Juven (p. 200-206).

CHAPITRE XXXI

Les camelots devant le Captain Cap, et M. Salomon Reinach.


S’il faut en croire le Captain Cap — et pourquoi douter de sa parole ? Il va se tenir, le 31 juin prochain, un congrès pas banal.

Un congrès international de camelots !

Les camelots du monde entier se feront représenter à cette assemblée, la première de ce genre, mais espérons-le, suivie de beaucoup d’autres semblables.

En tête de son programme, cette sympathique corporation inscrit :

Qu’est-ce que le camelot ?

Rien.

Que doit-il être ?

Tout !

Le Captain Cap est très informé sur l’histoire de camelots depuis les temps les plus reculés jusqu’à nos jours.

— Garçon ! s’écria-t-il deux pick me up[1] soignés !

Puis, confortablement installé sur son haut fauteuil, il se livra à l’intéressante conférence que voici :

Contrairement à l’idée généralement répandue dans le monde peu intéressant des esprits superficiels, l’industrie du camelot, loin d’être de création récente, remonte aux premiers temps de l’humanité.

Le premier camelot dont il est fait mention dans les documents est précisément celui qui donna son nom à cette institution naissante, et n’allez pas croire que vous avez affaire au premier venu ! Un fils de roi, s’il vous plaît ! Le fils de Loth, roi des Moabites !

Cham Loth — c’est ainsi qu’on l’appelait — conçut un grand chagrin d’avoir vu sa mère — qu’il adorait — transformée, à la suite des pénibles incidents sur lesquels le lecteur nous saura gré de ne pas revenir, en statue de sel.

Désireux d’oublier une aussi cuisante peine (mettez-vous à sa place, si vous aimez tant soit peu votre mère !), Cham Loth hésita longtemps entre l’intempérance et les voyages.

Finalement, il se décida pour ces derniers, mais, garçon pratique avant tout (les jeunes Moabites sont encore réputés aujourd’hui pour leur habilité consommée dans tous les trafics), Cham Loth emporta avec lui des chariots remplis de marchandises diverses, d’un prix de revient insignifiant et ne comportant, chacune, qu’un faible volume, en telle sorte qu’il pût les débiter lui-même, au cours des pays traversés, sans se faire aider par de souvent indélicats serviteurs.

Cham Loth devint vite populaire par toute l’Asie, son pécule s’arrondissait à vue d’œil, en même temps que faiblissait son chagrin, si bien qu’au bout de peu de temps, le brave garçon était le premier à rire du curieux accident survenu à sa pauvre maman.

L’exemple de Cham Loth porta ses fruits : beaucoup de jeunes hommes se répandirent par les pays voisins, débitant mille objets disparates, dont, à grosses clameurs, ils indiquaient le nom, l’emploi, les mérites et le prix.

Par imitation, le peuple désignait ces vacarmeux individus sous le terme de leur initiateur : Cham Loth.

Le nom leur en resta et trépassa[2] les âges.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Fiers de cette origine quasi-royale, nos modernes camelots cherchent à susciter un réveil dans leur corporation, un réveil doublé d’une ascension vers profits et honneurs.

Nul doute que leur congrès ne fourmille d’intéressants détails, mais c’est surtout leur tournoi qui passionnera, je pense, notre capitale.

Car le Congrès des camelots sera suivi d’un tournoi.

Trente-sept mille camelots arrivés des quatre coins du globe se répandront dans toutes les rues de Paris, exerçant, à qui mieux mieux, leur active industrie et cherchant à vendre aux passants affolés des choses très probablement hétéroclites.


P.-S. Jamais, je l’avoue, je n’aurais reconnu M. Salomon Reinach dans le gentleman qui se présentait si fort poliment au seuil de mon cabinet, avec, à la main, son chapeau haut de forme.

J’aurais d’autant moins reconnu ce personnage que — persistons en la voie des aveux — cette fois était la première où se m’offrait l’occasion de sa vue.

M. Salomon Reinach a bien des défauts, mais personne ne s’avisera, j’estime, à contester sa mirifique compétence en tout ce qui touche le savoir et l’interprétation des textes bibliques.

Or, c’est précisément à l’occasion de ces derniers que, surmontant sa timidité naturelle, M. Salomon Reinach se décidait à venir me trouver.

Laissons la parole à l’érudit exégète :

« Dans votre dernier article[3], honoré monsieur, s’est glissée une erreur en la persistance de laquelle la réputation si solidement établie d’exactitude scientifique du Captain Cap pourrait bien essuyer quelque mauvais vernis.

« Cham Loth, il est vrai, fut bien, ainsi que vous le dites, le premier camelot dont fait mention la Bible ; il n’était pas le fils de Loth, comme vous l’avancez, mais seulement son gendre.

« Venu d’Éthiopie en Chaldée, Cham — il ne s’appelait encore que Cham — fut admirablement reçu par la famille de Loth.

« Ce qui devait arriver arriva : séduit par les charmes d’Echa, une des filles de Loth, Cham sut trouver le chemin du cœur de la belle enfant, et bientôt, en dépit de la résistance de la mère Loth, qui n’aimait pas les nègres — Cham était noir — il l’épousait et ajoutait à son nom de Cham celui de son beau-père. »

(Echa Loth était la plus jolie et la plus enjouée des nièces d’Abraham. Ses traits, assure M. Salomon Reinach, rappelaient, à s’y méprendre, ceux de notre actuelle et délicieuse Éva Lavallière.)

« … Passons rapidement sur les pénibles incidents qui se déroulèrent après cette union, et venons-en, sans plus tarder, à la curieuse aventure de Sodome : — Fuyez, recommandait l’un des anges à toute la famille Loth, mais ne vous avisez pas de regarder en arrière, sans quoi !…

« L’ange n’avait pas achevé.

« Sodome flambait avec, pour combustible, ses saligauds d’habitants.

« Une idée soudaine germa dans l’infernal cerveau de Cham :

« — Retournez-vous, dit-il à la belle-mère ; le spectacle en vaut la peine.

« Machinalement, la maman Loth jeta un coup d’œil en arrière.

« Oh ! ce ne fut pas long !

« En moins d’un quart de seconde, la bonne femme ne formait plus qu’un amas de chlorure de sodium.

« Légèrement ahurie, mais dominée par la terreur, la famille Loth continua de fuir jusqu’en Chanaan, d’où notre ami Cham revenait quelques semaines après.

« Ce nègre avait son idée.

« Entre deux pierres plates, il eut bientôt fait de mettre en poudre les restes de sa belle-mère.

« Ce sel, il le divisa en une infinité de petits paquets qu’il alla débiter par tous les pays circonvoisins.

« Ajoutons que l’idée de tirer de sa belle-maman un profit aussi inattendu comblait de joie notre ami Cham Loth.

« C’est sans doute à la bonne humeur de leur ancêtre que les camelots d’aujourd’hui doivent encore leur incontestable gaieté. »


  1. Le pick me up est, comme l’indique son nom, un ravigottant recommandé. Pour l’obtenir, dans un gobelet d’argent, mettez glace en morceaux, une cuillerée à bouche de jus de citron, une autre de grenadine et une troisième de kirsch vieux. Agitez, passez, versez. Remplissez le verre avec du Saint Marceaux sec, une tranche d’orange.
  2. « Trépasser » est employé ici dans le sens de « franchir. »
  3. J’avais en effet publié dans un grand quotidien un résumé de la sérieuse documentation du Captain Cap.