XXXIV. La fortune de Capestang
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Ce fut ainsi que Condé fut arrêté dans ce Louvre où, quelques heures auparavant, il se croyait sûr de pouvoir entrer en maître. Vitry le remit aux mains du marquis de Thémines qui, avec une vingtaine de gentilshommes attendait dans l’antichambre la fin de cette scène. Thémines emmena le prince sous escorte et le fit monter dans un carrosse fermé : une demi-heure plus tard, Henri II de Bourbon, prince de Condé, n’était plus que le numéro 14 de la tour du Trésor, à la Bastille.

Vitry était sorti en jetant un étrange regard à Capestang. Sur un signe Louis XIII, Luynes sortit à son tour, et il eut le même coup d’œil oblique vers le chevalier. Dans ce double regard, Capestang put lire toute l’envie qu’il inspirait. Le vieux maréchal d’Ornano, qui, le dernier quitta le cabinet royal, lui murmura à l’oreille :

"Jeune homme, si vous ne sortez pas d’ici grand favori, je vous conseille de fuir Paris à franc étrier et de mettre une bonne centaine de lieues entre votre poitrine et les poignards qui vont s’aiguiser."

Et, se tournant vers le roi :

"Sire, ajouta-t-il avec une sorte de rudesse, ce n’est pas M. de Condé qu’il fallait arrêter.

— Ah ! ah ! Et qui donc ? Voyons, parle, mon vieil ami. Qui fallait-il arrêter ? Guise ? hein !

— Non, sire : Concino Concini !" dit froidement le maréchal qui s’inclina et puis s’éloigna lentement, comme s’il eût attendu, espéré un cri, un ordre.

Mais le roi demeura muet. Le maréchal sortit en haussant les épaules. Pour la deuxième fois, Louis XIII et Capestang se trouvèrent seuls en présence. Mais cette fois, c’était l’aventurier qui était soucieux et le roi qu était radieux. Louis XIII entendait encore résonner ces mots qu’il avait criés d’une voix qui l’avait étonné lui-même : « Capitaine, arrêtez le prince ! » Son premier acte de roi ! Le premier geste de sa puissance ! Ainsi donc, il avait commandé. Et on lui avait obéi ! Il avait suffi d’un éclat de sa voix pour qu’un prince du sang fût saisi et jeté dans un cachot. Il avait suffi de ce geste royal pour que Paris en émeute, Paris en ébullition, pareil à une mer démontée, s’apaisât.

Ces pensées agitaient cet adolescent de quinze ans et le remplissait d’orgueil. Il était pareil à ces enfants à qui on vient de remettre un jouet compliqué et qui s’étonnent de le voir fonctionner lorsqu’ils poussent un ressort, et s’émerveillent du résultat sans comprendre le mécanisme. Louis XIII contemplait Capestang avec la même reconnaissance admirative de l’enfant pour celui qui lui a apporté le jouet.

"Tout d’abord, fit le roi, parlez-moi de cette compagnie de cinquante gardes que mon cousin de Condé avait réussi à armer, d’après ce que M. de Luçon est venu nous dire dans la soirée.

— Tenez, sire, dit Capestang, j’aime mieux vous raconter les choses telles qu’elles se sont passées depuis le moment où, rue de Vaugirard, j’ai rencontré Cogolin.

— Cogolin ? Qu’est-ce que Cogolin ?

— Mon écuyer, sire. Eh bien, donc, voici l’histoire depuis son début. Cela se passe, sire, dans une pauvre auberge de la rue de Vaugirard, qui...

— Attendez, chevalier ! interrompit tout à coup Louis XIII qui frappa du marteau sur un timbre, à trois reprises. Peut-être serons-nous mieux, pour raconter et écouter, dans la salle à manger."

Louis XIII, depuis un instant, cherchait quelle preuve d’amitié il pourrait bien donner au chevalier qu’il avait humilié du nom de Capitan et qu’il voyait tout embarrassé comme s’il lui eût gardé quelque rancune. Le signal que venait de donner le roi correspondait sans doute à un ordre habituel et déjà connu, mais ce soir-là, l’ordre fut interprété avec une magnificence spéciale. En effet, au bout de quelques minutes, la porte s’ouvrit à double battant, et Capestang effaré vit entrer un officier en grande tenue, l’épée au poing, qui cria :

"Les viandes de Sa Majesté !"

Derrière l’officier, quatre hallebardiers. Derrière les hallebardiers, quatre officiers de la bouche portant une table. Derrière la table, quatre autres hallebardiers. Les officiers de la bouche déposèrent la table au milieu du cabinet. Les hallebardiers se rangèrent le long des murs où ils s’immobilisèrent, pareils à des cariatides. La table supportait, par-dessus sa nappe éblouissante, les couverts étincelants, les gobelets d’or, deux candélabres à six flambeaux de cire, des flacons de cristal où rutilaient les rubis des vieux vins de Bourgogne et toute une variété de plats recouverts de leurs cloches d’argent.

Capestang demeura stupéfait de cette fastueuse mise en scène, et, involontairement, le souvenir s’évoqua en lui de cette caisse renversée sur laquelle, au fond du grenier, Cogolin lui avait servi un de ces succulents jambons qui doublent l’appétit et triplent la soif. Pourtant, comme il avait grand-faim, il jeta un regard d’envie sur la splendide table, renifla les parfums qui s’en dégageaient, soupira et songea :

"C’est tout de même une glorieuse chose que la royauté. Si j’étais roi, Je pourrais m’asseoir à cette table et tâter un peu de ces mets qui doivent être royaux, puisqu’on les habille d’argent. Mais je ne suis que le chevalier de Capestang... Bah ! je regarderai le roi manger, il paraît que c’est un grand honneur, et puis cela me donnera de l’appétit."

Si Capestang fut étonné, il y eut quelqu’un de plus étonné que lui : et ce quelqu’un c’était le roi ! Jusque-là, quand il demandait son dîner ou son souper, on le conduisait dans une salle à manger où il s’asseyait devant une table assez mal servie. Un instant, Louis XIII demeura tout pensif devant ces honneurs auxquels il n’était pas accoutumé.

"Pourquoi m’apporte-t-on mon souper ici ? demanda-t-il. Et pourquoi avec ce cérémonial ?

— Sire, répondit une voix soyeuse et caressante, en ma qualité de surintendant du palais, c’est moi qui ai donné l’ordre d’apporter ici la table de Sa Majesté. Et quant au cérémonial, c’est celui dont on usa toujours l’égard des grands rois !"

Et Louis XIII vit s’incliner devant lui celui qu’Ornano lui conseillait d’arrêter : Concino Concini ! Capestang avait tressailli. Un frisson de colère le secoua. Presque malgré lui, il porta la main à la garde de sa rapière. Mais déjà Concini, sans paraître l’avoir vu, sortait à reculons, tout courbé, marche et attitude ne formant qu’une longue révérence jusqu’à ce qu’il eût disparût. Louis XIII, d’un geste, ordonna aux hallebardiers et officiers de bouche, de sortir également.

"Mais, sire, observa respectueusement le lieutenant de garde, qui servira Votre Majesté ?

— Bah, monsieur ! je ferai comme mon père le soir de la bataille d’Arques : je me servirai moi-même ! Mettez-vous là, devant moi, monsieur le chevalier, et soupons, car vous devez mourir de faim, et moi j’enrage."

Le bruit se répandit aussitôt dans le Louvre que le roi faisait familièrement manger à sa table le jeune chevalier de Capestang et, dès lors, plus d’un gentilhomme se mit à guetter la sortie du nouveau favori pour lui faire sa cour. Concini avait rapidement franchi deux ou trois salles. Il était livide. Comme dans ses crises de fureur, ses lèvres moussaient.

"Va, gronda-t-il, va, misérable fier-à-bras, intrigant ! sacripant ! Capitan ! Soupe à la table du roi ! cette nuit, tu souperas à la table du diable, ton patron !"

Au palier du grand escalier, il trouva Rinaldo qui l’attendait.

"Tout est-il prêt ? demanda Concini.

— Jugez-en, monseigneur : Montreval et Bazorges dans l’antichambre. Louvignac dans le bas de l’escalier. Pontraille dans la cour. Et moi ici pour surveiller à la fois l’escalier et l’antichambre. À la porte du Louvre, Chalabre avec vingt gaillards dont le moindre en est à son trois ou quatrième coup de poignard. Cette fois nous tenons le drôle, il ne nous échappera pas !"

Concini, d’un signe de tête, approuva ce dispositif d’une embuscade qui semblait dressée contre quelque fabuleux géant. Cependant, celui qui était menacé par ces formidables préparatifs, celui contre qui Concini avait jugé que trente assassins ne seraient pas de trop, s’inclinait à ce moment, pâle d’orgueil, devant Louis XIII.

"Quoi, sire ! M’asseoir à la même table que Votre Majesté !"

C’était un honneur que Louis XIII n’avait encore fait à personne et qu’il devait peu prodiguer. Le pauvre chevalier à qui M. de Trémazenc son père avait raconté qu’il avait été un jour admis à l’honneur de regarder manger le roi croyait faire un beau rêve de fortune et de gloire. Il finit par prendre place sur le siège que Louis lui désignait, et alors, il se redressa comme s’il eut conquis le monde, et jugeant que la meilleure manière de remercier son hôte était de se montrer bon convive, il se mit à dévorer.

Louis se taisait, écoutait, et grignotait à peine, ayant l’esprit malade malgré Hérouard ou peut-être à cause d’Hérouard. Quant à Capestang, il attaqua à belles dents une tranche de chevreuil, et, en même temps, à grand renfort de verbes sonores, un récit tout flamboyant que le roi entendit en frémissant d’enthousiasme. Le chevalier parla donc pour deux, mangea comme trois, et but comme quatre. Lorsque le souper fut achevé, lorsque se termina ce récit le roi, longuement, il contempla l’aventurier qui, d’un dernier geste, illustrait sa narration.

"C’est magnifique ! s’écria-t-il enfin. Cette traversée de Paris avec Condé à votre bras ! Ce nom de Condé jeté aux bourgeois du Pont-Neuf ! Et ce double duel, là-bas, dans l’auberge ! Et vous dites que vous n’avez reconnu aucun des gentilshommes qui devaient endosser les costumes ?

— Non, sire : aucun ! dit Capestang.

— Quel dommage ! Mais ce qu’il y a encore de plus beau dans tout cela, c’est l’histoire des costumes cachés dans la cave. Cela vaut l’histoire des fameux camions de peinture !

— N’est-ce pas, sire, que c’était bien imaginé ? fit naïvement le chevalier.

— Ah ! j’en rirai longtemps, rien qu’en me figurant la mine désappointée des cinquante !

— Et moi, sire, j’en ris déjà ! fit Capestang qui en effet éclata. Et puis, ajouta-t-il, j’ai pensé que Votre Majesté aurait là cinquante costumes tout trouvés pour ses gardes. C’est une économie, cela !

— Je vous les achète ! fit vivement le jeune roi. Sans doute ! ajouta-t-il en voyant l’étonnement du chevalier, ces costumes sont à vous ; c’est une prise de guerre. Eh bien ! je vous les achète."

Capestang réfléchit une minute, puis répondit :

"Soit, sire. Je vous vends mes costumes. Ou plutôt, je vous les échange.

— Contre quoi ? fit Louis XIII en souriant.

— Contre un costume ! dit gravement le chevalier.

— Ah ! Ah ! s’écria le roi. (Il va me demander un grade, songea-t-il. Ma foi, il l’aura !) Et quel costume voulez-vous que je vous donne contre les cinquante que vous me vendez ?

— Celui du prince de Condé, répondit Capestang. (Le roi fronça le sourcil.) Seulement, sire, comme je vous offre cinquante pour un, il sera juste, il sera légitime, qu’avec le costume vous me donniez le prince par-dessus le marché. (Louis XIII se leva d’un brusque mouvement, Capestang en fit autant.) Je vois, sire, que vous hésitez, que vous méditez. Ce que je vous demande, est pourtant peu de chose.

— Un prince ! peste…

— Un homme, sire ! fit Capestang qui se grandit, un homme comme moi.

— Et qu’en voulez-vous faire ! s’écria Louis irrité, effaré, stupéfait devant l’étrange marché.

— Lui rendre la liberté, sire !

— Jamais ! gronda Louis XIII dont le visage pâle s’empourpra. Vous avez acquis ce soir des droits à ma reconnaissance. Mais vous en abusez et votre demande me fait concevoir d’étranges soupçons."

Soupçon ! Louis XIII venait de prononcer le grand mot qui domina sa pensée. Toute sa vie ne fut qu’une chaîne de soupçons. Il fut un soupçon vivant.

"Sire, fit Capestang, avec une simplicité qui faisait un violent contraste avec son habituelle abondance de gestes, il y a pour moi quelque chose de pire que d’être suspect à moi-même. Vous m’avez nommé Chevalier du roi. Et moi, misérable, je suis descendu au rôle de chevalier du guet. Si lorsque j’ai arrêté le prince et que je lui ai ordonné de venir au Louvre vous faire sa soumission, il m’a suivi de bonne grâce, parce que je lui ai dit : « Ne craignez rien, je réponds de vous ! » Le prince est à la Bastille, et j’ai donc manqué à ma parole. Sire, rendez-moi mon prisonnier, ou je vous jure que je démolirai la Bastille pour l’en faire sortir !"

Louis XIII haussa les épaules, éclata d’un rire aigre, et…... pour la deuxième fois, murmura :

"Capitan !"

Et cette fois encore, Capestang vacilla sous le coup ! Son exaltation tomba, les ailes brisées ! Il se vit ridicule, il vit qu’il prêtait à rire, lui qui avait rêvé de faire trembler ! Pauvre chevalier ! Il était tout bonnement sublime de naïveté. Le voyant si abattu, le petit monarque résolut de compléter sa victoire, et, d’une voix mauvaise :

"La Bastille ! Prenez garde d’y être enfermé vous-même !" grinça-t-il.

Mais ce fut le coup de fouet qui, dans la cage, accule le lion, la gueule ouverte, la griffe dehors, la patte dressée pour déchirer, fracasser… En deux pas rapides, il rejoignit le roi, qui se dirigeait vers la porte comme pour jeter un ordre ; il se pencha, se baissa sur lui comme pour lui faire comprendre combien il était petit et gronda :

"Moi à la Bastille ! Osez donc, oser cela, sire ! Tenez ! si vous voulez j’ouvre cette porte ! j’appelle ! Et je crie ! « Messeigneurs, qui de vous veut conduire à la Bastille celui qui ce soir a sauvé la monarchie et le roi Louis ! »"

Le roi recula... Il tremblait de fureur, il bégayait. Capestang acheva :

"J’ouvre la porte, sire ! Je traverse vos antichambres sans hâte. Je m’en vais. Je ne ferai pas un pas plus vite que l’autre. Vous êtes le roi. Vous êtes le maître... faites-moi arrêter !"

En même temps, il ouvrit la porte, et, la tête très haute, l’œil fulgurant, la lèvre frémissante, le poing sur la hanche, d’un pas lent et rude et insolent, il traversa la foule des courtisans qui s’écartaient devant lui, souriaient, saluant très bas le nouveau favori, saluant la fortune de Capestang !


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La porte du cabinet royal était restée grande ouverte. Louis XIII avait fait un pas en avant pour crier l’ordre… la voix s’étrangla dans sa gorge... il porta les deux mains à sa collerette de dentelle comme si ce faible poids l’eût étouffé, il recula, livide, les yeux exorbités, et alla tomber sur un fauteuil. A ce moment, dans l’encadrement de cette porte, apparut une tête pâle et convulsée... Et Concini, qui venait de voir passer Capestang, Concini qui flairait quelque grave événement, Concini qui avait entendu des éclats de voix, jeta sur Louis XIII un long regard.

"Dieu me damne ! cria-t-il. Le roi s’affaiblit !"

Et il se précipita, en même temps que dans les antichambres éclatait un tumulte. En deux bonds, Concini fut près du roi qui, à ce moment, ouvrait les yeux.

"Hérouard ! hurla le maréchal. Qu’on appelle Hérouard ! Sire ! Sire ! Qu’avez-vous ? Que s’est-il passé ?

— Cet homme ! murmura le roi.

— Capestang ! gronda Concini d’une voix de joie terrible.

— Il m’a insulté. Qu’on l’arrête !

— Insulté ! Il a insulté le roi ! Eh bien sire, vous allez voir de quoi est capable le maréchal d’Ancre quand on insulte son roi !

— Arrêtez-le, amenez-le-moi, murmura Louis XIII, mais... ne lui faites pas de mal !"

Mais déjà Concini s’était élancé. Et tandis que bruissait le murmure des courtisans empressés à montrer leur douleur, tandis qu’Hérouard préparait sa lancette pour saigner le roi, celui-ci songeait :

"Est-ce que la reine aurait raison ? Est-ce que Concini serait le plus dévoué de mes serviteurs ?"

Vingt gentilshommes, à ce mot : « Qu’on l’arrête ! » avaient mis l’épée à la main et s’étaient jetés à la suite de Concini. Dans l’antichambre, il les arrêta d’un geste furieux.

"Ces imbéciles, gronda-t-il en lui-même, le ramèneraient au petit roi, qui ne demande qu’à pardonner... Messieurs, l’épée au fourreau, s’il vous plaît. Et que personne ne bouge ! Cette affaire me regarde, moi, moi seul ! Nul que moi ne peut mettre sa main au collet de l’insulteur de la majesté royale."

Il se rua, laissant les courtisans stupéfaits de son audace et de son dévouement. Dans la cour, Rinaldo attendait en grommelant :

"Eh bien ? haleta Concini.

— Il passe le pont-levis. Nos hommes sont sur lui et ne le perdent pas de vue. Faut-il sonner l’hallali, monseigneur ?

— Pas encore. Laisse-moi faire. En route !"

Et se penchant sur Rinaldo, il ajouta avec un calme sinistre :

"Coûte que coûte, il me le faut vivant !"