Juven (p. 241-244).

CHAPITRE XL

Dans lequel on voit évoluer M. Brunetière et des kangourous.


Les nombreuses personnes qui, profitant des derniers beaux jours se promenaient hier au Bois, ressentirent soudain une peu mince stupeur.

Toute une famille venait de leur apparaître : le père, la mère, deux grandes jeunes filles et un petit garçon, tous éperdument pédalant sur d’élégants tandems peints en vert-nil.

Il y avait cinq tandems pour ces cinq personnes et le deuxième personnage de chaque tandem n’était autre qu’un kangourou.

N’écarquillez pas vos yeux, braves gens, vous avez bien lu : le deuxième personnage de chacun de ces tandems, bel et bien, c’était un kangourou.

Et tout ce monde, bêtes, gens, machines passa comme un rêve.

Je me trouvais moi-même en ces parages, donnant un peu d’air à la triplette que je viens d’acheter avec Brunetière et le Captain Cap.

Non sans peine, nous suivîmes l’étrange vélochée[1] jusqu’à Suresnes.

Là, devant un modeste caboulot, la famille entière descendit.

Seuls, les kangourous demeurèrent en selle, calant la machine de leur puissante queue sur le sol appuyée.

Et rien n’était plus comique que le spectacle de ces animaux, graves et bien stylés, attendant sans broncher leurs maîtres, comme font les larbins anglais derrière les carrosses des vieux lords.

Bientôt, devant un excellent american-lemonade[2], nous avions fait la connaissance de toute la famille.

Avec sa coutumière bonhomie, Brunetière nous présenta, Cap et moi, sous le jour le plus flatteur qu’il put trouver.

À son tour, la plus jeune des jeunes filles se présenta elle-même, puis nous présenta sa famille : son papa, sa maman, sa sœur et son petit frère.

Des Australiens.

Ces messieurs et dames rirent beaucoup de notre effarement et nous enseignèrent que, dans leur pays, le kangoucycle est aussi courant que chez nous, la simple bicyclette.

Le kangourou, animal intelligent, docile et vigoureux, rend actuellement, aux Australiens, tous les services que les Esquimaux exigent du renne. Et même mieux, car, en matière d’industrie, l’Esquimau ne va pas à la cheville de l’Australien.

Le kangourou — et les personnes qui se rappellent les kangourous boxeurs du Nouveau-Cirque et des Folies-Bergère ne me contrediront pas — le kangourou est doué d’un avant-train à la fois souple et robuste (sans préjudice, d’ailleurs, pour la peu commune énergie de ses membres postérieurs).

Sans s’arrêter aux vagues sentimentaleuries qui ridiculisent notre vieille Europe, les Australiens ont depuis longtemps utilisé les vertus du kangourou.

L’une des dernières applications, c’est précisément ce kangoucycle dont je parlais tout à l’heure.

Confortablement installé sur une petite plateforme en arrière de la deuxième roue, le kangourou actionne de ses pattes de devant une manivelle qui suffirait, au besoin, à la marche du tandem.

Je n’insiste pas sur l’inappréciable auxiliaire que représente mécaniquement (je pourrais dire bécaniquement) ce vigoureux animal, mais je tiens surtout à faire remarquer l’avantage de la parfaite stabilité, en route et au repos, que procure l’emploi de la longue et solide queue du kangourou.

Plus de pelles, plus de dérapages, plus besoin de descendre à chaque arrêt.

Le kangourou présente, en outre, le mérite de veiller sur la machine en votre absence, ainsi que ferait le chien le plus fidèle.

Brunetière ne cachait pas son émerveillement de tant d’ingéniosité.

Cap ne disait rien, mais on voyait tout de même que le kangoucyclisme lui en avait bouché un coin.


  1. On dit chevauchée.
  2. L’american-lemonade se fabrique comme la limonade ordinaire, sucre, jus de citron, eau-de-seltz. La seule différence est qu’on y doit ajouter une petite quantité de porto rouge.