VIII. Violetta
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Giselle d'Angoulême, après s'être écartée, sur les instances de cet inconnu qui, si généreusement avait mis flamberge au vent en son honneur, s’arrêta à quelque distance et put, de loin, assister à la fin de la bagarre : elle vit Capestang s’éloigner – vainqueur ! Vivant et vainqueur ! Capestang ? Pour elle, Henri de Cinq-Mars. Toute palpitante d’admiration, elle se remit au galop et par des chemins de traverse, arriva à la nuit tombante à la mystérieuse maison de Meudon, où le duc d’Angoulême la reçut dans ses bras.

"Si pâle ! murmura le duc en la soutenant, car la réaction la terrassait presque – si agitée ! Oh ! Est-ce que Guise...

― Rassurez-vous, mon père, dit Giselle, j'ai vu MM. de Guise et de Condé : ils seront tout à l'heure au rendez-vous !"

Le conspirateur étouffa un cri de joie puissante.

"Quant à mon émotion, continua la jeune fille avec une sorte d’exaltation, pour ce soir de trop graves intérêts nous préoccupent, mais demain... ou plutôt tout à l’heure, après l’assemblée, je vous dirai quelle étrange destinée a voulu mettre aujourd’hui en présence Giselle d’Angoulême, le maréchal d’Ancre... et Henri de Cinq-Mars.

― Oh ! rugit le duc enivré, tu l’as donc revu ! Tu lui as parlé peut-être… tu l’aimes ! je le sens ! je le vois ! Plus d’obstacle, je suis roi, si je puis annoncer à l’envoyé du vieux Cinq-Mars que son fils devient mon fils ! Giselle, ma vie est suspendue à tes lèvres. Réponds. Ai-je bien fait de jurer que ce jeune homme serait ton époux ?"

Et Giselle, frissonnante, les yeux perdus vers une lointaine vision où flamboyaient comme un double éclair le regard et l’épée de Capestang, Giselle murmura :

"Vous avez bien fait, mon père !

― Ainsi, reprit le duc d’Angoulême, qui frémit jusqu’à l’âme, tu ratifies la parole que j’ai en mon nom, au tien, donnée au vieux marquis d’Effiat de Cinq-Mars ?

— Oui, mon père ! fit Giselle en fermant ses beaux yeux.

— Ainsi, acheva le duc rayonnant, devant moi ton père, devant Dieu qui nous entend, tu engages ta foi à Henri, marquis de Cinq-Mars ?

― Oui, mon père !" répondit Giselle.

A ces mots, elle se retira de ce pas léger et noble tout à la fois, de cette démarche fière et gracieuse que les poètes de l’Antiquité prêtaient aux déesses de l’Olympe. Rapidement, Giselle gagna un appartement reculé, dont les fenêtres donnaient sur la route et elle poussa une porte.

Là, dans une pièce aux meubles vétustes, aux tapisseries fanées, aux soieries décolorées, aux meubles élégants du temps d’Henri III, dans cette pièce où régnait une demi-obscurité, où de légers parfums se balançaient dans l’air, une jeune femme vêtue de blanc, occupait ses doigts fuselés à un délicat travail de tapisserie, tandis qu’à ses yeux hagards, on pouvait reconnaître que son esprit, lui aussi, comme tout ce qui l’entourait, s’estompait d’ombre.

Nous avons dit : une jeune femme. Et en effet, bien que cet adorable visage eût subi les premières atteintes du temps, bien que la splendide chevelure éparse sur ses épaules fût sur cette tête exquise une auréole d’argent pur et brillant, il semblait impossible d’appliquer une autre expression à cette merveilleuse créature.

Il semblait qu'elle se fût pétrifiée en pleine jeunesse. Elle était comme ces fées qui, à cent ans, sont jolies encore, parées de grâce et d’amour. Elle travaillait avec des gestes agiles et graciles, et chantait à demi-voix un rondel de Ronsard.

Giselle, un instant la contempla avec une sorte d’admiration douloureuse. Puis elle se rapprocha d’elle et l’embrassa tendrement. Celle qui portait ce si joli nom de Violetta leva sur la jeune fille un regard d’amour maternel, et son fin visage s’illumina. Giselle s’était assise sur un tabouret aux pieds de sa mère.

"Comment ne t'ai-je pas vue de toute la journée ? demanda Violetta. Voici déjà le soir, et tout le jour, je t’ai attendue en vain. Un jour entier sans voir ma Giselle, c’est beaucoup, sais-tu ?"

En parlant ainsi, la mère caressait de sa main pâle l’opulente chevelure de sa fille, et vraiment dans cet instant, on eût dit que ses yeux s’éclairaient d’une flamme d’intelligence et de raison.

"Ma mère, dit Giselle d’une voix caressante et enjouée, j’ai dû m’absenter, courir les routes, comme une véritable amazone… mais c’était pour le service de M. votre époux, de M. le duc d’Angoulême, et rien ne me coûte alors.

—Courir les routes ! murmura Violetta en hochant la tête. Prends garde, ma fille ! Prends garde aux voleurs de grands chemins... il en est, de ces misérables, qui guettent les jeunes filles au détour des bois sombres... que dis-je ! ils pénètrent jusque dans les maisons !

— Je suis capable de me défendre, ma mère ! dit la jeune fille en tressaillant. Soyez donc sans inquiétude et chassez ces idées noires qui vous assiègent."

Mais déjà, cette flamme de raison qui avait un instant brillé dans les yeux de la pauvre folle paraissait près de s'éteindre. Ses yeux redevenaient hagards. Peut-être ne reconnaissait-elle plus sa fille. Elle s’était levée, et, à demi penchée, prêtait l’oreille à des bruits imaginaires.

"Non ! murmura-t-elle enfin, ce n’est pas lui, grâce au ciel ! Mais, ajouta-t-elle en se tournant vers sa fille, qui donc, tout à l’heure, parlait de Charles d’Angoulême ? Où est-il ? Est-il donc sorti de la Bastille ? Oh ! si cela est, jeune fille, si vous avez pitié de moi, conduisez-moi près de lui.

— Hélas ! soupira Giselle. Mère ! mère chérie, ne reconnaissez-vous pas votre Giselle ? Ne savez-vous pas que mon père est près de vous ? Voulez-vous que je l’aille chercher ?

— Non, non, fit Violetta. Ne me quitte pas. J’ai peur quand vient la nuit. J’ai peur lorsque je vois ces ombres entrer silencieusement, s’amasser aux angles et peu à peu gagner toute la pièce.

— Je vais faire apporter un flambeau, dit Giselle en essayant de s’éloigner. Mais Violetta l’étreignait convulsivement et râlait :

— Ne me quitte pas ! J’ai peur de la lumière plus encore que des ombres.

— Oh ! murmura Giselle, encore une de ces affreuses crises ! Quel mot imprudent l’a provoquée ? Qu’ai-je dit ? hélas ! Ma mère, je vous en supplie, écoutez-moi... ma voix vous calme toujours. Ne craignez rien… je suis là pour vous défendre.

— Va-t-en ! cria la folle d'une voix désespérée, va-t-en ! Je l'entends qui vient !..."

Violetta, tout à coup, repoussa sa fille, et se réfugia d’un bond dans l’angle le plus obscur de cette pièce que la nuit envahissait. Là, elle se jeta à genoux, cacha son visage dans ses mains, et éclata en sanglots. Giselle, pâle de pitié, l’avait rejointe et la couvrait de ses caresses. Et peu à peu, en effet, les larmes et la voix de sa fille calmaient la pauvre folle qui, enfin, consentit à se laisser conduire dans sa chambre à coucher où, brisée par la crise de terreur, elle s’étendit tout habillée sur son lit.

"Ma mère, dit Giselle avec sa douce autorité, il faut dormir. Dormez, ne fût-ce que quelques heures. Votre chère tête a tant besoin d’être rafraîchie."

Violetta se souleva sur un coude, saisit la main de Giselle, et murmura.

"Dormir ? Que dis-tu, enfant ? Et s’il venait pendant mon sommeil, comme il est venu une fois déjà ! Écoute... je ne t'ai jamais dit... Il faut que tu saches.

— Non, mère, je ne veux pas savoir, dit la jeune fille frémissante.

— C'était la nuit, continua Violetta, comme si elle n'eût pas entendu. L'homme, depuis des mois, me poursuivait de son amour infâme. Et Charles, mon bienaimé Charles n'était pas là. Où était-il ? Je ne me souviens plus ! Oh ! la terreur de mes jours ! Oh ! la douleur de ma pauvre âme... Charles n’aimait plus sa Violetta !

— Mère ! mère ! Il était en prison... à la Bastille !"

La folle essuya ses larmes et reprit :

"À la Bastille ? Oui. De mon temps, les fils de rois logeaient au Louvre, et non à la Bastille. Moi, j’étais à Orléans. Te rappelles-tu notre hôtel d’Orléans ? C’est là que tu es née, Giselle, c’est là que j’ai été heureuse. Et c’est là que je passais ma vie dans la tristesse, car je ne t’avais même plus près de moi.

— Hélas, ma mère, vous savez quelles démarches je faisais alors à Paris pour obtenir la liberté du fils de Charles IX.

—Notre hôtel d’Orléans ! continua la duchesse d’Angoulême. C’est là qu’un jour, j’entendis les grondements d’une foule. Je regardai. Je vis qu’on poursuivait un homme, qu’on allait le tuer, il vint tomber à genoux contre la porte de l’hôtel, comme s’il eût imploré ma protection. Et moi, j’ouvris, je le fis entrer et, cependant, il me faisait peur : cet homme, c’était un sorcier, un nain, un être informe, la pitié l’emporta sur la terreur, Giselle, je fis entrer le nain dans l’hôtel, je le fis soigner.

— Le nain ? demanda Giselle.

— Oui. Le nain. Le sorcier. Celui qu’on voulait tuer à cause sans doute de quelque maléfice… Et ce fut le nain qui me trahit ! Dans la nuit affreuse où j’ai senti les ténèbres s’abattre pour toujours sur ma pensée, le nain était là qui riait, qui me regardait en riant, c’est lui, oh ! c’est lui qui ouvrit la fenêtre, j’en suis sûre !"

La pauvre Violetta, de ses yeux agrandis, semblait considérer quelque scène lointaine qui s’évoquait difficilement dans son esprit.

"Ma mère, murmura Giselle, ne songez plus à ces choses du passé. Vous êtes ici en parfaite sûreté.

— Le nain était d'accord avec Concini ! poursuivit Violetta d'une voix sourde et tremblante. Je le vis dans ma chambre au moment où je m’éveillai. Je vis qu’il riait – et moi, sans savoir pourquoi, moi qui voulais pleurer, j’éclatai d’un rire qui me faisait un mal affreux. Et depuis, lorsque je sens le hideux rire qui me gagne, je sens en même temps ma raison m’échapper."

La pauvre démente poussa un long soupir, puis d’une voix plus sourde, continua :

"Une nuit, j’avais bien pleuré : il me semblait qu’il n’y avait plus de larmes dans mes yeux... je m’étais endormie. L’homme entra ! Il entra par la fenêtre, et ce fut le vitrail brisé qui me réveilla, je le vis venir à moi, il riait, il grondait des paroles que je n’entendais pas, il flamboyait, et moi, glacée, je ne pouvais ni jeter un cri ni tenter un geste. Dans le même instant, Concini me saisit les deux mains… et le nain, l’affreux nain était là qui me regardait et riait.

— Oh! l'infâme ! l'infâme ! haleta Giselle. Mère ! par pitié, taisez-vous !

— Le voici ! cria Violetta d’une voix d’épouvante. À moi, Charles !"

La pauvre créature se jeta à bas de son lit avec un cri terrible. Et alors, ce fut la lutte affreuse de la folle contre un assaillant imaginaire ; alors, pantelante, les cheveux en désordre, les yeux exorbités, Violetta, en proie à une crise d’une violence qui épouvantait Giselle, se roula sur le parquet, se tordit, cria, supplia, menaça, et enfin, brisée, couverte de sueur, s’affaissa, prostrée, sans souffle. Avec la force du dévouement filial, Giselle parvint à la replacer sur son lit, la prit dans ses bras, et longuement, doucement, se mit à la bercer comme une enfant.

Les heures s’écoulèrent. La pièce, maintenant, était plongée dans les ténèbres, le silence était profond. Le sein de Violetta, d’un mouvement doux et uniforme, se levait et s’abaissait, sa physionomie avait repris une expression de vague bonheur. Paisiblement, Violetta dormait dans les bras de sa fille. Alors Giselle déposa un long baiser sur le front de sa mère et sortit sur la pointe des pieds.

Le duc d’Angoulême était parti pour la réunion des conjurés. Giselle, calme et attentive, s’occupa de tout préparer pour son retour, donna les ordres nécessaires aux deux domestiques de la maison, et, installée dans une salle du rez-de-chaussée, attendit l’arrivée de son père et de ses invités, le duc de Guise et le prince de Condé, afin de leur faire les honneurs. Et comme sa pensée repassait les événements de ce jour, comme, une fois encore, elle cherchait à revoir lucidement dans son esprit celui qui l’avait sauvée, peu à peu, ses yeux se fermèrent, et elle aussi, dans le fauteuil où elle attendait, s’endormit.

Tout à coup, comme dans le récit de Violetta, le bruit d’un vitrail qui saute en éclats. Tout à coup, la fenêtre qui s’ouvre violemment ! Tout à coup, aux yeux de Giselle soudain réveillée, un homme qui s’avance ! Et, comme dans le récit de sa mère, cet homme qui vient à elle, le rire aux lèvres, le regard flamboyant, cet homme, c’est Concini ! Derrière lui, deux acolytes sautent dans la salle. En même temps, dans l’antichambre, un bruit de lutte, les cris des valets.

Et Giselle, pétrifiée, glacée, comme dans le récit de sa mère, Giselle a vu venir l’homme, sans pouvoir faire un geste de défense, l’horreur la paralyse, sa pensée est en proie au vertige de l’épouvante… seule, une clameur désespérée, qui, par trois fois, jaillit de sa gorge, révèle la vie, dans le même instant, elle est saisie, bâillonnée, emportée, jetée dans une voiture dont les chevaux s’élancent à fond de train.