Charpentier (p. 134-144).
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Première partie — XVI.

XVI


Barbe était superstitieuse. Avec son teint d’Espagne, cette chair où saignait sa bouche trop rouge, elle avait bien le visage de son âme. Car elle brûlait intérieurement d’une foi, espagnole aussi, religion violente et ténébreuse, pleine d’affres, de blessures de cierges, de peur de la mort. Cent craintes superstitieuses tourmentaient sa vie comme les mailles d’un cilice. Le vendredi de chaque semaine et le treize de chaque mois, elle demeurait en suspens et dans l’attente d’un malheur. Un miroir brisé était le présage d’une agonie. Il est vrai qu’elle eut plusieurs fois la confirmation de ses pressentiments et de ses songes. Peut-être qu’à cause de son étrange névrose, elle était avertie de ce qui allait venir. Ses nerfs communiquaient avec l’invisible. Ils nouaient leurs fils aux deuils en chemin, aux cloches prochaines, aux cœurs consanguins et jusqu’au cœur de Dieu. Télépathie mentale qui va d’âme en âme, comme la télépathie astrale va d’étoile en étoile.

Or elle avait fait une promenade récemment en compagnie de son père qui, toujours sédentaire, eut brusquement ce caprice de sortir avec elle, pris de tendresse et d’affectueux abandon, comme s’il avait eu un remords de la dernière heure, un regret de trop de froideur depuis si longtemps entre sa fille et lui. Ils avaient déambulé longtemps, au hasard, à petits pas, leur marche rythmée, pour ainsi dire, par la cadence des cloches qui, tout cet après-midi, tintèrent sans répit du haut des clochers dispersés. Glas de paroisse pour des obits du lendemain ! À la porte de Saint-Sauveur et aussi sur les murs vétustes de Notre-Dame, Barbe remarqua, comme elle n’en avait jamais tant vu, les grands papiers funéraires, faire-part publics, qu’on affiche selon la coutume, pour annoncer le service comme un spectacle. Et le nom du défunt y éclate, en vedette. Ils avaient aussi rencontré un cercueil porté à bras par les ouvriers d’un menuisier, et qu’on conduisait, apparent et nu, vers quelque demeure mortuaire. Décidément la mort était dans l’air, circulait autour d’eux.

Il fallait un avertissement plus décisif. En arrivant derrière l’Hôpital, ils virent tout à coup, sur le petit pont, un rassemblement. Les hommes criaient, des femmes jetaient les bras au ciel, blanches de stupeur. Ils apprirent qu’on venait d’apercevoir un noyé, un corps qui flottait là-bas, flasque et tuméfié, dans le canal glauque. À cet endroit, l’eau se fonce, abdique tout reflet ; on dirait qu’elle descend toujours. Est-ce que le noyé revenait de cet abîme de silence ? Avait-il vu le fond du canal ?

Il semble qu’ici la mort s’aggrave. C’est une fin pire que la mort. Faut-il avoir touché l’infini de la désespérance pour se jeter dans cette eau-là !

Barbe entraîna son père pour ne point voir l’affreux spectacle du noyé qu’on allait retirer du canal ; ils s’éloignèrent rapidement, devenus silencieux, hantés d’images funèbres. Sans doute que l’antiquaire pensa à la mort, à sa mort. Barbe le crut, sans avoir la force de l’en distraire, de trouver des paroles contre ce qui était déjà l’inévitable.

Peu de temps après, une nuit, elle fut réveillée en sursaut. La sonnette de la porte avait retenti, à coups fébriles, accumulés. Barbe songea aussitôt : « C’est un malheur qui sonne ! » En effet, on venait annoncer que le vieil antiquaire était au plus mal : couché et presque endormi, il avait eu une attaque, dénoncée par un grand cri qui traversa la maison. Maintenant, il gisait, inerte.

On ne savait rien. Les médecins n’étaient pas encore venus.

Mots jetés à la hâte par une servante ; et la demeure réveillée, grand désarroi, peurs et sanglots ; et la course à travers la ville endormie, dans cette douce nuit d’été, qui semblait si incompatible avec la mort possible.

Quand Barbe arriva avec Joris, Van Hulle ne les reconnut pas. Il avait les yeux clos ; la tête s’offrait, échouée parmi les oreillers, les écrasant, comme si elle était alourdie de tout le sang charrié au cerveau. De petites lignes violettes tachaient la peau, ces veines de sang qu’octobre met aux feuilles de la vigne. Une respiration rauque dont le bruit rabote le silence. Godelieve se tenait debout, au bord du lit, penchée sur le malade, plus pâle que les draps, semblant lui offrir son souffle ample et toute sa vie qu’elle était prête à donner. Des médecins arrivèrent, car, dans l’affolement, on avait couru chez plusieurs. Ils regardèrent, tâtèrent, indiquèrent de vagues palliatifs, annonçant qu’il était prématuré de se prononcer, qu’ils reviendraient le lendemain, et se retirèrent, graves et indifférents.

Longue nuit, nuit interminable, triste veillée, qui fut plus triste encore à l’heure où le jour vint… Désolation de la lampe quand elle défaillit dans l’aube claire !

Le mal était évident. Van Hulle avait été frappé d’une congestion cérébrale, qu’annonçaient d’ailleurs de certains prodromes, ses rougeurs, des somnolences.

Au retour des médecins, le cas fut déclaré grave, et minimes les chances de salut.

Godelieve était toujours au bord du lit, appliquant les remèdes, luttant, espérant contre l’espoir. Elle était forte de son amour pour son père, ce tendre amour qu’il lui avait rendu par tant de soins et de caresses, une affection unique dont eux seuls avaient su la douceur et les délicieux échanges de chaque minute. Maintenant encore, elle l’appelait, elle se nommait, par les petits noms tendres qu’ils se donnèrent, ces appellations sans aucun sens : noms de bêtes ou de fleurs, monosyllabes, épithètes, abréviations, bégayements, ces signes conventionnels, ces mots d’ordre de tous ceux qui s’aiment, comme pour se marquer qu’ils sont un autre — l’un pour l’autre — que pour le reste des hommes.

Elle le baisait en même temps au visage, sur les mains, promenant ses lèvres, imaginant débusquer le mal et qu’il disparaîtrait quand sa bouche se serait posée partout.

Barbe, au contraire, circulait par la chambre, angoissée, énervée, avec des crises de grands sanglots, puis des prostrations en un fauteuil, où elle semblait regarder très loin, par delà la vie.

Quant à Joris, il n’avait cessé de faire des courses. La nuit, il lui fallut quérir des médecins, puis réveiller un pharmacien, faire préparer les potions. Au matin, il dut se rendre chez le curé de la paroisse pour le prier d’apporter à Van Hulle l’extrême-onction et le viatique.

Ce fut l’heure douloureuse pour la vieille demeure, quand le prêtre entra, vêtu du rochet et de l’étole, muni d’une hostie au fond de la custode, précédé d’un enfant de chœur qui agitait une petite clochette. Les servantes avaient pénétré aussi dans la chambre de leur maître ; la vieille Pharaïlde, qui depuis plus de vingt ans était à son service, pleurait, de grosses larmes roulant, mettant des perles d’eau parmi les grains de son chapelet. Tout le monde s’agenouilla. Godelieve avait disposé un petit autel sur une commode, blanc reposoir ayant, pour nappe, ce voile en dentelle encore inachevé, qu’elle avait fait elle-même pour la Madone de sa rue, sans se douter qu’elle tissait, avec les fils de chaque journée, le voile d’agonie de son père. On y posa le ciboire. Les prières commencèrent, murmurées, confidentielles, vols à peine dépliés, paroles latines à ras du silence. Quand le prêtre oignit le front, les tempes, avec le saint chrême, l’agonisant eut de vagues contractions du visage. Était-ce un reste de sensibilité ? Barbe, qui était tout près, les nerfs tendus à se briser, refléta sur sa face toutes les alternatives, nature impressionnable comme un miroir, et qui vit de reflets.

Cependant l’officiant était allé prendre le ciboire sur le meuble. Il s’approcha du lit, l’hostie entre les doigts. Tous s’inclinèrent. La clochette de l’enfant de chœur à nouveau tinta, bruit aigu, et doux pourtant. Sonnerie frêle, goupillon du son qui aspergea un peu la chambre en prière.

Van Hulle avait eu la bouche dérangée pour le passage de l’hostie. Il sembla à ceux qui étaient le plus proche de son lit que, avant de se fermer, elle émit un vague chuchotement. Barbe apparut effrayée et soudain espérante. Elle prétendit que le père avait voulu parler, qu’elle avait distinctement entendu son cri, quoique vague et à demi submergé. Il avait dit : « Elles ont sonné… »

Balbutiements de l’inconscience, images confuses du délire ! Peut-être aussi qu’il avait senti, par ondes et moires successives, du fond de son enlisement, ce qui se passait à la surface de la vie. La parole attestée par Barbe s’expliquait. De la cérémonie de l’extrême-onction, il ne perçut sans doute que le bruit de la clochette de l’enfant de chœur, par une survivante sensibilité de l’ouïe qui en avait transmis, grâce au fil d’un dernier nerf lucide, la sensation au cerveau. « Elles ont sonné ! » Il avait peut-être entendu le tintement, vibration instinctive du tympan, ultime écho de la vie. Aux confins de la mort, il écouta la clochette sonner…

Mais alors pourquoi ce pluriel ? Barbe sans doute, trop nerveuse, et mirant la mort, s’hallucina d’une phrase qui n’était née qu’en elle.

Toute la journée, le malade râla, parmi la demeure calme. À cause du grand silence religieux, ce silence d’église que la maladie suscite autour d’elle, on entendait les tic-tac enchevêtrés et grinçants du Musée d’horloges. Les balanciers allaient et venaient ; les rouages avaient l’air de moudre le temps ; c’était un bruit continu, un peu éraillé et qui ponctuait. Godelieve s’attendrit en les entendant. Son père les aimait tant ! Avec elle-même, ce furent ses plus sûres, ses plus chères amies. Qu’allaient-elles devenir sans lui ? Barbe, au contraire, s’en agaça ; leur bruit lui tourmentait les nerfs. Elle demanda à Joris de les faire taire, d’arrêter ces grands balanciers qui balançaient aussi son cœur, ces rouages qui déchiraient sans cesse quelque chose en elle.

La maison devint tout à fait muette. On aurait dit qu’elle était déjà morte, avant son maître.

Celui-ci, vers le soir, empira. Son souffle rabota le silence à coups plus espacés, plus profonds. Les petites veines violettes s’élargirent. Toute la face était congestionnée ; la sueur sans cesse sourdait à grosses gouttes qui lui mettaient au front comme une couronne de larmes. Le corps vibrait, par minutes, de grandes secousses. Le vieillard, encore solide, luttait contre la mort ; il avait allongé les jambes, les arc-boutait au pied du lit, pour mieux se défendre.

Tout à coup la bataille sembla finir.

Il y eut une accalmie, une embellie ; les petites veines pâlirent, le visage s’imprégna de sérénité, d’un commencement de sourire, d’une sorte de lumière surnaturelle comme si le front était touché d’un matin inconnu. Pleins de stupeur, les assistants virent le malade bouger, reprendre vie, eût-on dit.

Distinctement, cette fois, et avec un visage de béatitude, de surabondante joie, ils l’entendirent proférer à deux reprises : « Elles ont sonné… Elles ont sonné ! »

Puis se soulevant un peu, il étendit les bras, s’y appuyant, ainsi que dans les canaux de Bruges s’appuie sur ses ailes le cygne qui veut sortir de l’eau quand il va mourir ; et le vieillard trépassa — comme on s’envole — tout blanc !

Un moment après, Barbe tomba, raide et livide, en proie à une crise de nerfs. Joris dut l’emporter, l’étendre sur un lit où elle resta longtemps sans force. Quand il rentra dans la chambre mortuaire, il regarda son vieil ami, noble cœur, premier apôtre de la Cause flamande. Il reposait, l’air d’un élu… Si peu humain déjà ! C’était le marbre de lui-même ; un buste copiant ce qu’il avait été, avec la transfiguration de l’art, la beauté d’une matière plus pure. Godelieve lui avait fait sa dernière toilette rapidement, et à peine, pour ne pas le déranger, ni lui faire du mal. Elle priait à genoux, baignée de larmes silencieuses, au pied du lit.

Quand elle vit Joris, elle l’interrogea :

— Barbe avait raison. Vous avez entendu ses dernières paroles ? Il l’a répété encore : « Elles ont sonné… »

— Oui ! il aura pensé à ses horloges ; c’était le rêve de sa vie. Il aura cru qu’enfin elles sonnaient ensemble.

Godelieve retomba à sa prière et à ses pleurs, prise de remords d’avoir causé devant le mort, même pour parler de lui…

Il faisait une chaleur accablante à ces six heures d’après-midi de l’été, en cette chambre que l’odeur de l’agonie et des potions affadissait. Il fallait l’aérer. Joris ouvrit la fenêtre qui donnait sur le jardin et sur ceux d’alentour, espaces de cours grises, de pelouses vertes et d’arbres. Borluut regarda sans voir, morne de la mort contemplée, et qui lui avait été un exemple, une leçon comme promulguée du seuil de l’Infini !

« Elles ont sonné ! » Borluut avait compris tout de suite. Le vieillard, mourant, atteignit son rêve ! Il n’avait donc pas espéré, ni voulu, à tort. C’est à force de désirer les choses qu’on se les mérite. L’effort humain n’est pas vain. C’est l’effort qui seul importe, puisqu’il s’accomplit quand il s’achève. Donc il se suffit à lui-même et se consomme en soi.

Ainsi, le vieil antiquaire avait tant souhaité que ses horloges et ses pendules, un jour, fussent à l’unisson.

Il les entendit sonner, en effet, toutes à la fois, la même heure, l’heure de sa mort. C’est que la mort est l’accomplissement du rêve de chacun. On touche, dans l’au-delà, ce qu’on a convoité durant la vie. On est donc soi-même enfin, réalisé !

Borluut tomba en des abîmes de rêverie, songea à lui-même. Il avait aussi vécu jusqu’ici en plein rêve, fervent de la beauté de Bruges, avec ce seul amour et ce seul idéal, qui déjà le consolèrent dans les quotidiens déboires d’un foyer sans bonheur. Il fallait s’en tenir à ce rêve, avec un désir immense et exclusif. Car le rêve, songeait-il, n’est pas même un rêve, mais une réalité anticipée, puisqu’on l’atteint au moment de la mort.

Cependant l’élu reposait ; par la fenêtre ouverte, nul bruit n’entrait. Seules, dans la chambre muette, on entendait quelques mouches qui voletaient, neige noire, musique de deux ailes. Et c’était solennel, ce murmure des petites mouches qui n’avaient été envoyées là, semblait-il, que pour rendre plus sensible le silence dont on n’a la conscience et la mesure que par le bruit, et qui se prouve d’autant plus vaste que le bruit est minime. Ainsi le silence parut plus silencieux, le mort parut plus mort. Les éphémères faisaient comprendre l’éternité.

Et longtemps, machinalement, Joris écouta les bourdonnantes mouches dont l’une, parfois, s’aventurait sur le lit, jusque sur le visage du mort, dont elle n’avait plus peur.