Les Éditions G. Crès et Cie (p. 113-117).

UN MASQUE


Onze heures sonnaient aux églises de Dijon. Me Barillet, le plus jeune notaire de la ville, leva les yeux vers la fenêtre ensoleillée ; il écouta ces cloches qui faisaient un peu de musique dans la matinée laborieuse, et se remit à compulser des paperasses.

On frappa.

— Entrez !

Un petit clerc déposa devant le « patron » une carte de visite.

Éric Ostier
Ingénieur
Paris

Me Barillet, le visage subitement éclairé, repoussa son fauteuil de cuir vert et se hâta vers la porte capitonnée.

— Éric ! La bonne surprise ! Viens par ici, mon vieux. Si je m’attendais…

La porte sourde se referma silencieusement sur l’entrée d’un grand jeune homme sympathique, souriant, vêtu avec une sobre élégance.

— Quel bon vent t’amène ?

— Une affaire à traiter avec Lacoste et Raby, de Beaune. Je n’ai pas voulu passer à Dijon sans m’arrêter pour te dire bonjour.

— C’est gentil, ça ! Et alors, comment va ?

— Mais fort bien !

— Ça marche, la métallurgie ?

— Je ne me plains de rien. Quant à toi, inutile de te demander si ton étude prospère !

— Je ne suis pas mécontent, fit Me Barillet avec une fausse modestie. Oh ! je ne te dis pas qu’au début je n’ai pas regretté Paris… Mais Dijon est charmant. Et voilà tout de même quatre ans que j’y suis heureux, très heureux !

Mme Barillet est en bonne santé ? Je la connais à peine…

— Ma femme se porte comme une déesse, mon vieux. C’est la personnification du bonheur ! Et les enfants, tu les verras : des gosses d’exposition !

— Deux, n’est-ce pas ?

— Oui, deux ; bientôt trois. Ah ! la famille, Éric, il n’y a que ça, vois-tu !… Tu devrais te marier, toi aussi. Qu’est-ce que tu attends ?

Le jeune homme continuait de sourire doucement.

— Eh ! dit-il, je t’avoue que jusqu’ici l’occasion ne s’est pas présentée.

— C’est curieux ! reprit Me Barillet. Car enfin, tu n’es pas fêtard, loin de là. Du moins, tu ne l’étais pas « de mon temps », quand j’étais principal chez Me Duclat, rue Cambon… Ah ! que c’est vieux, tout ça !… Est-ce que tu le serais devenu, fêtard ? Non, tu n’en as pas l’air… Alors, toujours sérieux, travailleur, avec, par-ci par-là, une amourette sans conséquence ?

— Tu l’as dit ! s’écria gaiement le voyageur. Et je voudrai même, à ce propos, te demander un petit renseignement, à toi qui es de Dijon…

— Tiens ! tiens ! Ta visite ne serait-elle pas désintéressée, par hasard ?

— Mon cher ami, si tu le désires, nous ne parlerons pas de…

— Tu veux rire, allons ! De quoi s’agit-il ?

— Eh bien, voilà. J’ai fait, à Paris, la connaissance de deux dames, la mère et la fille. Elles ne sont là-bas que pour trois mois, chez une parente, Mme Ernould. Trois mois dont deux sont écoulés. Elles habitent Dijon à l’accoutumée. Je voudrais savoir au juste… Enfin, n’est-ce pas, la fille est fort jolie ; beaucoup de chic ; un entrain du diable…

— Son nom ?

— Laurel. Denise Laurel. Tu vois ça ?

— Très bien.

— Qu’est-ce que c’est que ces femmes-là ?… N’hésite pas à me répondre. Je ne souhaite pas que tu m’en dises du bien ! La petite est amusante. Il ne me déplairait pas de pousser ce flirt plus avant. Mais tu sais comme je suis. J’ai des scrupules. Je ne voudrais pas nuire. Il me serait pénible d’avoir fait le mal, à la faveur d’une gentillesse qu’on peut prendre pour de la facilité et qui n’est peut-être que de la gaminerie. Avec les femmes, sait-on jamais ?…

— Les Laurel ! s’exclamait le notaire sur un ton de surprise divertie. Tu es tombé sur les Laurel à Paris ! Que le monde est petit, Seigneur !… En tout cas, tu peux y aller sans hésitation, mon vieux ! Flirte, Éric, flirte sans te gêner, mon garçon ; tu ne seras pas le premier ! Méfie-toi seulement. Je ne serais pas étonné que ce séjour dans la capitale n’ait d’autre but que d’y chercher un mari ; car, à Dijon, Denise est plutôt brûlée…

— Bon ! Voilà qui va bien ! Je me tiendrai sur mes gardes. Mais encore, que lui reproche-t-on, à cette folle ?

— Beaucoup plus de fautes que tu ne lui en feras commettre, toi, si du moins tu es toujours celui que j’ai connu.

— Je le suis toujours… Ma question en est la preuve.

— Oui. Eh bien ! que ta conscience soit en paix. Vas-y, mon fils ! On ne peut plus compromettre Denise Laurel. Elle est compromise. Et comment !

All right !

— Tu en as de bonnes ! fit Me Barillet. Moi, je trouve ça un peu triste…

— Bah !

— Jadis j’aurais dit « Bah ! » moi aussi, sans doute… Mais, vois-tu, quand on sait ce que c’est que la famille…

— Bah ! redit le jeune homme en allumant une cigarette.

Un instant, Me Barillet le considéra avec incertitude. Puis, changeant de conversation :

— Tu déjeunes avec nous, comme de juste. C’est entendu… Si, si, je t’en prie. Pas de cérémonies, hein !… Tu permets : deux minutes. Je vais prévenir ma femme, et je reviens tout de suite !

Il s’esquiva.

Éric Ostier se trouva seul dans le cabinet silencieux.

Son sourire avait disparu. Un désespoir atroce obscurcissait son regard.

Il tira de sa poche un revolver.

Sa main armée monta lentement vers sa tempe.

Une tristesse si profonde le possédait qu’il semblait ne pas voir monter cette poigne terrible et menaçante…

Enfin sa main le tua, comme une esclave éperdument fidèle tue son maître endormi.