Charpentier (p. 91-100).
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Première partie — XI.

XI


Au-dessus de la vie ! Borluut retrouva l’ancienne sensation en montant au beffroi ce jour-là, à l’heure du carillon. Il venait encore d’avoir à subir de nouvelles scènes avec Barbe, pour des vétilles, un emportement brusque, un branle-bas instantané de tous ses nerfs où le visage entier se décomposait. Seule la bouche trop rouge surnageait, plus rouge dans cette colère blanche. Et il en sortait des mots durs, pressés, absurdes, mais qui l’assaillaient comme des cailloux. Chaque fois Borluut demeurait terrifié, le cœur en suspens, devant ce déchaînement qui pouvait d’une minute à l’autre, il le sentait, aboutir au pire… Et il sortait de ces alertes, désemparé, même physiquement las, comme s’il avait lutté contre un élément, contre le vent dans l’obscurité.

Maintenant, en montant dans la tour, puisque c’était son jour réglementaire de carillon, il lui sembla s’éloigner à mesure de ses peines, quitter sa vie. Les événements de la matinée furent tout de suite si loin ! L’espace met le même recul que le temps. Chaque marche de l’escalier obscur créait la distance d’une année. À chacun de ses pas, il délaissa un peu plus son chagrin, immobile comme sa demeure, et diminué avec elle dans l’éloignement, dans la masse déjà confuse de la ville.

Au-dessus de la vie ! Oui, vraiment ! Quelle importance avait à présent sa maison, si minime déjà au bord du Dyver, entr’aperçue derrière les arbres, mettant un pâle reflet dans le canal, qu’on ne distinguait plus. Barbe aussi faisait une ombre si courte, là-bas, dans la vie. Tout cela était mesquin et vain. Il se vida peu à peu de ses souvenirs, tout le bagage humain qui entravait son ascension.

L’air du haut lieu souffla bientôt par les meurtrières, les fentes de la maçonnerie, les baies ouvertes, où le vent affluait comme l’eau aux arches d’un pont. Borluut se sentit rafraîchi, ventilé par cette large brise qui venait des plages du ciel. Il lui sembla qu’elle balayait en lui des feuilles mortes. Des chemins nouveaux lui apparurent dans son âme, qui s’en allaient ailleurs. Il se découvrit de fraîches clairières. Enfin il s’atteignait lui-même.

Oubli de tout, pour la prise de possession de soi ! Il se retrouvait comme le premier homme au premier jour, à qui rien n’est arrivé. Délice de la métamorphose ! Il la devait à la haute tour, au sommet atteint où la plate-forme crénelée s’offrait, reposoir de l’infini !

De cette hauteur, on ne voyait plus la vie, on ne la comprenait plus ! Oui ! un vertige chaque fois le prenait, un désir de perdre pied, de s’élancer, mais pas vers la terre, vers le gouffre, aux spirales de clochers et de toitures, que la ville approfondissait en dessous. C’est le gouffre d’en haut dont il se sentait l’attirance.

Égarement grandissant !

Tout se brouillait dans ses yeux, dans sa tête, à cause du vent violent, de l’espace illimité et sans relais, des nuages trop approchés et qui pour longtemps continuaient leur voyage en lui. Le délice de hanter les sommets s’expie.

Borluut en eut vaguement conscience tout de suite. Déjà la remarque de Bartholomeus, le jour où il eut le tort de lui faire des confidences sur Barbe, l’avait averti et inquiété sur son cas : « Tu ne vois donc pas clair dans la vie ? »

Aujourd’hui les paroles du peintre lui revinrent, l’obsédèrent comme un appel, comme un remords : Non ! il n’avait pas vu clair ; et c’est pour cela qu’il était triste et malheureux à jamais. Non ! il ne voyait pas clair dans la vie. Il ne devinait rien, ne soupçonnait personne, regardait sans voir, incapable de diagnostiquer, de doser ses paroles, d’ausculter les passants. Borluut songea que c’était la faute de la tour. Chaque fois, quand il en redescendait, rentrait dans la ville, il demeurait épars, la vue et les idées troubles.

C’était comme s’il avait vu la vie du point de vue de l’Éternité. Il continuait à la voir ainsi. Toutes ses misères provinrent de là. Un autre aurait deviné, pénétré le sombre caractère de Barbe, son état maladif, hasard de nerfs auquel pour toujours sa vie était suspendue. Et maintenant encore, un autre s’arrangerait, trouverait le moyen d’en imposer, le ton à prendre, les mots qui apaisent, le regard qui dompte ou calme. Un plus avisé, un plus clairvoyant, s’orienterait dans ce dédale de nerfs.

Lui demeurait désemparé, effaré, malhabile, au surplus, ne sachant que souffrir intérieurement, pleurer sur lui-même, s’en aller seul à la dérive. Du moins, il avait le recours de la tour, où, parmi ses grands désarrois, il ne manquait jamais de monter. C’était son refuge immédiat, l’oubli prompt ; et il courait au sommet porter son cœur en sang, l’y laver dans l’air salubre comme dans la mer.

Ainsi, la tour était à la fois le mal et le remède. Elle le rendait inapte à vivre et elle le guérissait de vivre.

Aujourd’hui, encore une fois, Borluut se sentit tout de suite pacifié, convalescent de la peine récente. La solitude avait des baumes ; les nuées plus proches s’effilaient en charpie.

Arrivé au sommet, il vit la ville, à ses pieds, toute reposée, si quiète. Ah ! quelle leçon de calme ! Il eut honte, devant elle, de son existence agitée. Il abdiqua son misérable amour pour l’amour de la ville. Celui-ci l’envahit de nouveau, le ressaisit tout entier, ainsi qu’aux premiers jours de la propagande flamande. Comme Bruges était toujours belle, vue ainsi de là-haut, avec ses clochers, ses pinacles, ses pignons, dont les gradins sont aussi des marches pour ascensionner dans le rêve, remonter aux beaux temps d’autrefois ! Entre les toits, des canaux éventés de verdures, des rues tranquilles où quelques femmes en mantes cheminent, oscillent comme des cloches de silence. Paix léthargique ! Douceur du renoncement ! Reine en exil et veuve de l’Histoire, qui ne désirait plus, au fond, que sculpter son propre tombeau ! Borluut y avait contribué. Il reprit joie et orgueil, en y pensant ; il chercha, calcula parmi l’amas immémorial de la ville, les antiques demeures, les façades rares auxquelles il rendit pour ainsi dire un visage. Sans lui, la ville serait en ruine, ou répudiée pour une ville jeune.

Il l’avait sauvée par ses restaurations savantes. Ainsi mise au point, elle ne disparaîtrait plus, elle pouvait traverser les siècles. C’est lui qui avait fait ce miracle dont peu se doutaient, même et surtout cette Barbe qui, étant sa femme, aurait dû s’enorgueillir de lui, et l’accablait, par minutes, de si dure et méprisante façon.

Il était un grand artiste, après tout, dans son art : il avait réalisé là une œuvre anonyme et sans gloire mais admirable, si on avait compris. Il fut l’embaumeur de cette ville. Morte, elle se fût décomposée, désagrégée. Il l’avait faite momie, dans les bandelettes de ses eaux inertes, de ses régulières fumées ; avec des dorures, aux façades, de la polychromie, comme de l’or et des onguents aux ongles, à la denture ; et le lis de Memling en travers du cadavre, comme l’ancien lotus sur les vierges d’Égypte.

C’est grâce à lui que Bruges était ainsi triomphante, et belle de sa mort parée. Telle, elle serait éternelle, non moins que les momies elles-mêmes, d’une éternité funéraire qui n’a plus rien de triste, puisque la mort y est devenue œuvre d’art.

Borluut s’exalta ; il plana dans son rêve solitaire. Qu’est-ce que les mécomptes d’amour, les caprices d’une femme, les chagrins que tout à l’heure encore il traînait avec lui, en montant dans la tour ?

— Tout cela, se dit-il, ne vaut pas la peine…

Il songea qu’il ne fallait pas faire attention à ces choses futiles et temporaires, quand on a entrepris une œuvre comme la sienne, encore à parfaire, mais dont l’avenir parlerait.

L’orgueil l’enivra de son vin rouge. Il se vit grand, dominant la ville, comme si la tour était son juste socle.

À ce moment, l’heure fixée pour le carillon venait de sonner. Borluut s’assit devant le clavier, ébranla les pédales. Aussitôt, la tour chanta. Elle chanta la joie, la fierté de Borluut qui s’était reconquis. Dans le simple roseau, le berger primitif, le premier musicien raconta son bonheur d’aimer, sa peine d’être trahi, son ivresse de vivre, ses deuils, sa peur de l’ombre que les doigts, levés sur les trous, tempéraient d’un peu de lumière insinuée. Dans la flûte de pierre du haut beffroi, le carillonneur ainsi s’interprétait lui-même. Confidence formidable ! Toute son âme était ébruitée. Par l’air qu’il jouait, on pouvait savoir s’il faisait jour ou nuit dans son âme.

Cette fois, ce furent des chants de renouveau, tout un éveil de forêt, un friselis de feuilles après la pluie, le cor et la chasse dans l’aube. Les cloches bondirent, courant l’une après l’autre, s’agglomérant, s’éparpillant, meute nerveuse et multicolore… Borluut, allègre, dominait leur bruit, les mains frémissantes, comme s’il y avait une odeur de proie dans le vent. Il rêva des butins, la conquête de l’avenir ; il se sentit fort et triomphant, et, tandis qu’il plaquait ses mains au clavier, ce fut d’un air de dompteur et comme s’il forçait les dents d’une bête vaincue.

Borluut se retrouva consolé, viril, en allé si loin de sa peine et de lui-même, si changé déjà ! Il se semblait être en voyage, parti après un chagrin ou un désastre qui s’effaçait, s’abolissait en lui. Par minutes, le souvenir renaissait, la pensée qu’il faudrait rentrer dans la maison où il avait souffert. Ah ! si le voyage pouvait durer toujours, et l’oubli avec lui ! Le carillonneur, ces jours-là, même après le jeu des cloches, demeurait longtemps encore dans la tour. Aujourd’hui il s’attarda, arpenta les plates-formes, rêvassa dans la chambre de verre, que les campagnes décoraient de lointaines tapisseries, déambula dans les salles, les dortoirs de cloches. Bonnes cloches fidèles, dociles à l’appel. Il les caressa, les nomma par leur nom. C’étaient des amies, les consolatrices sûres. On leur avait confié sans doute des tristesses, des désenchantements, pires que les siens. Elles furent toujours de bon réconfort, de bon conseil, sachant la vie. Ah ! qu’il était bon de rester près d’elles ! Borluut avait presque oublié le présent ; il était le contemporain des cloches, et le mal dont il avait souffert était arrivé il y a très longtemps, il y a des siècles peut-être…

Mais on ne s’évade jamais tout à fait de soi-même. Après les mirages au fil du songe et du mensonge, la réalité reparaît, et le moindre hasard suffit à la restituer tout entière. C’est le réveil navré, la douleur plus grande — après le sommeil où on avait revu, vivant, le mort de la veille — de retrouver, à l’aube, le cadavre irrémédiable, le lit paré, le buis trempant dans l’eau et les cierges qui brûlent.

Borluut aussi avait abjuré tout souvenir, s’apparaissait victorieux, libre, calme comme les cloches et séculaire, eût-on dit, comme elles, quand, en les visitant et les écoutant, il se retrouva devant la cloche de Luxure, pleine de péchés, et qui, à l’origine, l’excita, l’induisit en pensées de volupté, lui suscita la curiosité et l’amour de Barbe. Cette cloche l’avait tenté, contribua à cette passion qui aboutissait si mal. Du coup, ce fut une reprise de la vie, un rappel d’humanité dans l’au-delà où il échappait, se transfigurait, vivait déjà d’Éternité. Maintenant, la cloche trop humaine rompait le charme d’oubli. Il redevint lui-même. Il se retrouva en présence de Barbe. Elle était dans sa vie comme la cloche est dans la tour. Cette robe de bronze, dure et pourtant affolante, était la sienne. Toute la sensualité, l’ivresse charnelle y montait, s’enroulait en gestes équivoques, en baisers inapaisés. Il y avait des femmes sans fin possédées dans le métal de la cloche. Barbe de même lui résumait toutes les femmes. Leurs attitudes multipliées dans ces lascifs bas-reliefs, elle les assumait à elle seule. Perpétuel émerveillement de son désir ! Devant la cloche de Luxure, Borluut comprit qu’il avait cru en vain s’affranchir. La vie le ressaisissait jusqu’au sommet de la tour. Barbe était là, présente et déjà pardonnée. Il sentit qu’il la désirait toujours. C’est à cause de la cloche obscène. Dès l’origine, elle fut la complice de Barbe. Quand il vit la cloche la première fois, il avait pensé tout de suite à Barbe. Il se pencha au bord, regardant, comme on regarderait sous une robe. Il s’était mis à imaginer sa chair, le nu qu’on pourrait entrevoir.

Aujourd’hui la cloche de Luxure recommençait l’emprise. C’était Barbe elle-même en robe de bronze, qui avait monté au beffroi, s’était glissée auprès de lui, le tentait, déjà oublieuse elle-même — si pas repentante — des scènes récentes et des blessures d’âme qu’elle avait faites.

N’importe ! Elle rapportait le souvenir des soirs meilleurs, par les images qu’elle offrait sur sa robe ; elle évoquait le couple pâmé qu’ils avaient été et que le bronze copia…

Borluut sentit qu’il était encore en proie à elle. En vain il s’était cru au-dessus de la vie. En vain il se jugeait affranchi, libre enfin et seul. Barbe l’avait suivi, épié, et, en ce moment elle le tentait, le vainquait encore une fois. Barbe était dans la tour, habillée de la cloche. Borluut ne pouvait donc pas l’oublier, oublier la vie.

Et morne, inquiet, il redescendit les marches de l’escalier obscur, où l’écho de son pas donna l’illusion d’un autre pas, voisin et plus léger, comme si la cloche l’accompagnait, comme si Barbe était venue le reprendre et le ramenait maintenant dans la réalité triste.