Juven (p. 264-267).

CHAPITRE XLVI

Où l’on voit le Captain Cap, alors jeune homme, abuser de sa science chimique pour jeter le trouble dans un intérieur bourgeois.


Partagez-vous mon opinion ? M’est avis qu’on ne doit faire aux bons serviteurs nulle injure, même légère.

Contre un peu d’or, ces gens nous consacrent leur temps et leur travail : nous sommes quittes, sans avoir à jeter dans la balance l’appoint des méprisants vocables et des gestes hautains.

D’ailleurs, tenez pour certain que les domestiques nous conservent toujours un chien de leur chienne, et qu’ils savent à miracle, quand il y a lieu, nous retrouver au tournant.

Écoutez plutôt l’excellente plaisanterie que certaine cuisinière de mes amies (j’entends ainsi que cette cuisinière est une de mes amies et non point qu’elle est la cuisinière d’une de mes amies), qu’une cuisinière de mes amies, dis-je, servit un jour à des patrons injurieux et stupides.

Cette cuisinière, qui s’appelait Clémence, était une brave cuisinière, sachant son métier sur le bout du doigt et, malgré sa nature fougueuse et tendre, parfaitement correcte en son service.

Ses patrons se composaient de commerçants bassement nés, louchement enrichis et d’autant plus insolents.

La femelle, surtout, à gifler.

— Clémence ! ne cessait-elle de piailler, Clémence, votre veau marengo est complètement raté.

Muette, Clémence se contentait de hausser les épaules.

— Clémence ! insistait la chipie, votre mouton empoisonne le suif.

Même jeu de la part de Clémence.

Un jour, ce fut à la salade que l’exécrable vieille s’en prit.

— Qu’est-ce que c’est que cette salade ? C’est avec de l’huile à quinquet que vous l’avez accommodée ?

Et à partir de ce moment, Madame n’arrêta pas de hurler après la salade de la pauvre Clémence.

Elle acheta son vinaigre elle-même et son huile pareillement, le vinaigre chez le duc d’Orléans lui-même, et l’huile chez Olive en personne.

La salade n’obtint pas plus de succès.

La faute en fut alors aux proportions : il y avait trop d’huile et pas assez de vinaigre.

Ou réciproquement.

La vieille, enfin, décida qu’elle ferait sa salade elle-même.

… À cette époque, Clémence avait pour amant notre ami Cap, jeune encore et préparateur de chimie à l’École Anormale.

Informé des tortures de sa bonne amie, Cap proposa :

— Veux-tu rigoler ?

— Je ne demande pas mieux.

— Bon… Je t’apporterai de l’huile et du vinaigre dont tu rempliras les fioles ad hoc, un jour où il y aura grand dîner chez tes singes.

Le futur Captain livra à son amie un vinaigre composé d’un mélange d’acides sulfurique et nitrique.

L’huile se trouva remplacée par de la bonne glycérine, légèrement teintée de jaune.

… Tous ceux de nos lecteurs qui ont seulement passé deux ou trois ans dans une sérieuse fabrique de dynamite, savent que le mélange des corps ci-dessus forme ce qu’on est convenu d’appeler de la nitro-glycérine.

Quand le mélange est opéré brusquement et sans précaution, il se produit une élévation de température bientôt suivie d’une de ces explosions après lesquelles on n’a qu’à tirer l’échelle (s’il en reste).


Les choses se passèrent comme il était prévu.

Malgré le grand tralala du dîner de ce soir, la dame tint à accommoder sa salade elle-même. Alors le saladier fut réduit en miettes et la chicorée violemment projetée sur tous les assistants.

Malheureusement, l’accident ne se borna pas à ces quelques dégâts.

La vaisselle et la cristallerie crurent devoir se brusquement fragmenter, et aussi, la table, ainsi que la figure et les membres de ces messieurs et dames.

Pendant ce temps il y avait dans la cuisine deux personnes qui n’avaient jamais tant ri.