappelant les phases diverses de la maladie du défunt, il reconnaissait qu’il pouvait avoir succombé à l’absorption lente et continue de sels de cuivre.

« En présence de ces diverses affirmations, la justice ne pouvait hésiter ; elle décida le renvoi de Margy Summer devant la cour criminelle, comme inculpée d’empoisonnement sur la personne de son mari.

« Mais ce drame ne devait pas avoir de dénouement judiciaire. À peine incarcérée, Margy, dont la santé était fort ébranlée, tomba gravement malade et, le jour même où la date de sa comparution devant la cour avait été fixée, elle succomba dans sa prison, emportée tout autant par le désespoir que par la phtisie galopante qui s’était emparée d’elle.

« Ce décès inattendu provoqua, dans le quartier qu’avaient habité les Summer, une réaction subite. On cria à la calomnie, on faillit faire un mauvais parti à ceux qui avaient déposé contre la malheureuse femme, et les bureaux de la Compagnie the Star n’échappèrent au pillage et à l’incendie que grâce aux policemen chargés de les protéger.

« Puis on se souvint que Margy avait laissé une petite fille de six à sept ans, que des voisins charitables avaient recueillie et on fit, pour cette pauvre enfant, une quête, dont le montant fut destiné à la faire entrer dans une maison d’éducation jusqu’à sa majorité : car, bien que la culpabilité de sa mère n’eût pu être prouvée, les frais de justice n’avaient pas moins dévoré le patrimoine de la fillette. Le mobilier du ménage avait été vendu pour couvrir les frais du procès.

« Lorsque le docteur Maxwell fut informé de ces événements, il ressentit la plus vive émotion. Sa conscience ne lui reprochait certes rien ; il avait accompli sa mission de médecin légiste avec le soin qu’il apportait à tous ses devoirs professionnels mais il ne regardait pas moins comme très fâcheux que Margy Summer n’eût pas été jugée car si son examen avait constaté la présence de sels de cuivre dans les organes du défunt, il n’en résultait pas fatalement que la coupable de cet empoisonnement fût sa veuve, et la mort de cette malheureuse femme ne permettait plus à la vérité de se faire jour. La mémoire de l’inculpée était à jamais déshonorée. Malgré la protestation populaire, sa fille n’en resterait pas moins celle d’une empoisonneuse et, armée des présomptions qui existaient dans ce sens, la Compagnie the Star se considérerait certainement comme dégagée des obligations de son contrat, en sorte que cette enfant était vouée non seulement à la honte, mais encore à la misère.

« N’était-ce pas là une injustice criante ? Jack Summer s’était assuré sur la vie, au bénéfice, non pas seulement de sa veuve, mais encore à celui de sa fille, si la mère de celle-ci mourait la première. Or, puisque l’indignité de Margy Summer n’avait pas été confirmée par un jugement, ne devait-elle pas, à ce point de vue spécial de l’assurance, être considérée comme innocente, c’est-à-dire comme étant morte en pleine jouissance de ses droits d’héritière, droits dont sa fille devenait la bénéficiaire légale ?

« Cette question toute nouvelle préoccupa si vivement le docteur Maxwell, que, s’intéressant au sort de cette fillette abandonnée, il fit une démarche personnelle à l’administration du Star ; mais le directeur de cette Compagnie le reçut si mal et rejeta si énergiquement toute proposition d’arrangement, qu’il résolut de s’adresser aux tribunaux, dès qu’il aurait retrouvé l’enfant de Margy chez les voisins qui l’avaient prise avec eux.

« Les choses en étaient là lorsque les journaux américains reproduisirent le débat scientifique qui s’était élevé à la suite de la condamnation à mort d’un nommé Moreau, pharmacien à Saint-Denis, près de Paris.

« Cet homme avait comparu devant la cour d’assises de la Seine sous l’accusation d’avoir empoisonné ses deux femmes par des sels de cuivre, et, depuis son exécution, certains médecins des plus honorables affirmaient que si Moreau s’était défait de ses femmes par un crime, il ne les avait pas, du moins, empoisonnées à l’aide des sels de cuivre que les experts prétendaient avoir découverts dans les organes des victimes.

« Un savant praticien, M. le docteur V. Galippe, alla plus loin. S’appuyant sur les travaux de quelques-uns de ses très éminents confrères, travaux de beaucoup antérieurs à l’affaire Moreau, il démontra d’une façon victorieuse que si l’absorption des sels de cuivre est, dans une certaine mesure, nuisible à la santé, ces sels ne peuvent en aucun cas occasionner la mort par le fait de leurs seules propriétés toxiques.

« Cette discussion était bien de nature à troubler la conscience de Stephan Maxwell. Il en suivit toutes les phases avec un intérêt croissant, et lorsqu’il eut pris connaissance de tous les rapports et de toutes les brochures publiés à cette occasion, quand il se fut livré à une analyse nouvelle des organes de Jack Summer, il acquit la conviction que, lui aussi, comme les experts qui avaient conclu à l’empoisonnement par des sels de cuivre dans l’affaire Moreau, il s’était trompé en se prononçant dans le même sens à propos de la mort du mari de mistress Summer.

« Maxwell était désespéré. L’infortunée livrée, par son erreur, à la justice, n’avait pas été condamnée, il est vrai ; mais elle était morte en prison, emportée par un mal terrible que le désespoir, la honte et les privations avaient provoqué ; sa mémoire était flétrie ; sa fille, réduite à la misère et déshonorée.

« Et c’était lui, le docteur éminent, le savant estimé, l’honnête homme, c’était lui qui avait commis cette épouvantable erreur ! C’était donc à lui de la réparer, autant qu’il était en son pouvoir.

« Cette résolution prise, Stephan se donna entièrement à l’œuvre qu’il s’était imposée.

« Tout d’abord, sacrifiant sa réputation de praticien impeccable, il fit paraître un rapport dans lequel il reconnaissait franchement s’être trompé, et dont la publicité eut pour résultat la réhabilitation complète de Margy Summer ; puis il fit élever à cette pauvre femme un monument funèbre convenable et adopta sa fille.

« Enfin, abandonnant sa haute situation à Philadelphie, il se condamna à consacrer plusieurs années de sa vie à soigner gratuitement les malheureux et à suivre les grands procès criminels, toujours prêt à combattre les médecins légistes et à démasquer les erreurs judiciaires.

« C’est ainsi que le docteur Maxwell vit depuis huit ans, fidèle à son serment mais il ignore s’il a suffisamment expié sa faute, car il a près de lui la fille de Margy, et il ne peut savoir que de cette enfant elle-même si elle lui pardonne la mort de sa mère.

« Alors seulement, celui qui a été successivement William Dow, Charles Murray et William Witson, se croira le droit de redevenir Stephan Maxwell, en même temps que miss Jane, sa fille adoptive, reprendra son nom de Mary Summer. »

Ces mots terminaient le manuscrit, et l’élève de mistress Vanwright ne les avait lus qu’à travers ses larmes, car elle n’avait pas eu besoin d’aller jusqu’à la fin de ce douloureux récit pour comprendre quels en étaient les personnages réels.

— Pauvre mère ! gémit-elle dans un sanglot, en s’efforçant de se rappeler les traits de celle dont elle avait été si cruellement séparée jadis.

Puis, s’agenouillant, elle adressa au ciel une ardente prière et, calmée, soupira, cette fois dans un sourire :

— Comme il a dû souffrir, lui aussi ! Est-ce que ma mère, elle-même, si elle vivait encore, ne me permettrait pas de l’aimer !

Et, se souvenant tout à coup que William, en la quittant, lui avait dit avec tristesse : « À demain ! » elle s’écria :

— J’attendrais aussi longtemps pour le rassurer, pour l’arracher au désespoir, car il m’aime, je le savais bien ! Oh ! non, jamais !

S’élançant alors en dehors de sa chambre, elle franchit d’un bond l’escalier et vint frapper à la porte du cabinet de travail de Witson, en répétant :

— C’est moi, mon ami, c’est moi !

La porte s’ouvrit aussitôt, et Jane s’élança dans les bras de Wiiliam qui tremblait.

— Je ne sais plus qu’une chose du passé, Stephan Maxwell, lui dit-elle, avec un inexprimable accent de tendresse : c’est votre dévouement, vos douleurs, votre affection pour moi, pour moi qui vous aime plus encore que vous ne m’aimez vous-même. Quand vous le voudrez, nous partirons pour Philadelphie, où nous irons prier tous deux, la main dans la main, sur la tombe de la pauvre Margy Summer, ma mère adorée !

L’Américain, le visage rayonnant, ne répondit qu’en serrant l’adorable enfant sur son cœur.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Un mois après les événements que nous venons de raconter, les principaux personnages de ce récit étaient groupés sur la dunette du Pereire.

Le splendide steamer venait de sortir des jetées du Havre et de larguer ses remorques pour gagner le large.

C’étaient master Panton, ses deux filles, le révérend Jonathan, Félix Barthey, Stephan Maxwell et miss Jane. Ils s’en allaient tous en Amérique.

Le gros Elias avait retrouvé son teint fleuri et sa gaieté d’autrefois ; le clergyman, toujours aussi maigre et aussi blême, levait à chaque instant les yeux au ciel, comme pour le remercier de lui permettre de quitter enfin un pays de mécréants, où il n’avait pu convertir personne aux doctrines de Swedenborg ; Rhéa, accoudée sur la lisse, semblait jeter au contraire un regard de regret sur les côtes de France, où cependant elle avait tant souffert, et Barthey était tout entier à Jenny, qui s’appuyait affectueusement sur son bras, de même que miss Jane se suspendait à celui de Maxwell.

Le docteur américain et sa fille adoptive, qui devait bientôt devenir sa femme, n’étaient arrivés à bord qu’à la dernière heure, mais on pense avec quelle joie les avaient accueillis ceux qui lui devaient tant.

Les phares de la Hève disparurent rapidement à l’horizon. Chacun songea alors à s’installer à bord de son mieux, et Panton, en Yankee pratique, que la poésie de la mer ne faisait point rêver, descendit, en compagnie de Jonathan, pour s’assurer qu’il serait confortablement dans sa cabine.

Au même instant, Maxwell se rapprocha de Mme Gould-Parker, que Rhéa avait rejointe, et, en apercevant entre les deux sœurs une nourrice qui allaitait un bébé blanc et rose, que Jenny enveloppait avec un soin tout maternel d’une pelisse brodée, il ne put réprimer un mouvement de surprise qui n’échappa point à la veuve du colonel.

Aussi lui dit-elle aussitôt, avec un sourire et en rougissant :

— Mon fils Maurice !

— Votre fils ? fit le docteur… Pardonnez, j’ignorais.

Et comme Félix Barthey, lui aussi, souriait, Stephan s’écria :

— Ah ! je crois que je saisis enfin. Ma chère enfant, excusez-moi !

— Et s’il s’appelle Maurice, reprit la jeune femme, c’est parce qu’il est né dans cette terrible nuit du 22 au 23 septembre, pendant laquelle Rhéa ne m’a pas quittée un seul instant. Mais la véritable cause de son séjour au château, explication qui aurait aussitôt fait éclater son innocence, elle a toujours refusé de la révéler à qui que ce fût, même à vous, risquant ainsi son propre honneur pour sauver le mien ainsi que ma vie !

Et Jenny, se jetant dans les bras de la veuve de Raymond, couvrit son front et ses yeux de baisers, en répétant :

— Rhéa, ma sœur bien-aimée !

Rempli d’admiration pour la conduite de Mme Deblain, Maxwell s’inclina devant elle, prit sa main, l’effleura respectueusement de ses lèvres et lui dit :

— Vous êtes bien une digne fille de notre race, que rien n’épouvante, que tous les dévouements attirent. Ah ! je comprends mieux encore que ce malheureux vous ait aimée à en perdre la raison.

À ces derniers mots, qui lui rappelaient tant de choses, Rhéa ne put retenir un frisson.

Par un sentiment d’humanité et d’orgueil professionnel, son compatriote lui avait affirmé que la mort de son mari était due à une épouvantable erreur et non point à un forfait odieux, et Mme Deblain emportait de France un souvenir de compassion, peut-être plus encore, pour celui qui, décidé à donner sa vie en expiation de son crime, avait si bien gardé le secret de la naissance de cet enfant dont il avait lui-même délivré la mère.

Six mois plus tard, Jenny Panton devenait Mme Barthey.

Il y avait déjà longtemps que miss Jane s’appelait mistress Stephan Maxwell et que les pauvres bénissaient le retour du savant docteur à Philadelphie.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Il ne nous reste plus, pour terminer, qu’à faire savoir à nos lecteurs ce qu’étaient devenus les membres de la cour de Vermel qui figurent dans ce drame judiciaire, pendant que notre détective par expiation trouvait en Amérique le bonheur qu’il avait si vaillamment conquis.

Depuis longtemps compris dans le nombre des magistrats destinés à être frappés par le décret d’épuration, M. de La Marnière avait été l’une des premières victimes de cette mesure inique. Le savoir, la distinction, la fière indépendance dont il avait donné de nouvelles preuves pendant l’affaire Deblain ; c’était là plus qu’il n’en fallait pour qu’on se souvînt de lui tout d’abord.

L’éminent conseiller était donc rentré dans la vie privée. Il est vrai qu’il y était rentré, grandi encore dans l’opinion publique.

Quant à nos autres personnages, ils avaient eu des sorts divers.

M. le président Monsel était toujours à la tête de la cour de Vermel, où il demeurait le défenseur sévère des bonnes mœurs et de l’honneur conjugal ; M. Lachaussée avait totalement cessé d’éprouver « le besoin de monter sur le siège » ; il laissait ce soin à ses avocats généraux, pour le grand malheur des accusés qu’il savait, lui, si bien défendre dans ses éloquents et foudroyants réquisitoires ; M. Duret n’était plus procureur de la République, et l’ambitieux Babou, dont l’élégance restait la même, attendait toujours, mais avec un moins grand espoir que jadis, un siège à la cour ou la croix.

Place Vendôme, où, quelle que soit la politique en cours, on n’estime pas moins le tact et l’absence de passion chez les magistrats que la probité professionnelle, on ne pardonnait pas à MM. Duret et Babou leur maladresse dans l’affaire Deblain.

Or, si les ministres passent, les dossiers restent !

FIN