Charpentier (p. 150-160).
◄  I.
III.  ►
Deuxième partie — II.

II


Godelieve, en se fixant désormais au foyer de Joris, y apporta, non pas encore une embellie, mais une accalmie. Barbe se contint davantage, refréna ses emportements, son humeur sans cesse cabrée, ses irritations continuelles contre son mari, un peu distraite et influencée par la présence de sa sœur. Contagion de la douceur ! Godelieve était tombée là comme un sachet de silence dans la forêt, comme la coupe de Thulé dans la mer. Elle apparaissait si amène, avec son visage ogival, son front lisse et pur comme le mur d’un temple, ses beaux cheveux de miel. Et une voix de la couleur de ses cheveux, que jamais aucune impatience ne fonçait, caractère uniforme et placide, docile à tout, de la docilité des canaux où les ciels et les demeures, en se reflétant, s’immobilisent. Godelieve aussi était un miroir de calme.

La vieille demeure du Dyver, derrière son rideau d’arbres toujours inquiets, se pacifia un peu, s’apaisa en une détente d’armistice, en une vacuité de dimanche. Le charme de Godelieve opérait. Elle allait, de l’un à l’autre, semblait-il, porter des baumes, les guérir, les réconcilier, comme une Sœur de charité entre deux malades.

Avait-elle soupçonné le drame muet du ménage, qu’elle cherchait à éclaircir, à dénouer vers une paix miséricordieuse ? Ou bien n’était-elle qu’elle-même, en exhalant là sa blanche bonté ?

Une aube recommença, en tout cas, dans le foyer de Joris. Celui-ci surtout jouissait de l’imprévue quiétude. Tout paraissait changé. Il se semblait être ailleurs. C’était comme s’il revenait d’un fâcheux voyage et rentrait dans sa maison au printemps. Une indulgence naissait en lui, un amour de la vie et des hommes. Il sortait davantage, n’allait plus, comme autrefois, vers les quais de deuil, les ecclésiastiques quartiers. Il ne fuyait plus les passants, devenu plus sociable, intéressé aux hasards de la rue. Il ne se reconnaissait plus lui-même. Possédait-il des yeux neufs ? Naguère il avait des yeux emplis de choses fanées. C’est la vie tout entière qui s’était fanée dans ses yeux. Et cela à cause de Barbe, cette Barbe colérique et dure, qui l’avait déçu, malmené, désenchanté de tout. La femme est la vitre à travers laquelle on voit la vie.

Voici qu’une nouvelle femme s’interposait. Émoi d’un homme encore jeune, au foyer de qui une femme est entrée !

Borluut se sentait comme dans une maison plus claire, dans un air plus tiède. Les grands yeux de Godelieve semblaient deux nouvelles fenêtres, ouvertes toutes grandes. Il faisait moins triste en cet intérieur longtemps morne. On entendait des voix, sonores comme les voix dans des ruines. À table, durant les repas moins abrégés, on causait maintenant. Joris exposait ses projets, ses ambitions ; Godelieve s’intéressait, attirait Barbe dans la conversation. Parfois elle évoquait la mémoire de son père, à propos d’un détail, d’un mets préféré, d’une victoire de la Cause. Souvenir commun, où tous les trois se rencontraient ! Et, de regretter ensemble, d’avoir aimé ensemble, le vieil antiquaire, ils se sentaient plus proches. C’était comme s’ils se prenaient les mains pour entourer son tombeau.

À mesure que les mois s’écoulèrent, Borluut s’étonna de plus en plus de cette douceur de Godelieve. Jamais rien encore ne l’avait entamée une minute, pas même les impatiences de Barbe qui se tournaient parfois contre elle. Humeur inaltérable, séraphique mansuétude ! Sa voix allait et venait, se dépliait et se repliait ; on aurait dit une grande aile blanche, toujours égale, avec les mêmes mots sans tache, le même arpège de plumes. Il en venait un apaisement, la candeur d’une brise du ciel, on ne sait quoi qui pacifie et lénifie. Borluut comprenait à présent la tendresse du vieux Van Hulle pour Godelieve, son existence claustrale et jalouse auprès d’elle ; il vécut comme avec un ange — il avait eu son avant-paradis.

Borluut maintenant habitait avec les deux sœurs ; il les comparait : Barbe, catholique et violente ; Godelieve, mystique et douce ; l’une était la greffe espagnole dans la race ; elle était bien d’Espagne, par sa joie de faire souffrir, son corps comme un bûcher, sa bouche comme une blessure ; goût de supplices, d’inquisition et de sang ; l’autre était la figure originelle, le type foncier, l’Ève flamande aux cheveux blonds des Van Eyck et des Memling. Et cependant elles ne différaient pas trop, malgré tout ; les siècles et l’hérédité avaient atténué le sang étranger. Leurs traits étaient communs, quand on se rappelait le visage de leur père. Toutes deux avaient son nez un peu aquilin, son haut front lisse et calme, et ces yeux, couleur des canaux, de ceux qui vivent au Nord, dans les pays d’eau. Chacune lui ressemblait à sa façon, et ainsi elles se ressemblaient entre elles.

Tout au plus un autre éclairage. C’était la même fleur mise à l’ombre ou mise au soleil, née durant le jour ou née durant la nuit.

Cela avait fait la différence ; et la vie de Borluut se joua !

De voir, en vivant avec toutes les deux, qu’elles se ressemblaient, l’ennui et le chagrin de Joris s’accrurent. Quelle malchance d’avoir choisi, entre ces deux femmes, un peu jumelles, cette Barbe irritable, cruelle et névrosée, qui lui flétrit toute la joie de vivre ! Mais est-ce qu’on n’aime pas toujours ce qui doit faire souffrir ? C’est le secret de la Destinée ; elle ne veut pas qu’on soit heureux, parce que le malheur est la règle et que, en se conquérant la joie, on découragerait de vivre les autres hommes. Notre Volonté soupçonne bien le piège ; elle voudrait nous sauver, faire un autre choix. Mais la Destinée est plus forte, et nous courons embrasser le malheur.

Joris mesurait mieux encore l’irréparable déveine de sa vie, maintenant qu’il s’était rendu compte, en habitant avec Godelieve, de son angélique douceur. Dire qu’il aurait pu vivre parmi cette bonté, cette quiétude, cette tendresse unie, cette voix ouatée, cette âme qui toujours acquiesce ! Il a passé près du bonheur ! Le plus désespérant, c’est qu’il s’en douta, hésita un long moment sur le choix. Joris se rappelait aujourd’hui ses indécisions, sa passion longtemps incertaine. Quand il allait dans la vieille demeure de l’antiquaire, il sentait seulement, par un avertissement de l’instinct, que c’était la maison de son avenir ; mais il n’en savait pas davantage. Il s’enquit, chercha ; son amour mal clairvoyant trébucha entre les deux visages. Ici surtout, ce fut la faute de la tour. Il se souvenait des hantises devant la cloche de Luxure qui, on ne sait pourquoi, lui suscita le désir de Barbe, l’image de son corps, svelte et souple comme celui des femmes pâmées dans les reliefs du bronze. Au sommet de la tour, il voulait Barbe. Quand il était redescendu dans la vie, il aimait Godelieve. Elle aussi l’aimait. Que n’avait-elle parlé, au lieu de Barbe qui s’enhardit, le décida, l’engagea d’un brusque baiser inaliénable ? Décidément la Destinée fit tout. Joris se rendait compte qu’il avait si peu choisi. Mais qui peut choisir ses amours ? Les circonstances nous enveloppent, agissent d’elles-mêmes, nouent des fils dont on ne s’aperçoit que quand les cœurs sont liés.

À quoi tient le bonheur ou le malheur de toute une vie ? Joris comprenait à présent combien l’alternative, pour lui, fut décisive. À choisir Barbe, il avait épousé tout le malheur ; à choisir Godelieve, il aurait épousé tout le bonheur.

Et cela n’avait tenu qu’à une minute, à une seule parole, à un minime détail. Si Godelieve avait fait un signe, proféré un mot, laissé deviner l’ombre de l’amour qui était en elle, tout advenait autrement. Trois existences étaient changées. Et la sienne eût coulé comme une eau heureuse, dans un lit de fleurs. Mais Godelieve n’avait rien dit ; lui-même ne soupçonna rien. C’est Van Hulle qui le lui révéla, dans un grand trouble, lors de sa demande en mariage, quand il crut de prime abord qu’il s’agissait de Godelieve, et s’alarma aussitôt, s’affola à l’idée de la perdre.

Joris aujourd’hui songeait à cet amour de Godelieve ; il se demandait :

— Comment m’a-t-elle aimé ?

Certes, ce n’était pas un de ces émois passagers, brume légère, brouillard d’aube dans le cœur des jeunes filles, qui bientôt se dissipe. Le trouble, chez elle, avait dû persister. Joris se rappelait, en effet, l’autre scène, plus tard, quand, à la prière de Farazyn, et pour complaire à Barbe, il lui conseilla ce mariage ; aussitôt elle apparut pleine d’angoisse, le visage bouleversé, le geste suppliant : « Ne dites pas cela, vous, surtout vous ! » Elle n’avait rien dit de plus ; il s’était tu, devinant un grand secret mort qu’il ne voulait pas savoir.

À présent, une curiosité le prenait d’éclaircir ce mystère. C’est peut-être à cause de ce seul amour non abouti qu’elle renonça pour toujours. Il y a des cœurs qui ne sont pas faits pour les recommencements. Ayant manqué son mariage avec lui, elle aura abdiqué tout mariage. Et cela sans rancune ni aigreur contre personne ni contre la vie, en toute résignation et douceur, ayant plié en elle son chaste amour comme les mousselines d’une petite mariée qui serait décédée le matin de ses noces.

Joris se désolait à évoquer tout ce passé où il côtoya le bonheur, sans le deviner, sans le saisir ; il s’attendrissait aussi, sur lui-même, sur Godelieve, sur la misère de la vie. Ému, inquiet d’on ne sait quoi, il se demandait encore, comme à voix basse :

— Maintenant, est-elle tout à fait guérie ?

Elle apparaissait si placide, les yeux ailleurs, moins l’air de marcher que de planer. Et nul trouble dans sa voix posée, dans ses paroles uniformes, donnant l’impression du texte des phylactères dans les tableaux des Primitifs. On cherchait une banderole à ses lèvres. Ses mots ondulaient en silence.

Pourtant Joris remarquait son soin à adoucir Barbe, à tout assumer, à éviter les conflits, à faire de discrets raccords, dès la moindre alerte. Il y fallait une attention subtile et affectueuse. Barbe, toujours ombrageuse, susceptible et hérissée, s’y prêtait peu. Godelieve multipliait son zèle de bonne sœur. Parfois, grâce à elle, il y eut des détentes, un entretien confiant et plus amical. Elle était entre eux comme un canal entre deux quais de pierre. Les quais sont face à face, distants néanmoins, et ne se réuniront jamais, mais l’eau mêle leurs reflets, les confond, semble les joindre.

La vie pour Borluut fut meilleure, grâce à elle. Il passa quelques mois d’apaisement. Pourtant il y eut, un jour, une nouvelle colère violente de Barbe qui, cette fois, ne se laissa pas intimider par Godelieve. La scène commença à propos de vétilles, comme toujours : Joris avait égaré une clé ; on chercha ; Barbe s’énerva, accusa ses négligences, réédita d’anciens griefs, des torts imaginaires, en vint tout de suite aux mots vifs. Voilà que Joris, moins résigné, ce jour-là, ou soutenu par la présence de Godelieve, se rebiffe, reproche à Barbe ses manques d’égards, sa perpétuelle mauvaise humeur. Instantanément ce fut une débâcle. Barbe devint livide, poussa des cris, toute une avalanche de paroles blessantes qui qui jaillissaient comme des pierres, assaillaient Joris, le meurtrissaient jusqu’au cœur. Quoique furieuse, Barbe dirigeait ses coups. Elle trouvait la place sensible, choisissait les offenses et les allusions les plus pénibles. Le bûcher d’Espagne s’allumait. Joris se sentit dans sa colère comme dans du feu, une grande flamme blanche qui montait et que personne n’aurait pu arrêter. Mais cela n’empêcha pas le détail des autres supplices d’inquisition : un vieux reproche coulé comme du plomb fondu dans ses oreilles ; puis un regard de haine soudaine lui enfonçant une aiguille rouge dans les yeux. Cela dura un long temps. Barbe allait et venait par la chambre, comme une flamme vraiment.

Puis sa colère sauvage céda, tomba, s’étant consumée elle-même, et faute d’aliment. Car Joris vite s’était tu, comprenant qu’il ne fallait pas aggraver la scène qui tout de suite aboutirait au pire, toucherait le drame et la mort.

Godelieve, muette, pleine de stupeur, regardait, se sentant dépourvue devant une crise dont elle n’avait même jamais imaginé les excès. Cependant Barbe, à bout de colère et de nerfs, était sortie, faisant claquer la porte, comme à l’habitude, emplissant l’escalier, les corridors, de ses derniers cris, de son pas saccadé décroissant dans le silence.

Joris, brisé, confus, était allé vers la fenêtre qui donne sur le jardin, appuyant son front aux vitres pour rafraîchir sa fièvre à leur eau froide, y délayer sa peine.

Godelieve l’épiait. Un moment après, comme il s’était retourné, elle vit qu’il avait les yeux pleins de larmes. Douleur de voir pleurer un homme ! Alors, miséricordieuse, plus que sœur, devenue maternelle par la pitié, elle s’approcha de lui, prit ses mains en silence, ne trouvant pas une parole, n’osant pas toucher à cette blessure intime et profonde où le baume du regard devait suffire.

Joris dit, pour expliquer la cruelle scène, excuser :

— Elle est malade.

— Oui, fit Godelieve ; mais vous êtes malheureux ?

— Très malheureux…

Joris pleura. Un sanglot, qu’il ne put retenir, éclata, comme si tout son cœur s’en allait, remontait, voulait venir mourir dans sa bouche… Gémissement de bête et d’enfant qui n’en peut plus, cri qui cesse d’être humain et qui hurle à la mort !

Godelieve sentit se ranimer en elle les vieux souvenirs, tout ce qu’elle croyait tué et mis au tombeau dans son cœur. La poussière oubliée tressaillit, et, songeant à ce qui aurait pu être, elle chuchota :

— Si Dieu avait voulu !

Et, de voir pleurer Joris, elle pleura aussi.

Muettes consolations ! C’est dans le silence que les âmes enfin s’atteignent l’une l’autre, s’écoutent, se parlent. Elles se disent ce que les lèvres jamais ne disent. C’est déjà pour elles comme si elles étaient dans l’Éternité. Et les promesses qu’elles se font, durant ces minutes, ne cesseront plus.

Godelieve et Joris sentirent que leurs âmes se touchaient. Une communion plus forte que l’amour les unit. Il y eut désormais entre eux un secret, un échange plus sacré que celui des baisers : l’échange des larmes mêlées.