Le Cardinal de Mazarin
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 11 (p. 57-81).
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LE CARDINAL


DE MAZARIN.




DERNIÈRE PARTIE.[1]






I

Mazarin avait repris le pouvoir que venaient de lui rendre les fautes de ses ennemis, et sa persévérance avait vaincu leur mobilité. Si la conscience avait tenu dans les troubles de la fronde une très petite place, la part de l’esprit n’y avait certainement pas été moindre que dans les troubles de la ligue. Dans la rage avec laquelle les pamphlétaires poursuivaient le cardinal, l’œil perspicace de celui-ci croyait entrevoir quelque chose de famélique ; aussi l’un de ses premiers soins après sa rentrée à Paris fut-il de faire donner aux gens de lettres portés sur les états de pension l’avis d’envoyer leurs quittances, pour être payés sur-le-champ de ce qui leur restait dû[2]. Les intéressés ne considérèrent point comme une épigramme cet empressement, qu’ils prirent sans doute pour un hommage à leur puissance, et depuis ce jour-la Mazarin put compter, non sur des sympathies, qu’il ne recherchait point, mais sur un silence qui suffisait à sa politique.

Une silencieuse résignation était aussi tout ce qu’il pouvait attendre de la magistrature, compromise par ses alliés, désertée par l’opinion, et contrainte de dissimuler durant plus d’un siècle désespérances si amèrement déçues. Le parlement, après une courte translation à Pontoise, avait été rappelé à Paris par le roi, et les particuliers composant sa cour de justice avaient été cités par devers lui, moins une dizaine de conseillers auxquels, de son autorité souveraine, il avait infligé la prison ou l’exil. Ceux-ci n’avaient été frappés d’ailleurs ni par un sentiment de vengeance, ni encore moins par un sentiment d’appréhension. Le jeune roi, majeur désormais, et moins émancipé par son âge que par sa victoire, avait entendu, en atteignant au sein du parlement les hommes les plus engagés dans les luttes précédentes, constater aux yeux des peuples l’impuissance, et, s’il est permis de le dire, le désarmement définitif de ce grand corps. Ce fut donc sans aucune protestation que la cour enregistra la déclaration qui établissait en même temps et la vanité de ses prétentions politiques et le dangereux triomphe obtenu par le pouvoir absolu dans le pays le moins disposé à le supporter, en même temps que le plus incapable de le restreindre. « Toute autorité nous appartient, disait le monarque adolescent ; nous la tenons de Dieu seul, sans qu’aucune personne, de quelque condition que ce soit, puisse y prétendre… Les fonctions de la justice, des armes et des finances doivent toujours être distinctes et séparées. Les officiers du parlement n’ont d’autre pouvoir que celui que nous avons daigné leur conférer, pour rendre la justice à nos autres sujets. Ils n’ont pas plus le droit d’ordonner et de prendre connaissance de ce qui n’est pas de leur juridiction, que les officiers de nos armées et de nos finances n’en auraient de rendre la justice ou d’établir des présidons et des conseillers pour l’exécuter… La postérité pourrait-elle croire que les officiers de justice ont prétendu au gouvernement général de notre royaume, former des conseils et percevoir les impôts, s’arroger enfin la plénitude d’une puissance qui n’est due qu’à nous[3] ! »

En ceci la royauté avait raison sans doute contre les magistrats, dont les prétentions administratives et politiques touchaient au ridicule ; mais ceux-ci avaient raison à leur tour contre le pouvoir, lorsqu’ils trouvaient mauvais un régime qui plaçait vingt-quatre millions d’hommes à la merci d’un étranger, en attendant que le progrès, plus rapide encore dans le mal que dans le bien, substituât l’omnipotence des maîtresses à celle des premiers ministres, et le gouvernement de Mme de Pompadour à celui du cardinal Mazarin. Quoi qu’il en soit, à partir de ce jour, le parlement disparut de la scène. Si les souvenirs de son ancienne puissance venaient parfois l’émouvoir encore, cette émotion n’était que le dernier souffle d’une tempête déjà lointaine. Lorsque le nouveau surintendant Fouquet eut réclamé la vérification de ses édits, et que cette compagnie eut élevé pour la dernière fois sous ce long règne la prétention de les discuter, on sait dans quel appareil Louis XIV accourut à Vincennes pour lui intimer l’ordre de les enregistrer sans délai et sans examen. Ceci était devenu tellement naturel en 1655 que les contemporains n’en auraient probablement témoigné nul étonnement, sans l’étrange costume et les paroles très inattendues par lesquelles un prince de dix-sept ans révélait au monde étonné sa personnalité royale.

Le parti des princes disparut plus complètement encore d’un théâtre que la royauté allait désormais occuper seule. La facilité que rencontra Mazarin pour réduire ses adversaires constata d’une manière à la fois péremptoire et déplorable l’inaptitude politique de l’aristocratie française. Afin de triompher des dernières résistances entretenues par le prince de Conclu dans les provinces méridionales, Mazarin employa simultanément les négociations et les armes, le premier moyen lui réussissant d’ailleurs beaucoup trop bien pour qu’il eût à faire un emploi sérieux du second.

Entre les personnages qui avaient si vainement troublé l’état, un seul ne fut point admis à profiter de la politique dont le cardinal avait emprunté les secrets a Henri IV victorieux et aux registres de Sully, chargé d’en acquitter les frais : le cardinal de Retz, arrêté au Palais-Royal, comme l’avait été M. le Prince, le remplaça à Vincennes. Transféré, quinze mois après, au château de Nantes, on sait qu’il en sortit au risque de sa vie, et qu’il atteignit après mille périls cette Rome, éternelle patrie des proscrits, où il usa contre son heureux rival, dans des intrigues sans portée, la stérile activité que lui avait départie la nature. Homme étrange, qui, en maximant avec art les pratiques d’une vie toute de hasard ; rencontra la gloire littéraire, dont il était peu touché, au lieu de la renommée politique qu’il avait poursuivie avec passion ! Vindicative et hardie, Anne d’Autriche haïssait Gondi sans le craindre ; Mazarin au contraire le craignait sans le haïr, car ces deux hommes avaient constamment entretenu des relations secrètes au plus fort de leurs luttes. Le ministre jugea qu’après la rentrée de la cour à Paris, le coadjuteur était désormais le seul personnage qui pût l’inquiéter par son influence sur le clergé et sur le peuple, sur certains salons et sur quelques jeunes magistrats des enquêtes que le découragement général n’avait pas encore atteints. Les autres ne pouvaient en effet le préoccuper en aucune façon, car à peine valaient-ils l’argent qu’il dépensait pour les acheter.

Le duc d’Orléans acheva à Blois, dans la retraite, une existence qui n’avait été qu’un long enchaînement de déceptions pour les autrès comme pour lui-même. Le célibat fut la seule peine infligée à Mlle de Montpensier ; la vieillesse ne tarda pas à venger le cardinal de Mmes de Montbazon, de Châtillon et de Chevreuse ; déchu de sa royauté des halles et de sa popularité de carrefour, M. de Beaufort ne fut plus qu’un homme grossier, qui mourut transpercé par les épigrammes de Saint-Evremond. Si le prince de Conti ne fit pas une fin plus héroïque, il tira du moins un meilleur parti de sa position, et en sollicitant, après quatre années d’hostilités, la main et la dot de l’une des nièces du cardinal, l’ancien généralissime des Parisiens donna la mesure de l’esprit de la fronde et de la dignité personnelle de ses auteurs. À l’exemple de son second frère, Mme de Longueville s’accommoda avec la cour, puis, chose plus difficile, avec son époux. Cette princesse s’était jetée dans les troubles « par la croyance qu’elle passerait pour en avoir beaucoup plus d’esprit, qualité qui faisait sa passion dominante[4], » selon le témoignage d’une femme qui fut injuste peut-être envers elle, mais qui certainement la connaissait bien ; elle en sortit avec une réputation flétrie, et comme noyée dans un océan de tristesse où son âme se retrempa pour la véritable grandeur. À l’exemple des ducs de Bouillon, de Rohan, d’Elbeuf et de tous les acteurs de cette pièce, La Rochefoucauld ne tarda pas à traiter de son côté avec le ministre, dont il était plus profitable d’avoir été l’adversaire que le serviteur. Entré dans la guerre civile par amour, comme il l’affirme, ou par calcul, comme l’ont prétendu des contemporains, il en sortit désabusé de tout, et se préparant à condenser les déceptions de sa vie dans des sentences, médailles impérissables d’une époque dont l’étude décourageait de la liberté, de la vertu et presque de l’honneur.

Dans cette cohue de femmes galantes et de vulgaires ambitieux, un seul homme s’était donc rencontré en face de Mazarin, et celui-là demeura longtemps encore debout et le front haut sur la scène où venaient de se succéder tant d’intrigues et tant de travestissemens. Si Condé ne fut pas un grand esprit politique, il eut du moins l’âme assez forte pour aller aux extrémités de ses haines. Durant six campagnes, il prêta à l’ennemi de son pays et de sa race le double concours de son nom et de son épée : trahison consommée toutefois avec tant de hauteur et une sérénité de conscience tellement inexplicable qu’elle ne pénètre pas moins d’étonnement que de tristesse, et qu’elle provoque l’esprit aux plus sérieuses méditations. D’une part, en effet, on voit Condé, descendu au rang de simple général espagnol et condamné à mort par un arrêt solennel du parlement[5], « porter si loin les avantages de la première maison de l’univers qu’il consent à peine à traiter avec l’archiduc, quoique frère et fils de tant d’empereurs, et que la maison de France garde son rang sur celle d’Autriche jusque dans Bruxelles[6] ; » de l’autre, ce sont la plupart des régimens appartenant à sa maison, et dont l’effectif, d’environ dix mille hommes, comprenait la meilleure noblesse du royaume, qui passent sans hésiter les frontières de la patrie et qui s’engagent dans une longue guerre contre la France pour ne point abandonner le prince auquel ils se considèrent comme liés par les devoirs de la fidélité militaire. Comment ne pas conclure d’une désertion aussi éclatante, provoquée par le prince le plus illustre de son temps, qu’à cette époque les traditions féodales survivaient, dans les rangs de la noblesse militaire, aux institutions abolies, et qu’après les grands coups portés par Richelieu la victoire de Mazarin était encore nécessaire pour constituer enfin la nationalité française dans une unité sacrée pour toutes les consciences ?

Depuis le rétablissement de l’autorité monarchique jusqu’à l’ouverture des négociations des Pyrénées, un grand spectacle fut donné aux hommes de guerre de tous les siècles. On vit s’engager cette admirable lutte entre Turenne et Condé dans laquelle la prudence triompha presque toujours d’une impétuosité contrariée par la lenteur espagnole. La France reconquit une portion notable des places qu’elle avait perdues, soit par la complicité de l’insurrection avec l’étranger, soit par l’impuissance militaire qui en avait été la suite. Dans cet intervalle de six années, Mazarin gouverna avec la toute-puissance d’un visir d’Orient. Toujours maître des affections d’Anne d’Autriche, encore qu’au dire de témoins oculaires il affichât pour elle, depuis son retour en France, une indifférence qu’on pouvait qualifier d’ingratitude[7], il continuait à la dominer par l’irrésistible ascendant que l’habitude ajoute à la tendresse. Surintendant de l’éducation du roi, il exerçait également sur celui-ci une autorité sans bornes, et la déférence constante du jeune monarque fut le résultat spontané d’un respect tempéré par l’affection pour l’homme qui l’avait tenu sur les fonts de baptême[8]. Il ne tenta jamais de se soustraire à l’influence du cardinal, quoique celui-ci n’achetât cet ascendant par aucune faiblesse, peut-être même, pourrait-on dire, par aucune complaisance. L’éducation donnée à Louis XIV fut sévère presque jusqu’à la dureté. En face de son ministre et de sa mère, le prince le plus fier et le plus ardent de son siècle se maintint toujours dans les voies de la modestie, pour ne pas dire de la timidité. Mazarin était tellement assuré de la filiale soumission de son maître, qu’il ne songea jamais à le ménager dans ses faiblesses, et il arriva, chose étrange, que celui-ci fut peut-être le seul homme de son royaume pour lequel le cardinal ne se montra ni empressé ni facile.

Ce fut en apprenant à obéir que Louis XIV apprit à commander. La direction donnée à son éducation par le cardinal fut généralement parlant irréprochable, quoi qu’en aient pu dire les valets de chambre congédiés, encore que cette éducation ait été trop négligée sous le rapport des études classiques. Mazarin aimait peu les lettres, le marquis de Villeroy les aimait moins encore ; mais toute la correspondance du cardinal, qu’elle soit datée de Brühl, lieu de son exil, ou écrite durant les longues conférences des Pyrénées, constate combien il se préoccupait du soin de former l’esprit du roi aux affaires, et témoigne de ses constans efforts pour lui en inspirer l’intelligence et le goût[9]. Dans vingt lettres adressées au roi pour lui exposer les phases quotidiennes de ces négociations laborieuses, Mazarin insiste pour le préparer à diriger lui-même un jour les affaires de son état, sans l’intermédiaire d’un premier ministre. L’entretien fameux qui, après la mort du cardinal, étonna si fort les secrétaires d’état réunis pour la première fois en conseil, et la résolution exprimée par le jeune roi de gouverner désormais par lui-même, furent une suprême inspiration du cardinal à laquelle il avait depuis longtemps préparé son royal élève, soit qu’il considérât comme utile d’ajouter à la force de la royauté le prestige de l’action personnelle du prince, soit qu’il voulût par-delà la tombe écarter tout successeur. Le ministre entendait laisser au roi MM. Letellier, de Lyonne, Fouquet et Colbert comme des instrumens utiles, et qu’il avait façonnés lui-même, mais il n’admettait pas qu’aucun d’entre eux fût jamais en mesure de le remplacer. Le gouvernement direct par le roi était son vœu manifeste, et Mazarin dut mourir dans la ferme persuasion qu’il y avait disposé Louis XIV.

En témoignage de ses efforts constans pour préparer le jeune prince à prendre la direction personnelle des affaires, on pourrait citer presque toutes les lettres de Mazarin. Je me borne à quelques lignes extraites de celle qui ouvre sa correspondance avec le roi. « Je vous dirai sans exagération que j’ai lu votre lettre avec une extrême joie, car elle est fort bien écrite, et vous vous engagez d’une telle manière à vouloir vous appliquer aux affaires, et vous n’oubliez rien de ce que vous croyez nécessaire pour devenir un grand roi. Vous jugez aisément combien cela me touche, puisque vous savez en quels termes j’ai pris la liberté de vous parler si souvent là-dessus. Je vous réplique de nouveau qu’il ne dépendra que de vous seul d’être le plus glorieux roi qui ait jamais été, Dieu vous ayant donné toutes les qualités pour cela, et n’étant à présent besoin d’autre chose que de les mettre en usage, ce que vous ferez avec facilité et toujours de bien en mieux, acquérant par l’application aux affaires la connaissance et l’expérience qui vous est nécessaire. J’ai tâché de vous bien servir, au moins j’y ai employé mes petits talens, et il a plu à Dieu de bénir ma conduite par la bonté qu’il a pour votre personne sacrée et pour le royaume qu’il vous a soumis. Si une fois vous prenez le gouvernail, vous ferez plus en un jour qu’un plus habile que moi en six mois ; car est d’un autre poids et fait un autre éclat et impression ce qu’un roi fait de droit fil, que ce que fait un ministre, quelque autorisé qu’il puisse être. Je serai le plus heureux des hommes si je vous vois, comme je n’en doute pas, exécuter la résolution que vous avez prise, et je mourrai très satisfait et content à l’instant que je vous verrai en état de gouverner de vous-même, ne vous servant de vos ministres que pour entendre leurs avis, en profiter de la manière qu’il vous plaira, et leur donner après les ordres sur ce qu’ils auront à faire[10]. »

La lecture de cette correspondance suffit pour démontrer ce qu’il y a de mal fondé dans l’opinion trop généralement entretenue sur l’ignorance politique où ce ministre se serait efforcé de maintenir Louis XIV. Le peu de goût que le jeune monarque témoigne quelquefois pour les affaires y devient l’occasion de reproches journaliers ; les obstacles qu’il menace de créer par sa conduite et par sa faiblesse aux négociations importantes ouvertes pour son mariage et pour le rétablissement de la paix générale provoquent chaque jour des plaintes bien plus amères encore, et le ministre les exprime avec une telle rudesse de langage, qu’elle a fait de nos jours soupçonner la vérité de ces lettres, quoique l’authenticité en soit démontrée jusqu’à la dernière évidence.

Ceci nous conduit au dramatique incident qui, aux dernières années de la vie de Mazarin, vint mettre les devoirs de l’homme d’état en opposition avec les intérêts du chef de famille, en soumettant le cardinal à une épreuve qu’il sut traverser avec la plus honorable fermeté. Les relations journalières qu’entretenait le monarque avec les nièces du premier ministre avaient eu des conséquences imprévues pour la sollicitude paternelle de celui-ci. Après un goût passager pour Olympe Mancini, mariée depuis à un prince de Savoie, et qui fut la mère du prince Eugène, le roi s’était épris pour sa sœur cadette d’une passion d’autant plus sérieuse qu’elle était alors naïve et pure comme sa vie. Douée d’une beauté médiocre, mais pourvue d’un esprit entreprenant et résolu, Marie Mancini cultiva avec un art profond une tendresse à laquelle les promesses de l’astrologie judiciaire avaient rattaché l’espérance d’une couronne. Anne d’Autriche et Mazarin ne virent d’abord qu’une distraction sans péril dans cet attachement dont ils n’avaient pas soupçonné le caractère ; mais lorsqu’il fut question du mariage du roi avec l’infante d’Espagne, et que cette union fut devenue la condition fondamentale de la paix, dont les préliminaires venaient d’être arrêtés entre le cardinal et les ministres espagnols, quand Louis XIV fut dans le cas de s’acheminer lui-même vers la frontière pour se préparer à cette alliance, on se trouva placé dans la situation la plus embarrassante.

Les détails de la vie intime du Palais-Royal devinrent l’entretien de toutes les cours étrangères, les amis du prince de Condé ne manquèrent pas de les transmettre avec force commentaires à Bruxelles et à Madrid, pendant que le roi, venant en aide à la malveillance par le redoublement de tendresse qu’il témoignait à Marie Mancini, laissait soupçonner des engagemens qui, si extravagans qu’ils pussent être, n’étaient pas moins à redouter de la part d’un prince auquel il était donné de mettre sa toute-puissance au service de son amour. Mazarin comprit le péril et prit la résolution d’éloigner sa nièce. Marie partit pour La Rochelle, à peu près brouillée avec son oncle, et n’ayant au sein de sa famille que sa sœur Hortense pour approbatrice et pour confidente. Cet éloignement provoqua chez le roi un désespoir dont l’explosion publique présenta bientôt, pour les grands intérêts alors débattus entre le cardinal Mazarin et don Louis de Haro, des inconvéniens plus graves encore. Cédant à cette considération et aux prières d’un roi de vingt et un ans, qui suppliait lorsqu’il pouvait lui prendre la tentation d’ordonner, la reine sa mère consentit à ce que les deux amans se revissent un seul jour dans la ville de Saint-Jean-d’Angély, où le roi passa en se dirigeant sur Bordeaux. L’effet de cette rencontre fut, comme il aurait été naturel de le prévoir, de resserrer des liens que l’absence seule pouvait rompre. À cette époque, Mazarin était déjà parti pour les Pyrénées, et ce fut à Saint-Jean-de-Luz qu’il apprit avec une vive anxiété et la déplorable condescendance de la reine et les conséquences qu’elle avait provoquées. Engagé depuis plusieurs mois dans une négociation sur laquelle l’univers avait les yeux, il se pouvait voir exposé au reproche d’avoir indignement joué la cour d’Espagne, avec laquelle il aurait traité du mariage de son maître en entretenant dans son cœur la pensée d’une infâme et égoïste trahison. Les lettres qu’il recevait chaque jour de la reine, de Mme de Venel, gouvernante de ses nièces, du secrétaire d’état Letellier et de ses agens au dehors, et qui toutes portaient le témoignage de la passion du roi et de la publicité que celle-ci avait acquise, plongeaient le ministre dans des tristesses qui plus d’une fois touchèrent au désespoir. Il n’est guère de page de sa volumineuse correspondance qui ne retrace la saisissante peinture de ces douloureuses perplexités.

« Les lettres de Paris et de Flandre et d’autres endroits disent que vous n’êtes pas connaissable depuis mon départ, que vous êtes en des engagemens qui vous empêcheront de donner la paix à la chrétienté et de rendre vos sujets et vos états heureux par le mariage, et que si, pour éviter un si grand préjudice, vous passez outre à le faire, la personne que vous épouseriez sera très malheureuse, sans être coupable. On dit que vous êtes toujours enfermé à écrire à la personne, et que vous passez plus de temps à cela que vous ne faisiez à lui parler quand elle était à la cour ; on ajoute que j’en suis d’accord, et que je m’entends en secret avec vous, vous poussant à ces choses pour satisfaire mon ambition et pour empêcher la paix. On dit que vous êtes brouillé avec la reine, et ceux qui en écrivent en termes plus doux disent que vous évitez, autant que vous pouvez, de la voir. J’apprends aussi, par les avis que j’ai de La Rochelle, que vous n’oubliez rien pour engager tous les jours la personne de plus en plus, l’assurant que vos intentions sont de faire des choses pour elle que vous savez qui ne se doivent pas, et qu’aucun homme de votre état ne pourrait en être d’avis, et enfin qui sont par plusieurs raisons entièrement impossibles.

« Plût à Dieu que, sans contester votre réputation, vous pussiez vous ouvrir de vos pensées à d’autres ; car par ce qui vous serait dit depuis le premier jusqu’au dernier de votre royaume, vous seriez au désespoir de les avoir eues, et je ne me verrais pas dans le plus pitoyable état où j’aie jamais été, étant accablé de douleur, ne pouvant dormir un seul moment et en un mot ne sachant ce que je fais, ce qui est à un ici point que, quand je voudrais passer sur toutes sortes de considérations pour vous servir, je n’aurais pas l’esprit pour le faire en l’assiette qu’il est avec sujet, ni pour vous rendre un aussi bon compte de vos affaires, comme j’ai fait jusqu’à présent. C’est pourquoi je vous dis hardiment qu’il n’est plus temps d’hésiter, et quoique vous soyez le maître, en certain sens, de faire ce que bon vous semble, néantmoins vous devez compte à Dieu de vos actions pour faire votre salut, et au monde pour le soutien de votre réputation ; car quelque chose que vous fassiez, il en jugera, selon que vous lui en donnerez occasion[11]. »

« Je commencerai par vous dire, sur le point de votre lettre du treizième, qui regarde les bons sentimens que la personne a pour moi, et toutes les autres choses qu’il vous a plu me mander à son avantage, que je ne suis pas surpris de la manière dont vous m’en parlez, puisque c’est la passion que vous avez pour elle qui vous empêche de connaître ce qui en est, et je vous réponds que sans cette passion vous tomberiez d’accord que cette personne n’a nulle amitié pour moi, qu’elle a au contraire beaucoup d’aversion, parce que je ne la flatte pas dans ses folies, qu’elle a une ambition démesurée, un esprit de travers et emporté, un mépris pour tout le monde, nulle retenue dans sa conduite, qu’elle est plus folle qu’elle n’a jamais été depuis qu’elle a eu l’honneur de vous voir à Saint-Jean-d’Angély, et qu’au lieu de recevoir de vos lettres deux fois par semaine, elle en reçoit à présent tous les jours. Vous verriez enfin qu’elle a mille défauts et pas une qualité. Vous témoignez en votre lettre de croire que l’opinion que j’ai d’elle procède des mauvais offices qu’on lui rend ; est-il possible que vous soyez persuadé que je sois habile et pénétrant dans les grandes affaires, et que je ne voie goutte dans celles de ma famille ?… Si je suis si malheureux que la passion que vous avez vous empêche de connaître la vérité, il ne me restera plus qu’à exécuter le dessein que je vous écrivis déjà de Cadillac et à quitter la France ; car enfin il n’y a puissance qui me puisse ôter la libre disposition que Dieu et les lois me donnent sur ma famille, outre que mon honneur, — Jésus-Christ, qui est le modèle de l’humilité, disait qu’il ne donnerait son honneur à personne, honorem meum nemini dabo[12], — m’oblige à ne pas différer davantage à faire ce qu’il faut pour sa conservation… Il est temps de vous résoudre et de déclarer votre volonté, sans aucun déguisement ; car il vaut mieux tout rompre et continuer la guerre, sans se mettre en peine des misères de la chrétienté, que d’effectuer ce mariage, s’il n’a à produire que votre malheur et ensuite nécessairement celui de ce royaume. Pour moi, je vous proteste au surplus que rien n’est capable de m’empêcher de mourir de déplaisir, si je vois qu’une personne qui m’appartient de si près vous cause plus de préjudice en ce moment que je ne vous ai rendu de services à vous et à votre état du premier jour que j’ai commencé à vous servir[13]. »

On sait que Louis XIV ne tarda pas à comprendre tous les devoirs qui lui étaient rappelés avec tant de fermeté, et que la jeune infante Marie-Thérèse fit d’ailleurs sur lui une vive et douce impression. Marie Mancini ne laissa pas même une trace dans ce cœur qu’allaient transformer les séductions de la toute-puissance. Quoi qu’il en soit, Mazarin remplit sa tâche jusqu’au bout avec une persévérance demeurée l’honneur de sa vie. Sans prétendre en rien diminuer cette gloire, il est juste toutefois de remarquer qu’une autre conduite aurait été moralement impossible dans les circonstances où venait de se dérouler ce petit drame. Le mariage de l’infante, désiré avec passion depuis plusieurs années par Anne d’Autriche et Mazarin, était la base même du traité auquel ce ministre, enfin lassé d’une guerre qui lui avait été depuis quinze ans moins utile que nuisible, attachait alors l’éclat de son nom et le repos de ses derniers jours. M. de Lyonne, secrètement envoyé à Madrid deux ans auparavant, en avait fait l’ouverture au nom du cardinal, et celui-ci venait d’engager solennellement sa parole à Lyon, à don Antonio Pimentel, venu dans cette ville pour offrir enfin la paix et la main de l’infante. Mazarin avait fait plus : il venait de rompre lui-même une promesse de mariage donnée à la princesse Marguerite de Savoie, en arguant, pour adoucir la rudesse d’un tel procédé, de l’intérêt sacré de la chrétienté. Oser dans une pareille situation donner les mains à une faiblesse qui aurait servi ses intérêts aux dépens de son honneur et probablement de sa sécurité, se poser en face de la France et de l’Europe comme l’obstacle personnel à la conclusion de la paix, insulter à la fois une petite-fille de Henri IV et une petite-fille de Charles-Quint pour faire monter la seule de ses nièces qu’il n’aimât point sur un trône au pied duquel se seraient agitées toutes les factions, c’eût été là un crime et une faute, et lors même que Mazarin manquait d’élévation, il ne manquait jamais de sagacité.

Mais si clairement que parlassent ses intérêts et ses devoirs, on peut bien croire cependant qu’il dut en coûter beaucoup au cardinal pour repousser une perspective qui aurait élevé sa famille à des hauteurs inespérées. Grandir et enrichir celle-ci, créer aux siens, par l’accumulation des honneurs et de la fortune, des situations quasi royales, telle fut durant les dernières années de Mazarin la constante préoccupation de sa pensée, le principal souci de sa vie. Si au début de sa carrière il avait eu le bon esprit de subordonner ses intérêts d’argent à ses intérêts politiques, il se dédommagea amplement de ce retard sitôt qu’il n’eut plus à s’inquiéter de ses ennemis. Depuis son retour au pouvoir jusqu’à la mort, il consacra tous ses soins à l’agrandissement de sa fortune ; ne rencontrant point d’obstacles dans les institutions et se croyant autorisé par l’exemple de ses prédécesseurs, il l’eut en quelques années élevée à un chiffre presque fabuleux. Cent millions de notre monnaie, des palais, des bibliothèques, des tableaux, des statues, des diamans d’un prix inestimable, vingt-trois abbayes dont le roi le laissa souverainement disposer, un inventaire à effrayer l’imagination, tel fut le résultat d’une administration de huit années.

En offrant au roi, par une disposition qu’il savait être dérisoire, cet amas de richesses qu’aucun sujet n’avait encore possédées, Mazarin crut-il en purifier la source ? alla-t-il même jusqu’à penser qu’une telle consécration fût nécessaire pour le repos de sa conscience ? On peut en douter, si l’on tient compte des habitudes qui dominaient au sein de la haute administration dans ces temps où le contrôle de l’opinion publique ne s’exerçait ni par les lois ni par aucune sorte de publicité. C’est l’honneur de nos mœurs nouvelles d’avoir rendu dans les matières d’état et l’honnêteté plus stricte et l’opinion plus exigeante. En recevant un intérêt dans le produit de toutes les fermes et de tous les monopoles, en prenant ouvertement une part dans tous les marchés, en confondant enfin ses finances avec celles du royaume, à ce point que le roi, pour ses besoins personnels, s’adressait plus souvent au cardinal qu’au surintendant, Mazarin agissait comme l’avaient fait presque toujours les premiers ministres, et l’on peut croire que M. Colbert, son agent, ne pensait point voler le public en enrichissant son maître. Le monstrueux accroissement de la fortune du cardinal compromit gravement sans doute la réputation de Mazarin, mais ce fut sous le rapport de l’avarice plus que sous celui de la probité, et durant sa vie l’homme d’état, que nous flétririons aujourd’hui comme concussionnaire, ne s’entendit guère reprocher que son avidité.

En accumulant tant de trésors, Mazarin ne recherchait pas, on peut ! e croire, des jouissances raffinées pour la précoce vieillesse dont il sentait déjà les atteintes. Son but était d’assurer des établissemens princiers aux belles jeunes filles qui formaient comme la couronne de ses cheveux blancs. Des deux nièces que lui avait conduites en France la signora Martinozzi, sa sœur aînée, l’une eut l’honneur d’entrer dans la famille royale, et de sceller, par son mariage avec le prince de Conti, l’humiliation de la fronde ; l’autre fut admise dans la plus grande maison souveraine d’Italie, en épousant Alphonse d’Este, héritier du duché de Modène. Les cinq filles de la signora Mancini ne furent pas moins recherchées et moins grandement pourvues. Laura, la première de ses nièces établie par Mazarin, avait été demandée, au plus fort de la guerre civile, par le duc de Mercœur, de la maison de Vendôme ; le ministre avait fait revivre pour l’autre, en faveur du prince de Savoie, son époux, le titre éteint de la branche royale de Soissons ; mariée au connétable Colonne, Marie Mancini alla, dans les grandeurs de Rome, écouler tristement une vie empoisonnée par les rêves de sa jeunesse ; une autre sœur épousa le duc de Bouillon après la mort du cardinal. Hortense enfin, la plus belle personne de son temps, vainement recherchée par le roi Charles II durant l’incertitude de sa fortune, fut destinée à perpétuer le nom du ministre en unissant son titre ducal à celui du duc de La Meilleraye, que Mazarin voulut faire l’héritier principal de ses grands biens, les plaçant ainsi, par un honorable sentiment de reconnaissance, dans la famille du cardinal de Richelieu.

De ses trois neveux, l’un était mort bravement à la bataille du faubourg Saint-Antoine ; l’autre, encore enfant, avait péri victime de la cruelle imprudence de ses condisciples ; à celui qui survivait il laissa un legs considérable avec un établissement princier en Italie et le titre de duc de Nivernais créé pour lui. Il n’y eut pas jusqu’au frère de Mazarin, pauvre moine oublié au fond d’un cloître d’Italie, qui, sous le couvert de ce nom devant lequel s’abaissaient toutes les barrières, n’arrivât en France pour y devenir archevêque d’Aix et bientôt après cardinal.

Le triomphe de Mazarin sur les deux factions qui lui disputèrent le pouvoir eut sans doute les plus importantes conséquences par la consolidation de la puissance monarchique ; mais on reste dans les termes de la plus stricte vérité en maintenant que l’administration intérieure de ce ministre durant les dernières années de sa vie se réduisit à peu près à l’exploitation du royaume au profit de sa famille. À quels résultats pratiques aboutit entre ses mains, dans la seconde période de sa carrière, le pouvoir le moins partagé et le moins disputé qui ait jamais été conféré au premier ministre d’une grande monarchie ? Quels jalons le cardinal a-t-il plantés sur cette route où il marcha neuf années sans qu’il s’élevât sur ses pas aucun obstacle ? Il ne s’occupait ni des finances, que Fouquet livrait de compte à demi à l’avidité des traitans, ni de la législation générale, dont il comptait bien ne plus entendre parler depuis qu’il avait fait taire messieurs du parlement ; ce ministre ne parut pas soupçonner que la France eût à se créer une marine ; à élever son commerce, à rétablir son agriculture, à fonder des colonies, à développer son génie dans les sciences et dans les lettres[14], à cultiver enfin tant d’intérêts vitaux pour l’intelligence et pour la grandeur nationales, auxquels son prédécesseur n’avait pas consacré moins de soins qu’aux plus délicates transactions diplomatiques.

Cette partie du gouvernement de Mazarin fut, à bien dire, stérile ; il semblait n’en pas même soupçonner l’existence. Exclusivement préoccupé des négociations avec les cabinets étrangers et plus encore des négociations ouvertes avec ses adversaires personnels, il n’avait de temps à donner ni aux réformes législatives qui servent les intérêts, ni aux réformes administratives qui développent la richesse. Distribuer des faveurs, des abbayes et des pensions, tel fut le souci principal de l’homme qui tenait sa mission pour accomplie depuis qu’il avait triomphé. C’est à peine si l’on trouve durant ces années calmes et vides quelques traces de l’initiative du ministre. Celle-ci n’apparaît avec quelque vivacité que dans sa persévérance à provoquer l’exécution de la bulle pontificale rendue contre les cinq propositions de Jansénius. Mazarin fit contre les jansénistes des efforts presque passionnés, qui contrastent avec ses choix épiscopaux trop souvent cyniques, et surtout avec ses antipathies bien connues contre la cour romaine. Toutefois il était en ceci très conséquent avec lui-même, car l’une de ses appréhensions les plus vives était de voir un jour l’opposition politique renaître sous le couvert de l’opposition religieuse.


II

Des discussions délicates avec les Suisses et les Hollandais, une négociation beaucoup plus importante avec Cromwell, remplirent les années dont je viens de signaler la stérilité sous le rapport administratif, et Mazarin déploya, comme il le faisait toujours en pareille matière, les éminentes qualités de son esprit. Les Suisses menaçaient de ne pas renouveler leurs capitulations, car on leur devait des sommes considérables que le trésor épuisé était dans l’impossibilité de leur payer, et l’on disait déjà : Point d’argent, point de Suisses. « Le cardinal, dit un de ses négociateurs, aurait bien voulu les satisfaire, mais sans argent, car il regardait les trésors du roi comme lui appartenant, et il ne pouvait se résoudre à les dépenser, quelque avantage qu’il en pût retirer[15]. » Quoi qu’il en soit, secondé par les expédiens du surintendant Fouquet, Mazarin satisfit nos vieux alliés. Il se résolut aussi, après des débats qui faillirent provoquer une rupture avec les états-généraux, à payer aux Hollandais la rançon d’une quantité considérable de bâtimens marchands capturés par nos croiseurs, que la malveillance prétendait être commandités par les fonds mêmes du ministre. Enfin Mazarin reprit avec le rude soldat qui venait de faire tomber la tête du gendre de notre Henri IV une négociation qui antérieurement avait été de sa part l’objet de tentatives réitérées, mais infructueuses. Depuis la proclamation de la république d’Angleterre, le cardinal entretenait à Londres des agens secrets dont Brienne nous a conservé les rapports. M. Gentillet et M. d’Estrade, hommes d’un vrai mérite, avaient vu leurs avances repoussées par le flegme hautain du protecteur et avaient dû quitter le sol britannique ; mais lorsque Cromwell se fut pris à délibérer plus résolument avec lui-même sur la forme définitive à donner à sa puissance, quand il eut compris qu’il importait de ne point s’isoler, et que son alliance était d’un prix égal pour la France et pour l’Espagne, il écouta avec plus de complaisance les flatteuses paroles qui lui arrivaient simultanément de Paris et de Madrid.

Le cabinet de l’Escurial offrait de faire rendre à l’Angleterre la ville de Calais, cette porte de la France qu’elle avait occupée si longtemps ; celui du Palais-Royal s’engagea à conquérir Dunkerque avec le concours des flottes anglaises, et à remettre à Cromwell cette possession tant convoitée, en ne retenant pour lui que Gravelines. À cet appât, l’imagination de Mazarin joignit beaucoup d’autres séduisantes perspectives. « Nous nous prévalûmes, dit le commissaire délégué par le cardinal pour cette négociation, du désir de la nation anglaise d’avoir un pied dans les Indes, et lui faisant voir la facilité qu’elle avait d’y réussir, nous lui fîmes oublier l’étroite amitié dans laquelle elle avait vécu avec les Espagnols. Nous insinuâmes que l’espérance d’un bon commerce ne devait pas empêcher les Anglais de songer à se rendre maîtres des richesses des Indes occidentales ; ce qui fit impression sur l’esprit de Cromwell, d’autant plus qu’il voyait bien que si les Anglais n’étaient occupés, ils auraient peine à souffrir l’autorité qu’il prenait sur eux[16]. »

On voit qu’en diplomatie comme en guerre civile, le cardinal Mazarin payait très cher le succès ; peut-être même l’acheta-t-il à un prix exorbitant lorsque, pour obtenir le concours d’une flotte anglaise, il abandonna une position telle qu’était celle de Dunkerque, enjoignant à cela la perspective de la conquête des Indes occidentales. Il va sans dire d’ailleurs que les deux cours qui se disputaient alors l’alliance de l’Angleterre, et par lesquelles Cromwell se faisait marchander tour à tour, protestaient d’une admiration égale pour le grand homme, et luttaient d’empressement à qui interdirait son territoire aux fils du monarque infortuné dont l’un versait alors pour la France l’auguste sang que lui avait transmis sa mère[17].

Quoi qu’il en soit, Mazarin ne perdit ni le profit de ses avances ni celui de ses flatteries, et Cromwell consentit à être salué par le cardinal-ministre des titres jusqu’alors réservés aux plus grands rois. Mazarin prit et livra Dunkerque en gardant Gravelines, et la guerre faite en commun par Louis XIV et par le protecteur fixa enfin la fortune. L’Espagne comprit que cette alliance aggravait tous ses périls, et que les troubles qui l’avaient servie si longtemps étaient arrivés à leur terme. Elle se retrouvait donc, en 1658, dans une situation non moins critique que celle à laquelle la fronde l’avait si heureusement arrachée dix années auparavant. De plus, Ferdinand III était mort, et la diplomatie française à Francfort avait fait introduire dans les capitulations acceptées par le nouvel empereur d’Allemagne l’engagement formel de ne seconder d’aucune manière la branche espagnole de la maison d’Autriche. Pressée par la France et par l’Angleterre, isolée de l’empire, ayant à cœur de retrouver la disponibilité de toutes ses forces pour écraser le Portugal, qu’elle ne considérait pas comme pouvant lui opposer une résistance sérieuse, la cour de Madrid en vint à désirer la paix aussi vivement qu’elle l’avait souhaitée à Munster avant les premiers troubles de Paris.

Les pertes que ces troubles avaient fait essuyer à la France, en la contraignant de son côté à restreindre ses prétentions, écartaient d’avance des négociations les difficultés contre lesquelles elles avaient échoué si longtemps. L’Espagne, en effet, avait recouvré la Catalogne par la défection du comte de Marchin, l’un des adhérens du prince de Condé ; elle avait pacifié la Sicile et reconquis le royaume de Naples, la guerre civile et la faiblesse de notre marine ayant contraint ce royaume de limiter dans des bornes trop restreintes les secours donnés à l’insurrection dans laquelle le duc de Guise vint terminer par une page de roman la glorieuse histoire de sa maison. Le cabinet de Madrid comprenait d’ailleurs l’impossibilité de disputer plus longtemps à la France les conquêtes faites en Artois, en Flandre et dans le Luxembourg, et qui remontaient pour la plupart aux premiers temps de la guerre déclarée par Louis XIII à Philippe IV. Il s’était aussi résigné à lui abandonner le Roussillon et les territoires situés au-delà des Pyrénées, résignation commandée par d’évidentes nécessités, puisque l’Espagne n’avait pu les recouvrer lorsqu’elle était servie par l’épée de Condé et par l’émigration d’une si nombreuse noblesse militaire.

Les concessions auxquelles sa faiblesse conduisait cette cour étaient d’ailleurs adoucies pour elle par la perspective de donner une reine à la France. Le roi catholique avait alors deux jeunes fils ; l’union de sa fille aînée avec le roi de France ne semblait donc pas devoir amener pour l’avenir de complications politiques. La nation espagnole se faisait des illusions, que son gouvernement ne pouvait partager, sur la valeur du désistement préalable que donneraient Louis XIV et l’infante de leurs droits éventuels sur la succession de Philippe IV, au cas qu’il mourût sans enfant mâle. Dans les longues négociations des Pyrénées, Mazarin toucha le plus légèrement possible aux dangereuses questions soulevées par les renonciations qu’il était dans l’obligation de souscrire, et c’est une justice à rendre à la sagacité de don Louis de Haro, que celui-ci parut singulièrement douter lui-même de l’efficacité de pareilles clauses, si les événemens fournissaient jamais à une puissante monarchie un prétexte pour s’y dérober[18].

Une objection insoluble avait seule retardé, depuis la mission secrète de M. de Lyonne à Madrid, la signature des préliminaires de paix. Il répugnait au roi d’Espagne de paraître manquer de reconnaissance pour le grand général qui lui avait prêté un si puissant concours ; il lui répugnait davantage de décourager pour l’avenir les princes et les seigneurs disposés à imiter l’exemple de Condé, car c’était renoncer à la politique traditionnelle de l’Espagne. Le cabinet de l’Escurial exigeait donc, pour prix des concessions faites à la France, le rétablissement de M. le Prince dans les bonnes grâces du roi, et sa réintégration dans la plénitude de ses biens, honneurs, charges et gouvernemens ; mais Mazarin, représentant convaincu et victorieux de l’autorité monarchique, se refusait avec autant de raison que de persévérance à cette réhabilitation, entendant ne rouvrir les portes de la France au prince qui l’avait si longtemps combattue qu’en vertu de lettres d’abolition, dont le seul effet aurait été de lui rendre ses biens personnels. L’obstacle fut insurmontable pendant trois ans ; peut-être l’aurait-il été longtemps encore sans l’alliance que Mazarin parvint à conclure avec l’Angleterre, et sans un expédient dont l’habileté est moins contestable que la convenance. Il résolut de faire à la régente de Savoie des ouvertures, avidement accueillies par cette fille de Henri IV, et de simuler un projet de mariage entre Louis XIV et sa jeune cousine. On sait que Marguerite de Savoie, déjà saluée reine de France, fut conduite à Lyon par sa mère, et que le cabinet de Madrid, voyant s’évanouir la chance d’une paix qui lui était si nécessaire, expédia en toute hâte un agent secret à Mazarin, pour offrir l’infante en acceptant toutes les conditions antérieurement proposées par le ministre.

Les difficultés étaient levées : il n’y avait plus qu’à donner une forme à l’accord destiné à rendre la paix au monde, en constatant enfin l’irrévocable suprématie acquise par la France. L’heureuse fortune de Mazarin lui valut l’honneur insigne que son génie n’avait pu assurer à Richelieu. Avec un appareil inconnu jusqu’alors, les ministres des deux cours, dont l’une résumait toutes les grandeurs du passé, l’autre toutes celles de l’avenir, s’acheminèrent vers la frontière. Dans une île ignorée, limitrophe des deux empires, s’ouvrirent des conférences, retardées et plus d’une fois suspendues par les puérilités d’un cérémonial dont l’esprit très libre de Mazarin fait en toute occasion bonne justice, mais dont les minuties ne déridèrent jamais le flegme espagnol, heureux de dissimuler sous la stricte égalité dans la forme l’inégalité dans la puissance.

En abordant le premier ministre de Philippe IV, le cardinal s’attendait à n’avoir à rédiger qu’un contrat de mariage et un traité dont les bases avaient été fixées d’avance. On était d’accord en effet, et sur l’union royale, avec la clause des renonciations, moyennant une simple dot en argent, et sur les rétrocessions faites par la France à l’Espagne, et sur les territoires cédés par celle-ci dans les Pays-Bas et aux frontières des Pyrénées ; mais l’écueil contre lequel on s’était déjà brisé reparut tout à coup, et durant quatre mois l’Europe retomba dans des perplexités dont les lettres du cardinal retracent le tableau saisissant et mobile[19]. Philippe IV avait prescrit à son ministre de tenter les derniers efforts pour le rétablissement complet du prince de Condé et du duc d’Enghien, son fils. Si difficile que fût cette tâche, don Louis de Haro, circonvenu par les nombreux agens de M. le Prince, au premier rang desquels se faisait remarquer Pierre Lenet, conçut l’espérance de l’accomplir en opposant l’impassibilité castillane à la vivacité bien connue du cardinal. Il attaqua celui-ci par son tempérament, multipliant à chaque conférence les formalités, les lenteurs et les plus subtiles inventions de l’esprit dilatoire. Don Louis comptait sur l’ennui profond qu’inspirait au ministre un séjour prolongé dans un bourg des Pyrénées ; il espérait quelque chose de la mauvaise santé du cardinal, aggravée par l’insalubrité des lieux ; il comptait sur le désespoir qu’il ne manquerait pas d’éprouver au milieu de ces âpres montagnes, en voyant approcher l’hiver avec ses neiges et ses frimas, sans que rien fût encore terminé entre les deux cabinets.

Mais Mazarin fit une défense aussi résolue que l’attaque, et, convaincu que la patience allait devenir le premier élément du succès, il demeura jusqu’au bout pleinement maître de lui-même. À la tactique qui consistait à ne point conclure, sans toutefois s’exposer à rompre, il opposa péremptoirement la menace d’une rupture à laquelle il savait fort bien que ne s’exposerait pas la cour d’Espagne, quelque passion qu’elle mit à servir les intérêts du prince. Il fallut donc changer de batterie pour entamer l’inflexible résolution du cardinal. Don Louis de Haro y parvint en annonçant, sur l’ordre formel du roi son maître, que celui-ci renonçait à fléchir le roi de France en faveur de son parent malheureux, mais que, ne pouvant sans déshonneur abandonner un homme qui s’était fié à elle, sa majesté catholique constituerait une souveraineté indépendante au prince de Condé, soit dans les Pays-Bas, soit dans une partie de ses possessions d’Italie. Un tel acte, qui n’aurait point excédé le droit du roi d’Espagne, n’allait à rien moins qu’à établir dans les meilleures places de Flandre un asile permanent pour les factieux. Mazarin comprit que sur une semblable proposition il fallait ou briser à l’instant, au risque de recommencer une guerre dont l’impopularité aurait fini par l’accabler, ou transiger de bonne grâce en tirant le meilleur parti possible d’une concession devenue nécessaire. Le cardinal eut le bon esprit de faire passer l’intérêt permanent de la France avant celui de son amour-propre. Il offrit de donner à Condé, non le gouvernement de Guienne, dont ce prince avait profité pour faire la guerre à son roi, mais celui de la Bourgogne, vieil apanage de sa maison, en attribuant sa charge de grand-maître au duc d’Enghien, innocent des fautes de son père ; mais, pour prix de cette concession, faite d’un ton qui n’admettait plus de milieu entre une adhésion et une rupture, il demanda qu’aux nombreuses cessions territoriales déjà stipulées l’Espagne ajoutât celle des villes d’Avesnes, de Philippeville, de Marienbourg dans les Pays-Bas, avec le comté de Conflans du côté des Pyrénées. Il exigea de plus que Philippe IV rendît au duc de Neubourg la ville de Juliers, se désistant sur ce point-là du bénéfice des préliminaires qui l’avaient maintenu en possession de cette place.

Ces exigences étaient considérables sans doute ; mais Mazarin avait enlacé son adversaire dans un cercle d’où il fallait désormais sortir par la guerre, et le cœur manquait à l’Espagne pour aller jusqu’à cette extrémité-là. Cette cour céda donc, en s’efforçant de couvrir par les pompes du mariage l’aveu de sa déchéance, et elle paya la rançon de Condé d’une manière digne d’un aussi grand homme. Le jour où ce prince se réconcilia avec la France, il lui fut en effet donné d’apporter à sa patrie autant de profit par le prestige de son nom qu’il aurait pu le faire par une victoire.

Le traité des Pyrénées fermait glorieusement pour Mazarin une carrière dans laquelle s’étaient accomplies tant de grandes choses. Quelques mois plus tard, le traité d’Oliva faisait participer le nord de l’Europe à la paix que venait d’assurer aux puissances méridionales l’union de Louis XIV et de l’infante Marie-Thérèse. Les aspirations de liberté politique qui avaient si vivement agité le monde au début de la carrière du cardinal étaient partout vaincues ou comprimées. En France, la monarchie absolue l’avait définitivement emporté ; en Angleterre, la restauration des Stuarts était opérée ; en Italie, l’Espagne avait triomphé de la démocratie à Naples et de l’aristocratie sicilienne à Païenne ; en Danemark enfin, le despotisme venait de recevoir, par la révolution de 1660, une consécration régulière et légale. L’idée dont Mazarin avait été l’instrument habile triomphait donc sur tous les points à la fois, et ce ministre pouvait se promettre pour son œuvre un avenir séculaire. Ce fut dans la plénitude de ses succès et de ses espérances qu’il dut payer sa dette à la mort. De cuisantes souffrances qui lui annonçaient une fin prochaine rappelèrent enfin cet esprit tout plein des intérêts de la terre à la salutaire contemplation de leur vanité. Le cœur de Mazarin n’avait battu durant vingt années que pour la puissance et pour la richesse ; on l’avait vu dans les derniers temps de sa vie « prendre encore plaisir à faire repasser par ses mains quasi tout le royaume pour le donner pièce à pièce à ses nièces et à ses amis. » Cependant celui que la plus bienveillante des femmes soupçonnait « d’être à peu près sans religion » trouva, soit dans les lointains ressouvenus de l’enfance, soit dans de miséricordieuses visitations, assez de force pour remplir d’une manière édifiante tous ses devoirs de chrétien, et pour faire jusqu’au bout « bonne mine, à la mort, en la regardant avec une intrépidité pareille à celle des plus grands hommes[20]. »

Ainsi finit le ministre pour lequel la postérité a commencé depuis deux siècles sans qu’il y ait encore conquis sa place définitive. J’ai voulu me donner à mon tour quelque droit de juger cette mémoire ballottée entre l’intrigue et la grandeur. J’ai dit par quelle inspiration naturelle de la régente le cardinal était monté au pouvoir pour l’aider à défendre contre les grandes factions princières le dépôt alors si menacé de l’autorité monarchique ; je l’ai montré aux prises avec des difficultés surmontées quelquefois par sa souplesse, mais aggravées le plus souvent par son imprévoyance. En recueillant les témoignages contemporains, j’ai constaté l’encouragement donné aux factions par une guerre extérieure systématiquement continuée dans la pensée de les empêcher de naître. Durant la fronde, nous avons vu le cardinal courageux, mais hésitant, nouant simultanément les intrigues les plus contraires, suivant d’ordinaire les événemens sans les dominer, et si dans la victoire du représentant de l’autorité royale nous avons salué celle de la France, attaquée dans sa puissance, compromise dans son unité, nous avons dû, dans cette victoire, faire à l’impéritie des vaincus une part plus grande qu’à l’habileté du vainqueur. Sans méconnaître les rares qualités de l’homme pour lequel ni les cabinets ni les consciences n’avaient de secrets, je n’ai trouvé dans les actes de son administration intérieure ni vues, ni projets, ni rien qui s’élevât au-dessus de la manutention des plus tristes intérêts et des plus sordides préoccupations domestiques. Mazarin écrivit sans doute pour nos ministres en Westphalie de merveilleuses dépêches, il déploya lui-même aux conférences des Pyrénées les qualités les plus précieuses du négociateur ; mais les glorieux résultats consignés dans les traités signés par lui étaient assurés du vivant du cardinal de Richelieu, dont la politique les avait préparés » et tout l’honneur de son successeur fut de les avoir maintenus. Écrivain politique et ambassadeur consommé, aussi sagace pour deviner les faiblesses que peu scrupuleux pour en profiter, Mazarin fut moins un grand ministre qu’un admirable diplomate, et il demeure le premier des hommes du second ordre.

Si le génie n’illumina point l’intelligence de Mazarin, si aucun souffle généreux n’échauffa son cœur, un bonheur sans égal le servit dans la perpétration de son œuvre. Durant dix-huit années de ministère, il n’avait poursuivi qu’un but, l’anéantissement de toutes les résistances au profit de l’autorité monarchique. À son lit de mort, il n’entretenait qu’une espérance, celle d’avoir pour successeur dans l’exercice du pouvoir le royal élève qu’il avait formé. Or ce but fut atteint, pour plus d’un siècle, et les premières paroles de Louis XIV en quittant la chambre mortuaire attestèrent que le vœu du cardinal allait recevoir la plus solennelle des consécrations.


III

De toutes les forces qui s’étaient si longtemps heurtées dans la société française, il n’y survivait plus qu’une royauté exercée par un prince de vingt-deux ans, qui était en même temps et le cavalier le plus brillant de son royaume et l’homme le plus convaincu de l’impiété de toutes les résistances. La bourgeoisie venait de voir s’évanouir sous la fronde les vagues espérances qu’elle conservait encore depuis la ligue. Introduite au XIVe siècle dans les assemblées de la nation, elle avait atteint dans les luttes du XVe l’apogée de son importance politique, car si depuis lors le tiers-état alla toujours grandissant en richesse et en lumières, sa place se restreignit de plus en plus dans la constitution de l’état. Une circonstance dont la portée a été trop peu comprise avait surtout concouru à ce résultat : la bourgeoisie française avait compromis son indépendance vis-à-vis de la royauté en se jetant dans les cours de justice au lieu de s’établir solidement sur le terrain des états-généraux ; elle avait donné au pouvoir prise sur elle, en développant outre mesure l’importance des compagnies judiciaires, au détriment de la véritable et légitime représentation nationale. N’ayant dès lors à invoquer, pour participer à l’action législative, que des titres aussi contestables que ceux de ces cours elles-mêmes, elle en prit les allures incertaines, au point que, par la suite, elle conserva toujours quelque chose de timide et d’abaissé jusque dans les plus violens paroxysmes de la faction.

Un sort non moins funeste attendait l’aristocratie française. Les hauts barons et les princes apanages qui succédèrent à ceux-ci occupaient dans la hiérarchie féodale une trop grande place pour avoir, comme les seigneurs anglais, besoin de recourir incessamment à la nation afin de résister à la couronne ; ils combattaient la royauté avec leurs seules forces, et bien plus dans l’espoir de lui échapper par une quasi-indépendance qu’avec la volonté de restreindre son pouvoir, en conquérant des droits pour eux-mêmes. Au lieu de limiter la puissance du trône, ils aspirèrent à la briser, et furent toujours un péril pour la puissance de la France sans devenir jamais un point d’appui pour la liberté. Aussi le concours de l’étranger fut-il pour eux une sorte de tradition qu’ils envisageaient comme ne présentant rien d’incompatible ni avec le devoir ni avec l’honneur. Depuis les ducs de bourgogne jusqu’aux princes de Condé, sous les Valois comme sous les Bourbons, on les vit, sans plus d’hésitation que de remords, ouvrir le royaume aux Anglais ou bien y appeler les Espagnols.

De toutes les forces qui s’étaient développées dans la France de nos pères, une seule n’avait jamais déçu les espérances de la nation. Tandis que les deux classes principales de la société s’agitaient d’une manière aussi stérile, la royauté avait été l’instrument de tous les progrès accomplis, et avait exercé durant dix siècles un rôle constamment utile, constamment identique avec lui-même. Elle avait arraché la Gaule aux barbares, maintenu le christianisme en Europe, affranchi les serfs, émancipé les communes, appelé autour d’elle le tiers-état, grandi à l’ombre de son autorité tutélaire. La royauté avait jeté dans la légende les noms de Clovis et de Clothilde ; elle avait mis sur les autels l’image de saint Louis ; elle avait éveillé sous son toit solitaire l’héroïsme de Jeanne d’Arc ; elle seule avait entretenu, durant les luttes contre l’étranger, le long espoir des générations mortes à la peine. Dans un symbolisme patriotique et religieux, l’idée monarchique résumait donc, à l’heure où elle s’incarnait dans un jeune souverain dont la nature avait plus fait un roi qu’un homme, toute la poésie, tous les souvenirs et la plupart des intérêts vitaux de la nation.

Les doctrines de toutes les écoles venaient, concurremment, avec les déceptions de tous les partis, rehausser l’institution royale pour la transfigurer. Nourris dans les traditions romaines, les magistrats retrouvaient dans les chefs de la monarchie les continuateurs des césars, et les ecclésiastiques voyaient briller à leur front un reflet du sacerdoce royal institué dans Israël par le Seigneur lui-même, lorsqu’il changeait en sceptre d’or le bâton pastoral de David. La politique sacrée de Bossuet fut la substitution la plus hardie en même temps que la plus sincère de l’idée judaïque à l’idée nationale. Cette transformation était alors si universellement opérée dans les esprits et dans les consciences, que Massillon n’étonnait personne lorsqu’il l’élevait à la hauteur d’une sorte de vérité dogmatique, en prêchant devant l’enfant destiné à faire tomber si bas la puissance que l’orateur sacré semblait associer à l’essence des choses divines[21].

La royauté allait donc briller d’un éclat inconnu jusqu’alors sur le sol labouré par la révolution et par les siècles ; elle allait devenir la forme même dans laquelle s’encadreraient naturellement et sans effort les institutions, les idées et les mœurs de cette France façonnée à son image. La génération que nous avons vue si inquiète et si bruyante se mit en parfaite harmonie avec l’ère nouvelle, dont elle avait en vain tenté de retarder l’avènement, et acheva ses jours sous le joug universellement accepté d’une discipline forte et puissante. Ces hommes voués à l’esprit de faction, ces femmes vouées à l’intrigue et à la galanterie, devinrent les plus soumis des sujets ou les plus héroïques des pénitentes, et l’ordre rentra dans les âmes sitôt qu’il fut rentré dans la société. Ce fut seulement alors que cette génération dévoyée se mit en pleine possession de toutes ses vertus. Dans les camps et à la cour, Condé ne fut pas seulement le plus réservé des princes, il fut encore le serviteur le plus soumis, le caractère le plus facile, et les événemens le transformèrent à ce point qu’un grand homme ne s’est jamais moins ressemblé à lui-même. Il en fut ainsi de tous les acteurs de ces scènes si vite oubliées. La postérité ne connaît guère de la princesse palatine que « ces années durant lesquelles ses yeux si délicats faisaient leurs délices des visages ridés et des membres courbés sous les ans ; » et si les austérités de Mme de Longueville ne furent pas, comme celles d’Anne de Gonzague, données en exemple au monde par le grand panégyriste chrétien, il était réservé à la sœur du grand Condé d’apparaître de nos jours, sous le pinceau d’un grand maître, plus radieuse dans ses douleurs que dans sa beauté.

Le règne de Louis XIV ressemble si peu aux temps qui l’ont immédiatement précédé, qu’on éprouve quelque étonnement en retrouvant les mêmes personnages dans des pièces aussi dissemblables. Ce n’est jamais sans une sorte d’hésitation et presque d’effroi que les hommes de cette époque reportent leurs pensées « vers ces tempêtes par où le ciel avait besoin de se décharger pour préparer le travail de la France prête à enfanter le règne miraculeux de Louis[22]. »

Cette société, formée sous l’aile de la royauté triomphante, vécut en quelque sorte sur elle-même, dédaigneuse du passé, étrangère surtout aux préoccupations de l’avenir. Et pointant dans l’étroit espace où elle se trouva confinée, entre la régence d’Anne d’Autriche et la future régence du duc d’Orléans, elle eut une incomparable grandeur et quelque chose de cette quiétude qui n’appartient qu’aux idées immortelles. C’est qu’elle croyait posséder la plénitude de la vérité religieuse et sociale, c’est que dans son sein tous vivaient de la même vie, et qu’aucune note discordante n’y venait troubler l’harmonieux accord de toutes les pensées. Cet accord se révélait dans les manifestations les plus diverses de l’activité humaine : les peintures triomphales de Le Brun, les groupes de Puget et les jardins de Lenôtre en rendaient témoignage, comme les discours de Bossuet et les drames de Racine. Une génération prédestinée cueillait enfin la fleur de l’arbre arrosé par tant de sang. L’unité s’était faite non-seulement dans le territoire, mais dans les idées ; jamais travail n’avait aussi complètement réussi, à ce point que tous les périls nouveaux allaient sortir de l’excès même du triomphe.

En ne poursuivant pas avec moins d’ardeur l’unité dans le pouvoir que l’unité dans la nation, en brisant les résistances au lieu de les surmonter, Richelieu, Mazarin, et tous les ouvriers de l’œuvre monarchique, lui avaient en effet préparé des épreuves aussi sérieuses que celles dont leur génie l’avait fait triompher. La seconde moitié du XVIIe siècle exprima ce qu’il y a certainement de plus passager et de plus rare parmi les hommes, l’équilibre complet entre les faits et les croyances. Pour qu’un ici état fût durable, pour qu’il pût surtout servir de base à une théorie politique, deux choses auraient été nécessaires : l’infaillibilité dans le pouvoir et l’infaillibilité dans l’esprit humain. Or les rêves de domination universelle provoquèrent les désastres du grand règne, et la société la mieux ordonnée qu’eut vue le monde alla finir bientôt dans les orgies de la régence. Bossuet vivait encore que déjà naissait Voltaire, et les protestans n’étaient chassés que pour faire place aux encyclopédistes. Le pouvoir avait marché d’entraînement en entraînement, et la pensée d’audace en audace. Malheureusement le premier restait sans aucun point d’appui pour se défendre contre lui-même, et l’anéantissement de toutes les forces régulières allait donner à l’autre les allures désordonnées de l’esprit de faction : si l’on avait assuré le présent à la royauté absolue, on avait donc donné l’avenir à la révolution.


LOUIS DE CARNE.

  1. Voyez les livraisons du 1er et du 15 juin.
  2. Aubery, Histoire du roi Louis XIV.
  3. Lettres patentes adressées au parlement de Pontoise.
  4. Mémoires de la duchesse de Nemours. On sait que cette princesse, issue d’un premier mariage de son père, était belle-fille de la duchesse de Longueville.
  5. Le 27 mars 1653, le parlement de Paris avait déclare le prince de Condé « convaincu des crimes de lèse-majesté et félonie ; comme tel, déchu du nom de Bourbon et condamné à recevoir la mort en la forme qu’il plairait au roi. »
  6. Bossuet, Oraison funèbre du prince de Condé.
  7. « Le ministre triompha de tous ses ennemis, et il eut été le plus glorieux homme du monde s’il se fût contenté d’abattre ceux qui lui avaient résisté et de jouir paisiblement de l’excès de grandeur où la fortune l’avait porté, sans vouloir détruire la puissance légitime de celle qui l’avait soutenue si hautement, comme il fit sitôt qu’il se vit rétabli dans sa première place, car il réunit tout d’un coup en sa personne l’autorité de la mère et du fils, et se rendit le tyran de leur volonté plutôt que le maître. Il devint la seule idole des courtisans, il ne voulut plus que personne s’adressât à d’autres qu’à lui pour demander des grâces, et il s’appliqua avec soin à éloigner d’auprès du roi tous ceux qui y avaient été mis par la reine sa mère. » [Mémoires de Mme de Motteville, année 1657.)
  8. Le 21 avril 1643, le cardinal Mazarin avait tenu la place du pape au baptême du jeune dauphin.
  9. Lettres du cardinal Mazarin pour la paix des Pyrénées, 2 vol. in-12, Amsterdam 1745.
  10. Le cardinal Mazarin au roi. De Notre-Dame-de-Cléry, 29 juin 1659.
  11. Le cardinal Mazarin au roi. Lettre de Cadillac, 10 juillet 1659.
  12. N’en déplaise au cardinal, Jésus-Christ n’a jamais rien dit de pareil, et ceci est sans doute une paraphrase plus que libre d’un texte d’Isaïe : Gloriam meam alteri non dabo. 48, 11.
  13. Lettre au roi. De Saint-Jean-de-Luz, 28 août 1659.
  14. Il ne faudrait point opposer à ce jugement la création du collège des Quatre-Nations et le don de la bibliothèque Mazarine, que le cardinal n’opéra que par dispositions testamentaires.
  15. Mémoires du comte de Brienne, deuxième partie, année 1655.
  16. Ibid., année 1656.
  17. Le duc d’York était lieutenant-général dans l’armée de M. de Turenne. Il a laissé des Mémoires d’un intérêt véritable, particulièrement sur les opérations militaires de 1654 à 1657.
  18. « Don Louis de Haro ajouta qu’il voulait sur ce propos me dire confidemment que, nonobstant que dans le conseil de son roi on n’ait jamais pensé à l’alliance qu’avec les renonciations, il n’y eut personne qui fût d’avis de marier l’infante avec le roi, parce qu’ils avaient soutenu, comme lui aussi le croyait, que nonobstant ces renonciations, si son maître venait à perdre ses deux enfans, il serait à souhaiter, et non pas à espérer que la France ne prétendît pas de succéder, et qu’elle ne prît toutes les plus fortes résolutions pour cela. »
    Cette opinion paraît avoir été partagée par Philippe IV lui-même, qui ne doutait aucunement du droit éventuel de sa fille malgré les renonciations. D’après une conversation avec Anne d’Autriche, Mme de Motteville prête ces mots au roi d’Espagne : Esto es una pataratta, y si faillasse el principe, de derecho mia hija ha da heredar : — c’est une sottise ; si le prince mourait, ma fille devrait de droit hériter. — Déclaration d’autant plus importante à recueillir qu’au moment où la faisait Philippe IV, des deux enfans vivans à l’ouverture des négociations, le plus jeune était mort.
  19. La correspondance diplomatique de Mazarin s’ouvre le 29 juin pour finir au7 novembre 1659, jour de la signature du traité. Voici quelles furent les principales dispositions de ce grand acte.
    Le traité des Pyrénées contient cent vingt-quatre articles. Les premiers déterminent les conditions du mariage le Louis XIV avec l’infante Marie-Thérèse, laquelle, moyennant le paiement d’une dot de 500,000 écus d’or, renonce, conjointement avec son époux, à tout droit de succession sur les états du roi d’Espagne, par quelque titre que ce puisse être (art. 1er à 35).
    L’Espagne cède à la France tout l’Artois, à la réserve de Saint-Omer et Aire. Elle cède en outre dans le comté de Flandre Gravelines, Bourbourg. Saint-Venant et leurs dépendances ; dans le comté de Hainault, Landrecy et Le Quesnoy avec leurs bailliages et annexes ; dans le duché de Luxembourg, Thionville, Montmédy, Damvilliers, Ivoy, Chevaucy, Marville et leurs dépendances ; dans le pays entre Sambre et Meuse, Marienbourg, Philippeville et Avesnes, enfin elle abandonne les comtés du Roussillon et de Conflans (art. 35 à 43). — La France, de son côté, restitue à l’Espagne toutes les places et territoires non compris au traité et qu’elle occupe en Bourgogne, dans les Pays-Bas, en Italie, etc. Par l’article 60, la France s’engage à ne donner aucune assistance directe ou indirecte au roi de Portugal contre l’Espagne. Enfin d’autres dispositions règlent les intérêts des ducs de Lorraine, de Savoie et de Modène.
  20. Mémoires de Mme de Motteville. Mazarin mourut le 9 mais 1661, à l’âge de cinquante-neuf ans.
  21. Petit carême prêché en 1717 devant Louis XV.
  22. Bossuet, Oraison funèbre d’Anne de Gonzague.