Juven (p. 87-94).

CHAPITRE X

Exposé de la méthode employée par le Captain Cap pour établir le record du millimètre et le record du « gnon ». Cap, champion du monde !


— Qu’apprends-je à l’instant, mon cher Cap ; c’est vous qui détenez le record du millimètre ?

— Parfaitement, mon cher, on ne vous a pas trompé ; c’est bien moi, à l’heure actuelle, qui détiens le record du millimètre non seulement pour la France, mais encore pour l’Europe et l’Amérique. Un Australien vient de le battre, paraît-il, mais mon excellent ami et collaborateur Recordman me conseille d’attendre confirmation de cette soi-disant victoire.

Je vous donne avec plaisir les quelques renseignements que vous sollicitez.

La machine que je monte est un vélocipède en bois, construit en 64 par un charron des environs de Pont-l’Évêque, malheureusement mort depuis. La marque est devenue relativement rare sur le marché et je ne connais guère, pour posséder une machine semblable à la mienne, que M. Paul de Gaultier de la Hupinière, un des plus joyeux esthètes de Flers (Orne).

À l’époque où ces machines furent construites, Dunlop était un tout petit garçon et Michelin tétait encore, de sorte que les pneumatiques se trouvèrent alors provisoirement remplacés par un mince ruban de tôle qui, moins souple, peut-être, que le caoutchouc, possède sur cette substance l’avantage d’une rare coriacité.

Pour la tôle, cher ami, les cailloux du chemin ne sont qu’un jeu d’enfant, et les tessons de bouteilles, à peine une diversion.

Je détiens le record du millimètre sur piste et sur route.

Je l’ai accompli sur piste, sans entraîneurs, en moins de 1/17000e de seconde.

Sur route, mon temps est un peu plus long : 1/14000e de seconde.

Je dois ajouter que, dans cette dernière épreuve, j’eus contre moi un vent épouvantable, doublé d’une pluie torrentielle. Et puis — peut-être devrais-je passer ce détail sous silence — mes entraîneurs MM. X… et Y…[1] à la suite d’une absorption sans doute excessive de whisky stone fence[2] se trouvaient ivres-morts, comme par hasard.

Je compte, d’ailleurs, battre mon propre temps, dans le courant de septembre prochain.

En cette prévision, je m’entraîne sérieusement, travaillant quatorze heures par jour, moitié sur une descente de lit (représentant un tigre dans les jungles), moitié sur sable mouillé.

Ma nourriture se compose exclusivement de rogue de limande très peu cuite, que j’arrose avec une infusion de chiendent coupée d’un bon tiers de queues de cerises.

Quelle est mon attitude sur la machine ? me demandez-vous.

À cet égard, j’ai toujours suivi un vieux dicton de l’École de Saverne que ma grand’mère me répétait souvent, au temps de mon enfance, et dont je n’ai jamais cessé de bien me trouver :

Rigide comme un cyclamen
Chevauchez votre cycle. Amen !

J’évite donc de me pencher sur le guidon et tout le haut de mon corps tend, sans affectation, à se rapprocher de la verticale.

Voilà, mon cher Allais, les quelques détails que vous avez sollicités de mon obligeance bien connue et de ma courtoisie dont l’éloge n’est plus à faire.

Pour les renseignements complémentaires, consultez mon prochain ouvrage (sous presse) : Les Confessions d’un enfant du cycle.

— Je n’y manquerai point.

— Mais ce record n’est pas le seul que j’émets la prétention de détenir. J’ai pioché sérieusement et réussi, à moins de réclamations ultérieures, celui du gnon.

— Le record du gnon ?

— Parfaitement !

Et Cap s’exprime de la sorte :

« Pour un cycliste, savoir se tenir sur sa machine est d’une bien petite importance ; mais savoir en tomber en possède une plus grande. Les gens intelligents le comprendront sans peine.

… Grâce à un entraînement consciencieux et journalier, j’ai obtenu les résultats suivants, sur piste :

Pour la minute, 18 chutes 3/8 ; pour l’heure, 1,097 chutes ; 69 pour le mètre et 7,830 pour le kilomètre.

… Mon procédé : j’ai commencé par me garnir le corps de coussins formés de vieux pneumatiques, dont j’ai graduellement diminué l’épaisseur. Peu à peu, je les regonflai en remplaçant l’air par des billes de bicyclettes.

Aujourd’hui, je suis très en forme, et je suis tombé, hier, sur une pile de bouteilles que j’ai littéralement broyées sans me causer la moindre égratignure… Ma machine : une simple roue de voiture à bras, avec guidon à contre-poids pour accélérer la chute. Axe fixe. Jamais d’huile. »

Suivent quelques détails qui pourraient fatiguer le lecteur peu habitué aux spéculations techniques.

Le Captain Cap se met à la disposition de n’importe quel quidam pour un match relatif au gnon que cet individu lui proposerait.

Le record du temps pour la descente de l’escalier de six étages serait également détenu, si nous l’en croyons, par notre intrépide et sportif ami.

Laissons-lui la parole.

— … Par goût autant que par hygiène, je fais du pédestrianisme à outrance. Le Juif-Errant, dont vous faites votre Dieu, n’est, auprès de moi, qu’un lourdaud cul-de-plomb.

Pas de sport sérieux, n’est-ce pas ? sans entraîneurs. Or, mes minces ressources actuelles[3] m’interdisent de rémunérer de tels tiers.

Aussi, qu’ai-je imaginé ? Ne cherchez pas. J’ai imaginé de prendre comme entraîneur le premier venu, le dernier venu, n’importe qui, vous, le général Brugère, l’abbé Lemire, Carolus Duran, je m’en fiche.

J’emboîte le pas de l’être choisi, et je m’en vais.

L’être choisi s’aperçoit tout de suite du manège. Il accélère son allure. Moi la mienne. Et nous voilà partis, menant un train du diable.

Des fois, je tombe sur un individu mal indiqué pour ce genre de solidarité. Des cannes se brisent sur ma physionomie, de lourdes mains s’appesantissent sur mon faciès. Plus souvent qu’à mon tour, je rentre chez moi titulaire d’un visage qui n’est plus qu’une bouillie sanguinolente.

Toutes choses excellentes pour me faire conserver le record du gnon !

Qu’importe ?

Mais me voilà bien loin de mon record… J’y reviens… Mais, d’abord un petit thunder[4], voulez-vous ?

— Volontiers.

— Hier donc, l’idée me vint de prendre, au lieu d’un entraîneur, une entraîneuse.

Justement, une jolie petite blonde !

Et allez donc !

Malheureusement, je m’emballai dans le rush final, j’enfilai les six étages derrière ma petite blonde en moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire, et je tombai sur le mari de la petite blonde.

Ou plutôt, ce fut le mari de la petite blonde qui tomba sur moi.

Sans rien perdre de mon sang-froid, je consultai ma montre à ce moment précis : il était 5 h. 17 m. 34 s.

Quand j’arrivai au bas de l’escalier, la curiosité me poussa à me rendre compte de la nouvelle heure qu’il pouvait bien être. Voici exactement : 5 h. 17 m. 41 s.

Une simple soustraction m’avisa que j’avais dévoré les six étages de la petite blonde en sept secondes, soit un peu plus d’une seconde par étage.

— Ce qui, entre nous, mon cher Cap, est un résultat splendide.

— Que je tâcherai de perfectionner encore.


  1. Dans le texte primitif, le nom de ces messieurs était inscrit tout au long. Mais depuis cette époque, l’un s’est vu infliger dix ans de réclusion, l’autre est entré dans les ordres. Comme c’est loin tout ça !
  2. Le whisky stone fence, autrement dit barrière de pierre de whisky n’est autre que d’excellent cidre sucré et frappé dans lequel vous ajoutez un verre d’irish ou de scotch whisky. On peut remplacer ces spiritueux par du calvados.
  3. C’est en effet, vers cette époque, que d’imprudentes spéculations sur la peau de musaraigne avaient amené Cap au seuil de la banqueroute.
  4. Bon réconfortant que le thunder : glace en petit morceaux, demi-cuillerée de sucre en poudre, un œuf entier bien frais et un verre à liqueur de vieux cognac, une forte pincée de poivre de Cayenne. Frappez, passez, buvez.