Charpentier (p. 308-319).
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Troisième partie — IX.

IX


Tout à coup, la ville se pavoisa. Des télégrammes étaient arrivés de la capitale, annonçant que la Chambre venait d’adopter enfin le projet de Bruges-Port-de-Mer. Plus d’espoir, plus d’atermoiements possibles. Les millions nécessaires étaient votés. L’œuvre de destruction pouvait commencer.

Aussitôt une allégresse courut par les rues, un air de fête et de dimanche, une joie propagée de la foule, inconsciemment heureuse que le règne de la Beauté allait finir.

Il fallait se réjouir publiquement, remercier le pouvoir par une démonstration imposante. Une affiche signée du bourgmestre et des échevins fut aussitôt placardée, conviant pour le soir toutes les sociétés de la ville à former un vaste cortège avec musiques et flambeaux, en même temps que la population était priée de sortir ses drapeaux et ses lampions.

L’heure du rendez-vous, sur la Grande Place, était huit heures.

Borluut fut avisé qu’il serait de service à partir de la même heure. La cloche du Triomphe, suspendue à un étage inférieur de la tour, sonnerait tout le temps, ne cesserait pas dans l’air sa grande chevauchée héroïque. Le carillon aussi ferait entendre ses sonneries, tout un concert qui devrait durer aussi longtemps que le cortège.

Borluut, d’abord, s’indigna, se désola ; il était vaincu, décidément ; ses efforts, sa longue campagne n’étaient parvenus à rien entraver ; dans ce Parlement où, seule, une étroite politique règne, personne ne parla au nom de l’art ; l’intérêt électoral avait prévalu, et tout se consomma. Bruges, enfin, avait renié sa gloire de ville morte. Et maintenant on exigeait de lui, accablé, des chants, de la joie, une communion avec l’aveugle liesse populaire. Le carillonneur pensa refuser, démissionner plutôt sur-le-champ que de monter au beffroi, s’épuiser au clavier durant des heures, et faire s’égosiller en sons gais ses nobles cloches, tandis que lui, et elles aussi, auraient pris le deuil dans leur âme.

Mais il craignit les reproches de Barbe, redouta le désemparement des lendemains, quand il n’aurait plus le refuge de la tour, les dortoirs de cloches où aller un peu endormir ses peines.

Vers l’heure fixée, il ascensionna au beffroi. C’est la première fois qu’il y montait le soir. Le gardien des Halles lui remit une lanterne, et il se mit à gravir les marches. La sensation était plus étrange encore que durant le jour. Avec la lumière diurne, il s’était si habitué qu’il montait presque machinalement, entraîné, comme dans un tourbillon calme, par l’escalier tournant. Maintenant, avec l’obscurité de la nuit, superposée à l’obscurité de la tour, c’étaient des ténèbres pires. On ne sentait plus, tout au bout, le blanchissement de l’air entré par une meurtrière, par une fente de la maçonnerie. Borluut trébucha, dut s’aider de la corde lisse, qui sert de rampe, et pend, un peu flottante, enroulée au pilier de l’escalier, comme un serpent à un tronc d’arbre. Le feu de la lanterne éclaboussait les murs. On croyait voir çà et là des taches de sang. Des bêtes fuyaient, qui avaient toujours vécu parmi les ténèbres, et imaginaient cette lueur le tonnerre lui-même, entré dans la tour et dans leurs yeux. Toute l’équivoque du clair-obscur régnait. Le carillonneur voyait son ombre le précéder, puis aussitôt le suivre, se déplacer, monter aux murs, s’écraser au plafond concave. Son ombre était folle. Est-ce que lui-même continuait son ascension raisonnable ?

La réalité revint. Tandis qu’il approchait de la plate-forme, ruissela par l’escalier, comme par une écluse, la rumeur d’eau de la foule sur la Place. Le carillonneur se rappela la même rumeur déjà entendue, le jour du concours public, quand il triompha. Ce jour-là, il avait imposé son âme à la foule. Il lui fit comprendre l’art, la mélancolie, le passé, l’héroïsme.

Il la transsubstantia ! Il vécut lui-même en elle. Aujourd’hui, elle allait vivre en lui, lui imposer son âme à son tour, c’est-à-dire son ignorance, sa trivialité, sa cruauté.

La Grande Place était déjà envahie. Le cortège s’organisait, allait se mettre en marche. Tohu-bohu de musiques, de bouquets, de torches, de bannières. Les orphéons, les cercles de sport, les associations politiques, la ligue du Port-de-Mer, toutes les sociétés se succédaient, avec une décoration, une cocarde ou un brassard, quelque emblème collectif pour caractériser chaque groupe. Les inventions les plus baroques florissaient. Les membres du Cercle Saint-Christophe portaient des chapeaux lumineux dont chacun représentait une lettre, de façon à promener un chronogramme de fête. Ceux des sociétés de gymnastes étalaient leurs vareuses aux laideurs de costumes de bain, portaient des cannes, armes ridicules, qu’ils tenaient brandies, et marchaient au pas.

Le Cercle des vélocipédistes suivait, les machines ornées de lanternes vénitiennes, quelques-unes transformées en bateaux pour allégoriser les futurs navires et la prospérité du port. Toute la vulgarité, l’imagination médiocre de la foule éclataient.

Le carillonneur se navra du haut de la tour. Où en était la ville morte ? Une kermesse déshonorait le cimetière. Qu’en disaient les nobles cygnes ? Borluut imagina qu’il n’y en avait plus un seul, sur les eaux plombées des canaux. Ils avaient fui, sans doute, s’étaient réfugiés vers la banlieue, pour ne pas savoir, sauver un peu de silence, pleurer dans le cœur des nénuphars.

Tout à coup Borluut, penché une dernière fois pour voir, pour se rassasier de toute la désolation, fut choqué d’une anomalie plus inconvenante, éprouva une douleur plus personnelle. Il distingua la confrérie des Archers de Saint-Sébastien, représentée par un assez grand nombre de ses membres, et qui humiliait sa vénérable bannière, ses médailles et ses insignes portés par le roi du tir, tout son passé de cinq siècles, dans ces risibles saturnales. Pourtant la Gilde avait longtemps combattu contre le Port-de-Mer. Au surplus, Borluut était encore son Chef-Homme ; et il aurait été décent de ne pas publiquement le désavouer et lui manquer d’égards.

La vieille confrérie, à son tour, abdiquait, reniait le passé et la ville, adhérait au vil idéal.

Borluut en éprouva sa dernière blessure. Désormais, il était bien seul.

Il ne voulut plus rien voir, rien entendre des choses vulgaires qui s’accomplissaient à terre.

Il se jeta vers sa besogne, plongea ses mains au clavier comme à la mer. Il joua. La cloche du Triomphe sonnait déjà. Elle ouvrait la route. Elle tanguait dans l’air. Toute la flottille des notes du carillon suivit, s’espaça, vola dans le vent et les étoiles.

Le carillonneur joua avec frénésie pour ne plus rien percevoir des scènes de la rue ; il convoqua à son jeu toutes les cloches, les plus grosses qui d’ordinaire n’interviennent que pour ponctuer une mélodie, comme les moulins ponctuent une plaine, jusqu’aux plus petites, les infimes, les enfantines, dont le babil de moineaux fit un nuage de bruit, un concert criard où rien ne s’entendait plus. Vaste orchestre, unisson final ! Le beffroi vibrait, craquait comme si toutes les cloches, trop réveillées des sommeils séculaires, avaient décidé de fuir ailleurs, de quitter leurs solives, les monotones dortoirs, et déjà dégringolaient dans l’escalier de la tour. Le carillonneur s’exaspéra. Il frappa des pieds et des mains le clavier, se pendit aux tiges de fer qui soulèvent les battants, actionna les cloches jusqu’au paroxysme ; et vécut ainsi comme dans une bataille de son bruit contre le bruit d’en bas.

Épuisé, il lui fallut s’arrêter quelques minutes entre deux morceaux. Les cris remontèrent, la rumeur d’eau, l’aigre folie des fanfares. Le Cortège continuait sa course bruyante, promenait ses paillettes, ses sottises, son serpent colorié, sa funèbre gaîté d’Arlequin dans le dédale obscur des rues.

Cela dura plusieurs heures. Le carillonneur ne cessa pas de jouer, résigné, narguant lui-même l’ironique sort de faire chanter des cloches, d’asperger la ville d’airs joyeux, tandis que son rêve avait agonisé en lui aujourd’hui même. Il songea aux comédiens qui, parfois, sont obligés aussi d’amuser, le jour où leur enfant est mort !

Quand il rentra chez lui, tard, Borluut se heurta à un drame. Personne ne s’était couché. Les servantes, encore tout en émoi et tremblantes, erraient comme des folles. Il y avait, dans le vestibule, des pierres, des débris, des éclats de verre. Elles lui racontèrent que, après le cortège, certains groupes avaient continué à circuler par la ville. On les entendait venir, entonnant des chants flamands, excités et un peu ivres déjà. Or, l’un d’eux, en passant devant la maison, se mit à faire retentir des clameurs, des sifflets aigus, mille injures et malédictions. De fortes voix crièrent : « À bas Borluut ! » Ils étaient nombreux et disciplinés ; sans doute qu’ils avaient tout prémédité, obéissaient à un mot d’ordre. En même temps que leurs cris, on perçut tout à coup un bruit strident, le cliquetis clair de toutes les vitres qui se crevaient, tombaient à terre, s’émiettaient. Une nuée de pierres avait volé à la même minute, traversa les carreaux, entra dans toutes les chambres, brisa des objets et des miroirs, sema de débris la demeure.

Borluut regardait, consterné. On aurait dit que la guerre avait passé. La maison semblait en ruines.

Il soupçonna tout de suite une vengeance de Farazyn qui, depuis le refus de Godelieve, depuis surtout l’opposition au Port-de-Mer dont il fut le promoteur, n’avait cessé de lui témoigner une haine militante et acharnée. Ç’avait été facile, cette fois, d’ameuter contre lui quelque groupe populaire, en le représentant comme l’ennemi public, le mauvais citoyen qui faillit faire avorter le projet dont on fêtait aujourd’hui le glorieux vote.

Barbe apparut en tempête, au haut de l’escalier. Joris, pour éviter une scène devant les domestiques, pénétra dans un des salons du rez-de-chaussée. Il y avait des pierres, des éclats de verre, partout. On avait même jeté des ordures. Barbe entra, livide. Sa bouche trop rouge eut l’air d’une blessure, comme si elle avait reçu une pierre au visage et saignait. Elle était échevelée, les cheveux lui battant le dos, en houle irritée.

— Vois encore ce qui nous arrive. C’est ta faute. Tu t’es conduit comme un fou !

Joris comprit son état, les nerfs en branle, la terrible colère blanche qui menaçait. Il put se contenir, essaya de s’esquiver, de gagner la porte. Elle, plus impatientée encore par son calme, qui n’était que de l’indifférence et du dédain irrévocables, s’élança, le saisit aux bras, lui cria dans la figure :

— J’en ai assez ! Je te tuerai !

Joris avait déjà entendu une fois l’horrible parole. Excédé, il se dégagea de son étreinte, la repoussa, la rudoya. Alors elle devint folle, hurla. Toutes les injures recommencèrent, la pluie de cailloux. On aurait dit qu’elle voulait maintenant le lapider réellement avec des mots, après que la foule l’eût lapidé en effigie avec des pierres.

Joris gagna sa chambre. Partout, c’était le même aspect de désolation. Par chacune des fenêtres, des projectiles étaient entrés. Il songea à un spectacle analogue déjà contemplé, se rappela la pièce de l’ancienne querelle, la pièce dont Barbe, quand elle découvrit la trahison de Godelieve, brisa aussi la glace et les meubles, celle où on ne rentra plus et qui demeura en état, comme la chambre du mort… Toutes les pièces, aujourd’hui, étaient pareilles à celle-là. Le mal fut contagieux peut-être. Le mal de l’une appela le mal des autres. Voici qu’elles étaient, toutes, des chambres de morts. Elles étaient toutes mortes. La maison entière était morte.

Borluut aussi voulut mourir.

Il semblait qu’il eût reçu l’ordre des choses. Aussitôt il sentit qu’il était décidé, sans rémission.

La mort elle-même lui avait fait des signes, le relançait chez lui. Les pierres étaient venues à sa rencontre, les pierres homicides. La foule l’avait condamné à mort, enfin ! Il acquiesça, d’un cœur vaillant. Et sans nul délai, surtout ! Il était prêt, et se livrerait dès le lendemain, à l’aube. Il ne voulait plus revoir, dans la lumière du soleil, sa demeure profanée et comme en ruine, tous ses miroirs fendus, se redisant, d’une chambre à l’autre, le mauvais présage ; ni non plus retrouver Barbe, qui avait comblé la mesure de sa méchanceté ou de son détraquement en le violentant, cette fois, parmi les pires offenses et menaces.

En ce moment, il l’entendait, au-dessus de sa tête, à l’étage supérieur, rouler des malles, vider des armoires, recommencer ses projets ou ses simulacres de départ, comme elle en avait l’habitude, après chaque scène.

Joris écouta les bruits à travers le plafond, arpenta sa chambre, s’exalta, se mit à parler tout haut :

— C’est moi qui partirai le premier, et pour le voyage d’où on ne revient plus ! Je suis las, jusqu’au bout. J’en ai assez. Demain serait encore une journée horrible : de nouvelles scènes avec Barbe ; ou sa fuite, sans savoir où, comme une égarée ; et le désordre étalé, les pierres, ces ignobles souillures partout ; et des ennuis, des formalités de police et de justice ; et, tout autour, le rire sauvage de la ville, quand on apprendra la nouvelle. Non ! je me sens incapable de vivre encore cette journée, à aucun prix ! Je serai mort, auparavant.

Joris raisonnait, était redevenu très calme. Il s’étonna même que sa détermination eût été si nette et si rapide. Sans doute qu’il la couvait dès longtemps. Depuis toutes ces dernières semaines, il jouit trop de la mort, en montant dans la tour. Ce fut comme l’initiation, un pressentiment, l’ombre déjà sur lui du but dont il approchait. Maintenant il allait le toucher. Quelle paix soudaine se fit en lui, dès qu’il se décida ! On possède par avance la destinée qu’on a choisie. On est déjà ce qu’on sera.

Joris entra dans la sérénité de la mort. Il récapitula sa vie. Il se remémora des choses lointaines, des épisodes d’enfance, les caresses de sa mère, quelques détails, ceux qu’on revoit, dans un éclair, à la minute où on meurt et qui résument nos jours. Il songea aussi à Godelieve, unique aube un peu rose ; revécut les doux commencements, leur mariage secret dans l’église.

L’église ! Il revit Dieu tout à coup. Dieu lui apparut, devint son interlocuteur, son témoin, presque son juge. Joris se défendit. Il croyait en Dieu. Mais en un Dieu sublime, non pas le Dieu des simples gens, qui leur défend de se tuer, parce qu’ils le feraient sans discernement, mais un Dieu toute-Intelligence et qui comprendrait. Il adora, s’humilia, retrouva des prières effacées, mosaïque un peu éparse et qu’il rejoignit.

De nouveau il pensa à Godelieve. C’était l’heure de supprimer ses lettres, dernier souvenir, reliques conservées, sachet de consolation gardé jusqu’ici. Il les relut, évoqua le passé, connut l’arrière-goût des baisers, l’odeur fantomale des fleurs séchées, la lie des larmes — toute cette tristesse incluse des vieilles lettres, dont l’encre est pâlie et semble elle-même retourner au néant. Puis il les déchira, les brûla.

Plus rien ne l’unissait à la vie.

Maintenant, puisqu’il fallait mourir, nul scandale. Une mort invisible surtout, qui fût comme une disparition. Si on pouvait ne pas retrouver son cadavre ! Est-ce que le beffroi n’était pas le plus propice endroit ? Il comprit à présent tout à fait pourquoi, quand on lui en remit la clé, le soir du Concours, il eut la sensation de prendre en main la clé de son tombeau. Son âme savait déjà. Son âme frissonna, à cause du signe qui créait l’irrévocable. Dès cette minute, sans doute, sa destinée fût arrêtée. La tour devenait, par avance, un tombeau, où il aurait à s’agiter quelques jours, avant le grand repos.

Donc mourir là, d’abord ; et puis, un moyen propre… Pas de sang ; ni arme à feu, ni couteau. La corde fait son œuvre en silence et elle est plus sûre. Joris en chercha une, l’examina froidement, éprouva sa solidité, puis la mit en poche, pour s’éviter, le lendemain, à l’aube, une hésitation ou un débat nouveau avec lui-même.

Et, fixé, il attendit l’apparition du jour, paisible et fort, déjà un peu vengé, satisfait de léguer des remords à Barbe, à la ville ; heureux surtout de mourir dans le beffroi qui en allongerait, durant l’avenir, un geste de reproche, une ombre plus sombre — vraiment l’ombre d’un tombeau ! — sur la Place grise.