Le Cardinal Albéroni et une Expédition en Sicile au XVIIIe siècle
- Relazioni sulla corte di Spagna, dell’abate Doria del Maro e del conte Lascaris di Castellar, ministri di Savoia, publicate per cura del commendatore Domenico Carutti; 1 vol. in-4o, Turin 1860.
Plus d’une fois, voyant comme tout arrive au-delà des Alpes, comme tout est livré aux brusques et soudaines initiatives, et surtout comme on s’étonne de ce pêle-mêle tourbillonnant de souverainetés en détresse et de territoires disputés par les armes, je me suis dit : Ce qui se passe aujourd’hui est-il donc si nouveau sous le soleil? Est-il vrai que le droit ou ce qu’on nomme de ce nom, ce qui s’appelle la loi des nations dans la langue des diplomates, n’ait jamais été rudoyé par quelque main hardie, fût-ce la main d’un prince ou d’un cardinal? Est-il vrai que notre temps seul ait le privilège de ces coups d’audace et de ces entreprises aventureuses qui effarouchent notre amour bien connu des choses correctement accomplies? Hélas! non, rien n’est nouveau dans l’histoire; les personnages varient et les scènes aussi peut-être ; il y a quelques acteurs de plus, comme seraient par exemple les peuples qui demandent à jouer leur rôle. Le fond du drame est le même. Ce sont des provinces qui se détachent, des états qui se forment, s’agrandissent ou se défont, des souverainetés qui se déplacent ou qu’on aide à disparaître, si peu qu’on y ait intérêt. Il ne s’agit, bien entendu, que de l’Italie, la grande agitatrice du moment, car pour le reste de l’Europe, où les Italiens sont un objet de scandale, il est bien clair qu’on n’y vit à aucune époque rien de semblable, qu’il n’y eut jamais ni brusques invasions, ni conquêtes en pleine paix, ni provinces enlevées par surprise ou par révolution, ni rapts de peuples concertés dans le mystère des chancelleries. C’est donc de l’Italie seule que je parle et de ce qui s’y est fait à peu près de tout temps, puisque c’est le pays sur lequel la conquête a roulé dans toutes les directions et sous toutes les formes, puisque c’est l’éternelle arène où l’on est toujours allé se battre pour toute chose hormis pour l’Italie elle-même.
Un jour Naples, un jour la Toscane, tantôt le Milanais, tantôt le Mantouan ou Parme, chaque fraction de cette contrée fatiguée de dominations a eu son heure et a été à son tour le prix de quelque conflit soudain allumé au choc des ambitions contraires. Combien de fois la Sicile, cette vieille nourricière de Rome, a-t-elle changé de maître! Une de ses fortunes singulières est d’avoir appartenu un instant, après la paix d’Utrecht, à la maison de Savoie, et d’avoir été, au sein même du XVIIIe siècle, l’objet d’une de ces entreprises que nous avons quelquefois la naïveté de croire filles de l’esprit de révolution. Garibaldi cette fois s’appelait Alberoni; il était cardinal, premier ministre d’Espagne, et il fit contre le roi Victor-Amédée ce que Garibaldi vient de faire pour le roi Victor-Emmanuel. Je ne sais si notre hardi contemporain a été très respectueux pour le droit diplomatique : le cardinal Alberoni ne le fut guère plus. Je ne sais si l’Europe sait bien aujourd’hui où elle en est, ce qu’elle sera demain, où est sa règle, sa loi, son appui et sa force : elle ne le savait guère mieux au lendemain de la paix d’Utrecht, dans cet inextricable chaos d’où sortirent deux ou trois guerres. Et enfin de tous les ministres à l’esprit audacieux, à la carrière aventureuse, Alberoni est assurément un des plus originaux. Il remua tout, il agita tout; il se jeta en pleine paix sur la Sardaigne, qui était à l’empereur, sur la Sicile, qui était à la maison de Savoie. Il fut sur le point de recommencer pour l’Espagne l’ère des conquêtes, et il disparut tout à coup devant la coalition des inimitiés qu’il avait provoquées en Europe, non sans avoir rouvert toutefois les portes de l’Italie à la politique espagnole, à la maison de Bourbon, aux enfans de la seconde femme de Philippe V, cette Elisabeth Farnèse, son impétueuse complice. Le roi Victor-Amédée avait alors à Madrid des ministres qui suivaient d’un œil clairvoyant ce fourmillement d’intrigues et qui lui adressaient de ces rapports copieux et substantiels semblables aux relations de la diplomatie vénitienne. Ce sont ces rapports que M. Carutti publiait récemment à Turin : simple et vive révélation d’un épisode où l’Italie est en jeu comme toujours, et dont les principaux acteurs sont deux Italiens transportés en Espagne, Alberoni et Elisabeth Farnèse, unis dans une même pensée agitatrice.
Je n’ai pas à redire ce que fut la paix d’Utrecht, par quels efforts elle fut achetée, de combien d’actes successifs et distincts elle se composa : vraie toile de Pénélope qu’on mit quatre ou cinq ans à ourdir. C’est cette paix qui fit le duc de Savoie roi de Sicile. Victor-Amédée fut couronné le 22 septembre 1713; il alla à Palerme, où il fit une entrée magnifique, organisa le nouveau royaume, assembla un parlement, car il s’était engagé à respecter les coutumes et les libertés de la Sicile; puis il revint en Piémont, laissant pour vice-roi le comte Maffei. Cette royauté avait pourtant en sa faveur le droit diplomatique : elle ne dura que cinq ans, et elle finit de la plus singulière façon, après avoir assez heureusement commencé. Les Siciliens, que Victor-Amédée avait d’abord charmés, s’aigrirent bientôt et ne cachèrent plus leur mécontentement. Ils eussent été flattés peut-être d’avoir un roi demeurant à Palerme : dès qu’ils étaient réduits à la condition d’appartenir à quelqu’un, ils aimaient mieux encore dépendre d’une puissante monarchie que d’un petit souverain de la veille; ils aimaient mieux avoir pour vice-roi un grand d’Espagne qu’un petit noble piémontais.
Ce n’est pas tout : Victor-Amédée, en ceignant la couronne des rois de Sicile de toutes les dynasties, recueillait l’héritage embrouillé d’une ancienne et épineuse querelle avec le saint-siège. Le pape d’abord revendiquait un droit de suzeraineté sur la Sicile et refusait de reconnaître le nouveau roi; de plus, il poursuivait d’une guerre acharnée une institution sicilienne vieille de sept siècles, qui a survécu jusqu’à notre temps, qui s’appelait le tribunal de la monarchie, et qui avait été autrefois investie par les papes des pouvoirs les plus étendus dans le domaine religieux, au point de juger toutes les causes ecclésiastiques, de prononcer sur les censures et même de relever des excommunications. Rien ne prescrit en semblable matière, et cette querelle s’est plus d’une fois réveillée sous le dernier roi de Naples Ferdinand II. J’ai même lu quelque part que les malheurs récens de la dynastie napolitaine n’étaient que le juste châtiment de son aveugle persistance dans la violation des droits du saint-siège : voilà pourquoi François II est aujourd’hui réduit à une si cruelle extrémité! Victor-Amédée en son temps fit ce qu’il put pour s’arranger avec le saint-siège sans abandonner les droits de la couronne; le pape Clément XI batailla, fulmina des excommunications, mit l’île en interdit, força les évêques à quitter la Sicile, et ce fut un élément de trouble de plus dans un pays où les grands refusaient les subsides, où le peuple s’ameutait contre les soldats piémontais. Ce n’est pas là cependant qu’eût été le péril sérieux, si la royauté nouvelle n’eût été environnée à sa naissance de bien autres difficultés inhérentes à la situation même faite à l’Italie et à l’Europe par la paix d’Utrecht.
On n’a jamais mieux vu peut-être à quel point le destin de l’Italie était suspendu aux vicissitudes de la politique européenne. On sortait d’une guerre acharnée et sanglante de treize années, et la paix laissait l’incertitude partout. Il y avait au centre de l’Italie, à Florence, le dernier des Médicis, Jean-Gaston, dont la succession, avant d’être ouverte, était convoitée par tout le monde. A Parme, la maison régnante, celle des Farnèse, était aussi près de s’éteindre faute d’un héritier mâle, et le duché était revendiqué par l’empereur comme fief impérial, par le pape comme fief pontifical. L’empereur était dans l’île de Sardaigne, à Milan, à Naples, et protestait avec âpreté contre une paix qui lui avait arraché la Sicile, objet de son ardente convoitise. L’Espagne n’avait plus rien en Italie, et elle regrettait tout; elle tournait avec envie ses regards vers ses belles vice-royautés perdues, et d’ailleurs la nouvelle reine, Elisabeth Farnèse, qui allait en 1714 partager la couronne de Philippe V, lui portait pour ainsi dire en dot, avec sa passion, un moyen, un prétexte de reparaître dans la mêlée des affaires italiennes. Maître de la Sicile et du Piémont, Victor-Amédée était, entre l’Espagne et l’empereur, exposé au premier choc des ambitions contraires. Une guerre nouvelle ne pouvait être loin assurément. Ce fut pour l’empêcher ou la détourner un moment que se forma ce qu’on nomma la triple alliance de La Haye, entre l’Angleterre, la France et l’Autriche. Les tories, qui avaient fait le traité d’Utrecht, n’étaient plus au pouvoir en Angleterre, et une réaction d’impopularité se déclarait contre leur œuvre. Le régent, qui gouvernait la France, tenait avant tout à vivre en bonne amitié avec l’Angleterre et à maintenir la paix. L’empereur n’était pas opposé à la paix, pourvu qu’il eût ce qu’il voulait. La triple alliance n’avait pas un objet bien précis et bien défini; mais elle visait à préparer une combinaison propre à tout arranger, difficile à réaliser sans nul doute, et qui eût donné Parme et la Toscane à un fils de la reine d’Espagne, la Sicile à l’empereur, et à Victor-Amédée la Sardaigne, en échange de la Sicile. Victor-Amédée n’était pas le mieux traité. Quant à l’Espagne, elle entrait déjà dans une voie où ce qu’on lui offrait ne lui suffisait peut-être plus, et où elle allait en tous les cas se charger de mettre la main à l’œuvre.
C’est alors qu’apparaissent ces deux figures italiennes, Elisabeth Farnèse et Alberoni, au milieu de cette cour espagnole amortie dans l’étiquette après les agitations de la guerre, assombrie encore par l’hypocondrie d’un roi qui n’avait plus rien de l’humeur française, qui n’avait eu qu’un éclair dans le combat dont sa couronne était le prix, et qui était fait réellement pour être subjugué. Blême de visage, terne d’esprit et indécis de volonté, mangeant énormément, chassant beaucoup, doué d’un tempérament effréné et chaste par timidité autant que par scrupule, Philippe V avait tout ce qu’il faut pour être conduit par une femme et par un ministre. La première femme de Philippe était une princesse de Savoie, Marie-Louise-Gabrielle, fille de Victor-Amédée, sœur de cette spirituelle et piquante duchesse de Bourgogne qui savait dérider la vieillesse chagrine de Louis XIV. Elle n’avait que quatorze ans quand elle arriva en Espagne en 1701. C’était une princesse à la taille svelte et élancée, aux yeux grands et doux, pâle de teint, avec une bouche petite, des dents blanches et irrégulières, ayant dans toute sa personne, comme sa sœur, plus de séduction que de beauté. Elle traversa ce temps de guerre et cette cour maussade comme une vision fière et charmante. Deux fois régente, pendant que le roi était en Italie ou au siège de Barcelone, conseillée par la princesse des Ursins, elle animait tout autour d’elle, elle popularisait la dynastie nouvelle par sa grâce et même quelquefois par son héroïsme, témoin le jour où, menacée dans Madrid par l’approche des armées alliées et pressée de partir, elle répondait à ses conseillers pusillanimes : « Attendons l’ennemi! Si nous sommes vaincus, j’irai dans les Asturies, je prendrai l’infant dans mes bras, et je relèverai la monarchie là où elle eut son berceau! » Cette aimable et courageuse princesse régna treize ans sur les sens et sur l’esprit du roi, à qui elle donna trois enfans, et elle mourut en couches en 1714, dans toute sa jeunesse, lorsque les cruelles épreuves étaient passées. Si elle ne fût pas morte, si la duchesse de Bourgogne eût vécu aussi en France, et surtout si elle eût régné, la politique eût changé peut-être, un lien plus étroit aurait pu réunir la France, l’Espagne et le Piémont.
La seconde femme qu’on se hâta de donner au roi Philippe, pour calmer les exigences ou les scrupules de sa chasteté tourmentée, était d’un tempérament plus solide. Elisabeth Farnèse n’était pas tout à fait cette bonne Lombarde, nourrie de fromage, que la princesse des Ursins croyait avoir choisie à merveille pour la diriger. Le premier usage qu’elle fit de son autorité de reine en entrant en Espagne fut, on le sait, de chasser de la cour Mme des Ursins elle-même. Dès ce moment, elle n’eut plus qu’une pensée, celle de s’emparer de Philippe, de le dominer, et elle y réussit entièrement. C’était une femme de nature robuste, suivant le roi à la chasse, médiocre d’intelligence, passionnée, violente et altière, détestant à peu près les Espagnols, qui le lui rendaient bien. L’ambition était peut-être dans sa nature, et elle était aussi dans sa position. Elle ne pouvait songer pour ses enfans à la couronne d’Espagne, assurée pour le moment aux enfans de la reine Louise-Gabrielle. Italienne, elle tournait tous ses rêves, tous ses désirs vers l’Italie. C’est là qu’elle voulait à tout prix chercher des trônes, prête à dévouer toutes les forces de l’Espagne à la réalisation de ce dessein. Seule, elle ne l’aurait pu; elle trouva auprès d’elle un merveilleux auxiliaire dans un homme qui n’était rien et qui voulait être tout : c’était Giulio Alberoni, Italien comme elle, et qui avait sa fortune à faire avec celle de sa terrible et impétueuse compatriote.
Ce qu’a été Alberoni, on l’a dit quelquefois, et nulle part on ne le voit mieux peut-être que dans ces relations de deux ministres intelligens et avisés placés auprès de lui à l’heure la plus décisive. C’est, à vrai dire, un personnage curieux de l’histoire, qui eût été le Mazarin de l’Espagne, si la fin eût répondu au commencement. Giulio Alberoni était le fils d’un petit jardinier de Plaisance, et il était déjà abbé lorsque sa fortune voulut que son évêque l’employât à quelque négociation auprès du duc de Vendôme pendant les guerres d’Italie. Par son assurance, il plut au duc, qui le prit avec lui et en fit une sorte d’aumônier, — aumônier fort libre, je me hâte de le dire, gai, souple et hardi, ne s’étonnant de rien et peu embarrassé de scrupules. Alberoni accompagna M. de Vendôme en France, puis en Espagne, se servant habilement des bonnes grâces de son protecteur, qui lui fit donner une grosse pension sur l’archevêché de Valence. A la mort du duc de Vendôme, le remuant abbé n’était point d’humeur à s’arrêter sur le chemin de la fortune: il s’en alla à Madrid chez le ministre de Parme, le comte Casali, et là encore, sur ce théâtre nouveau, il attira bientôt l’attention par son esprit autant que par ses façons dégagées. Le comte Casali ne tarda pas à quitter Madrid, et le laissa chargé des petits intérêts que le duc de Parme avait en Espagne. Le jeune et brillant abbé fit bien autrement qu’on ne pensait les affaires de la maison de Farnèse, et ce fut la mort de la reine Louise-Gabrielle qui lui en fournit l’occasion. Déjà fort goûté et écouté de la princesse des Ursins elle-même, il aida singulièrement au choix de la seconde femme de Philippe V. Il ne chercha pas à vaincre de haute lutte; il représenta négligemment sa princesse parmesane telle qu’il la fallait à Mme des Ursins, c’est-à-dire jeune, inexpérimentée, de mœurs simples et de peu d’esprit. Mme des Ursins se laissa prendre à ce portrait, qui promettait si bien une souveraine docile, et Elisabeth Farnèse fut choisie. Peu après, le coup de théâtre était complet et foudroyant : Elisabeth était reine d’Espagne, l’impérieuse camarera-mayor était bannie, Alberoni était comte, ministre en titre de Parme, et de plus naturellement désigné pour servir de guide à cette jeune princesse italienne transformée tout à coup en souveraine espagnole.
C’était tout au plus de quoi exciter le désir de grandeur et de fortune de l’abbé de Plaisance. Ministre d’une petite cour italienne, mais conseiller intime et actif d’une princesse devenue presque à l’improviste la souveraine d’une puissante monarchie, Alberoni ne songea plus qu’à tirer parti d’une position si merveilleuse. L’ambition croissait chez lui avec le succès. Tout lui souriait. Il se garda bien cependant de prendre trop promptement l’attitude d’un maître, et même quand il était déjà visible que tout se faisait par son conseil, lorsque les courtisans, toujours fidèles au souffle de la faveur, se tournaient vers lui comme vers le soleil levant, il rusait avec les flatteurs et plaisantait habilement de ce qu’on appelait son crédit. Il patientait, attirant les hommes par cette supériorité de séduction qu’ont tous les Italiens éminens, étudiant l’administration et les ressorts de la puissance de l’Espagne, car il était laborieux autant qu’ambitieux, conseillant invariablement à la reine d’envelopper le roi de sa tendresse, de ne laisser aucune influence arriver jusqu’à lui, et attendant le moment où, les circonstances aidant, il pourrait se saisir de la réalité d’un pouvoir dont il déclinait encore les apparences. Ce n’était point facile, il est vrai : il y réussit par un mélange de hardiesse et de ruse qui fit de son élévation à la dictature ministérielle de l’Espagne une merveilleuse comédie. Le premier poste dans le conseil à Madi-id était alors occupé par le cardinal Del Giudice, qui avait tout à la fois les fonctions d’inquisiteur-général, de gouverneur du prince des Asturies et de ministre d’état. Alberoni mit tout en œuvre pour le perdre en paraissant le servir, et pour se substituer réellement à lui dans la direction des principales affaires où se trouvait en ce moment engagée la politique de l’Espagne. Dans trois circonstances, il joua le même jeu, — dans l’affaire du traité de commerce avec la Hollande, dans la négociation du fameux traité de l’asiento, par lequel l’Angleterre s’assurait des avantages commerciaux en Amérique, et dans le règlement des difficultés fort épineuses qui divisaient depuis quelques années l’Espagne et la cour de Rome.
C’était le baron Riperda qui négociait pour les Hollandais; le ministre Bubb représentait l’Angleterre, et le nonce Aldovrandi défendait les intérêts du saint-siège. On s’épuisait en négociations avec le cardinal Del Giudice, et on n’arrivait à rien, si bien que les ministres étrangers finissaient par croire à un mauvais vouloir systématique du cardinal. Ce fut Riperda qui le premier vit clair dans la situation et qui, rompant brusquement avec Del Giudice, alla droit à Alberoni comme au médiateur tout-puissant. Alberoni se fit prier, puis il eut l’air de céder à une importunité, promettant d’en parler à la reine et au roi, et peu après Riperda avait son traité; il fut condamné seulement à renouer pour l’apparence avec le cardinal et à continuer avec lui une comédie de négociations lorsque le traité était déjà signé en secret avec Alberoni muni des pouvoirs du roi. Le secret ne fut pas si bien gardé que le ministre anglais Bubb ne le pressentît : il prit la même voie et il réussit de même, non sans avoir payé, dit-on, une assez forte somme. Restait l’affaire avec Rome, qui n’était pas la moins grave, la moins compliquée, et qui traînait en longueur depuis plusieurs années; mais comme Alberoni était un habile homme, en même temps qu’il attirait à lui peu à peu le pouvoir, il pensa qu’une négociation avec le saint-siège valait bien un chapeau de cardinal. Aussi, en paraissant prendre à cœur la réconciliation de l’Espagne et de Rome, se montra-t-il d’abord assez réservé avec le nonce Aldovrandi. Il ne le désespérait pas, mais il éludait; il exagérait les difficultés, lorsqu’un jour le père Daubenton, confesseur du roi, guéri par une première disgrâce de la dangereuse pensée de se mettre en lutte avec un favori, alla trouver Aldovrandi, et lui dit en grand secret qu’à ses yeux il n’y avait pas d’autre moyen d’arriver à un dénoûment que de donner la pourpre à Alberoni; que pour lui, s’il était à Rome, il n’hésiterait pas à se jeter aux pieds du saint-père, et qu’il était impossible qu’un homme ainsi honoré ne répondît pas aux vœux de l’église. Aldovrandi était déjà convaincu, et il fit même le voyage de Rome. Aux premières ouvertures, le pape refusa nettement. On ne se découragea pas pour si peu; on fit valoir les armemens maritimes que l’Espagne faisait en ce moment pour défendre, disait-on, le nom chrétien contre les Turcs. Le pape commença de se laisser toucher; il se défiait pourtant encore, et, ne fût-ce que pour garder sa dignité, il voulait, avant de donner le chapeau, qu’un traité fût signé entre Rome et l’Espagne et que la démonstration militaire contre les Turcs fût accomplie. Alberoni, qui n’était pas moins défiant, et qui d’ailleurs avait de tout autres pensées, ne l’entendait point ainsi. Ce fut le pape qui céda dans cette lutte singulière, si bien qu’à l’issue de toutes ces négociations, Alberoni se trouvait tout à la fois initié aux secrets d’état de l’Espagne, poussé à la direction des affaires et cardinal.
La reine dominait le roi, Alberoni dominait la reine; il avait réussi à se rendre nécessaire, et dès lors il prenait hardiment le pouvoir. N’ayant plus rien à ménager, il concentrait en lui le gouvernement, réduisant les autres ministres à un rôle subalterne, maître du sceau royal, disposant du trésor, ayant seul le secret de la politique et de la diplomatie, mettant en mouvement les armées et les flottes, marchant à son but, et impénétrable pour tous. L’homme qui en si peu de temps était devenu, de simple abbé à la suite du duc de Vendôme, premier ministre d’Espagne et cardinal, cet homme, à tout prendre, n’avait rien de vulgaire. Il avait cinquante-quatre ans à cette époque, et il était robuste, actif, de visage coloré. Il avait l’intelligence pénétrante et vive avec l’audace imperturbable de toutes les entreprises. Impétueux et fin, altier et dissimulé, agitateur par tempérament, diplomate d’imagination aventureuse, il ne reculait devant rien, ni devant le péril, ni devant l’intrigue. Il était absolument dénué de scrupules, et pourvu qu’il réussît, tout lui paraissait bon. « Monsieur le cardinal, je ne vous croyais pas capable de cela, lui disait un jour le père Daubenton ense plaignant de quelque mesure équivoque. — Mon père, reprit le cardinal en regardant fixement le confesseur du roi, je suis capable de cela et de tout. » Le pouvoir au reste n’était pas pour lui seulement une vaine et fastueuse dignité; il ne l’ambitionnait que pour s’en servir. Aussi dès son avènement mit-il tout en œuvre pour reconstituer la force militaire de l’Espagne et pour étendre sur l’Europe le réseau de sa diplomatie. Il arrivait à cette sorte de dictature l’esprit bouillant de projets, faisant luire aux yeux de Philippe V la couronne de France, que le roi d’Espagne enviait après la mort de Louis XIV, laissant entrevoir aux Espagnols la possibilité de reconquérir leurs vice-royautés perdues, promettant à la reine Elisabeth des trônes pour ses enfans. Au fond, sa pensée était tout entière pour l’Italie, et c’est par là qu’il dominait la reine en la servant, en la flattant dans son ambition la plus vive. Alberoni avait réellement la passion tout italienne de chasser les Allemands de la péninsule; ce fut le mobile de sa politique. Seulement au dernier siècle cette idée prenait naturellement la forme d’une substitution de souveraineté au profit des enfans à demi italiens d’Elisabeth Farnèse.
L’essentiel était de remettre le pied en Italie, et c’est là qu’il visa sans dévoiler sa pensée, sans laisser pressentir où tendait sa politique. On était en 1717; l’Europe, je l’ai dit, était dans cet état d’indécision où toutes les rivalités s’agitaient, et où la diplomatie multipliait les combinaisons pacificatrices; elle cherchait des palliatifs par des traités comme celui de la triple alliance. C’est à travers ce jeu d’antagonismes et de négociations confuses que le rusé et audacieux Alberoni comptait se faire jour, appelant à son aide le mystère et l’imprévu, ne négligeant rien d’ailleurs pour ajouter au trouble universel. De là ces tentatives curieuses et extraordinaires si habilement ourdies pour mettre l’Europe en mouvement et créer des embarras à toutes les politiques. Il avait des intelligences partout, au nord et au midi. En France, il nouait des cabales contre le régent, et préparait la conspiration de Cellamare. En Angleterre, il fomentait des entreprises en faveur du prétendant. Au nord, il aidait à la paix entre Pierre le Grand de Russie et Charles XII de Suède, pour pousser les deux princes contre les Anglais. La guerre que l’empereur poursuivait contre les Turcs était, d’un autre côté, une diversion puissante, et assurait une certaine liberté. Le mouvement et l’intrigue étaient partout, et-pendant ce temps Alberoni agissait avec une singulière vigueur. Les arméniens se multipliaient dans tous les ports de l’Espagne; des troupes se rassemblaient à Barcelone. Tous les préparatifs d’une vaste expédition se poursuivaient simultanément et aussi secrètement que possible. En un mot, une force s’organisait pour une destination inconnue.
Alberoni, au reste, avait un prétexte tout trouvé pour dissiper les premiers soupçons : il armait contre les Turcs; il l’avait promis au pape, qui l’avait fait cardinal. Il trompa si bien son monde, que le nonce Aldovrandi et l’ambassadeur vénitien Mocenigo, d’abord fort inquiets, vivaient dans la plus complète illusion. Les ministres de France et d’Angleterre n’étaient pas si crédules. Ils demandèrent une audience au roi, qui les renvoya au cardinal, et Alberoni répondit dans un langage hautain et énigmatique que le roi était maître chez lui, que les armemens de l’Espagne au surplus n’avaient d’autre objet que le maintien d’une paix conforme au juste équilibre de l’Europe aussi bien qu’à l’honneur des souverains catholiques. L’explication n’avait pas de quoi rassurer les diplomates, d’autant plus que les armemens continuaient plus que jamais. Alberoni avait gagné un peu de temps. Bientôt pressé de nouveau par les agens étrangers et ne pouvant plus dissimuler ce qui était trop visible, il dit tout bas et en confidence qu’il s’agissait de la conquête d’Oran : après quoi les ministres de France et d’Angleterre ne doutèrent plus que le fourbe cardinal ne méditât un dessein tout différent et ne préparât quelque surprise à l’Europe.
Amuser la diplomatie jusqu’au bout n’était pas la seule difficulté pour Alberoni : il avait à vaincre les scrupules du roi, intimidé de l’audace aventureuse de son esprit. L’âme simple et inquiète de Philippe répugnait, à ce qu’il semble, à cette campagne qu’on lui proposait, et que personne ne soupçonnait encore. Il fallut que la reine usât de toute son influence et attendrît le pauvre prince par ses larmes. Le père Daubenton lui-même fut employé à rassurer la conscience du roi, qui, une fois tranquillisé, laissa libre carrière à l’impétuosité du cardinal. Dès lors les ordres furent lancés de toutes parts avec une rapidité foudroyante, et en quelques jours tout fut prêt. Or quelle était cette entreprise méditée dans le mystère, et dont Alberoni avait su dérober au moins le but à la diplomatie ? On le sut bientôt. A la fin de juillet 1717, une escadre espagnole partait de Barcelone; elle se composait de douze vaisseaux de guerre et de cent bâtimens de transport. Près de dix mille hommes d’infanterie et six cents chevaux étaient à bord, sous les ordres du marquis de Leyde, qui commandait l’expédition. Ces forces allaient tout simplement conquérir la Sardaigne, qui était à l’empereur depuis la paix d’Utrecht. L’expédition une fois lancée, Alberoni répandit en Europe un manifeste où il énumérait tous les griefs de la cour de Madrid contre l’empereur, ajoutant que d’ailleurs la guerre n’avait jamais cessé entre l’Espagne et l’empire. Au mois d’août, quelques jours après que l’escadre avait quitté Barcelone, la conquête de l’île de Sardaigne était achevée. L’Europe fut dans un grand étonnement et dans une exaspération singulière quand elle apprit que les Espagnols avaient débarqué en Sardaigne. Le roi d’Espagne était un impie, et son ministre un vrai brigand pour avoir assailli sans déclaration de guerre les possessions d’un souverain dont les armées étaient en ce moment à se battre contre les Turcs. Le pape Clément XI se plaignit fort d’avoir été pris pour dupe lorsqu’il s’était laissé persuader que l’Espagne armait contre les Turcs, et il regrettait le chapeau de cardinal qu’il avait donné. L’empereur Charles VI jurait de se venger. Alberoni riait, voyant déjà le succès venir à lui. « Aujourd’hui ils me maudissent parce que l’île n’est pas tout à fait mienne, disait-il avec son accommodant scepticisme; ils me loueront quand tout sera fini, » En peu de jours, on l’a vu, tout était fini, du moins pour le moment, et le drapeau de l’Espagne flottait de nouveau sur cette île, où il avait flotté si longtemps, où la domination espagnole a laissé des traces qui vivent encore aujourd’hui.
Ce fut le premier coup de l’entreprenante audace d’Alberoni, ce ne fut pas le dernier, l’Europe revenait à peine de son étonnement que l’Espagne armait de nouveau, et cette fois dans de plus grandes proportions. L’impétueux Italien ne s’était pas jeté à travers les combinaisons des cabinets et n’avait pas enlevé la Sardaigne d’un coup de main pour s’arrêter en route. Ce n’était que le commencement d’une campagne qui réservait d’autres surprises. Les ministres de France et d’Angleterre voulurent faire des remontrances; le cardinal répondit lestement que l’Espagne n’avait d’autre idée que de tenir en respect la cour de Vienne au cas où celle-ci voudrait lui faire des querelles d’Allemand. C’est alors qu’éclata la triple alliance qui semblait destinée à intimider toutes les velléités belliqueuses par une puissante démonstration diplomatique, et qui faisait d’ailleurs une certaine part à l’ambition de la reine d’Espagne en promettant à ses enfans Parme et la Toscane. Tout autre qu’Alberoni se fût arrêté peut-être devant cette sorte de coalition qui voulait lui imposer la paix, et qui était en même temps un appui pour l’Autriche. Le cardinal, quant à lui, montra un visage imperturbable. Il prit un ton hautain, et fit même faire des menaces à Paris et à Londres, comme si l’Espagne était prête à accepter une guerre tout à la fois avec la France, l’Angleterre et l’empereur. Alberoni ne recula pas devant cette partie où il jouait sa fortune et son crédit, et se réservant peut-être en secret quelque possibilité de négociation, comptant, dans tous les cas, qu’il ne pouvait manquer d’avoir Parme et la Toscane, que la triple alliance assurait à la reine d’Espagne, il marcha toujours en avant. Il redoubla d’intrigues en Europe, d’activité dans ses arméniens, et se tint prêt à une plus brillante conquête avec la fougue d’un homme irrité par un premier succès, enivré de sa propre aventure.
Il y avait cependant en Italie un prince que les projets d’Alberoni, les conséquences qu’ils pouvaient avoir, intéressaient singulièrement, que cette bizarre partie mettait dans une cruelle perplexité, car il était plus exposé à perdre qu’à gagner : c’était Victor-Amédée, résigné à voir un infant d’Espagne aller à Parme, mais ambitieux pour lui de l’insaisissable Milanais, maître de la Sicile, que la triple alliance promettait à l’empereur, et sur laquelle on supposait, non sans raison, qu’Alberoni avait des vues. Victor-Amédée avait de l’humeur contre l’Europe, qui prenait sur elle de disposer de son bien, de lui enlever diplomatiquement la Sicile pour lui donner l’inégale compensation de l’île de Sardaigne, qui était d’ailleurs à reconquérir désormais sur l’Espagne. Il hésitait pourtant à se démasquer et à braver une coalition à laquelle il ne pouvait songer à résister. Il sentait, d’un autre côté, qu’il aurait plus à gagner à se lier avec l’Espagne, si les vues du cardinal n’étaient pas trop démesurées, si ses velléités belliqueuses s’appuyaient sur des forces militaires réelles; mais il ne savait ni ce que voulait le rusé cardinal, ni même s’il était sérieusement résolu à la guerre ou s’il ne se déroberait pas tout à coup par quelque arrangement imprévu avec l’Europe, qui le laisserait seul, pris au piège d’une démonstration compromettante et inutile. Victor-Amédée se défiait d’Alberoni, et Alberoni ne se défiait pas moins de Victor-Amédée, au point qu’il rompait brusquement, à peu près sans motif, avec le ministre piémontais dont la gênante clairvoyance l’impatientait. C’est justement ce ministre fin et pénétrant, l’abbé Doria del Maro, dont la vive et curieuse relation est divulguée aujourd’hui.
Victor-Amédée n’était point pour le moment en position de montrer trop de susceptibilité, et il envoya un autre ambassadeur, le comte Lascaris de Castellar, qui était chargé d’une mission apparente et d’une mission réelle. La mission apparente avait trait à quelques affaires de peu d’importance; la mission réelle et secrète consistait à sonder le cardinal, à découvrir ce qu’il voulait, à pressentir ses dispositions pour la guerre ou pour la paix, à voir en un mot ce qu’il y aurait à faire avec lui, en lui prodiguant les marques de l’estime et de la confiance du roi. Le comte de Castellar n’avait point là vraiment une mission facile. Un peu adouci par les déférences de Victor-Amédée, le cardinal n’échappait pas moins à son envoyé par une incessante ambiguïté. Aux ouvertures qu’on lui faisait, il répondait d’abord par des soupçons, accusant le prince piémontais d’être en négociation avec l’empereur pour s’arranger directement. Les premiers ombrages se dissipèrent un peu cependant, et les confidences prirent en apparence un caractère plus intime. On était d’accord sur la nécessité de chasser les Allemands de l’Italie, sur l’identité des intérêts du Piémont et de l’Espagne, et on en vint à des propositions que le cardinal résumait ainsi : alliance offensive et défensive des deux cours de Madrid et de Turin, conquête du Milanais au profit de Victor-Amédée, contingent de vingt mille hommes d’infanterie et de trois mille hommes de cavalerie fourni par l’Espagne pour la guerre de Lombardie; d’un autre côté, l’Espagne recevrait à titre de dépôt la Sicile comme point de départ de la conquête de Naples. Si la guerre était heureuse, Victor-Amédée garderait Milan en échange de la Sicile ; si elle était malheureuse, la Sicile lui serait rendue.
La pensée secrète paraissait trop bien, et le plus clair était que Victor-Amédée risquait fort de n’avoir ni Milan ni la Sicile. Le prince piémontais s’en tira comme il put, refusant de mettre son royaume en gage entre les mains de l’Espagne. Au fond, le cardinal lui-même n’attachait peut-être pas une extrême importance à sa demande et ne s’en occupait guère, en homme plus pressé de pousser à bout son aventure et d’agir seul que d’attendre une réponse. Aussi, lorsque bientôt après le comte de Castellar se présentait de nouveau avec le projet de traité modifié à Turin, Alberoni s’en émut peu; il fut évasif, disant qu’il était bien tard, que l’Espagne avait pris seule ses dispositions, et que la flotte était déjà loin. Le cardinal était d’autant plus pressé qu’il avait à gagner de vitesse l’intervention de l’Europe. L’empereur venait en ce moment de faire la paix avec les Turcs. Une flotte anglaise entrait dans la Méditerranée. L’amiral Byng, touchant à Alicante, avait expédié un courrier à Madrid pour notifier sa mission, qui était de maintenir la neutralité de l’Italie, et de travailler, disait-on, à un accommodement entre l’empereur et le roi catholique. Alberoni répondit fièrement à l’amiral qu’il pouvait exécuter ses instructions. Quant au Piémont, le cardinal ne s’inquiétait nullement de se faire donner par un traité une permission qu’il saurait bien prendre. Le fait est que le 18 juin 1718 l’escadre espagnole avait pris la mer. Elle était bien plus considérable que celle qui avait quitté Barcelone l’année précédente pour aller enlever la Sardaigne. Elle se composait de vingt-deux vaisseaux de ligne, trois bâtimens marchands armés en guerre, quatre galères et trois cent quarante bâtimens de transport. Elle portait trente-six bataillons d’infanterie, quatre régimens de dragons, six de cavalerie, cent pièces de canon de batterie, quarante mortiers, six cents canonniers, quinze cents mulets pour le service de l’artillerie, enfin une armée de trente mille hommes et un immense attirail de guerre. Le marquis de Leyde avait le commandement militaire de ces forces. On n’avait jamais vu une flotte mieux équipée et mieux munie. Celui qui avait conçu cette expédition était Alberoni ; celui qui avait exécuté cette audacieuse pensée avec un zèle de détail minutieux était l’intendant-général Patino, qui seul avait le secret du cardinal. Tout avait été préparé avec soin; le reste, Alberoni le laissait à la fortune, songeant seulement à précipiter les coups pour déconcerter les oppositions. Où allait maintenant cette escadre? On soupçonnait vaguement qu’elle devait assaillir Naples par les Calabres. Le 2 juillet 1718, l’armée débarquait à quelques milles de Palerme dans l’île de Sicile, dont le marquis de Leyde se proclamait vice-roi au nom du souverain de l’Espagne reprenant possession d’un ancien domaine.
On devine quel fut le déchaînement de l’Europe contre cette entreprise nouvelle, Alberoni fit face à tout au premier moment avec son audace et sa souplesse accoutumées. Aux Siciliens, il faisait annoncer qu’il venait leur rendre leurs libertés anciennes violées et leurs franchises abolies par le prince savoyard ; aux ambassadeurs des puissances alliées, il répondait que Victor-Amédée négociait à Vienne l’échange de la Sicile pour la Sardaigne, et que l’Espagne, maîtresse de cette dernière île, ne pouvait le souffrir; au ministre de Victor-Amédée lui-même, au comte de Castellar, qui en était toujours à son traité et qui appelait l’invasion un acte «d’injustice, de violence, de mauvaise foi et de scandale, » il disait que la flotte anglaise, qui venait d’entrer dans la Méditerranée, était chargée de s’emparer de la Sicile pour la donner à l’empereur, et qu’il n’avait fait que la devancer. Le plus embarrassé et le plus malheureux assurément était le ministre du prince piémontais, qui fut appelé en grande hâte à l’Escurial pour recevoir le premier communication de l’événement. Je me figure que l’envoyé du roi François II, qui se trouvait récemment à Turin les mains pleines de traités, n’était pas moins perplexe. Le ministre de Victor-Amédée se révolta, s’indigna. « Je dis au cardinal, rapporte-t-il dans sa relation, que votre majesté n’aurait jamais dû s’attendre à un coup de cette sorte en temps de paix et sans déclaration de guerre, surtout de la part du roi d’Espagne, son gendre, son allié, et tellement son ami que non-seulement votre majesté lui avait fait confidence des projets les plus essentiels touchant les intérêts communs des deux couronnes, mais encore qu’elle avait déclaré être prête à courir la fortune de sa majesté catholique elle-même... » Le cardinal laissa dire le comte de Castellar, accepta une rupture devenue inévitable, et en attendant l’invasion de l’île s’accomplissait. L’armée débarquée somma Palerme, qui se rendit, sauf la citadelle. La plus grande partie de la noblesse, les députés de la ville accoururent au camp du marquis de Leyde, et offrirent de se soumettre au roi catholique à la condition que leurs privilèges seraient confirmés. De Palerme, on marcha sur Messine : une force d’infanterie alla aborder par mer entre le Phare et Milazzo, tandis que la cavalerie allait au même but par terre. Alors comme aujourd’hui, Messine était le point le plus difficile à emporter. Il y avait dans la ville une garnison piémontaise de plus de deux mille hommes. La vue de la flotte espagnole suffit pour provoquer un soulèvement dans le peuple et contraindre les Piémontais à se réfugier dans la citadelle, où ils se disposèrent à soutenir un siège. En réalité, les Siciliens étaient favorables à l’entreprise et regrettaient leurs anciens maîtres. La ville de Catane proclama le roi Philippe, s’empara du château et retint la garnison prisonnière. Des Siciliens se joignaient aux Espagnols et poursuivaient les Piémontais, qu’on n’aimait pas. En peu de temps, il ne restait que les places principales, Messine, Milazzo, Syracuse, au pouvoir des soldats de Victor-Amédée ou plutôt des impériaux, accourus bientôt de Naples pour prendre part à une guerre dont ils devaient en définitive recueillir l’avantage.
De telles entreprises ont besoin du succès et même souvent d’un prompt succès. Le malheur d’Alberoni fut que cette guerre se prolongea plus qu’il ne l’avait espéré, ce qui laissait tout en suspens, — et que ce coup de politique audacieuse était une violence trop ouvertement faite au système délibéré et fixé par les trois principaux cabinets européens. Les Espagnols eurent encore de brillantes journées en Sicile, ils battirent vaillamment les impériaux; mais ils gagnaient des victoires stériles, ils avançaient lentement, et les avantages mêmes qu’ils avaient sur terre étaient balancés par un cruel revers maritime. L’Angleterre en effet n’avait garde de laisser échapper cette occasion de frapper la puissance navale renaissante de l’Espagne. L’amiral Byng, errant toujours dans les eaux de Naples et prétextant la neutralité de l’Italie violée par l’invasion de la Sicile, fondit le 11 août 1718 sur la flotte espagnole et lui infligea un irrémédiable désastre. D’un autre côté, les nuages s’amassaient en Europe au point de former bientôt un formidable orage contre l’Espagne. La triple alliance dont on avait signé les préliminaires au commencement de 1718 s’achevait au mois d’août, et devenait la quadruple alliance par l’accession de la Hollande. Ce qui n’avait été jusque-là qu’une idée discutée et agitée par la diplomatie devenait un système arrêté, qui consistait, je l’ai dit, à donner la Sicile à l’empereur, la Sardaigne à Victor-Amédée de Savoie, Parme et la succession éventuelle de la Toscane à un fils de la reine Elisabeth d’Espagne. Cette combinaison fut notifiée à la cour de Madrid, qui eut trois mois pour l’accepter. Ce n’était plus une négociation qu’on offrait à l’Espagne, c’était une sommation qu’on lui adressait l’épée tendue : le cardinal la reçut avec une dédaigneuse hauteur, s’acharnant à une lutte désormais inégale. En peu de temps, Alberoni vit s’évanouir tous ses songes d’ambition et de gloire; il vit se briser entre ses mains tous les fils de ce réseau d’agitations et d’intrigues dans lequel il croyait avoir enveloppé l’Europe pour se donner toute liberté. Il avait fomenté des complots en France contre le régent, ces complots étaient surpris et déjoués. Il avait préparé une descente en Écosse au nom du prétendant anglais, cette descente ne réussit pas. Il avait rêvé d’attirer Charles XII de Suède contre l’Allemagne, et ce prince était tué dans les tranchées d’une place de Norvège. Tout manquait à la fois.
Le réveil était terrible pour l’Espagne; la guerre était partout. Les Espagnols continuaient à se battre en Sicile, et commençaient à compter plus de revers que de succès. Les Anglais tenaient la mer, débarquaient de vive force à Vigo, et s’emparaient de Saint-Sébastien. Une armée française paraissait sur les Pyrénées. La coalition se resserrait de tous côtés autour de l’Espagne. Alors Alberoni, sans cesser de faire face à l’orage, se trouva dans une de ces situations extrêmes où sont quelquefois les favoris de la fortune, réduits à vaincre ou à périr, et exposés à payer dans tous les cas d’une chute éclatante une grandeur éphémère. Le cardinal d’ailleurs avait amassé contre lui des haines implacables. Il avait profondément offensé les Anglais par ses réclamations injurieuses et hautaines au sujet de l’action navale de l’amiral Byng. Il s’était fait un ennemi irréconciliable du régent de France, dont il avait cherché à ébranler le pouvoir. Pour le pape, c’était l’agresseur d’un prince chrétien occupé à combattre les Turcs; pour l’empereur, c’était l’envahisseur de la Sardaigne et de la Sicile; pour tous, c’était le perturbateur public, le seul obstacle à la paix. Le dernier coup lui fut porté par un envoyé du duc de Parme qui arriva à Madrid, et qui était chargé de voir le roi et la reine, de leur faire sentir le péril de la lutte où ils étaient engagés. Assurément Alberoni n’avait pas tout fait, mais il paya pour tous. Un matin, le 5 décembre 1719, — il y avait déjà plus d’un an que cette guerre continuait, — le roi Philippe partit pour le Pardo, laissant au cardinal l’ordre de quitter Madrid dans huit jours, les terres d’Espagne dans trois semaines, et de n’y plus reparaître. Irrité et surpris, Alberoni essaya encore de voir la reine et le roi : il n’y put réussir, et après avoir tout remué, tout agité en Europe pendant trois ans, après avoir communiqué à l’Espagne un élan fiévreux d’activité, il fut obligé de partir pour l’Italie, détesté de tout le monde, même du roi Philippe, qui s’apercevait un peu tard que cet abbé parvenu était son maître. Le régent lui donna à son passage en France une ironique escorte d’honneur qui le conduisit à Antibes, où il s’embarqua pour Gênes.
Je n’ai pas à suivre les aventures de ce singulier prince de l’église, qui tomba dans l’obscurité après sa chute, sans échapper encore aux inimitiés qu’il avait suscitées. Le pape le menaça d’un procès canonique, le roi Philippe d’un procès d’état. Alberoni fut réduit à se cacher un peu partout, même à demander asile à l’empereur, qui toléra son séjour dans quelque maison de campagne du Milanais. Il ne commença à reparaître qu’à la mort du pape; il fut du conclave, et le nouveau pontife le laissa vivre tranquillement à Rome dans une douce retraite. La disparition d’Alberoni, subitement jeté hors de la politique, avait suffi pour ramener la paix. Dès lors l’Espagne fit ce qu’on voulut; elle accéda à la quadruple alliance, elle se soumit à cette combinaison, qui n’avait rien de trop dur, puisqu’elle laissait encore la succession de Parme et de la Toscane à un enfant de la reine Elisabeth Farnèse.
Et maintenant de quel côté était le droit dans cette mêlée d’intrigues et de passions où un homme seul, avec son ambition de gloire et sa témérité agitatrice, avait entrepris, au nom de l’Espagne, de faire des choses désagréables à l’Europe, sans même s’être ménagé des alliances ou des connivences, tenant tête à l’empereur, bravant la France et l’Angleterre, rusant avec le pape, dépouillant en pleine paix le roi Victor-Amédée? Cet abbé plaisantin, ce familier du duc de Vendôme, ce cardinal d’aventure, était, direz-vous, un grand violateur des traités et de la loi des nations. Je le veux bien; mais ses adversaires l’étaient-ils moins? Alberoni manquait-il au droit parce qu’il était seul? Les alliés n’y manquaient-ils plus dès qu’ils étaient quatre pour transférer la couronne de Sicile, que Victor-Amédée n’avait nulle envie de céder, pour disposer de la Toscane, qui protestait contre ce qu’on voulait faire d’elle? Alberoni sautait par-dessus les arrangemens d’Utrecht : les coalisés les respectaient-ils davantage? La justice, je le crains, faisait de tous côtés une petite figure dans cette bagarre de diplomatie et de guerre. Si on demandait, à défaut de droit, quels étaient les intérêts, les convenances, les mobiles des diverses politiques engagées dans l’aventure, je dirais que l’empereur était dans son rôle en voulant avoir la Sicile; le roi George d’Angleterre, plus Allemand qu’Anglais, était porté à favoriser l’empereur, et d’ailleurs l’Angleterre trouvait l’occasion bonne de frapper la marine renaissante de l’Espagne. La France suivait, par goût pour la paix et pour l’alliance anglaise, qui en était la garantie. La France était peut-être celle qui s’inspirait le moins de sa vraie politique. C’est la dernière fois, je crois, qu’elle a paru comme alliée de l’Autriche au-delà des Alpes, réalisant une combinaison qui a longtemps été la plus funeste à l’Italie, sans être dans ses propres intérêts. La preuve que les projets d’Alberoni, si ambitieux qu’ils parussent alors, n’étaient pas si absolument chimériques, c’est qu’ils s’accomplissaient bientôt dans deux guerres nouvelles, et cette fois avec l’aide de la France. Un infant d’Espagne restait à Parme, un autre fils de la reine Elisabeth allait dans l’Italie méridionale. Ce fut là l’origine du règne des Bourbons-Farnèse à Naples et en Sicile. Ce règne, qui ne commença que plus tard, était en germe dans les projets d’Alberoni. J’ajouterai que pour le temps ces projets de l’audacieux cardinal n’étaient point sans portée, car au fond ils tendaient à faire une réalité du rêve éternel des Italiens, en rejetant les Allemands au-delà des Alpes et en groupant les diverses parties de la péninsule sous des dynasties étrangères, il est vrai, mais unies entre elles en même temps que reliées à la France et à l’Espagne par une intime solidarité de race, d’intérêts, d’influence dans le monde. Le plus maltraité dans ces combinaisons assurément était Victor-Amédée, à qui on prit la Sicile pour lui donner la Sardaigne. Il ne pouvait au reste échapper à la mauvaise chance du moment, et il se résigna. Par un jeu imprévu, ce prince retors, et si prompt aux évolutions opportunes, se trouvait en ce moment celui qui représentait le plus exactement le droit entre Alberoni, qui voulait son bien, et l’empereur, qui le garda, au moins pendant quelques années, jusqu’à une guerre nouvelle.
Chose curieuse, un siècle et demi s’est écoulé, et le chemin qu’Alberoni ouvrait en Sicile par une invasion inattendue en pleine paix, Garibaldi l’a suivi sous nos yeux. Ce que le cardinal faisait dans le dernier siècle au profit des Bourbons d’Espagne, au détriment de Victor-Amédée, notre hardi contemporain l’a fait au nom de Victor-Emmanuel contre les Bourbons. Dans la fluctuation des choses, tout arrive, tout se reproduit en se transformant. Il n’est pas inutile de rouvrir de temps à autre ces annales d’autrefois, de feuilleter ces pages de l’histoire sur lesquelles tant d’années et tant d’événemens ont jeté leur poussière. On y apprend que c’est une puérilité d’attribuer à un siècle ce qui est de toutes les époques, de faire dériver uniquement de l’esprit de révolution ce qui tient au mouvement des passions humaines et de combattre sans cesse le présent par le passé. L’entreprise d’Alberoni ne réussit pas, celle de Garibaldi est bien près de réussir; mais succès ou insuccès, peu importe : ce n’est pas cette vulgaire différence du dénoûment que je veux signaler entre ces tentatives nées de la même manière à un siècle et demi d’intervalle, également conçues et exécutées en dehors de toutes les conventions du droit public. Il y a une différence profonde, qui explique peut-être la diversité de fortune des deux expéditions. Les mêlées du passé étaient le plus souvent des luttes de princes, d’ambitions dynastiques, de maisons rivales; aujourd’hui une puissance nouvelle est intervenue dans les affaires du monde, une puissance dont les traités s’occupent trop peu : c’est celle des peuples, qui ont aussi leur droit écrit dans leur sang, dans leur génie, dans leurs aspirations légitimes d’indépendance, qui peuvent déconcerter les calculs par l’usage imprévu qu’ils font de ce droit, mais qui, même en le poussant à l’extrême, n’inventent pas ces procédés qu’on leur reproche comme une scandaleuse nouveauté. À ce tribunal invisible, où tout le monde est jugé selon ses œuvres d’après une justice suprême, les peuples ne sont pas les plus grands coupables, et dans ce conclave qu’une providentielle imprévoyance plaçait récemment à Varsovie, si l’Italie a comparu en accusée parce qu’elle veut vivre, je me figure que les princes présens ont pu voir passer, non sans émotion, une ombre accusatrice, l’ombre d’un peuple partagé, supprimé, aboli dans son indépendance et sa souveraineté, — et cependant Garibaldi ne vivait pas en ce temps.
CHARLES DE MAZADE.