XV. Rêve de Capestang
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Nous reviendrons au marquis de Cinq-Mars aux pas agités duquel nous allons nous attacher. Cinq-Mars, donc, après avoir quitté la Pie Voleuse avait recommencé sa recherche enragée ; mais cette fois il prit au trot la route de Paris. Comme il venait de dépasser trois cavaliers masqués auxquels, tout à ses projets de vengeance, il ne prêta aucune attention, il entendit sur sa droite un hennissement sonore, et, ayant porté ses yeux du côté d’où venait cette sorte d’appel, il vit un cheval qui, le cou tendu, le regardait passer, et non loin de la bête, au pied d’un arbre, un homme profondément endormi. Cinq-Mars poussa un cri terrible et sauta à terre en hurlant :

"Sang-Dieu ! Tête-Dieu ! Tripes du diable ! C’est le sacripant ! C’est le Capitan !"

Il paraît que le chevalier dormait en toute conscience, car à cette bordée de jurons avec lesquels il était d’usage d’aborder un ennemi, selon la tradition homérique, à ces féroces interjections, il ne répondit que par le soupir paisible de l’homme qui voyage au pays des heureux songes. Cinq-Mars mit l’épée au vent et battit furieusement le sol de ses appels de pied.

"Hé là ! Hé là ! Monsieur ! Éveillez-vous, s’il vous plaît ! Debout ! que je vous embroche ! Hé là ! M’entendez-vous, traître, perfide, éveillez-vous, monsieur de Capestang !

— Ah ! Ah ! fit une voix près de Cinq-Mars, c’est là le Capestang en question ? Voyez, monseigneur, le beau profil de sacripant..."

Et Laffemas montrant à Richelieu le chevalier endormi et Cinq-Mars ivre de rage, la rapière au poing, ajouta avec un ricanement de ses lèvres minces :

"Je crois que nous allons assister à une jolie algarade. Vous voyez que j’avais raison, monseigneur, et que nous avons bien fait de suivre l’écervelé."

À ce moment Capestang ouvrait un œil. Son premier regard tomba sur la figure blafarde de Laffemas et sur la figure sombre de Richelieu qui se reculaient dans un renfoncement de feuillage, et il frissonna.

"Debout, traître ! hurla Cinq-Mars. Défends tes oreilles !"

Capestang ouvrit l’autre œil. Son deuxième regard tomba sur l’épée Cinq-Mars qui jetait des éclairs, et il sourit. Dans le même instant, il fut debout, se secoua, mit le chapeau à la main et dit :

"Eh quoi, marquis, est-ce vous qui menez tout ce tapage ? Corbacque ! je ne vous pardonnerai de ma vie. Vous m’éveillez au plus beau de mon rêve.

— En garde ! vociféra Cinq-Mars. Défendez-vous ou, par le Dieu vivant, je vous cloue à cet arbre d’un coup d’épée !

— Oh ! fit Capestang, vous tenez donc bien à recevoir la leçon que j’étais venu vous offrir chez vous et que vous avez eu la prudence refuser ?"

En même temps, d’un geste flamboyant, il tira sa longue rapière tomba en garde. Les deux fers se croisèrent, cliquetèrent, fulgurèrent, tic-tac ; cela dura deux secondes. L’épée de Cinq-Mars sauta en l’air, alla retomber de dix pas, et Capestang, appuyant la pointe de sa rapière sur le bout de sa botte, se tourna vers Laffemas et Richelieu, tandis que son adversaire, avec un cri de rage, courait ramasser son arme.

"Monsieur de la Triste-Figure, dit le chevalier, et vous aussi, mon gentilhomme aux yeux de chat qui guette la souris, vous êtes sans doute les témoins du petit marquis. Ne vous gênez pas. Flamberge au vent messieurs, et me chargez, si vous l’osez !

— Ah ! misérable bravache ! rugit Cinq-Mars en se ruant sur lui et lui portant botte sur botte. Vantard ! Capitan de comédie ! À ton tour ! prends celle-ci !

— Je pare ! riposta Capestang de sa voix de trompette. (Car le sang montait à la tête et déjà il reprenait son attitude de matamore.) Je pare, corbacque ! (Et il para d’un rude cinglement.) Capitan ! Oui, vrai Dieu ! Capitan ! Je vous l’ai déjà dit sur les bords de la Bièvre ! Mais pour te combattre, moucheron, c’est une latte de bois qu’il me faudrait !

— Tu n’oses attaquer ! rugissait Cinq-Mars.

— J’ai peur de te fatiguer le poignet ! cinglait Capestang. Tiens, petit, repose-toi ! (Pour la deuxième fois, l’épée de Cinq-Mars sauta.) Allons messieurs, en ligne ! en garde ! Vous ne serez pas trop de trois pour attaquer un Capestang !

— Capestang ! gronda une voix. Lui ! Enfin !"

En même temps, un cavalier masqué, suivi de deux compagnons masqués aussi, apparaissait, sautait à terre, courait à Cinq-Mars qui se précipitait encore avec la furie du désespoir décuplé par la honte, le saisissait à pleins bras et lui disait quelques mots rapides à voix basse.

"Monseigneur ! supplia Cinq-Mars en résistant.

— Je le veux ! S’il me tue, vous foncerez, mon fils, et vengerez le duc d’Angoulême.

— Soit, monseigneur. Allez donc, puisque vous m’ordonnez de vous céder mon tour.

— Allons, allons ! grondait Capestang. Avancez, arrivez ! Trois et trois font six ! Trois pour un Capestang, ce n’était pas assez. Six, cela commence à bien faire !

— Moi seul ! dit le cavalier masqué en s’avançant. Monsieur, vous êtes bien le chevalier de Capestang ?

— Adhémar de Trémazenc, chevalier de Capestang, oui, monsieur. Et vous ?

— Mon nom ne peut se crier tout haut ! gronda le duc. Monsieur, est-ce bien vous qui avez laissé certain billet dans une maison de Meudon ?

— Corbacque ! songea le chevalier. Le maître du château enchanté... Oui, monsieur, ajouta-t-il tout haut. Mais je dois vous dire...

— Monsieur ! interrompit violemment Angoulême, vous avez commis une action vile, un rapt."

Les paroles s’étranglèrent dans sa gorge.

"Il me reproche les pistoles que je lui ai empruntées ! songea Capestang. Le mot est dur, monsieur et je vais vous le rentrer dans la gorge !

— Misérable ! hurla le duc en se précipitant sur le chevalier. C’est moi qui vais te tuer, mais il faudra d’abord que tu dises où tu as mis ce que tu m’as volé.

— Ah ! par la mordieu ! vociféra Capestang qui pâlit, c’est vous qui allez mourir ici !"

Et, à son tour, il fondit sur le duc. Dans le même instant, cette idée soudaine, rapide comme un coup de foudre qui illumine la nuit, traversa son cerveau :

"Je ne puis pas tuer cet homme tant que je ne lui aurai pas rendu ce que je lui ai emprunté !"

L’engagement dura deux minutes, silencieux, acharné de part et d’autre ; mais il était évident que le chevalier cherchait seulement à se défendre.

"Malheur sur moi ! rugissait-il en son cœur, tout en parant. Que n’ai-je cent pistoles, mille pistoles à lui jeter à sa figure masquée, et le tuer ensuite ! Patience ! Cela viendra !"

Tout à coup, dans l’instant où le duc d’Angoulême venait de porter une botte terrible que le chevalier avait parée d’un coup de revers, plusieurs chevaux couverts de sueur s’arrêtèrent là ! Les cavaliers qui les montaient aperçurent Capestang, se regardèrent entre eux avec une stupéfaction mêlée d’une sorte de terreur superstitieuse, puis sautèrent à bas de leurs montures, et s’avancèrent.

"Concini !" murmurèrent le duc de Guise et le prince de Condé qui, saisissant le duc d’Angoulême, l’entraînèrent à quelques pas.

Capestang s’adossa à un arbre et éclata d’un rire fantastique.

"Tiens ! fit-il de sa voix cinglante. Il signor Pantalon dénommé ici Concino Concini ! Et l’illustre Rinaldo. Parisien des Pouilles ! Et messieurs les limiers de la meute sanglante ! Bonjour, messieurs !"

Alors, l’hésitation, l’effarement, la stupeur de Concini et de sa bande s’évanouirent.

"C’est lui ! C’est bien lui ! gronda Concini. Vivant !

— Tiens ! Vous vivez bien, vous ! dit Capestang.

— Vivant ! rugit Rinaldo. Oh ! le briccone ! le birbante !

— À mort ! À mort ! – Sus ! – Taïaut ! vociférèrent Chalabre, Louvignac, Montreval et les autres spadassins ordinaires du maréchal."

Puis, brusquement, pendant quelques secondes, il y eut ce lourd silence qui précède les coups de tonnerre. Le chevalier de Capestang, adossé à son arbre, d’un regard circulaire, embrassa toute cette scène.

À sa droite, le gentilhomme masqué, que ses deux amis également masqués, avaient entraîné et qui se retournait alors vers lui ; et des deux trous du masque jaillissait la flamme d’une menace mortelle. Capestang comprit que c’était là un ennemi qui ne pardonnerait jamais. Près du duc d’Angoulême, dont le chevalier ignorait ainsi la personnalité, c’était Cinq-Mars, le visage décomposé par la haine. « Et de deux ! » compta Capestang. À sa gauche, c’était Laffemas, et c’était Richelieu qui, sombre, hautain, ne le perdait pas de vue et dardait sur lui un regard d’une méchanceté aiguë. Que lui voulait celui-là ? Il ne le connaissait pas. Mais enfin il flaira un ennemi mortel. Et de trois ! Enfin, devant lui, c’était Concini ! Et de quatre ! Les autres, les Rinaldo, les Laffemas, les Chalabre et tutti quanti, il ne les comptait pas. Ils étaient là par surcroît !

Angoulême, Cinq-Mars, Richelieu, Concini ! Formidable quatuor de haines ! Et en arrière, les comparses tout aussi haineux, le poignard ou la rapière au poing.

"C’est fini, songea Capestang. Je n’en sortirai pas. Ils sont trop."

Puis, son tempérament excessif reprenant le dessus, il eut un grand geste, jeta à ses pieds son chapeau, le toucha de la pointe de son épée, et, narquois, hérissé, l’œil pétillant, la lèvre insultante :

"Qui de vous sautera le premier par-dessus la plume du Capitan ? Qui de vous viendra s’embrocher le premier sur cette lardoire ?"

Et il tomba en garde, rayonnant, terrible, fort comme Samson, audacieux comme Achille. Une féroce bordée d’imprécations, de jurons, d’insultes, de rires, de clameurs, et tous ensemble se ruèrent, tous, tous, Concini, Rinaldo avec leurs épées, Pontraille, Montreval, Louvignac, Bazorges, Chalabre avec leurs poignards, tous, jusqu’à Cinq-Mars qui se jeta en avant en hurlant : « À moi ! Je le veux pour moi ! » Jusqu’à Laffemas qui, se glissant derrière l’arbre, s’apprêta à frapper dans le dos !

"Bas les armes ! tonna quelqu’un. Arrière tous !"

Toutes les têtes se tournèrent vers celui qui survenait. Tous les visages pâlirent. Guise, Condé, Angoulême remontèrent sur leurs chevaux et disparurent. Cinq-Mars s’éloigna en grondant. Richelieu se renfonça davantage dans l’ombre du taillis. Laffemas se glissa comme un serpent parmi les broussailles.

"Oh ! oh ! murmura Capestang en baissant la pointe de son épée, le petit gentilhomme qui, tout à l’heure, avait le mors aux dents !"

Concini se découvrit et, comédien génial, se découvrit dans un large geste ; en même temps, d’une voix grave, solennelle, il prononçait :

"Le roi ! Chapeau bas, messieurs...

— Vive le roi ! cria la bande des assassins dans une acclamation qui retentit au loin.

— Le roi !" murmura Capestang frappé de stupeur...

Louis XIII s’avança de quelques pas, tandis que Luynes et les gentilshommes de service demeuraient immobiles. Concini souriait et saluait. Et il grinçait des dents ! L’accident de cheval annoncé par Léonora ne s’était donc pas produit !

"Que se passe-t-il ? demanda le jeune roi.

— Sire, dit Capestang, ces messieurs me soutenaient que l’escrime de leur pays est la plus belle du monde. J’étais en train de leur démontrer la supériorité de l’escrime française."

En même temps, il salua de son épée, joignit les talons, et remit la lame au fourreau. Le roi admira un instant cette figure qui semblait ciselée dans le bronze d’une médaille et sur laquelle se jouait un rayon de pure intrépidité.

"Monsieur, reprit Louis XIII après un instant de silence pendant lequel on entendit frémir la rage de la bande comme on entend frissonner les feuilles au vent d’orage, monsieur, tout à l’heure, au péril de votre vie, vous avez sauvé la mienne. Vous avez arrêté mon cheval, qui, piqué sans doute par un taon ou une guêpe, avait pris le mors aux dents. Dans mon émotion, j’ai omis de vous demander à qui le fils d’Henri IV doit de régner encore. Je viens réparer cet oubli. Votre nom, mon gentilhomme ?"

"L’accident ! L’accident ! gronda Concini en lui-même. L’accident s’est produit ! Sans Capestang, demain j’eusse été roi ! Ah ! malheur à toi, je t’écraserai, misérable Capitan, matamore !"

"Sire, répondait le chevalier avec cette sorte de fierté qu’il mettait toujours à prononcer son nom, le gentilhomme qui a en ce moment l’insigne honneur de converser avec Sa Majesté le roi de France s’appelle Adhémar de Trémazenc, chevalier de Capestang."

Le roi inclina légèrement la tête, et rassembla les rênes de son cheval.

"Sire, dit Concini, mes gentilshommes et moi nous allons avoir l’honneur de vous escorter jusqu’au Louvre."

Louis XIII laissa tomber un pâle regard sur l’amant de Marie de Médicis.

"Inutile ! répondit-il. M. le chevalier de Capestang sera mon escorte. Venez, chevalier."

Concini ploya les épaules et devint livide.

"La chute ! balbutia-t-il, c’est la chute ! A moins que..."

Capestang avait senti son cœur bondir de joie. Lui aussi avait pâli. Et il murmura :

"Attention, Capestang, voici la fortune qui passe !"

Il sauta sur Fend-l’Air et s’apprêta à suivre le roi. Louis XIII jeta un long regard sur la bande, et prononça :

"Messieurs, je vous informe que le chevalier de Capestang est au nombre de mes amis. Les ennemis de mes amis sont mes ennemis à moi... j’ai dit !"

Les têtes se courbèrent, puis se redressèrent comme à un signal, car c’était une troupe merveilleusement dressée, et, de nouveau l’acclamation retentit dans le grand silence des bois :

"Vive le roi !"

Louis XIII déjà s’éloignait. Sur son ordre, Capestang chevauchait près de lui. Luynes et les pages suivaient. Concini, aussi longtemps que Capestang fut visible, tint sur lui un regard qui semblait distiller tous les poisons de la haine. Et lorsqu’il disparut enfin :

"Messieurs, dit Concini, cent mille livres à qui me délivrera de cet homme. Je dis cent mille livres. Quels que soient le jour et l’heure. Quel que soit le moyen, poignard, épée ou poison !"

Il y eut un frémissement dans la troupe. Mais Rinaldo gronda entre ses dents :

"Cent mille livres c’est un joli denier. Mais, Corpo di Cristo, si je les avais, je les donnerais volontiers pour avoir le plaisir de lui dévorer le foie... Messieurs, un instant, s’il vous plaît. Il y a deux manières d’arranger l’affaire des cent mille livres."

Pontraille, Louvignac, Chalabre, Montreval et Bazorges l’entourèrent, les yeux étincelants, car la somme en valait la peine.

"Parle ! dirent-ils, tandis que Concini à l’écart se plongeait en quelque effroyable méditation.

— Première manière, dit Rinaldo. Nous allons tirer au sort la peau et les tripes du Capitan. Celui qui gagnera aura seul le droit de l’éventrer et par conséquent, à lui la somme.

— Oui, dit Chalabre, mais par cette méthode, nous risquons de nous faire tuer l’un après l’autre par le drôle.

— Deuxième manière, donc ! reprit Rinaldo. Nous mettons en commun l’effort et la somme. Nous travaillons tous ensemble à forcer la bête, et quand elle est abattue, comme nous sommes six, il nous revient à chacun seize mille six cent soixante-six livres et quelques sols.

— Tu comptes comme Archimède ! s’écria Pontraille.

— Est-ce adopté ?

— Adopté ! répondit la bande tout d’une voix.

— Bon, maintenant, écoutez ceci, messieurs. Nous allons relancer l’animal, unir nos ruses, nos intelligences, nos forces, pour acculer le Capitan à l’impasse où nous n’aurons qu’à le frapper. Il est évident que l’un de nous arrivera bon premier pour porter le coup mortel. Si c’est moi tout va bien. Si ce n’est pas moi, tripes du pape ! Je cède ma part à celui de vous qui me cédera sa place. Et cela lui fera trente-trois mille cent trente-deux livres et des sols."

Les spadassins se regardèrent, les lèvres serrées.

"Moi, dit enfin Bazorges, ni pour or, ni pour argent, je ne cède ma place et pourtant, ventre du pape, je suis pauvre comme le Job des Ecritures saintes !

— Moi, dit Pontrailles qui portait une bande de taffetas noir sur son œil crevé, je donnerais l’œil qui me reste plutôt que de céder ma place à l’hallali !

— Moi, dit Louvignac, je poignarde celui de vous, messieurs, qui tenterait de me voler ma place au cas où j’arriverais bon premier pour daguer la bête !

— Eh bien ! s’écria Rinaldo, convenons au moins de le frapper tous ensemble !"


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Pendant que sous les frais ombrages se tenait ce conciliabule funèbre, le chevalier de Capestang cheminait aux côtés de Louis XIII.

Le roi chevauchait silencieux et la tête baissée. L’aventurier, le front rayonnant, raidi dans une attitude d’orgueil, songeait que sa fortune était faite. Il se voyait au Louvre. L’or et les honneurs pleuvaient sur lui… et il se disait, avec un indescriptible sourire de triomphe :

"Je n’aurais jamais cru qu’il fût si facile de faire fortune !"

Comme ils arrivaient aux portes de Paris, Louis XIII s’arrêta et dit :

"Merci de m’avoir escorté, chevalier.

— Sire, c’est moi qui suis reconnaissant à Votre Majesté d’avoir mis un souvenir aussi honorable dans ma vie."

Le roi fit un léger signe de tête, et reprit :

"Souvenez-vous du mot que je vous ai dit. Lorsque vous aurez besoin de me voir, de jour ou de nuit, venez au Louvre, demandez Vitry et prononcez le mot."

En même temps, Louis XIII rendit les rênes et partit au trot. Cinq minutes, Capestang demeura sur place, tout étourdi.

"Oh ! oh ! fit-il enfin, est-ce qu’il serait plus difficile de faire fortune que je ne l’imaginais ? Il me semble que je la vois s’éloigner bon train, la déesse à l’unique cheveu ! Bah ! Pourquoi diable n’aurait-elle qu’un cheveu, la fortune ? Pour moi, corbacque, elle aura une perruque !"

Il se mit en route assez mal content et réfléchissant profondément à sa situation qui lui apparaissait hérissée de dangers. Ces quatre paires d’yeux flamboyants qui, là-bas, sous le sapin, l’avaient dévisagé, ces yeux terribles de Concini, de Richelieu, de Cinq-Mars et d’Angoulême lui avaient crié qu’il était condamné à mort. De ces quatre personnages, Capestang n’en connaissait que deux : Concini et Cinq-Mars. Il n’avait pas reconnu Angoulême sous son masque, et quant à l’évêque de Luçon, il ne l’avait jamais vu. Mais il comprenait que ces deux-là seraient aussi impitoyables que les deux premiers. Et à eux quatre, puissants comme ils étaient ou comme il les devinait, ils formaient un formidable bloc de haine, sous lequel il serait tôt ou tard broyé. Quant à ce Laffemas, qu’il avait parfaitement vu se glisser derrière l’arbre pour le frapper dans le dos, quant à Rinaldo et à ses compagnons, il ne les comptait que par surcroît.

"C’est la menue monnaie, conclut-il, c’est le zeste de la haine des quatre terribles. Mais d’où vient cette haine ? Je comprends admirablement celle de Cinq-Mars, qui a sans aucun doute appris l’infidélité de cette Marion que la peste étouffe, pour jolie qu’elle soit ! Passe encore pour mon Concini qui m’en veut, lui, de ce que je ne sois pas mort dans son grenier, comme si un pareil galetas était une tombe convenable pour un Capestang ! Ce sont les deux autres que je ne comprends pas ! L’homme au masque, d’abord. Eh quoi ! est-ce pour ces quelques misérables pistoles ? Non, non. Cet homme-là a un air de grandeur visible, et sûrement l’argent ne compte pas pour lui. Que lui ai-je fait ? Qu’est-il ? Et l’autre, ce gentilhomme aux yeux d’aigle, au sourire livide comme l’éclair d’une hache de bourreau. Que lui ai-je fait à celui-là ? Ils sont puissants, tous quatre ! Le moindre d’entre eux suffira pour me briser. Ah ! pauvre Capestang, te voilà dans un joli mortier, où tu seras haché menu, pilé, mis en marmelade, sans que ce pauvre petit roitelet puisse seulement te tendre la main ! Si je m’en retournais à Capestang ?"

Brusquement, il se redressa sur ses étriers, dans l’attitude héroïque d’un Capitan dont les spectateurs n’auraient nulle envie de rire. Les passants virent avec stupeur ce jeune homme maigre, étincelant, hissé sur le fantastique Fend-l’Air, dressé sur ses étriers, le poing tendu, mais aucun d’eux n’eut envie de sourire.

"Fuir ! M’en aller ! rugit-il en lui-même. Allons donc ! Venez-y, Cinq-Mars, Concini, et vous, l’homme au masque, et vous, Rinaldo. Venez-y tous, tous, et d’autres encore ! Capestang vous attend de pied ferme ! Conspirez, aiguisez vos poignards, allongez vos griffes sur la couronne du petit roitelet ! Prenez garde, messieurs ! Le petit roitelet a tout à l’heure sauvé Capestang, et Capestang vous défie tous ! Capestang sauvera le roi de France !"

Il se mit en route, l’imagination enflammée, roulant des pensées de bataille et de gloire, échafaudant ce rêve de monter seul la garde autour du trône. Et tout à coup il pâlit, il sentit que quelque chose venait de briser les ailes qu’il déployait dans l’azur de son rêve. Pour sauver le trône et le roi, il lui faudrait combattre le duc d’Angoulême ! Et le duc d’Angoulême, c’était le père de celle qu’il aimait !