Les Éditions G. Crès et Cie (p. 97-106).

LE FILS


Quand elle vit son vieil homme rentrer comme il rentra, Mme Jules comprit que tout était perdu.

Il y avait peut-être une heure — qui sait ? peut-être deux — qu’elle était là, devant son fourneau, immobile, pensive, telle qu’une humble statue de l’angoisse, telle qu’on la voyait si souvent depuis le malheur.

La petite chambre était d’une propreté reluisante. La sortie des manufactures mettait le faubourg en rumeur. Un rude brouhaha régnait du haut en bas de la grande maison aux deux cents locataires. Mais dans la chambre, où deux couverts étaient mis sur la toile cirée à carreaux blancs et rouges, l’œil-de-bœuf, avec son tic tac, vivait plus bruyamment que Mme Jules fascinée par sa terrible obsession.

Un pas, dans le corridor, la tira d’elle-même. Un pas qui venait, pesant et sans hâte.

Son mari.

Le soleil couchant fit luire la médaille militaire et les boutons de cuivre de la veste. M. Jules accrocha comme d’habitude, à la patère, sa casquette de garçon de bureau. Puis, sans un mot, sans un bonsoir du regard ou du geste, il s’assit dans un coin.

Alors, brusquement, elle fut saisie d’un froid de noyade, suffoquée d’une immersion tragique ; et il y eut un moment de stupeur désespérée avant qu’elle jetât son nom en cri d’épouvante :

— Jules !…

Rien.

Alors, en sanglots qui éclatent :

— Jules ! Jules !…

Pour toute réponse, avec une grimace burlesque et douloureuse, il s’enfonça les doigts dans les yeux. Et elle le regardait, la bouche ouverte, les prunelles affolées, comme si rien au monde n’eût été plus effrayant que ce vieil homme taciturne qui pleurait.

— Oh ! Oh ! gémit-elle.

Et c’était, rauque et grave, une plainte affreuse qui se précipitait, devenait plus aiguë… Mme Jules enfin s’abattit sur le lit, mordant ses poings pour étouffer les hurlements qui lui échappaient, et criant dans ses paumes :

— Georges ! Georges ! Mon petit !… Oh ! oh !… mon chéri, mon Georges !

Le vieux, secoué de crispations et courbé sur sa chaise, sanglotait.

Il s’avança tout de même, et lui tapotant l’épaule :

— Tais-toi, dit-il doucement. À cause des voisins…

Elle s’assit au bord de la couchette, l’œil morne et plongé dans le vague.

— Fini ! Mon Dieu, c’est fini ! Plus de Georges !

Sa détresse lui joignit les mains et les fit retomber.

Il hésita :

— C’est… demain matin.

Un frisson l’avait galvanisée

— Ce n’est pas fait ? Qui est-ce qui t’a dit… ?

Le journal est sous ses yeux. Elle lit, avec des hoquets d’abomination : le pourvoi rejeté, le départ de Deibler pour Béthune, l’exécution fixée à l’aube du lendemain.

La voilà démente. La voilà qui marche au hasard en tous sens, et qui gesticule, et qui répète entre ses dents serrées :

— Mon fils ! À vingt-deux ans ! Un gamin ! Un beau jeune homme en pleine santé ! En pleine force !

— Allons allons, reste tranquille, va !

Mais rien n’y fait. Il faut laisser passer la crise.

Elle est passée.

Ils songent.

C’est un coup à les tuer. Depuis deux mois ils ont tant espéré, si vous saviez ! La commutation de peine… l’avocat leur avait dit qu’il l’obtiendrait, malgré l’évidence du crime… Ah ! ce crime ! ce crime qu’ils ne peuvent pas arriver à comprendre, eux si honnêtes, si respectueux de l’ordre et des lois ! Eux qui n’ont jamais failli ! Eux dont la seule faute est d’avoir donné au pays un de ces citoyens bien plantés, un de ces soldats sans peur, qu’il réclame à cor et à cri, n’est-ce pas ?… Non, c’est trop dur !… Mais quoi ! ils ont toujours payé leurs dettes ! Ils paieront encore, cette fois-ci… Seulement, cette fois-ci, oui, c’est dur.

La nuit vient. Ils sont assis dans la pénombre, côte à côte. Ils n’osent pas se parler, ni même se regarder.

Pourtant :

— Et dire qu’il se repent ! chevrote le vieux. Oui, qu’il se repent ! Je le connais.

— C’est ce qu’il y a d’épouvantable aujourd’hui. Moi, pour qu’il n’ait pas de regret, vois-tu, je donnerais… tout ! Je donnerais tout !

— J’aurais mieux fait d’aller à Béthune, reprend-il.

Mais, laissant tomber sa tête lourde, il ajoute seulement, car il sait bien que la torture est au-dessus de ses forces :

— J’aurais dû.

Ce qu’il aurait vu, s’il était allé à Béthune, cela surgit en eux comme une scène de cauchemar. C’est construit avec toutes les images qu’ils ont retenues des suppléments illustrés et des toiles peintes de la foire. C’est une vision plus hideuse peut-être que la réalité.

Ils sont sur les frontières de l’évanouissement. Ils ont la tête glacée, les bras vides, les jambes faibles, avec une espèce de fourmillement. Ils sentent le cerne de leurs orbites, la pâleur profonde de leurs faces ; et leurs cœurs frappent, frappent, frappent, comme des prisonniers éperdus…

Le tapage extérieur s’apaise avec le crépuscule, et l’horloge sonne huit heures.

Mme Jules consulte un almanach qui tremble dans ses mains travailleuses. Elle s’est approchée de la fenêtre encore un peu claire. Sa voix grelotte :

— Le soleil se lèvera demain à 3 heures 52.

Une exclamation de douleur impuissante lui répond. Dans le noir, elle entend son homme murmurer :

— En tout cas, il ne sait rien, lui !

— En es-tu sûr ? doute Mme Jules. Quand on monte la… chose, il paraît que, des fois, ça fait du bruit… Et puis, il y a le monde qui vient d’avance…

Il s’est retourné tout d’une pièce, et d’un ton redoutable :

— Il ne sait rien, je te dis ! Tu entends !

Elle se tait. La femme doit obéissance à son mari. C’est une règle qui n’est pas inscrite seulement dans le Code, mais dans tout son être discipliné.

Une allumette a craqué. C’est lui qui allume la lampe. À quoi bon ?

À ceci :

M. Jules a pris sur la cheminée le portrait de son fils. Et tout de suite la maman est venue sous la lampe.

Un mystère absurde les confond. Quoi ! ce bel enfant au doux visage, en costume de première communion, c’est lui ! Onze ans l’avaient fait ainsi ! Onze ans de plus l’ont fait ce qu’il est !… Chaque trait du petit les étonne et les charme affreusement. Ils les détaillent un à un. Ils se souviennent de cette première communion comme si c’était hier. Onze ans, qu’est-ce que c’est !

— Un vrai chérubin, pleure la mère.

— Ses grands yeux bleus !

— Sa petite bouche…

— La fossette à son menton…

Ils s’arrêtent, stupéfaits, muets d’horreur. Mon Dieu ! ils allaient parler de ce cou frêle et blanc, dire qu’il était mignon, vanter sa grâce ! Ils allaient parler de son cou, mon Dieu !

Ils ne voient plus le communiant qu’à travers un rideau de larmes, et la désolation qui les remue par saccades leur imprime des mouvements baroques, plus forts que la volonté.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Une heure plus tard, les voisins curieux, venus à pas de loup, peuvent les entrevoir par le trou de la serrure, tels qu’ils passeront toute la nuit.

La photographie est sur la commode, aux pieds d’une Vierge de stuc, entre deux bougies allumées. Agenouillée devant cet autel domestique, Mme Jules emploie toute sa vaillance à lire et à relire dans son paroissien les prières des agonisants. Lui, reste debout près d’elle, tassé, hagard, abruti par cette calamité sans égale, et par moments n’y croyant plus.

Un silence de souterrain les enveloppe. Le temps glisse dans la nuit, formidable et furtif.

Une fois, elle pense tout haut :

— Il faudra faire dire une messe.

Et le silence se referme là-dessus comme un étang funèbre.

De temps en temps, les voisins massés dans le corridor surprennent une explosion de désespoir. Alors ils font de grands soupirs, et les femmes pleurent un instant. Mais vers minuit chacun se retire sur la pointe des pieds, parce que ce n’est pas demain dimanche, et que demain il faudra se lever pour aller au travail.

La veillée sinistre continue.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Elle sent qu’il la touche. Elle sursaute.

Une clarté de grotte verdit la chambre. Les deux flammes, jaunies, ont l’air dépaysées. Le jour naît.

Ils sont blottis l’un contre l’autre comme des petits enfants perdus dans la forêt. Ce qu’ils souffrent est au-dessus de tout ce qu’on peut imaginer.

« Votre pourvoi est rejeté. Ayez du courage. »

Il sait, maintenant ! C’est à devenir fou.

Et l’aurore, la jeune et vivante aurore, s’épanouit, en contradiction féroce avec les choses d’ici… et de là-bas. La ville commence à gronder. Les bruits du matin se multiplient dans la maison…

Et subitement il y a quelque part un grand coup sourd : — on ne sait quel objet massif est tombé. Un cri, et Mme Jules s’effondre, les mains au cou.

Le définitif s’installe comme une brute. La chambre est plus vaste ; une absence la creuse. Quelqu’un manque ici pour jamais.

— Il n’est plus malheureux, va ! Ça vaut mieux comme ça. Ça vaut mieux que le bagne à perpétuité.

Accroupie sur le plancher, elle répète machinalement que « ça vaut mieux, oui, oui, ça vaut mieux… »

Mais elle n’est plus qu’une pauvresse affalée, sans courage et sans force. Et lui, avec sa mine de déterré, quelle loque !

Ah ! mourir, n’est-ce pas ? Que feraient-ils sur terre, à présent ? Assez souffert ! Voilà : mourir, c’est ce qu’il faut. Voilà : ne plus penser, dormir, s’en aller tous les deux… Le retrouver peut-être ?…

Pourtant, pas un mot n’est prononcé. Et soudain…

Qu’est-il arrivé ? Pourquoi se redresse-t-il ? Pourquoi se relève-t-elle ? Pourquoi, au lieu de proposer le dénouement lugubre, a-t-elle dit, au contraire :

— Allons, mon Jules !… Du cœur ! Il s’agit de vivre… — Il est temps de te rapproprier pour aller à ta maison… — Enlève ta veste, j’y coudrai un crêpe… — Ta cravate noire est dans la commode.

Et pourquoi n’a-t-il répondu qu’en regardant sa médaille ?

Questionnés, ils soutiendraient qu’ils n’ont rien entendu. Le réveil qui sonne au loin, dans la caserne, s’est si bien mêlé aux voix innombrables de l’heure, qu’ils ne l’ont pas distingué sous leur accablement. Mais, sans le savoir, ils l’ont entendu comme toutes ces cadences qui rythment nos allures, nos gestes et nos chants, à notre insu, — comme tous ces métronomes insoupçonnés qui nous plient à leur mesure, — comme le tic tac de l’horloge.

L’alerte fanfare, brève et nue, a pénétré subrepticement au plus profond de leur âme. Impérieuse et symbolique, elle y a réveillé, de sa sèche musique péremptoire, les vieux sentiments dont ils ont vécu. Tous leurs nerfs ont reconnu dans cette diane l’appel au travail, l’injonction sociale, l’ordre du devoir.

Et elle s’est relevée, et il s’est redressé, comme si quelqu’un drapé de tricolore venait de leur parler à l’oreille.