LII. La maison du Pont-au-Change
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Le lendemain de cette soirée où Léonora Galigaï vint consulter Lorenzo, le nain se promenait à pas menus dans sa boutique du rez-de-chaussée où il se tenait d’habitude. La porte donnant sur le pont était ouverte. De temps à autre un homme ou une femme du peuple entrait, non sans esquisser un signe de croix, jetait çà et là un regard craintif et soupçonneux, puis demandait l’herbe dont il avait besoin, jetait une pièce blanche ou une pièce de monnaie sur la table, et se sauvait.

Ce commerce des herbes, c’était la raison d’être de Lorenzo, sa raison sociale, la façade qui couvrait et protégeait son terrible commerce de poisons. Le nain servait ses clients avec la même indifférence, et, à la marchandise, joignait généralement quelque conseil qu’il donnait par-dessus le marché.

Comme le nain venait de vendre à un jeune homme une poudre destinée à le faire rêver de celle qu’il aimait, des huées se firent entendre sur le pont. En même temps, une commère, forte gaillarde dont la face bourgeonnait, se précipita toute effarée, dans la boutique, et se mit à gémir :

"Ah ! mon brave monsieur Lorenzo, je suis perdue si vous ne me donnez une sauvegarde : la folle m’a touchée en passant !

— Une folle vous a touchée ! fit Lorenzo qui ouvrit un tiroir.

— Hélas ! Jésus, Seigneur, mon doux maître, ayez pitié de moi ! Là, sur le pont, elle a effleuré ma main de sa main, et chacun sait que c’est pour moi la gangrène assurée, sinon quelque chose de pis encore ! Sauvez-moi, mon brave Lorenzo !

— Calmez-vous, dame. Dites-moi votre nom de baptême ?

— Jehanne ! Ne connaissez-vous donc pas Jehanne la tripière de la rue Calandre ?

— Jehanne, bon !" fit Lorenzo.

Et il sortit de son tiroir une feuille de verveine choisie parmi une foule de feuilles pareilles qui toutes portaient un nom écrit en rouge : Marie, Huberte, Anne, Gérarde, Loïse, Nicolette - tous les noms du calendrier.

"Voici, dit-il, une feuille de verveine cueillie à l’époque où le soleil parcourt le signe du Lion. J’y ai écrit le nom de Jehanne avec le sang d’un corbeau. Portez ce talisman sur vous, et vous serez à l’abri de tout maléfice. En qualité de voisine, vous payerez seulement un écu."

La commère se hâta de donner l’écu demandé, saisit avec respect la feuille de verveine, la plaça dans son vaste corsage, et sortit au moment où les huées se faisaient plus violentes en disant :

"Voici la folle ! Je ne la crains plus, maintenant !"

Le nain eut un imperceptible haussement d’épaules et s’avança sur le seuil de sa boutique. Une femme étrangement vêtue d’habits magnifiques, des flots de cheveux blancs épandus sur les épaules, mais le visage admirable de jeunesse et de beauté, s’avançait les mains jointes, les yeux baissés, dans une attitude d’inexprimable dignité. Voyait-elle, entendait-elle les gamins qui la suivaient par bandes ? Non, sans doute, car elle marchait du même pas lent et fatidique, sans se retourner, sans regarder à droite ou à gauche, sans même lever les yeux, insensible, douloureuse. Lorenzo la vit venir en frissonnant.

À mesure qu’elle avançait, il se reculait dans l’intérieur de la boutique, et ce fut seulement lorsqu’elle eut passé devant la porte qu’il se redressa livide, et alors, il balbutia :

"La duchesse d’Angoulême ! Mon remords qui passe !"


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Lorenzo ferma rapidement la porte de sa boutique et se mit, de loin, à suivre la folle. D’où venait-elle ? Où allait-elle ? Violetta, ayant franchi le pont, tourna à droite sur cette série de quais qui constituaient, à cet endroit de la Seine, les ports au charbon, au bois, au blé, et à l’avoine.

La troupe des gamins impitoyables suivait toujours. Parfois, une femme faisait le signe de croix. Une autre s’approchait et touchait furtivement la robe pour s’assurer une provision de bonheur - inversement à la croyance de dame Jehanne qui s’était crue menacée de la gangrène pour avoir effleuré la même robe. Nul ne s’inquiétait de savoir où allait la pauvre femme, car chacun savait que les fous ont un guide invisible qui leur parle et auquel ils répondent. La bande des hideux gamins elle-même s’était enfin dispersée.

Violetta entra dans la rue des Barrés et pénétra dans l’auberge de la Sarcelle-d’Or. Lorenzo attendit quelques minutes, puis entra à son tour. La salle était déserte. Il n’y avait là que la cabaretière, dame Léonarde, rangeant ses pots, ses gobelets et ses brocs. Elle connaissait le nain pour avoir été deux ou trois fois à la maison du Pont-au-Change.

"Que vient faire céans ce sorcier ?" grommela-t-elle, non sans émoi.

Lorenzo fouilla dans son aumônière, en tira un écu d’or et le plaça sur une table devant Léonarde.

"Que faut-il vous servir, maître ? fit avec empressement la cabaretière, oubliant aussitôt ses terreurs.

— Cet écu est pour vous, dit Lorenzo. Mais je ne désire de vous que quelques renseignements.

— Parlez, fit Léonarde en raflant la pièce d’or.

— Cette femme qui vient d’entrer ici, la connaissez-vous ? Où habite-t-elle d’habitude ? Qui est-elle ? Songez que, si vous me dites tout ce que vous savez, il y a dans mon escarcelle d’autres écus semblables à celui que je viens de vous donner. Songez aussi que, si vous me trompez, j’ai le moyen de le savoir et de m’en venger, même de loin.

— Je ne le sais que trop, fit la cabaretière en pâlissant, puisqu’on dit que vous êtes sorcier. Au fait, qui m’assure que cette pièce d’or ne sera pas changée ce soir en une feuille sèche ou un morceau de plomb, ou un charbon, comme on dit que la chose est arrivée à mainte personne ayant reçu de l’or ou de l’argent de quelque suppôt de Satan ?"

Lorenzo sourit avec mépris.

"Tracez une croix sur cette pièce avec la pointe d’un couteau, dit-il. Si ce n’est qu’une illusion diabolique, elle ne pourra supporter le signe de rédemption."

Dame Léonarde s’empressa d’obéir, et, ayant gravé une croix sur la pièce, constata avec satisfaction qu’elle gardait toute sa belle apparence d’écu d’or. Alors, elle invita Lorenzo à s’asseoir, s’assit elle-même devant lui, et, rassurée, en bonne commère dont la langue ne demande qu’à fonctionner :

"Vous saurez donc, fit-elle, que cette pauvre dame est entrée dans mon auberge voici tantôt un mois. Elle pleurait comme pouvait pleurer la Madeleine au pied de la sainte croix, et tout ce que je pus obtenir d’elle, ce fut qu’on venait de lui enlever sa fille et qu’elle ne voulait plus rentrer dans son logis, de crainte d’être enlevée elle-même. Elle me dit qu’elle s’appelait Violetta, et qu’elle n’avait pas d’autre nom..."

Lorenzo hocha la tête. Ces détails concordaient parfaitement avec ce qu’il savait.

"Cette pauvre chère dame, continua Léonarde, pleurait tellement que je résolus de lui offrir l’hospitalité, bien qu’elle fût sans argent ou presque, et que, à ses paroles incohérentes, je n’eusse pas tardé à m’apercevoir qu’elle était folle. Je l’installai donc dans une de mes chambres d’en haut, où je n’ai pas manqué un seul jour de lui monter tout ce dont elle peut avoir besoin. Tous les jours, elle sort à la même heure, disant qu’elle se rend au Louvre pour porter sa plainte au roi et implorer sa pitié. Chaque fois, elle rentre plus triste. Qui est-elle ? Je l’ignore. Une grande dame, à coup sûr. Seulement, je suis forcée d’ajouter que je ne pourrai la garder longtemps encore, vu que sa dépense est payée jusqu’ici par un pauvre bijou qu’elle m’a donné. (Ce pauvre bijou était une belle chaîne en or que dame Léonarde avait effrontément saisi en gage.) Mais je ne suis pas riche, et il faut vivre.

— C’est bien, dit Lorenzo. Vous ne savez pas autre chose ?

— Je le jure sur la Vierge et les saints.

— Bon. Écoutez-moi, maintenant. Vous garderez cette infortunée autant qu’il lui conviendra d’honorer votre auberge de sa présence. Je me charge de toute la dépense. De plus, lorsqu’elle sortira, vous la ferez suivre par un de vos garçons, soit pour la protéger, soit pour la guider si elle s’égare. Sachez que c’est une très haute dame, et que vous serez largement récompensée de vos bons soins.

— C’est bien là-dessus que j’ai toujours compté", grommela dame Léonarde en elle-même.

Et elle se répandit en protestations de dévouement, que Lorenzo interrompit par l’octroi d’une nouvelle pièce d’or, sur laquelle la cabaretière jugea inutile de renouveler l’épreuve de la croix.


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Lorenzo, rentré chez lui tout pensif, se mit à songer...

La fille est aux mains de Léonora. La mère se meurt de chagrin. Le chevalier de Capestang, le seul qui pourrait les protéger par sa bravoure étrange, est également prisonnier. Le père est à la Bastille. Désastres dont je suis la cause initiale ! D’où vient que mon cœur s’est ému de pitié, que je veux de toute ma volonté les sauver tous ? Est-ce simplement parce que la duchesse d’Angoulême a eu pitié de moi à Orléans, et qu’elle m’a sauvé ? Non ! il y a donc hors de moi une volonté plus puissante que la mienne, et qui me force à vouloir la réparation du mal que j’ai fait à Orléans ? Quelle est cette volonté ? Une fatalité inconnue a fait de moi le sauveur de Giselle, puis de Capestang ! Et c’est là, je le sens, l’événement capital de ma vie. C’est cette même fatalité qui me pousse à les sauver tous. C’est cette même fatalité qui vient de me remettre en présence de la duchesse d’Angoulême. Les sauver ! Oui, mais comment ? J’ai inspiré à Léonora une terreur suffisante pour l’obliger à respecter la vie de Giselle et du chevalier. Mais comment les faire libres ?

À ce moment, il entendit frapper à sa porte d’une façon spéciale qu’il avait convenue avec certains de ses mystérieux clients. Il descendit, ouvrit et tressaillit : c’était Léonora Galigaï ! Selon son habitude, il offrit un fauteuil à sa visiteuse et attendit qu’elle lui adressât la parole. D’un rapide coup d’œil, il étudia la physionomie de Léonora et trouva que depuis sa dernière visite, elle avait étrangement changé.

C’était bien toujours la même pâleur morbide où étincelait seul l’éclat des yeux noirs ; mais ses traits tirés, amaigris, le pli qui creusait son front d’ivoire, le sourire d’amertume qui crispait ses lèvres accentuaient ce qu’il y avait de mystérieusement redoutable dans ce masque.

"Que vient-elle me demander ? songeait Lorenzo. Comment vais-je l’influencer assez pour obtenir la liberté de Giselle et du chevalier ?

— Lorenzo, dit à ce moment Léonora, un grand malheur m’a frappée : Giselle d’Angoulême et ce misérable aventurier que je tenais dans ma main m’ont échappé."

Le nain se mordit les lèvres jusqu’au sang, ses ongles s’enfoncèrent dans les paumes de ses mains - mais pas un tressaillement ne lui échappa.

"Libres ! Libres ! rugit-il en lui-même avec une joie puissante. Est-ce que la main de la fatalité va cesser de s’appesantir sur moi ? Est-ce que je vais connaître le bonheur de la joie comme j’ai connu les affres de la haine ?"

Mais son visage immobile n’exprima même pas de l’étonnement. Léonora, qui l’examinait avec attention, hocha la tête.

"Cela ne te surprend donc pas ? dit-elle.

— Non, répondit Lorenzo, je savais que Giselle et Capestang devaient vous échapper."

Le regard noir de Léonora lança des éclairs. Sa main, un instant, alla chercher le manche d’un poignard qu’elle portait toujours à sa ceinture. Lorenzo demeura impassible.

"Comment le savais-tu donc ? gronda Léonora. Et si tu le savais comment ne m’as-tu pas prévenue ?

— Je ne savais rien de précis, madame. Je ne savais qu’une chose, c’est que, dans l’état d’esprit où vous vous trouviez, vous alliez commettre des imprudences ; je vous voyais prête à ruser avec les ordres supérieurs, et je pouvais en conclure que vos prisonniers vous échapperaient : on ne ruse pas avec Dieu, madame !"

Léonora blêmit. Elle s’inclina, s’écroula presque devant ce nain qui venait de lui parler avec une sorte de majesté solennelle et glaciale. Un ineffable étonnement emplissait son esprit devant cette nouvelle preuve de la science de Lorenzo.

"C’est vrai ! murmura-t-elle ; j’ai voulu ruser. Lorenzo, mon bon Lorenzo, d’où te vient cette prodigieuse science de divination ? Moi si forte, si orgueilleuse, je m’humilie devant cette science, oui mon maître ! Car, écoute : j’ai voulu tromper les destins ; tu m’avais dit que seul un roi pouvait donner l’ordre de mettre à mort Capestang et Giselle. Mais tu n’avais pas dit une reine, n’est-ce pas ?

— Non, madame : je n’avais pas dit une reine, et vous avez fait intervenir Marie de Médicis ?

— J’en ai été bien punie, Lorenzo !

— C’est bien, madame. Dites-moi maintenant comment ce malheur est arrivé, peut-être pourrons-nous le réparer.

— Le sais-je ? s’écria Léonora en se tordant les mains. Tout ce que je sais, c’est que la reine, devant moi, a donné l’ordre à Belphégor de faire descendre l’aventurier dans le puits. Lui mort, il devait conduire Giselle devant le cadavre. Ainsi, je pensais obéir exactement, puisque c’était une tête couronnée qui donnait l’ordre ; puisque c’était l’épouvante qui tuait Capestang ; puisque c’était la douleur qui tuait Giselle ! et qu’ainsi je n’eusse employé ni le fer ni le poison, ni l’eau ni le feu, ni la faim ni la soif ! C’était au cours de la fête maudite que Concino donnait. Lorsque nous avons pensé que la mort avait accompli son œuvre, nous avons appelé Concino. Tous trois, lui, la reine et moi, nous sommes descendus dans les souterrains. Et là, nous n’avons plus trouvé personne ; ni Capestang, ni Giselle, ni Belphégor. C’est sûrement le Nubien qui les a délivrés et, sûrement aussi, il a obéi malgré lui à quelque suggestion d’enfer, car tu connais l’infini dévouement de mon serviteur...

— Et qu’est devenu Belphégor ?

— Disparu. J’ai donné des ordres pour le faire rechercher.

— Et qu’a dit l’illustre maréchal d’Ancre ?"

Léonora demeura quelques instants pensive.

"Concino, dit-elle lentement, me tuera. J’ai lu ma condamnation dans ses yeux. Je mourrai de sa main, Lorenzo !

— Et vous l’aimez encore ?

— Oui !" répondit Léonora avec une sublime simplicité.

Lorenzo courba la tête avec une sorte d’admiration mêlée de terreur.

"Mystère insondable du cœur de la femme ! songea-t-il. Qui sait si elle aimerait Concino épris d’elle ? Cet homme la hait, la méprise, il la tuera sûrement - et elle l’adore !

— Oui, reprit Léonora, comme si elle eût lu dans la pensée de Lorenzo, il me tuera. Mais pas avant que je lui aie donné le bonheur et la toute-puissance. Alors, je mourrai heureuse, oui, heureuse de mourir par lui et pour lui."

Une exaltation de passion auréolait à ce moment la laideur de Léonora. L’amour la transfigurait. À un poète, à un artiste, elle eût semblé belle, réellement belle par l’éclat de ses beaux yeux de ténèbres flamboyantes, par le sourire de ses lèvres pâles, par cette sorte de lumineux dévouement qui avait on ne sait quoi de formidable et d’infiniment doux.

"Il me tuera donc, fit-elle d’une voix ferme. Mais il sait qu’il ne peut atteindre au bonheur de l’amour que lorsque je lui aurai donné la toute-puissance de la royauté ; à ce moment-là seulement, Concino me tuera. D’ici là, Concino m’obéira comme un enfant ; pour l’instant, il se réconcilie avec Marie de Médicis."

Un soupir terrible gonfla le sein de Léonora.

"Ainsi, reprit Lorenzo, vous êtes décidée toujours à pousser Concini jusqu’à la royauté ?

— Pourquoi aurais-je changé de volonté ? fit Léonora chez qui le soupçon était prompt à s’éveiller. N’est-ce pas toi-même qui m’as assuré que la chose était possible ?

— Oui, oui, et je vous l’assure encore.

— C’est à cela que je travaille, Lorenzo ! Condé est à la Bastille. Angoulême est à la Bastille. Il ne reste plus que Guise. Une fois débarrassée de ces trois conspirateurs, le reste n’est plus qu’un jeu pour moi. J’ai sondé les principaux partisans d’Angoulême et de Condé. Je sais le prix qu’il faudra mettre à leur concours. Lorsque tout sera prêt, Concini marchera sur le Louvre, et de ses mains arrêtera le petit roi !

— Ainsi, vous renoncez à le tuer ?

— Oui, dit Léonora avec une effrayante froideur. Sa mort est inutile et dangereuse, avant. Nous verrons après. Mais, Lorenzo, il faut d’abord que je remette la main sur ce Capestang. Je hais cet homme qui a fait avorter tous mes projets. Dussé-je y engager ma propre vie, gage de la puissance de mon Concino, je ne veux pas partir de ce monde avant de l’avoir vu mort. Je ne veux pas surtout laisser Giselle derrière moi. Non, vois-tu, je mourrais trop malheureuse ! Lorenzo, il faut que tu m’aides à les retrouver. Tu sais la foi que j’ai en ta science. Tout ce que tu m’ordonneras, je le ferai. Eh bien ? Tu ne me réponds pas ? Que penses-tu ?"

Lorenzo semblait plongé dans une méditation profonde. Il songeait ceci :

"J’ai à choisir entre Giselle et Léonora ! entre Capestang et Concini ! entre le bien entré en moi depuis si peu, et le mal, auquel j’avais voué ma vie. Si je choisis le mal, non seulement je deviens un puissant personnage, mais encore j’assure la réalisation du grand rêve de haine et de bouleversement qui a soutenu mon existence jusqu’à l’heure où j’ai senti le remords pénétrer en moi. Si je choisis le bien, tout s’écroule et je risque ma vie.

— Pourquoi ne me réponds-tu pas ?" reprit Léonora.

Lorenzo garda encore le silence. Il descendait en lui-même. Il se débattait avec les suggestions de ténèbres. Son visage, cependant, demeurait immobile, impassible.

"Les retrouver ? murmura-t-il enfin, comme s’il fût redescendu sur terre.

— Oui, fit Léonora, les dents serrées : les retrouver !

— J’y songerai, dit Lorenzo. Allez en paix, madame.

— En attendant, reprit Léonora, je vais faire étroitement surveiller la maison de la rue des Barrés et l’hôtel de la rue Dauphine. Ainsi, tu me jures d’employer ta science à cette œuvre.

— Je vous le jure, madame, dit Lorenzo qui se leva. Mais vous, rappelez-vous bien mes paroles. Et ceci, madame, n’est plus une simple supposition. C’est une affirmation positive. Ces paroles, vous pouvez les tenir pour une prédiction qui doit se réaliser, coûte que coûte, arrive qu’arrive !

— Parle ! murmura Léonora frémissante.

-— Voici : il est défendu à Concino Concini de toucher soit à Capestang, soit à Giselle, tant qu’il ne sera pas roi !

— Mais après ? haleta Léonora Galigaï.

— Après, tout lui sera permis. Mais avant, sachez que s’il exerce ou tente d’exercer une violence contre l’une ou contre l’autre, rien ne peut le sauver de la mort violente. Et cette mort viendra par le chevalier de Capestang lui-même.

— Par Capestang ! gronda Léonora.

— Si votre illustre époux tente quoi que ce soit contre Giselle d’Angoulême ou contre le chevalier, il mourra de la main de Capestang ! Et rien au monde ne peut le sauver."

Lorenzo jeta cette affirmation, cette prédiction, avec la force pénétrante et persuasive des convictions absolues. Et comme Léonora se retirait, emportant sa promesse de retrouver les deux fugitifs, il murmura avec un étrange sourire :

"Je crois que les voici maintenant assurés contre toute tentative jusqu’au moment où Concini sera roi ! Et quant à ce moment, je vais faire en sorte qu’il n’arrive jamais !"