XLVII. Action d'éclat de Laffemas
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Le lendemain, Paris bouillonnait encore. Un vent d’émeute soufflait sur la grande ville. Depuis l’arrestation de Condé, la haine avait fermenté. Pendant quelques jours cet acte de vigueur d’une monarchie que chacun jugeait caduque avait fait hésiter la rébellion et bâillonné les malcontents. Puis les colères, un instant comprimées, éclataient maintenant. Ce n’est pas que Paris eût la moindre affection pour le prince de Condé, cet avare, ce ladre ! Condé ? Personne n’y songeait plus, excepté peut-être Capestang.

La vérité, c’est que les bourgeois étaient furieux d’avoir à payer les fêtes de Concini et les bénéfices qu’il distribuait à ses amis ; la vérité, aussi, c’est que le peuple était misérable. Enfin, il faut ajouter qu’au gré des vieux ligueurs, les calvinistes avaient reçu beaucoup trop de faveurs d’Henri IV.

Dans ces conditions, Guise réunissait autour de lui les féodaux qui espéraient le retour à leurs anciens privilèges, les catholiques fervents qui espéraient une nouvelle Saint-Barthélemy, la bourgeoisie qui espérait une diminution d’impôts et le peuple qui espérait manger un morceau de pain à la faveur d’un changement de régime.

C’est pourquoi l’on voyait par les rues de ces groupes menaçants armés de pertuisanes, de mousquets ou de vieux pistolets, alternant les cris de mort avec les vivats. Guise allait sortir ! Guise allait marcher sur le Louvre !

Guise ne sortit pas ! Enfermé dans son hôtel, il discutait avec ses familiers. Son père, lui aussi, avait ainsi discuté dans ce même repaire, un jour où il sut se montrer et agir en loup : le Balafré, ce jour-là, avait à jamais perdu la couronne. Et cependant que le duc de Guise hésitait, Paris lui criait : « Au Louvre ! »

Vers neuf heures du soir, un homme se fraya un chemin à travers la foule qui piétinait, évoluait, tourbillonnait sur la place de Grève. Nous suivrons l’homme tout empressé qui s’engage dans la rue Saint-Antoine ; avec lui, nous entrons dans un cabaret mal famé - et alors nous reconnaissons l’espion de M. de Richelieu : Laffemas !

Dans ce cabaret, il y avait sept hommes. Six étaient assis autour d’une table, au fond de la salle et jouaient aux dés, frappant du poing, se disputant avec des jurons à faire frémir un reître. Le septième était attablé tout seul près de la porte, devant une mesure d’hydromel.

C’était un grand gaillard osseux et maigre, avec des moustaches terribles et des yeux de braise, une physionomie narquoise et dure. À l’arrivée de Laffemas, il se leva, se découvrit, salua, courbé, son feutre jusqu’aux carreaux.

Laffemas s’assit tranquillement et l’homme prit place en face. Un instant, il se regardèrent. C’étaient deux rudes figures de sacripants - mais le bravo, avec ses airs féroces, était encore une vision de candeur auprès de la physionomie pétrifiée de Laffemas. Alors, à voix basse, tic toc, pif paf, eut lieu cet entretien !

"Tes hommes ? demanda l’espion de Richelieu.

— Ils sont prêts. Vos pistoles ?

— Elles sont prêtes, dit Laffemas.

— Bon ! quand faut-il agir ?

— Tout de suite.

— Tout de suite.

— Bon. Après !

— Il faudra procéder en douceur et ne faire aucun mal à la donzelle. Il faudra la mettre dans le carrosse qui attend au coin de la rue du Petit-Musc.

— Musc ou muscade. Carrosse ou litière. On l’y mettra. Après ?

— Le reste ne vous regarde pas. Si l’un de vous cherchait à savoir où va le carrosse...

— Qu’il aille au diable ! Les pistoles ?

— Ah ! Ah ! fit Laffemas. Moitié maintenant. Moitié après le départ du carrosse.

— Très bien, fit le bravo qui tendit sa large main.

— Où sont tes hommes ? dit Laffemas avec défiance.

— Donnez toujours, par tous les boyaux de saint Pamphile, mon vénéré patron !"

Laffemas sortit de dessous son manteau une bourse de cuir dont il répandit le contenu sur la table. À peine eut-il fait ce geste, que les six du fond du cabaret cessèrent instantanément leurs grognements, leurs jurons et leurs coups de poing, se levèrent comme un seul homme, et d’un même mouvement, se trouvèrent tous portés autour du bravo. Douze mains crochues rampèrent sur la stable, vers les pistoles.

"Là ! Là, mes agneaux ! Le premier qui bronche, six pouces de fer dans le ventre ! Arrière, suppôts de Belzébuth ! Là ! Les voyez-vous, mon digne seigneur ? Des agneaux, de vrais agneaux, qui n’ont pas leurs pareils pour étrangler ou poignarder le ruffian trop chargé d’écus sans même qu’il s’en aperçoive. Vous serez bien servi, mon honnête seigneur. La belle vous sera encarrossée au coin du Petit-Musc avant qu’elle ait eu le temps d’achever son Pater."

Une minute plus tard, la bande avait disparu ; les sept s’étaient glissés au dehors. Laffemas régla la dépense ; puis il sortit à son tour.

Laffemas se rendit au coin de la rue du Petit-Musc, s’enfonça sous un auvent, s’incorpora à la muraille, se pétrifia et attendit. À dix pas de lui, près d’une petite porte basse, stationnait un carrosse, avec sa portière ouverte, le postillon, en selle sur le cheval conducteur, les rênes rassemblées, les éperons prêts. Laffemas songeait :

"Je rends ici à monseigneur un de ces services qui n’ont pas de prix. Je pense donc que je ne dois en demander aucun prix. Non, monseigneur, non, pas d’argent, je vous en prie. Ces choses-là ne se payent pas. Plus tard, quand vous serez le maître du royaume, le petit Laffemas réclamera son salaire."

Le petit homme se redressa dans son coin de nuit comme une bête malfaisante ; un sourire de terrible orgueil erra sur ses lèvres minces. Il y avait une demi-heure que Laffemas était là, et il commençait à être inquiet.

"Si ces brutes attendent encore, gronda-t-il, le petit marquis de Cinq-Mars va rentrer à l’hôtel, et alors, c’est la bataille, alors c’est peut-être la défaite ! Ah ! pourquoi n’ai-je pas le courage d’agir moi-même ? Je sens que si j’étais brave, je serais bientôt..."

Une ombre, tout à coup, se dressa devant lui, un être courbé dans une révérence narquoise, la plume de son chapeau balayait la boue.

"C’est fait, monseigneur, dit tranquillement cet être."

Laffemas reconnut le chef des sacripants. Il tressaillit.

"Çà, grinça-t-il, te moques-tu de moi ? Je n’ai entendu aucun bruit.

— C’est fait. Payez ! dit simplement le bravo.

— Je n’ai rien vu. Drôle, aurais-tu l’intention..."

Le bravo saisit Laffemas par le cou et le poussa jusqu’au carrosse. Laffemas, à demi étranglé, jeta un coup d’œil dans l’intérieur et vit une femme, pieds et poings liés, bâillonnée. Il la reconnut sur-le-champ : c’était Marion Delorme ! Alors il demeura saisi d’admiration, et ce fut lui qui se découvrit et s’inclina profondément devant le bandit. En même temps, il lui tendit une bourse pareille à celle du cabaret. Dans le même instant, six ombres surgirent et regardèrent la bourse de leurs yeux de braise qui luisaient dans la nuit. Le bravo vérifia rapidement le compte, puis murmura :

"Quand vous voudrez, quand vous aurez besoin de moi, tout à votre service, vous savez où... Allons, mes agneaux, notre besogne est faite, décampons !"

La bande s’évanouit avec une telle rapidité, dans un tel silence, que c’en était merveille. Laffemas un instant, demeura tout effaré. Puis il ferma la portière du carrosse et s’apprêta à prendre place sur le siège. À ce moment, un cavalier mit pied à terre au coin de la rue. Dans le même temps, la petite porte devant laquelle avait stationné le carrosse s’ouvrit, et une voix de stentor se mit à hurler :

"Au secours ! Au feu ! au meurtre ! À la rescousse !"

Déjà Laffemas escaladait le siège. Mais comme le carrosse allait s’élancer, l’espion se sentit saisi par les jambes et ramené en arrière avec une irrésistible violence ; c’était un cavalier qui, accourant aux cris, venait de le harponner.

"File !" vociféra Laffemas.

Le postillon enfonça ses éperons dans le ventre de son cheval et la voiture s’ébranla.

"Au secours ! Au feu ! Au feu ! Au truand ! glapit la voix.

— Tais-toi, braillard ! ordonna le cavalier qui venait de saisir Laffemas et le maintenait par la gorge.

— Monsieur le marquis ! Ah ! miséricorde ! Ah ! je...

— Lanterne, tu vas te faire étriller ! Explique-moi ce que faisait ici ce carrosse, qui est cet homme, et pourquoi tu cries comme un sonneur de cloches.

— Plût au ciel que j’eusse un tocsin à ma disposition ! on vient d’enlever Mme la marquise !"

Henri de Cinq-Mars jeta un cri terrible. À ce moment le carrosse disparaissait au bout de la rue du Petit-Musc, au coin de l’Arsenal. Cinq-Mars réfléchit que sa seule chance de rattraper la voiture, c’était d’interroger l’homme qu’il tenait. Dédaignant donc d’écouter les éloquentes et abondantes explications de Lanterne, il serra un peu plus fort la gorge de Laffemas.

"Tu en étais, toi ? rugit-il.

— Non, râla l’espion. Je passais, j’ai entendu du bruit, je...

— Tu en étais ! répéta Cinq-Mars. Avoue, ou tu es mort !"

Et il dégaina son poignard, dont il fit sentir la pointe au cou de Laffemas.

"Ne me tuez pas, fit celui-ci d’une voix presque calme. Je vais tout vous dire."

Cinq-Mars desserra l’étreinte et cessa d’appuyer sur le poignard. Laffemas, froidement, essuya une goutte de sang qui perlait à sa gorge, souffla bruyamment et dit :

"Rassurez-vous, il ne sera fait aucun mal à Mlle Marion Delorme.

— Qui l’a fait enlever ? Où la conduit-on ? Parle. Tu as une minute pour te décider. Dans une minute, je le jure sur mon père mort, je te tue comme un chien enragé si tu ne dis tout "!

Le jeune homme tremblait de fureur et de désespoir. On entendait claquer ses dents. Laffemas songeait :

"Si j’avoue, Richelieu va me tuer. Si je n’avoue pas, celui-ci va me poignarder. Au moment où j’allais assurer mon avenir ! Malédiction sur moi, sur Richelieu, sur Cinq-Mars ! mourir maintenant ! Oh ! l’affreuse damnation !

— Décide-toi !" dit Cinq-Mars.

Son bras se leva. L’acier jeta un éclair dans l’ombre : un éclair moins sinistre que le sourire qui tout à coup illumina la face de l’espion.

"Je ne puis rien vous dire, fit-il.

— Soit ! Tu vas crever ici, chien !

— Mais je puis vous conduire ! reprit Laffemas.

— Tu peux me conduire ? haleta Cinq-Mars.

— Et vous faire entrer dans la maison même où se trouve Marion Delorme.

— Si tu fais cela, je t’enrichis, je te couvre d’or, entends-tu ?

— Eh bien, venez ! De l’or ? Pour un peu d’or, j’ai fait enlever celle que vous aimez. Puisque vous me promettez beaucoup plus d’or que je n’en ai reçu, je ne vois pas pourquoi je ne vous la rendrais pas."

Ils se mirent en route. Cinq-Mars grelottait. Il avait la tête en feu. Il ne savait ni ce qu’il faisait ni où on le conduisait. Seulement, il serrait convulsivement le bras de Laffemas. Ils arrivèrent et s’arrêtèrent devant un vieil hôtel.

"C’est ici ! dit Laffemas.

— Allons !" répondit Cinq-Mars fébrile.

Si Laffemas lui avait montré une fournaise, il serait entré dans la fournaise. L’espion souleva le marteau de la porte, qui s’ouvrit. Ils entrèrent tous deux dans un beau vestibule du rez-de-chaussée.

"Où sommes-nous ? demanda Cinq-Mars.

— Chez monseigneur l’évêque de Luçon, dit Laffemas. Vous voyez que la belle ne court aucun danger."

Cinq-Mars grinça des dents.

"Richelieu ! fit-il dans un affreux éclat de rire. J’aurais dû m’en douter. Conduis-moi chez ton maître. Allons ! Pas d’hésitation ! Ou je tue tout ici ! Toi le premier !

— Venez, dit Laffemas. Monseigneur va vous recevoir tout de suite."

Il ouvrit une porte. Cinq-Mars entra ; il n’avait pas fait deux pas dans la pièce où il venait de pénétrer qu’il entendit derrière lui la porte se refermer. Il se retourna : Laffemas n’y était plus ! Cinq-Mars se rua sur la porte, la laboura à coups de poignard, s’y meurtrit les mains, s’y ensanglanta les ongles ; il déchira les tentures ; il frappa sur les murs ; il poussa des cris déchirants, et il comprit que ses cris s’étouffaient dans cette cage ; il vit qu’il n’y avait aucune ouverture par où il pût fuir, excepté la porte de chêne bardée de fer, inexpugnable. Pendant deux heures, le malheureux jeune homme se débattit ainsi ; il pleura ; il supplia ; eut des crises de fureur effrayantes et des minutes d’abattement mortel ; et enfin, tout sanglant, il tomba sur le parquet, à bout de forces, et s’évanouit en murmurant :

"Marion ! Ma chère Marion !"