Charpentier (p. 269-275).
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Troisième partie — IV.

IV


Borluut s’enflammait aux fièvres héroïques de l’Action ! Il fut vite condamné au silence, à la vie stagnante, aux mornes méditations de la défaite.

Irréfléchi et désordonné, il n’avait pas songé qu’il dépendait, en somme, de la ville et des magistrats communaux, contre lesquels il mena campagne, pour s’opposer au port de mer d’abord, et, ensuite, pour défendre son ami Bartholomeus.

On lui fit expier cette double audace. Peu de temps après, un avis du collège l’informa que, à la suite de l’attitude d’hostilité prise par lui contre l’autorité dont il relève, il était démissionné de ses fonctions d’architecte de la ville.

Le coup fut terrible pour Borluut. Peine sans appel et sans issue ! Ah ! ç’avait été bref, le plaisir enivrant de l’Action ! On avait vite fait de l’abattre. Il était tué maintenant ! Et par la plus lâche des vengeances ! On l’atteignait au côté le plus sensible de sa vie. Il aurait dû prévoir, s’abstenir. Mais est-ce qu’il pouvait laisser assassiner son rêve ? Il n’était entré dans l’Action que parce qu’elle se confondait, cette fois, avec le Rêve. Plus que lui-même, c’est son rêve qui était vaincu, le rêve de la beauté de Bruges. Il en fut le gardien fidèle, l’infatigable artisan. Que de travaux en suspens ! Et tant d’autres à entreprendre qui, du coup, se trouvaient compromis, sacrifiés, perdus. Précisément, il venait de soumettre le plan des restaurations de l’Académie, qui eût été un digne pendant de la Gruuthuus. Bien des façades attendaient encore qu’il eût le temps, qu’il vînt avec ses mains minutieuses, des mains de clinique et d’accouchement, les ausculter, les délivrer d’un ange sculpté, d’une gargouille, d’un visage d’enfant. Personne n’avait eu — et personne n’aurait plus — son art prudent de restaurer sans renouveler, de seulement étançonner, rejointoyer, dénuder les détails intacts, retrouver sous tout accroissement parasite l’écorce originelle des pierres.

Désormais, on allait abîmer son œuvre. On nommerait, en son remplacement, quelque maçon.

C’est à cause de cela qu’il s’affligea, et non pour la perte pécuniaire, puisqu’il possédait du bien, ni non plus pour l’avantage honorifique. Toujours il avait envisagé la vie de plus haut, et ne regretta dans sa disgrâce que la ruine prochaine de son œuvre, l’immixtion inévitable du mauvais goût, d’un faux archaïsme empressé à détruire cette harmonie grise et rose qu’il avait unifiée tout au long de la ville.

Cette œuvre de la beauté de Bruges, son œuvre, pour laquelle il avait vécu exclusivement, lui subordonnant tout, lui sacrifiant son temps, ses pensées, ses tendresses, ses envies de départ et de fuite quand la vie, à son foyer, devenait trop intolérable, cette œuvre qu’il avait espéré harmoniser et terminer et couronner des dernières guirlandes sculptées qu’il restait à faire éclore, voici qu’on décidait de la lui reprendre. Il n’y avait rien à faire. Mais c’était désolant comme le rapt d’une enfant, enlevée au moment où on allait la parer de sa plus belle robe.

Barbe, elle, se montra très irritée de la démission de Joris ; elle lui fit des reproches acerbes, accusa encore une fois sa légèreté, sa cécité ordinaires. Grief nouveau et incessant contre lui. Elle prétendit même que c’était un déshonneur et qu’il l’atteignait. Elle aurait à subir des ironies, des allusions blessantes à ce sujet. Bouleversée par cet incident, elle traversa encore une fois une période de grande exaltation. Elle ne décolérait pas, relançait Joris, provoquait des scènes à tout prix. Elle l’accablait d’invectives, de reproches interminables. Elle récapitulait en même temps toute l’histoire de Godelieve, la lâche trahison. Son état de santé, parallèlement, empira ; elle eut des attaques de nerfs, tombant tout de son long, la face morte, la bouche resserrée, soudain close et déjà comme une cicatrice, tandis que les jambes ruaient, que les bras battaient l’air. Il semblait alors qu’on eût voulu la crucifier sur quelque croix horizontale, et qu’elle se défendît.

Des cris lugubres, des appels étranglés terminaient la syncope, emplissaient la demeure, fondaient enfin dans une débâcle de larmes et de plaintes. Elle appelait la mort, proclamait en mélopée son ennui de vivre.

Tout le pire recommença : courir soudain vers une fenêtre, l’ouvrir avec frénésie, menacer de s’y jeter ; ou sortir précipitamment, se mettre à arpenter les quais, à longer les canaux, à se regarder dans l’eau du haut des ponts, comme attirée par une image d’elle-même, guérie et si calme, et qui lui montrait ce qu’elle pourrait être, ce qu’elle allait être…

Joris devinait ces tentations de suicide, s’élançait derrière elle. Il tremblait, par peur du scandale d’abord, à cause du vieux nom de bourgeoisie flamande qu’il portait, dont l’hérédité pesait sur lui, et qui aurait pâti, comme d’une propre tache, du sang répandu sur lui ; ensuite, par peur du remords, qu’il présageait lancinant et quotidien, si Barbe s’était tuée. Il avait un de ces cœurs qui vivent en arrière. Certes, il souffrit beaucoup par elle. Il savait, néanmoins, qu’après l’avoir perdue, il s’en retournerait, pour la regretter, jusqu’au plus lointain de son passé, le temps où il l’avait aimée, le temps de la bouche trop rouge.

Pas une minute, il ne voulut s’arrêter à la pensée que ce serait pour lui la délivrance. Chaque fois, il l’écarta avec effroi, comme l’idée d’un crime, comme si lui-même songeait à pousser Barbe par la fenêtre ou dans l’eau.

D’ailleurs, que ferait-il dorénavant, si tout à coup il était libre ? Il n’en serait que plus seul. C’était bon avec l’amour de Godelieve, mais elle aussi l’abandonna.

« Si Dieu avait voulu ! » La petite phrase ancienne rechanta en lui, accourut des horizons de sa mémoire, plana, pleura. Où était Godelieve à cette heure ? Que faisait-elle ? À quoi pensait-elle ? Pourquoi l’avait-elle délaissé ? Maintenant que la ville venait de le disgracier, il aurait pu partir avec elle, tout quitter, recommencer sa vie ailleurs !

Il n’avait supporté les colères de Barbe, son foyer morne ou tumultueux, toute son existence d’angoisse et de chagrin, que par amour pour son œuvre, parce qu’il était lié à elle, n’aurait pas pu vivre autre part, eût senti partout l’atteinte des tours, se sentait incapable de quitter Bruges. Aujourd’hui, c’est Bruges qui le quittait.

Hélas ! Au moment où ils auraient été affranchis, libres de partir, Godelieve n’était plus là.

« Si Dieu avait voulu ! » Joris sentit lui revenir le regret de Godelieve. Il alla rechercher dans la tour la petite phrase d’élégie qui, naguère, montait avec lui, le précédait dans l’escalier, redescendait à sa rencontre, toute hors d’haleine d’avoir couru sur les marches et d’être amoureuse.

Heureusement qu’on ne l’avait pas démis aussi de ses fonctions de carillonneur, non à cause d’un reste de bienveillance ou de reconnaissance pour les services rendus, mais parce que le concours public et l’élection par le peuple, plus que l’investiture par les magistrats, semblaient faire de cette charge un emploi inamovible.

Borluut garda ainsi son asile. C’était fini d’y monter ainsi que dans son rêve, ainsi que dans la tour de son orgueil. Le beffroi lui fut de nouveau le départ, la fuite hors de lui-même, l’ascension, le voyage vers le passé et les souvenirs. Par les baies vitrées, il n’eut plus le courage de regarder la ville, en proie à d’autres. Il s’isola, s’absorba en des réminiscences intimes, revécut les heures de la présence de Godelieve… C’est ici qu’elle s’était assise ; elle avait ri, elle avait tapoté le clavier. Là, il l’avait étreinte — heure de ciel, reposoir, dont l’odeur de chair blonde semblait encore embaumer à la même place.

Ô Godelieve ! Elle était la seule chose claire de sa sombre vie, la clochette blanche, en laquelle il l’incarna dans ce temps-là, et qui dominait le noir déluge des autres cloches. De nouveau, maintenant que ses jours s’assombrissaient définitivement, seule la clochette blanche surplomba, égaya encore un peu les grandes eaux de sa Tristesse. Il la connaissait bien ; il savait quelle touche il faut frapper pour qu’elle tinte.

Alors, c’était l’âme de Godelieve qui revenait ! Le regret d’elle obséda Joris, un désir nouveau de la revoir, de la reconquérir peut-être. Il ignorait comment il s’était repris à elle, à y penser, à l’évoquer, à prononcer son nom sans savoir pourquoi, ce doux nom de litanies, ce nom dont God, c’est-à-dire Dieu, est la racine et où on dirait que le nom de Dieu s’enjolive.

Il croyait l’avoir presque oubliée.

La hantise recommença, jusqu’à rêver d’elle la nuit. Il y a ainsi des reprises mystérieuses, un retour de sentiments, les anniversaires du cœur. Peut-être aussi un instinct l’avertissait : si Godelieve était malheureuse, mal acclimatée au béguinage et qu’elle songeât à quitter l’Ordre ? Alors, elle allait revenir, et il n’y pensait que parce que déjà elle était en chemin.