XXXVIII. Le marchand d’amour et de mort
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Léonora Galigaï revint rapidement au sens des choses et reprit aussitôt toute sa lucidité d’esprit. Elle se mit debout, et, immobile, jeta un long regard morne vers la porte par où Concini était sorti. Elle songeait :

"Ma vie dépend de ce que je vais décider. Je veux dire la vie de mon cœur, je veux dire la vie de mon amour, ce qui est ma vraie vie. À cette heure, il n’y a plus d’atermoiement possible avec moi-même. Il faut ou que je disparaisse humblement, comme je le disais à Concino, ou que je tente la manœuvre suprême."

Elle ajouta :

"Disparaître ! Moi !"

Et elle eut ce rire terrible et silencieux que dut peut-être avoir Charles Quint lorsque pour la première fois, la pensée de l’abdication se présenta à lui. Elle jeta un manteau sur ses épaules, descendit dans une petite cour isolée, sortit de l’hôtel par une porte bâtarde qu’elle était seule à fréquenter, et se mit à marcher d’un pas rapide vers la Seine. Léonora entra sur le Pont-au-Change et alla frapper d’une façon toute particulière à la porte de Lorenzo, qui ouvrit aussitôt. Qu’est-ce que Léonora venait faire chez celui qui avait tiré l’horoscope de Capestang et de Giselle, chez celui qui, au nom des puissances supérieures, avait déclaré : « Seul un roi peut sans danger toucher à Giselle d'Angoulême et au chevalier de Capestang ! » ? Léonora allait tenter ce qu’elle appelait la manœuvre suprême, Léonora allait essayer de tromper Dieu ! Elle jouait avec les astres qui sont le truchement de Dieu, les astres avaient parlé, comme jadis l’oracle de Dodone : elle allait essayer de tricher les astres !

"Salut à l’illustrissime signora, dit le nain après avoir cadenassé la porte.

— Lorenzo, dit Léonora en s’asseyant, sommes-nous bien seuls ?"

Le marchand d’herbes avait tressailli à la vue de sa visiteuse ; il était clair qu’il attendait ou du moins qu’il espérait sa venue, car son œil avait brillé de joie et un demi-sourire avait détendu ses lèvres pâles.

"Seuls ? fit-il. Votre seigneurie n’en doute pas. Seuls ! Ne le suis-je pas toujours ? Je suis à moi-même mon seul parent, mon seul ami, mon seul serviteur. Il n’y a pas d’autre moyen au monde d’échapper à la haine du parent, à la haine de l’ami, à la haine du serviteur. Vous savez comme moi que ces effrayants insectes qui composent l’humanité vivent dans la haine, par la haine, pour la haine."

Et Lorenzo laissa échapper ce petit cri aigre qui lui était habituel.

"Pourquoi me parle-t-il ainsi ? songea Léonora. Ainsi, vous êtes hors de l’humanité ?

— Oui, madame, dit Lorenzo.

— Et vous regardez ?

— Oui, madame : je regarde. C’est ma joie et ma fonction.

— Vous regardez... comme Dieu ?"

Léonora le considérait avec une sorte d’effroi religieux, ce nain, cet avorton de nature qui en voulait à la nature entière, comme parfois il arrive que des rachitiques en veulent à la mère qui les a mis au monde. Lorenzo, cependant, paraissait se plonger dans les sombres spéculations de quelque rêverie effroyable. Léonora, quelques minutes, garda le silence, puis elle reprit :

"Lorenzo, je viens au sujet de ce jeune homme et de cette jeune fille que tu sais."

Le nain tressaillit. Une inquiétude passa sur son front, rapide comme l’ombre projetée d’un nuage.

"Que voulez-vous savoir de plus que ce que je vous ai annoncé ? fit-il froidement.

— Tu m’avais promis de recommencer l’horoscope, murmura Léonora.

— Je l’ai recommencé : toujours même réponse, madame !"

Léonora pâlit. Elle abaissa sur le nain un regard de détresse et de supplication, comme si vraiment il eût été capable de changer le cours de ces étoiles où s’imprime « ce que la nuit des temps renferme dans ses voiles ».

L’astrologue sentait peser sur lui ce regard ; mais il ne levait pas les yeux ; il semblait méditer.

"Tenez, madame, dit-il au bout d’un silence, vous feriez mieux de renoncer à votre haine contre ces deux jeunes gens (il parlait d’une voix indifférente). Je crois que votre destinée sera brisée si vous vous entêtez à croiser la destinée du chevalier de Capestang et de Giselle d’Angoulême."

Léonora grinça des dents.

"Ainsi, murmura-t-elle tandis qu’un soupir atroce gonflait son sein, tu me donnes à choisir entre deux épouvantes, deux abîmes ! Si je tue Giselle, je mourrai et j’entraînerai Concino dans la mort. Si je ne la tue pas, je devrai assister impuissante et maudite à l’amour de Concino pour cette fille !"

Le nain haussa les épaules d’un air de commisération et garda le silence.

"Mais enfin, reprit tout à coup Léonora, comment et pourquoi cette funeste idée t’est-elle venue de tirer l’horoscope de ces deux êtres ? Malédiction ! Ne pouvais-tu laisser le secret de leur destinée dans les gouffres de l’éther astral !"

Lorenzo se mit à rire.

"Alors, vous croyez, illustre seigneurie, que si je n’avais pas consulté les astres, il y eût eu quelque chose de changé à cette destinée ? Autant croire qu’une maladie changera de cours parce que le médecin n’aura pas vu le malade.

— C’est vrai, c’est vrai, balbutia Léonora. Je deviens folle. Il n’y a que les faibles et les lâches qui aient peur de la vérité. Moi je n’ai pas peur, dût cette vérité me foudroyer. N’importe, Lorenzo, je veux savoir pourquoi tu as voulu savoir, toi.

— D’abord, madame, parce que je m’intéresse à vos faits et gestes. Je vous disais tout à l’heure que ma fonction c’est de regarder ce vaste déchaînement de haines qui tourbillonnent à la surface de la terre. Tenez, madame, il y a deux ans, un jour d’hiver, il m’est arrivé d’être pris par une tempête de neige dans une chaumière de manants au fond des bois. La forêt sanglotait, craquait, gémissait, hurlait. Les rafales passaient avec un long rugissement. Du fond du ciel noir se précipitaient les flocons éperdus, poussés par le hasard, enlacés en des tourbillons furieux, et je croyais voir la vie éphémère des hommes. Je ne sais pourquoi certains de ces flocons pourtant pareils aux autres, un peu plus étincelants peut-être, m’intéressaient plus que les autres. Je voulais savoir comment et où ils allaient tomber, et ce qui allait leur advenir. Ils tombaient comme les autres ; ils disparaissaient comme les autres, confondus dans le même immense linceul. Madame, vous êtes un de ces flocons, et cela m’intéresse de savoir où le tourbillon va vous porter. C’est pourquoi j’étudie la destinée de tous ceux qui entrent en conjonction avec la vôtre. C’est donc pour cela que l’idée m’est venue de titrer l’horoscope de ce jeune homme et de cette jeune fille ; c’est pour cela d’abord, et ensuite..."

Lorenzo s’arrêta court. Une flamme jaillit de dessous ses sourcils embroussaillés. Puis il baissa la tête, et un soupir gonfla sa poitrine.

"Achevez, palpita Léonora Galigaï qui, à écouter cet homme étrange, se sentait prise d’un vertigineux intérêt.

— Y tenez-vous beaucoup, madame ? dit le nain d’un accent douteux où il y avait menace et pitié.

— Oui, sans doute, dit Léonora qui frissonna comme à l’approche de quelque catastrophe.

— Au fait, murmura Lorenzo comme se parlant à lui-même, pourquoi pas ?... Vous saurez donc, madame, que justement ce jour où je m’égarai dans une forêt, je venais d’Orléans. Je fuyais Orléans. J’avais la tête perdue, l’esprit plein d’angoisse, le cœur débordant de dégoût. Ce qui vous explique pourquoi je m’en rapportai à mon cheval du soin de me diriger, et comment, surpris par un ouragan de neige, il me fallut chercher un refuge dans une chaumine de bûcherons. Cela se passait comme je vous l’ai dit, il y a près de deux ans, c’est-à-dire au mois de janvier 1615. Maintenant, si vous voulez savoir pourquoi je fuyais Orléans et pourquoi mon âme était pleine de dégoût, à déborder, comme un vase trop plein de fiel, je vous dirai que je venais de commettre une infamie, non pas un crime, non pas un meurtre, une chose vile, vous dis-je, une lâcheté."

Lorenzo frissonna. Ses yeux agrandis semblèrent chercher dans le vague d’une lointaine rêverie les éléments du récit qu’il débitait d’une voix morne. Il continua :

"Cela vous étonne, peut-être, ce que je vous dis là, madame, je suis marchand d’herbes. Les unes donnent l’amour. D’autres donnent la mort. On vient m’acheter ceci ou cela. Je n’ai rien à y voir. Il m’est arrivé de tuer, moi-même, à mes risques et périls. C’est mon droit. Mais ce jour-là je fus vil, je fus infâme, et je dus me demander si j’avais le droit de haïr l’humanité comme je la hais, puisque je devenais plus méprisable encore qu’aucun de ceux que je méprise.

— Qu’aviez-vous donc fait ? demanda Léonora.

— Vous allez le savoir. L’Ecclésiaste a dit : « Confessez-vous les aux autres. » Et vous le voyez, je me confesse. Donc, en ce mois de janvier 1615, je m’étais rendu aux environs d’Orléans pour mettre la main sur un précieux talisman, un manuscrit perdu depuis longtemps, et qui donnait diverses formules que j’avais vainement cherchées, durant une partie ma vie d’études. On ne m’avait pas trompé : je trouvai le manuscrit, ce n’était rien moins qu’un chapitre inconnu du fameux traité De vulgo incognitis, écrit tout entier de la main de l’illustre Martius Galeotti. Outre des considérations sur l’astrologie judiciaire, j’y trouvai en effet des méthodes appréciables au grand œuvre. Dans ma joie et dans ma hâte de tenter une application des formules, je ne pus me résigner à attendre d’être revenu à Paris, je louai une petite maison à Orléans et me mis au travail. J’ignore comment le bruit se répandit qu’il y avait un sorcier à Orléans Mais le neuvième soir de mon arrivée en cette ville, une nuit que mes fourneaux flambaient et que je me penchais sur mon creuset, ayant oublié le reste du monde, cette nuit-là, dis-je, mon logis fut envahi par une foule furieuse qui poussait des cris de mort. J’eus à peine le temps de me mettre en défense. Cette troupe ignorante et féroce se rua sur moi. En quelques instants, je fus à demi assommé, percé de coups. J’eus pourtant la force de m’enfuir en sautant par une fenêtre. Poursuivi, serré de près, affaibli par mes blessures, je courais au hasard et déjà je sentais le froid de la mort glisser dans mes veines, un brouillard flottait devant mes yeux, à quelques pas derrière moi j’entendais les hurlements de la meute, j’allais mourir ; une porte, tout à coup, s’ouvrit. Une femme apparut. Je tombai évanoui aux pieds de cette femme. Et lorsque je me réveillai, je me vis dans un bon lit, dans une chambre élégante et bien pourvue de meubles très riches."

Lorenzo se mit à rire avec une telle amertume que Léonora en eût comme un frisson de terreur.

"Et il y a des gens, fit-il, qui nient encore que les destinées des humaines se croisent selon les lignes voulues et tracées par une force mystérieuse et toute-puissante !

— Ce n’est pas moi qui le nie, mon bon Lorenzo, dit Léonora.

— Oui, vous êtes croyante parce que vous êtes douée d’une haute intelligence. Vous laissez au vulgaire la négation vulgaire. Écoutez, signora : cette maison qui s’était ouverte pour moi, c’était un des plus beaux hôtels d’Orléans qui en compte de si beaux et de si nobles. Cette femme qui m’avait sauvé, c’était la maîtresse de cet hôtel. Et telle était la vénération du peuple pour cette dame qu’elle n’avait eu qu’un signe à faire pour arrêter la fureur de ceux qui me voulaient tuer et la changer en pitié.

— Qui était cette femme ? demanda Léonora avec plus que de la curiosité. Et comment, ajouta-t-elle, lente et pensive, comment tout cela se rattache-t-il à la destinée de Concino ?

— Vous allez le savoir. Pendant douze jours, je fus soigné par les gens de la dame blanche : je l’appelais ainsi parce qu’elle s’habillait de velours blanc. Elle-même venait une fois par jour s’enquérir de mes besoins et de ma santé. C’est ainsi que je remarquai sa douceur, sa bonté, et surtout cette pesante tristesse qui semblait jeter un voile funèbre sur sa vie. Le treizième jour, j’étais guéri. Je pus sortir pour m’exercer à la marche. Et je résolus de partir le lendemain. A peine fus-je dehors que je me heurtai à quelqu’un qui paraissait étudier les abords de l’hôtel. Je reconnus à l’instant un grand seigneur à qui j’avais eu occasion de rendre quelques services.

— Qui était cet homme ? murmura Léonora sourdement.

— Vous allez le savoir. Pour le moment, appelons-le le marquis. Il me reconnut aussi et se montra fort joyeux de la rencontre. J’abrège, madame ; le marquis m’emmena souper en son hôtellerie, me raconta qu’il était amoureux de la dame blanche, à en perdre la raison et me demanda de composer quelque philtre d’amour comme je lui en avais fourni déjà à Paris. Que croyez-vous que je répondis, madame ? Le dernier des routiers, le plus féroce de ces manants qui m’avaient poursuivi, le bourreau lui-même, toute créature humaine enfin, eût répondu : « Monsieur, vous me demandez de vous aider à commettre une infamie contre une femme qui vient de me sauver la vie. Adressez-vous à quelque autre, je vous prie. » Mais moi, madame, je suis né pour la haine. Dans vos veines à vous, c’est du sang qui circule ; dans les miennes, c’est du fiel. A la demande du marquis, je me mis à rire, et je trouvai je ne sais quelle effroyable volupté à songer que j’allais causer le malheur de cette douce créature de Dieu, Voici donc ce que je répondis : « Monsieur le marquis, les philtres d’amour sont inutiles ici. J’habite l’hôtel de la dame blanche. Venez ce soir à minuit. Vous trouverez ouverte la porte du jardin. Vous tournerez autour de l’hôtel, à gauche. Contre la troisième fenêtre, vous trouverez une échelle que j’y aurai dressée. Vous n’aurez qu’à monter. Je trouverai le moyen d’entrer dans cette chambre et de vous ouvrir la fenêtre. Or, cette chambre, c’est celle de la dame blanche. Le reste vous regarde. » Le marquis m’embrassa, m’appela son sauveur, et me remit cinquante ducats d’or que j’empochai."

Lorenzo demeura quelques minutes pensif. Léonora s’était accoudée à une table, et la tête dans la main, les yeux fermés méditait.

"Tout se passa comme il avait été dit, reprit-il. J’ouvris la porte du jardin. Je plaçai l’échelle. Par un cabinet je trouvai le moyen de m’introduire dans la chambre où dormait la dame blanche, et j’attendis minuit pour ouvrir la fenêtre. La dame blanche dormait d’un sommeil agité. J’eus l’audace de m’approcher d’elle, et je vis qu’elle devait être en proie à quelque triste rêve, car des larmes roulaient entre ses paupières fermées. Cela me produisit une étrange impression, et, depuis, dans mes rêves à moi c’est toujours ainsi que je la vois, avec ses yeux fermés qui pleurent. Tout à coup, la fenêtre s’ouvrit violemment, quelques vitraux volèrent en éclats, le marquis sauta dans la chambre : dans ma contemplation, j’avais laissé passer l’heure, et lui s’était impatienté. La dame blanche se réveilla en sursaut. Le marquis s’avança pour la saisir... Et moi, je me mis à rire. On m’eût tué à ce moment-là, que je n’aurais pu m’empêcher de rire. Il doit y avoir en enfer des démons condamnés à rire. Je riais comme un de ces démons. Car ce que je voyais, c’était l’horreur elle-même, et je sentais mes cheveux se dresser."

Et Lorenzo, d’une voix plus basse, ajouta :

"En effet, c’étaient deux fantômes que j’avais devant moi. Le spectre de l’infamie. Le spectre de l’épouvante. Jamais je n’ai vu de visage humain plus convulsé que celui du marquis dans cette minute où sa main s’abattit sur l’épaule à demi nue de la dame blanche. Et jamais je n’ai vu un visage exprimer plus absolument l’horreur que celui de cette femme. Tout à coup, madame, le marquis recula. Il lâcha prise, et je vous dis qu’il recula jusqu’au milieu de la chambre. Que lui arrivait-il ? Simplement ceci, madame, qu’au moment où sa main touchait l’épaule de celle qu’il voulait emporter, la dame me regarda un instant. Et dans cet instant terrible, je vis sa figure se modifier. L’harmonie des traits se brisa. Et la dame blanche éclata de rire, d’un rire que j’entendrai toute la vie, d’un rire tout pareil à celui qui me secouait moi-même, écho funèbre d’un rire de damné, et j’entendis le marquis murmurer d’une voix d’épouvante : Folle ! C’était vrai, madame : la dame blanche était devenue folle. Le marquis recula, comme je vous l’ai dit. Il enjamba la fenêtre et disparut. Et moi, hagard, les cheveux hérissés, je courus aussi à l’échelle ; et me mis à descendre, et là-haut, j’entendais toujours ce rire de la folle qui me glaçait. Je me jetai hors de l’hôtel. Et je m’enfuis."

Lorenzo, avec une sorte de tranquillité, acheva :

"La dame blanche, madame, s’appelait Violetta, duchesse d’Angoulême. Quant au marquis, eh bien ! c’était le marquis d’Ancre, votre illustre époux."

Léonora n’eut pas un tressaillement, soit qu’elle eût déjà deviné les noms des personnages qui s’agitaient dans le récit de Lorenzo, soit qu’une infidélité de plus chez Concini ne fût pas pour l’émouvoir, soit enfin qu’elle fût assez maîtresse de ses sensations pour n’en rien laisser paraître.

"Ainsi, dit-elle sourdement, Concino a aimé la mère avant d’aimer la fille !

— Et n’ayant pu avoir la mère, il veut la fille", dit Lorenzo.

Le nain leva les yeux sur Léonora Galigaï comme pour juger l’effet que son récit avait pu produire sur elle. Mais elle était impénétrable. Si son cœur était déchiré, si elle éprouvait quelque vertige de jalousie à la pensée que Concino avait aimé la mère comme il aimait la fille, elle seule eût pu le dire. Seulement, elle demanda :

"Est-ce tout Lorenzo ?

— Non, madame, dit le nain. Tout ce que je viens de vous dire n’est rien, si je ne vous dis pas la fin. C’est un tableau qui pour vous demeurera dans l’ombre si je ne l’éclaire. Voici maintenant la lumière. Écoutez ! Giselle d’Angoulême, fille de celle qui m’a sauvé la vie, a été un soir jetée à la Seine. Vous le savez peut-être ?"

Léonora tressaillit.

"Peu importe ! fit-elle d’une voix rauque.

— Oui, peu importe. Mais voici ce qui importe : Elle fut sauvée. Sauvée par un homme qui ne la connaissait pas, ne l’ayant jamais vue. Sauvée donc par un homme qui ignorait comment s’appelait celle qu’il sauvait. Je puis même ajouter qu’il la sauva malgré lui, involontairement, qu’il ne fut qu’un instrument. Cet homme, c’est moi, madame !"

Léonora cette fois, laissa échapper une sourde imprécation et ses yeux agrandis par l’effroi se fixèrent sur Lorenzo qui, paisiblement, continua :

"Un autre soir, madame, j’entendis sous mes fenêtres un grand bruit d’épées entrechoquées, et je vis un homme attaqué par huit ou dix autres. Cet homme, je ne le connaissais pas. Je ne l’avais jamais vu. Cent fois j’avais assisté à des scènes pareilles sur le Pont-au-Change. Toujours, j’avais tranquillement refermé ma fenêtre. Cette fois, madame, sans savoir pourquoi, sans me demander quelle force inconnue me poussait, je descendis, je me ruai sur la porte que j’entrouvris au moment où l’homme allait succomber. Il entra. Il fut sauvé. Deux minutes plus tard, je sus son nom par ceux-là même qui voulaient le tuer. Et ceux-là, madame, c’étaient les gens de monseigneur votre époux ! Et l’homme que je venais de sauver malgré moi, c’était celui qui est aimé de Giselle d’Angoulême... c’était le chevalier de Capestang !"

Un gémissement, cette fois, râla dans la gorge de Léonora. D’un geste lent et majestueux, le nain étendit les bras et posa sa main sur son astrolabe placé près de lui sur une table. Et il murmura :

"Fatalité, madame, ou providence, comme vous voudrez. Supérieure puissance qui règle les actions des hommes. Si jamais des doutes avaient pu me venir sur la vérité éternelle de la science des astres, comprenez-vous que ces doutes se seraient dissipés comme un de ces vains brouillards parfois cachent les objets de la nature à notre vue alors que pourtant ces objets n’en existent pas moins ? Car pourquoi est-ce moi et non un autre qui a sauvé cette jeune fille, puis sauvé celui qu’elle aimait ? Comprenez-vous, maintenant, dites, comprenez-vous pourquoi je me suis hâté de tirer l’horoscope de Giselle et du chevalier ?"

Léonora Galigaï ne répondit pas. Elle méditait. Oui, comme Lorenzo, plus que Lorenzo même, elle croyait aveuglément à cette fatalité qui conduit les êtres, les pousse où elle veut. Oui, elle croyait fermement que les lois immuables des destinées humaines sont inscrites sur la voûte céleste. Oui, elle savait qu’il est impossible de résister aux ordres super-terrestres. Mais quoi ! Où était alors le libre arbitre ? Et qui distinguait l’être génial aux idées fécondes, à l’esprit de vaste envergure, de la brute incapable de se diriger ? Est-ce que ce libre arbitre ne consiste pas justement à feindre d’obéir… à obéir en apparence ? à agir à son gré, c’est-à-dire selon ses intérêts, tout en obéissant ?

N’est-ce pas en cela que réside l’intelligence humaine ?

"Madame, reprit Lorenzo qui étudiait attentivement cette physionomie de sphinx, vous savez quel intérêt passionné vous m’inspirez. Je vous ai prédit vos hautes destinées. Dès que j’aperçois au ciel quelque conjonction défavorable à vos projets, je me hâte de vous en prévenir. C’est pourquoi je vous ai communiqué l’horoscope de Giselle d’Angoulême et du chevalier de Capestang. C’est pourquoi, ayant recommencé horoscope en m’entourant des éléments plus précis que vous-même m’avez apportés, ayant selon vos ordres interrogé les astres, je vous répète encore : Renoncez, madame, à votre haine contre ces deux jeunes gens !

—Renoncer ! murmura Léonora. C’est-à-dire renoncer à ma propre vie ! Lorenzo, tu connais Concino. Il ne renoncera pas, lui ! Tant que Giselle vivra, sa passion à lui vivra, plus exaspérée de jour en jour. Au contraire, si elle meurt, tu sais que, après le grand éclat d’un désespoir violent et rapide aussi comme un incendie, Concino ne pensera pas plus à Giselle qu’il ne pense maintenant à celles qui sont mortes… Il faut donc que Giselle meure. Et pourtant je n’ose pas. Tu dis que tu as lu dans les astres...

— J’ai lu, madame, que quiconque touchera soit à Giselle d’Angoulême soit à Adhémar de Capestang sera brisé comme verre, pulvérisé, foudroyé.

— Oui ! dit Léonora en hochant la tête. Et c’est cela qui m’arrête depuis un mois que je les tiens tous les deux en mon pouvoir. Mais tu as lu aussi qu’un roi peut, sans danger, donner l’ordre de les mettre à mort, pourvu qu’aucune main humaine ne soit directement cause de la mort ?"

Le nain garda le silence, stupéfié par ces mots qui venaient d’échapper à Léonora :

"Depuis un mois que je les tiens en mon pouvoir..."

Lorenzo éprouvait une sorte de douleur qui l’étonnait et l’emplissait de doute. Pourquoi cette douleur ? Parce que Giselle et Capestang étaient au pouvoir de Léonora ?

"Après tout, grondait-il en lui-même, qu’est-ce que cela peut me faire, à moi ? Est-ce que je les connais ? Est-ce que ma fonction sur terre n’est plus de regarder le mal qui se fait et de m’en réjouir ? Et même, si je me crois obligé de réparer l’infamie d’Orléans, n’ai-je pas assez fait en sauvant l’un après l’autre cette jeune fille et ce jeune homme ? Puisqu’ils sont au pouvoir de Léonora Galigaï, que leur destinée s’accomplisse !"

Et, tandis qu’il s’affirmait ainsi son indifférence, Lorenzo devinait, presque avec une religieuse horreur, qu’il lui était impossible de ne pas chercher à sauver Giselle et Capestang. Pourquoi ? Oui, pourquoi l’homme de la haine, dans le moment même où il abandonnait ces deux êtres à leur destinée, se disait-il : « Le seul moyen de les sauver maintenant, c’est de bien persuader Léonora que les astres lui défendent de les tuer. Dès demain je chercherai le moyen de les arracher à cette femme » ?

Pourquoi cet homme qui haïssait l’univers éprouvait-il une douloureuse angoisse à la pensée que Giselle et Capestang pouvaient succomber ? Était-ce une idée de réparation ? Était-ce le remords de ce qui s’était passé à Orléans ?... Lorenzo ayant sauvé malgré lui Giselle et Capestang voulait maintenant les sauver volontairement. Le fond de sa pensée, depuis qu’il avait communiqué à Léonora l’horoscope vrai ou faux, tenait dans ces mots :

"Si je les laisse mourir, je perds ma rédemption. J’ai le droit de haïr le reste de l’univers si je sauve ces deux-là !"

À la question de Léonora Galigaï, Lorenzo répondit donc :

"Aucune main ne peut causer directement la mort de Giselle et de Capestang.

— Ainsi donc, on ne peut, sans s’exposer à une catastrophe, les frapper par le fer ?

— Non, madame. Ni les faire périr par l’eau ou par le feu.

— Ni les empoisonner ?

— Non, madame... Ni les faire mourir par la faim et la soif.

— Et si quelqu’un peut ordonner leur mort, il ne peut employer aucun des genres de mort qui exigent le geste de la main humaine ?

— Je l’ai dit, madame. Et c’est la vérité.

— Et, dans tous les cas, la personne qui ordonnera la mort ne peut être qu’un roi ?

— Sûrement, madame ! dit Lorenzo, persuadé que Louis XIII ne donnerait jamais un pareil ordre.

— Un roi, reprit lentement Léonora comme en rêve. Il faut que la pensée de mort parte d’une tête couronnée."

Lorenzo, plongé dans sa méditation, répondit distraitement :

"Oui, madame, d’une tête couronnée. Du moins, je ne pense pas que même un de ces sages de la Chaldée qui ont émis les principes de la divine science eût pu tirer un autre pronostic des conjonctions que j’ai étudiées."

Les yeux noirs de Léonora jetèrent une lueur funèbre. Son visage livide se colora légèrement. Elle comprima son sein de ses deux mains et se leva comme pour empêcher l’astrologue d’ajouter un mot de plus. Seulement elle déposa sur la table une bourse pleine d’or et dit en souriant :

"Tiens, Lorenzo, prends ces cinquante ducats. C’est la somme que Concino t’a donnée pour l’aider à tuer la duchesse d’Angoulême. Car la folie, n’est-ce pas la mort ?

—C’est vrai, madame, dit le nain en frissonnant.

— Il est donc juste, reprit-elle, que je te donne la même somme en récompense de l’horoscope qui sauve Giselle d’Angoulême de tous les genres de mort connus et me sauve moi-même en m’apprenant que, seule, une tête couronnée peut concevoir l’ordre de mort."

Sur ces mots, elle sortit rapidement, laissant l’astrologue tout pensif. Dehors, elle poussa un long soupir de joie furieuse et gronda :

"Maintenant, je les tiens tous deux, puisque je sais comme je puis les faire mourir sans danger pour Concino et que je connais la tête couronnée qui donnera l’ordre."