IV. Le château enchanté
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Le soir venait ; les masses d’ombres s’élargissaient au fond des bois. Sur la route blanche, Fend-l’Air trottait, le nez au vent, le genou haut, la queue en panache. Le chevalier de Capestang, déchiré, poudreux, sanglant, la tête fiévreuse, impuissant à coordonner les mille pensées qui s’entrechoquaient dans son imagination exorbitée, tout hérissé, tout grondant, tout tumultueux encore de ce rêve étrange qu’il venait de vivre, de cette bataille où il avait senti des forces inconnues se déchaîner en lui, le chevalier, donc, laissait aller sa monture n’ayant plus qu’une idée claire :

Aller trouver dès le lendemain le tout-puissant personnage auquel il était recommandé : Concino Concini, maréchal d’Ancre ! Lui raconter l’algarade, entrer à son service, et s’en faire un protecteur tout-puissant.

"Car, se disait-il, l’homme que j’ai attaqué est évidemment très haut placé, quelque prince, peut-être. J’ai entendu ses gens lui donner du monseigneur ! Aïe ! pauvre Capestang, si tu n’obtiens une sauvegarde de l’illustre maréchal d’Ancre, je ne donnerais pas une demi-pistole de ta peau ! A Paris, vite, à Paris ! Hop, hop, Fend-l’Air !"

Mais en arrivant aux premières maison de Meudon, comme la nuit tombait, il se sentit si affaibli par la perte de son sang qu’un brouillard s’étendit sur ses yeux ; il comprit qu’il ne pouvait aller plus loin. Il avisa une auberge, y entra, installa Fend-l’Air devant une mangeoire de l’écurie et se fit donner une chambre. Celle où on le conduisit était un cabinet qui donnait sur la route. Cependant, après avoir fait l’éloge de la chambre et de l’hôtellerie, l’hôtesse qui examinait avec inquiétude les vêtements en lambeaux de l’aventurier, ajouta :

"Excusez-moi, mon gentilhomme, mais à l’auberge de la Pie-Voleuse, nous sommes dans l’habitude de faire payer d’avance."

Vivement, le chevalier chercha sa bourse... pauvre bourse qui contenait une vingtaine de doubles pistoles, toute sa fortune. Si maigre que fût cette bourse, elle ne l’était pas au point d’être introuvable. Or, Capestang ne la trouva pas : il l’avait perdue pendant la bagarre ! Il pâlit un peu, puis rougit, puis pâlit encore

"Ma bonne dame, dit-il, les harnais de mon cheval vous serviront de gage si d'ici demain je n'ai pas trouvé la bourse qui était dans cette poche et qui n'y est plus."

La patronne de la Pie-Voleuse sortit sans faire d’observation, mais aussi sans demander à son hôte ce qu’il voulait boire ou manger. Et Capestang fût mort sur place plutôt que de demander maintenant un morceau de pain et un verre d’eau. Il traîna l’unique fauteuil de la chambre jusqu’à la fenêtre qu’il ouvrit dans l’espoir que les brises nocturnes rafraîchiraient son front brûlant. A ce moment l’hôtesse, qui peut-être écoutait derrière la porte, se montra et dit :

"J’ai oublié de vous recommander de ne pas vous attarder à la fenêtre, à cause de la maison d’en face qui est hantée. On y voit apparaître une dame blanche. On y entend des gémissements, bien que le logis soit inhabité peut-être depuis cinquante ans. Enfin, bref, cela porte malheur de regarder la nuit cette demeure. Bien que vous soyez sans argent, je fais mon devoir en vous prévenant. Bonsoir !"

La revêche hôtesse disparue, après cet étrange avertissement, Capestang haussa les épaules et, près de la fenêtre, s’allongea dans le fauteuil en grommelant :

"J'ai l'enfer dans le gosier et l'estomac dans les talons. Mordieu, que j’ai soif ! Et faim !... Qui pouvait être ce seigneur ?... Morbleu, que j’ai donc soif !"

Il secoua la tête et leva les yeux vers les étoiles qui, de là-haut, le regardaient doucement. Puis ses yeux, machinalement, redescendirent sur terre et se posèrent sur une masse confuse qui se dressait de l’autre côté de la route ; la mystérieuse maison qu’au dire de l’hôtesse, il était dangereux de regarder la nuit !

L’un après l’autre, les bruits de l’hôtellerie se turent, les rares lumières du bourg s’éteignirent, ce majestueux silence de la nature endormie dans les ténèbres pesa sur toutes choses ; la faim, la soif, la fièvre tourmentaient le jeune homme ; dans sa tête endolorie, des images estompées, imprécises, passèrent, rapides et muettes ; le seigneur inconnu qu’il avait attaqué, la jeune fille qu’il avait défendue, le jeune marquis de Cinq-Mars, Marion Delorme et même la dame blanche du logis hanté se mêlèrent dans ses rêves fiévreux... Capestang s’était endormi, là, dans ce fauteuil, près de la fenêtre ouverte…

Un grand cri, tout à coup, déchira ce profond silence et réveilla le chevalier, qui se dressa, l’oreille tendue. A ce moment, l’horloge du clocher se mit à sonner, et Capestang compta les coups graves du bronze.

"Minuit ! murmura-t-il. Je rêvais que j’entendais un cri. Allons, il est temps que je me..."

Une plainte étouffée l'interrompit... une succession de plaintes... des appels sourds... un bruit de lutte... des gémissements...

La tête en feu, les yeux hagards, la sueur au front, Capestang écoutait ces rumeurs.

"Oh ! murmura-t-il, est-ce que vraiment la maison d’en face est hantée ! Oh ! mais on dirait qu’on tue, qu’on égorge, là-dedans ! Oh ! ces plaintes qui me déchirent le cœur !"


Capestang, en parlant ainsi, enjambait l'appui de la fenêtre. D’un coup d’œil, il mesurait la distance qui le séparait du sol… Il y eut dans la nuit noire la chute rapide d’une ombre, puis un bruit mat : Capestang venait de sauter !… D’un bond, il fut à la porte de la maison mystérieuse et, du pommeau de l’épée, se mit à frapper rudement. Une dernière plainte lui parvint, lointaine, étouffée. Puis le silence régna, mystérieux, indéchiffrable, et Capestang n’entendit plus que les longs échos funèbres éveillés dans la maison par les coups qu’il frappait sur la porte.

"Je saurai ! fit-il. Je saurai ce qui se passe là-dedans. Par la mère qui me mit au jour ! Je ne sais si c’est la faim, ou la soif, ou le délire, mais j’enrage de curiosité."

En parlant ainsi, le jeune homme s’était mis à longer la façade de la maison puis, son tronçon d’épée à la main, il courut le long d’un mur qui, brusquement, s’enfonçait à travers champs ; au bout de cinq minutes de cette course, il parvint à un endroit où le mur s’était éboulé : il y avait là une sorte de brèche ; il la franchit.

À ce moment, la lune monta par-dessus la cime des arbres et éclaira ce décor de ses rayons bleuâtres, dont les coulées passaient entre les masses de feuillage et jetaient des reflets fantastiques. Capestang vit qu’il se trouvait dans un parc. Au fond, vers la route, il apercevait la face d’arrière de la maison hantée.

Ce logis avait un aspect seigneurial. C’était une façon de castel construit dans ce goût charmant de la Renaissance. Le parc qui l’entourait était immense. Mais la maison semblait à demi ruinée, rongée par le temps ; mais le parc était touffu comme la chevelure inculte de quelque Polyphème.

Capestang se sentait attiré comme par une force magnétique vers ce logis. Écartant d’une main les ronces qui le frappaient au visage et, pareils à des génies défendant l’entrée du château enchanté, le saisissaient aux jambes, tenant de l’autre main son tronçon d’épée, il monta le perron, et, palpitant, étonné, pénétra dans un vestibule éclairé faiblement par une lampe suspendue au plafond.

"Où suis-je ? murmura-t-il. Est-ce la fièvre qui me transporte dans une illusion de rêve ? Ce doit être le château de quelque princesse enchantée ? la dame blanche dont parlait mon hôtesse ?"

Au fond du vestibule, un escalier commençait. Capestang se mit à monter. En haut, il s’arrêta dans une grande belle salle, et, le cou tendu, écouta le silence. Alors, d’une voix forte, il cria :

"Holà ! N’y a-t-il donc personne ici ? Qui a crié ? Qui a appelé au secours ? Voici le secours !"

Nul ne répondit. Le silence demeura profond. Rapidement, le jeune homme parcourut diverses salles dont toutes les portes étaient ouvertes, et bientôt il fut convaincu qu’il se trouvait seul dans la mystérieuse maison.

"Il paraît que j'arrive après la bataille ! fit-il. Ou plutôt, est-ce que ces cris, ces plaintes de tout à l'heure ne seraient que des imaginations ?... J’ai rêvé, pardieu ! Je m’étais endormi, et j’ai fait ce songe qu’il se commettait ainsi un crime… Oh ! qu’est cela ?"

Capestang venait d'entrer dans une pièce vaste où il n'y avait aucun meuble. Seulement, aux quatre murs étaient accrochés de nombreux costumes complets, depuis les feutres – tous pourvus de la même plume rouge – jusqu’aux bottes, toutes en cuir fauve. Il y avait là de quoi habiller cinquante hommes.

"Est-ce donc ici la friperie diabolique des gnomes et lutins ? Beaux costumes !… Que ne suis-je un de ces farfadets auxquels ils sont destinés ! (Capestang s’approcha et décrocha un manteau.) Superbe manteau de velours, bien fourré de soie ! Bah ! le mien n’est doublé que de toile bise, mais je t’aime mieux, mon vieux manteau, compagnon fidèle des heures de pluie et de bourrasque… Quant à ce pourpoint (il décrochait le pourpoint en question), j’avoue qu’il est intact, que dis-je ! tout neuf, tandis que le mien porte autant d’entailles qu’en pouvait porter celui de Roland quand ce héros mourut à Roncevaux, ainsi que je l’ai lu parmi ces fabliaux et chansons de gestes que possédait madame ma mère. Je regrette que ce pourpoint ne soit pas à moi."

Capestang poussa un soupir, raccrocha le vêtement, qui était élégant et solide, tel qu’il convient à un gentilhomme partant pour quelque expédition, puis il le décrocha de nouveau et tomba dans une méditation admirative.

"Je ne me souviens pas, dit-il, avoir jamais porté un pourpoint neuf ; ceux que me confectionnait madame ma mère étaient taillés dans les vieux pourpoints du chevalier mon digne père. C’est curieux. Tous ces pourpoints se ressemblent. Et si j’en essayais un ? Où serait le mal ? Il me semble qu’on doit éprouver quelque émotion à se draper de neuf. Émotion précieuse que je ne connais pas encore..."

Cinq minutes plus tard, après deux ou trois essais, le jeune homme avait revêtu l’un des pourpoints ; il lui seyait à merveille. Religieusement, il accrocha son vêtement troué, déchiré, à la place de celui qu’il venait de prendre.

"Ah ! on respire là-dedans ! Il me paraît que je vaux vingt pistoles de plus. L’émotion est assez agréable... Si je continuais, pour voir ?"

D’essai en essais, d’émotion en émotion, Capestang se trouva bientôt habillé de neuf depuis le feutre à plume rouge jusqu’aux bottes de cuir fauve montant au-dessus des genoux.

"Je remettrai tout cela en place, en m’en allant, fit-il. Pour quelques minutes, je veux pouvoir regarder dans un miroir ma propre image ainsi parée. Non, Capestang tu n’es plus toi. Tu n’oseras pas te reconnaître. Et tu te salueras comme un prince. Un prince ? ajouta-t-il avec un sourire dépourvu d’amertume, mais non de mélancolie... pauvre, sans sou ni maille, gueux comme le Job des Saintes Écritures, puisque j’ai perdu ma bourse, je n’ai pas même de quoi apaiser la faim et la soif dont l’une me tenaille le ventre et l’autre m’assassine la gorge..."

En parlant ainsi, le chevalier ouvrait une deuxième porte. Il demeura ébahi, les yeux arrondis par l’admiration, émerveillé, les narines dilatées. Simplement, il répéta :

"Oh ! oh ! Qu'est cela ?"

Cela ? C’était une table toute servie pour quatre convives, dont les quatre sièges étaient disposés autour d’un pâté encore revêtu de sa croûte dorée, d’un beau chapon flanqué de bécassines, d’autres succulentes victuailles et de nombreux flacons de panse et de fumet vénérables.

"Sûrement, dit Capestang, on attendait ici un prince. Toute la question est de savoir si je puis décemment à mes propres yeux passer pour le prince attendu. Et pourquoi pas, puisque j’en porte le costume ? Et je puis ajouter que j’ai en ce moment l’estomac d’un roi, si toutefois les rois ont royalement faim. Ce siège n’était peut-être pas pour moi. Mais puisqu’il est inoccupé… et encore, je ne prends qu’une place sur quatre. Ainsi ferai-je de ce pâté."

Tout en parlant, il s’était assis et se carrait dans l’un de ces beaux fauteuils. Déjà, il enfonçait le couteau dans le pâté, qu’il partagea scrupuleusement en quatre parties égales. Puis il attaqua le poulet, dont il eut soin de ne prendre qu’un quart : il y avait huit flacons sur la table, il en but deux seulement. Vers deux heures du matin, Capestang ayant achevé ce repas qui, s’il ne tombait pas du ciel, n’en venait pas moins au meilleur moment, Capestang, donc, commençait à voir la vie en rose, et à trouver que le métier de prince dans les châteaux enchantés était un charmant métier. Il se leva donc en fredonnant une chanson de pays, et s’approcha d’une superbe cheminée contre laquelle était déposée, debout, une belle et solide rapière. Capestang, le bon vin aidant, vivait dans le rêve : il sourit et ceignit la rapière.

"Elle est là pour moi, c'est sûr !" pensa-t-il très sincèrement.

Il n’en était plus à s’étonner pour une simple rapière, après avoir trouvé costume complet et succulent dîner. Mais aussitôt, et pour la troisième fois, il murmura en modulant un sifflement d’admiration et, écarquillant les yeux :

"Oh ! oh ! oh ! qu'est cela ?"

Cela, c'était une bourse au ventre arrondi, dont il versa le contenu sur la cheminée ; elle contenait deux cents pistoles. Près de la bourse , il y avait une feuille de parchemin et un écritoire. Capestang devint grave. Une minute il demeura plongé dans une sorte de stupéfaction. Puis, avec le geste de se décharger de pensées gênantes, il se mit à compter quarante pistoles et les engouffra dans sa poche. Saisissant alors une plume, debout devant la haute glace de la cheminée, le marbre lui servant de support, il traça ces mots sur le parchemin :

"Moi, Adhémar de Trémazenc, chevalier de Capestang, j'offre mes remerciements à la dame de ce château, et déclare lui avoir emprunté : 1° Un costume complet de cavalier ; 2° un dîner exquis ; 3° quarante pistoles. Pour le costume, je lui rendrai dix costumes dès que j'aurai fait fortune ; pour le dîner, un bouquet de fleurs rares ; pour les quarante pistoles, vingt doubles pistoles ; pour le charme de cette hospitalité mystérieuse, je lui engage ma vie..."

Capestang signa cette reconnaissance de dette si étrangement formulée, mais profondément sincère. Libre dès lors de tout souci vis-à-vis de ses hôtes inconnus, puisqu’il s’engageait à rembourser, il s’examina dans la glace avec une certaine complaisance. A ce moment, un frisson le secoua tout entier. On a pu voir que ce jeune homme était brave. Mais ce qu’il voyait sans doute devait être effrayant, car il pâlit et demeura les yeux fixés avec stupeur – avec terreur ! – sur cette glace qui lui renvoyait une image soudain apparue dans cette salle... une femme... toute vêtue de blanc… le visage livide… le sein empourpré par une tache sanglante !

Et cette spectrale apparition rivait sur lui des yeux étranges, hagards, sans expression humaine ! Ce pouvait être une morte sortie du tombeau ! Ce pouvait être un fantôme... Et c’était effrayant comme une illusion de délire ou de suggestion de l’enfer !

Il la voyait dans la glace, immobile, blanche, roide comme un fantôme. Il la voyait arrêtée dans l’encadrement de la porte, effrayante avec cette tache rouge au sein, tache de sang, peut-être. Il la voyait, et il demeurait pétrifié, les cheveux hérissés. Il murmura :

"C'est la dame blanche signalée par mon hôtesse. Je suis dans une maison à spectres. C’est indubitable. Eh bien ! me voici en jolie posture, moi, voyons si je me souviendrai quelque prière, de celles que m’enseignait ma mère."

Capestang, dans toute la sincérité de son âme, se mit à balbutier :

"Pater noster... qui es... in... in quoi ? J'y suis : cœlis !"

Un éclat de rire le fit vaciller. Mais presque aussitôt, cette première impression de superstitieuse épouvante s’évanouit tant le rire de la dame blanche était douloureux, humainement douloureux. Capestang se retourna alors, et vit que cette femme blessée au sein de quelque coup de poignard se retenait au mur pour ne pas tomber. Elle allait mourir peut-être ! Et pourtant elle riait !

"Madame, dit Capestang qui s’avança vivement en essuyant la sueur de son front, daignez me pardonner la faiblesse indigne qui m’a saisi à votre apparition, alors que j’eusse dû me précipiter pour vous soutenir, vous secourir..."

En même temps, il avait saisi l'inconnue dans ses bras et la portait jusqu'à un fauteuil.

"Êtes-vous gravement blessée ? reprit-il. Était-ce vous qui tout à l'heure appeliez au secours ? Hélas ! je vois que je suis arrivé trop tard... Dites... Puis-je...

― Charles est parti, murmura l'inconnue. Adieu mon amour et ma jeunesse !"

Le jeune homme demeura interdit. Alors seulement il remarqua que les admirables yeux bleus de la dame blanche étaient hagards. Il remarqua que ses cheveux étaient d’un beau blanc d’argent, et pourtant c’est à peine si ce visage demeuré adorablement jeune portait trente ans.

"Et elle ! continua l’inconnue en se tordant les mains avec désespoir. Ils me l'ont enlevée. Courez ! oh ! courez, qui que vous soyez ! Sauvez-la !...

― Qui, elle ? s'écria Capestang, violemment ému. Qui faut-il sauver ? De grâce, madame, disposez de moi... Qui êtes-vous ? Qu'est-il arrivé ?..."

La dame blanche parut tout à coup oublier tout désespoir.

"Qui suis-je ? fit-elle d’une voix douce et chantante, voilée d’une indicible mélancolie : mon nom est celui d’une humble fleurette des bois : on m’appelle Violetta… Ne connaissez-vous pas l’histoire de Violetta, de la pauvre petite violette aimée jadis, il y a bien longtemps… oh ! aimée, voyez-vous, par celui qu’elle adorait. Et savez-vous bien que celui-là était un fils de roi ? Fugitives amours ! Cela se passait sous le règne de notre sire Henri troisième, lequel était l’oncle de mon bien-aimé. Comme c’est loin, ce temps d’héroïsme, d’éclatante jeunesse, et d’amour radieux, d’amour pareil aux aurores de pourpre et d’or qui se lèvent dans les ciels purs... Et c’est fini ! Charles ne m’aime plus... le ciel pur s’est assombri, la violette est brisée. Pauvre petite fleur, achève de te faner !"

Elle disait ces choses avec une infinie tristesse et d’un accent si doux que le chevalier de Capestang avait envie de pleurer.

"Madame, dit-il en s’inclinant respectueusement devant ce malheur vivant, je devine de telles douleurs dans votre vie que toute consolation venant de l’inconnu que je suis à vos yeux serait vaine, mais...

― Silence ! interrompit celle qui se nommait Violetta.

― De grâce, madame...

― Est-ce le nain ? murmura-t-elle en tremblant. Est-ce l’affreux nain, le sorcier d’Orléans ? Est-ce lui qui ouvre la fenêtre ? Non, non, ce n’est pas lui, cette fois ! Mais qui ?"

En même temps elle se redressa, prêta l’oreille, une affreuse angoisse bouleversa son charmant visage, et elle bégaya :

"Tais-toi, ma fille ! Ils n’oseront venir te chercher ici et t’arracher aux bras de ta mère ! Oh ! les infâmes ! Les voici qui montent ! A moi ! A moi ! Charles ! Charles ! On tue ta fille ! notre enfant !

― Madame... de grâce... ne craignez rien..."

La dame blanche jeta un grand cri, un cri d’agonie, une de ces lamentations d’épouvante comme Capestang les avait entendues de sa fenêtre, et elle se mit à fuir. Le chevalier voulut s’élancer sur ses traces ; il la rejoignit au bas d’un escalier, et là, il fut cloué sur place par cet étrange et douloureux éclat de rire de tout à l’heure. L’inconnue, Violetta, puisqu’elle même s’appelait ainsi, s’était arrêtée, elle se retournait, elle étendait les bras, elle fronçait le sourcil, elle râlait :

"Que faites-vous ici ?... Je vous défends de me suivre ! Nul ne doit pénétrer dans ma retraite ! Nul, entendez-vous ! Oh ! si vous êtes ce que vos jeunes traits indiquent, si un cœur de gentilhomme bat sous ce pourpoint, allez...

― Mais vous êtes blessée, laissez-moi au moins vous...

― Votre parole, interrompit solennellement Violetta. Je veux votre parole que vous ne me suivrez pas ! que vous n'entrerez plus jamais ici à moins que je ne vous appelle !

― Madame... par pitié pour vous-même...

― Votre parole ! fit la dame blanche avec une fébrile impatience. Êtes-vous homme d’honneur ? Est-ce une épée que vous portez ? Oh ! les jeunes hommes de ce temps ont-ils donc oublié les vieux principes de chevalerie ? Votre parole, vous dis-je !"

Le chevalier s'inclina profondément et prononça :

"Vous l’avez, madame. Qui que vous soyez, si étranges que soient les circonstances, malgré votre blessure, malgré le désordre que je devine en votre pensée, pauvre femme, et je n’oserais vous parler ainsi si je n’étais pas sûr de ne pas être compris, oui, ajouta-t-il fièrement, malgré tout, il ne sera pas dit qu’une dame aurait fait en vain appel à l’honneur d’un Capestang.

― C'est bien, dit majestueusement Violetta, je vous appellerai quand j'aurai besoin de vous."

Capestang allait lui demander où et comment elle l’appellerait, puisqu’elle ne le connaissait pas, puisqu’elle ne savait pas où il allait. Mais déjà, la dame blanche montait l’escalier lentement, sans se retourner, et bientôt elle disparut, s’évanouit dans l’ombre d’un corridor, silencieuse comme une apparition de songe. L’esprit éperdu, Capestang s’élança au-dehors, traversa le parc, retrouva la brèche, courut à l’auberge de la Pie-Voleuse, et se mit à frapper à la porte à tour de bras.