Le Capitaine Vampire/Texte entier

Auguste Ghio (p. Titre-138).
LE
CAPITAINE VAMPIRE


NOUVELLE ROUMAINE


PAR MARIE NIZET
Séparateur
PARIS
AUGUSTE GHIO, ÉDITEUR
Palais-Royal, 1, 3, 5 et 7, Galerie d’Orléans

1879
TOUS DROITS RÉSERVÉS
LE CAPITAINE VAMPIRE

I

L’Insulte.

C’était au mois de mai 1877. Les Russes fondaient comme des sauterelles sur ce magnifique pays de Roumanie qui leur était livré en proie. La population d’Iassi était quadruplée, les troupes encombraient les lignes de chemin de fer, et, malgré certaine clause de la convention roumaine interdisant l’accès de la capitale aux bataillons impériaux, les Cosaques envahissaient Bucharest.

Par une brûlante après-midi, une troupe de paysans semaient le maïs et l’orge dans les environs de Bucharest. Il est impossible aux Roumains de demeurer muets un instant, et ce n’étaient pas les sujets de conversation qui manquaient alors.

— Ils n’ont de respect pour rien ! dit un jeune homme en secouant sa longue chevelure. Ils piétinent les blés, brisent nos charrues, brûlent nos arbres comme bois mort ! Dieu sait tout ce qu’ils ne feront pas !

— Encore devons-nous les loger ! fit un autre.

— Eh ! Mitica, dit un troisième au premier interlocuteur, ce serait peu de chose, s’ils ne buvaient tant !

— J’ai ma sœur ! répondit simplement Mitica.

Un grand vieillard à barbe blanche, vrai type de Père Éternel, ôta respectueusement son bonnet de peau d’agneau et dit d’une voix grave : « Si Héliade avait vécu, ils n’auraient pas dépassé Ungheni ! »

— Le vieux Mané a raison ! dirent les paysans, mais il n’est pas bon de se souvenir d’Héliade à cette heure !

Et le vieux Mané soupira sans les entendre : « Héliade ! je l’ai connu ! C’était le bon temps ! »

Hélas ! le bon temps est toujours celui qui n’est plus !

— Notre père Bismarck qui êtes à Varzin… s’écria Mitica en nasillant. Bah ! nous aurons tant de choses à demander à notre père Bismarck, qu’il ne nous en accordera pas une seule.

— Tu sembles bien joyeux, Mitica ; hé !… grâce au rakiou[1] ? insinua un paysan.

Mitica rougit : — Ne m’enlevez pas ma gaieté, soupira-t-il en cessant de sourire, elle s’en ira bien toute seule. Dimanche prochain, je dois me trouver à la mairie où, selon le plus ou moins de chance que j’aurai, on m’enrôlera dans l’armée territoriale ou dans l’armée permanente. Ils vont prendre ma chevelure… en attendant qu’ils prennent ma tête ! Là ! c’est pourtant dommage ! ajouta-t-il avec un attendrissement comique en passant la main sur sa crinière mérovingienne.

— À la mairie ? s’écrièrent les paysans désagréablement surpris.

— Oui ! moi, comme vous tous, qui avez eu le malheur de naître en l’an du Seigneur 1856.

Un cri de colère s’échappa de toutes les poitrines.

— Et si nous ne voulons pas !… reprit Manoli avec un geste de défi.

— Eh bien ! on se passera de votre volonté ! repartit Mitica, que le rakiou avait à demi consolé. En guerre ! mes amis, en guerre ! Si les Turcs nous font prisonniers, ils nous couperont bras et jambes ! Ce sera très-gai.

— Et mon fils ? s’écria le vieux Mané, qu’est-ce qu’ils vont faire de mon fils ?

— Ton fils ?… que Dieu le protège, lui et les autres dorobantzi[2] ! Ne revient-il pas aujourd’hui ? Eh bien ! lui, caporal, doit en savoir plus long que moi, futur conscrit.

Mané ne répondit pas, détourna la tête et se remit à jeter au vent les grains de maïs.

— On nous enverra dans la Dobroudja, continua Mitica avec une verve ironique qui excitait ses compagnons, nous coucherons dans les marais avec les crapauds, nous mangerons de la mamaliga[3] faite avec du plâtre : c’est bien assez bon pour de pauvres diables comme nous !

— Que fais-tu donc, père ? dit tout à coup une voix bien connue qui fit tressaillir le vieillard. Tu sèmes du blé pour les étrangers et tu prépares de la paille pour leurs chevaux !

— Ioan ! mon Ioan ! s’écria Mané en se précipitant vers son fils.

— Isacesco ! firent les paysans qui formèrent aussitôt un cercle autour du soldat, avides qu’ils étaient d’entendre démentir la mauvaise nouvelle apportée par Mitica. Hélas ! le dorobantz ne put que la confirmer.

Furieux, exaspérés, les paysans abandonnèrent leur travail et prirent en courant le chemin opposé à celui qui mène à Bucharest.

— Ne dites rien aux femmes ! leur cria Isacesco. Mitica et le dorobantz échangèrent quelques paroles.

— Tu viens de Bucharest ? demanda Isacesco.

— Et j’y retourne, dit Mitica. Mariora t’attend, ajouta-t-il avec un sourire.

— Pauvre Mariora ! soupira le dorobantz.

Mitica posa son doigt sur ses lèvres comme pour recommander le silence. Isacesco fit signe qu’il avait compris et demeura seul avec son père, tandis que son ami, dont rien ne pouvait détruire la robuste gaieté, s’éloignait en sifflant.

Ioan Isacesco paraissait âgé de vingt-deux à vingt-trois ans. Les traits distinctifs de sa race étaient réunis en lui ; et quand bien même il n’aurait pas porté l’étrange uniforme des dorobantzi, sa taille mince et élégante, son teint olivâtre, ses cheveux noirs et bouclés plantés fort avant sur le front et surtout ses yeux sombres et profonds dont l’éclat n’était adouci que par des cils d’une extrême longueur, eussent arraché aux Serbes, Russes, Bulgares ou Hongrois cette exclamation peut-être hostile et dédaigneuse : « C’est un Roumain ! »

Une ombre de moustache estompait sa lèvre supérieure, et le seul défaut qu’un artiste eût reproché à ce visage, parfaitement beau d’ailleurs, était l’épaisseur extraordinaire des sourcils qui se rejoignaient presque et qui prêtaient à la physionomie, intelligente et pensive, une expression farouche.

— Isacesco est fier ! disaient les jeunes filles froissées par l’indifférence du dorobantz qui n’avait pour elles ni un regard, ni une parole aimable. Mon Dieu ! non. Isacesco avait le caractère un peu trop sérieux peut-être ; il ne méprisait personne, certes, et c’était une faveur enviée que de l’avoir pour ami. Dans l’armée territoriale dont il faisait partie, les soldats passent alternativement trois semaines dans leurs foyers et une semaine au régiment ; les champs florissants du vieil Isacesco n’accusaient guère les courtes absences de Ioan qui par son activité et par son économie était parvenu à doubler le petit capital qu’ils possédaient. Sa maigre solde même était remise intacte entre les mains de son père, et l’on disait que, si les Isacescii n’étaient pas riches, ils avaient des chances de le devenir.

Le dorobantz, quoique brave jusqu’à la témérité, haïssait la forfanterie, et cette horreur de ce qu’on pourrait appeler la mise en scène avait bien étrangement décidé de son avenir.

C’était en 1876, à l’époque de la fonte des neiges. La Dimbovitza inondait les quartiers bas, situés au sud de Bucharest, et un grand nombre de paysans, parmi lesquels se trouvait Isacesco, étaient accourus pour voir le désastre. Une jeune et jolie fille de seize ans qui n’avait cependant pas lu le Plongeur de Schiller, lança dans la rivière une fleur qu’elle tenait à la main et défia les jeunes gens de l’aller rechercher. Aussitôt ils se précipitèrent, comme un troupeau d’oies, dans l’eau bourbeuse, à la grande joie de la jolie fille qui riait de les voir barboter à qui mieux mieux. Bien qu’il eût parfaitement entendu les paroles imprudentes de sa voisine qu’il avait connue tout enfant, Isacesco demeurait immobile sur la rive. Son regard sévère rencontra les yeux de la petite folle, elle rougit, et, depuis ce moment, elle aima Isacesco. D’abord Isacesco ne répondit qu’avec tiédeur à cette affection dont l’origine était si bizarre ; il se laissait adorer par la jeune fille comme un dieu indou par un brahmane ; mais, un beau jour, il se trouva fort étonné d’aimer Mariora, sinon plus, du moins d’une tout autre façon qu’elle ne l’aimait lui-même.

Le vieux Mané s’appuyait au bras de son fils ; ils quittèrent la plaine que le soleil brûlait de ses rayons. Le maïs devait, certainement, donner double récolte cette année.

Mais les deux Isacesco ne songeaient pas au maïs !

Ils s’étaient engagés dans un chemin creux, assez étroit et bordé des deux côtés de buissons et d’arbres dont les racines perçaient la terre, et, tout en marchant, ils causaient.

— Dans huit jours ils vont proclamer l’indépendance du pays, disait Ioan, ils nous feront tirer le canon, puis ils nous dirigeront sur Giurgévo… avec une double ration de selbovitza[4] peut-être ! ajouta-t-il en souriant amèrement.

— Giurgévo ! fit Mané, Giurgévo !… c’est le Danube.

— Eh oui ! c’est le Danube !… rive droite ! Ils ne veulent pas nous le dire, parce qu’ils craignent une révolte. Mais nous le devinons bien ! Père, reprit-il après un silence et d’une voix plus basse, quand je serai parti, tu iras voir de temps en temps Mariora, n’est-ce pas ? Je lui dirai simplement que nous allons en garnison à Giurgévo ; elle ne sait pas que Giurgévo, c’est le Danube, elle ! Ne la détrompe pas !

Le vieux Mané répondit par un signe de tête, ses yeux noirs flamboyèrent sous ses sourcils blanchis, il étendit sa main droite vers Bucharest et prononça d’une voix forte cette malédiction que le peuple roumain croit sans appel : « Qu’ils soient maudits, eux, leurs ancêtres morts et leurs enfants à naître ! »

Son bras levé pour maudire demeura immobile. Ioan tressaillit et, se baissant brusquement, colla son oreille au sol. Le père et le fils écoutaient. Un roulement sourd, semblable au galop régulier d’une troupe de chevaux, arrivait jusqu’à eux.

— Qu’est-ce ? dit le père.

— Je ne sais pas, répondit le fils : on dirait un escadron qui passe !

Le bruit allait croissant.

— Ce sont des chevaux, murmura Ioan toujours penché vers la terre, des chevaux russes : je reconnais leur trot.

— Des Russes ? répéta Mané. Où vont-ils ?

Le dorobantz prêta l’oreille avec plus d’attention.

— Vers le nord, dit-il enfin ; ils viennent à nous.

À peine avait-il prononcé ces paroles, qu’au bout du chemin qu’ils suivaient, à quelques centaines de mètres de distance, ils virent déboucher un cavalier, puis deux, puis trois : un escadron enfin, comme l’avait dit Ioan.

— Eh bien ? interrogea Mané.

Ce sont des Cosaques, colonel en tête, fit le jeune Isacesco qui possédait la vue perçante d’un batteur d’estrade. Il ne se trompait pas, les Cosaques descendaient à fond de train la pente rapide du sentier.

— Rangeons-nous, père, dit Ioan : les voilà !

Les Russes étaient arrivés à portée de la voix ordinaire. Le colonel qui les commandait, ayant aperçu les deux Valaques, s’écria en roumain, mais avec un accent étranger très-prononcé : — Loc ! Facetzi loc ! (Place ! faites place !)

La recommandation était inutile, les deux Isacesco se tenaient adossés au talus qui formait comme une muraille de terre. Les Russes avaient trois chevaux de front, ils allaient comme le vent et le chemin ne comptait pas plus de trois mètres de largeur.

Loc ! répéta l’officier, loc !

Ils ne pouvaient reculer davantage. Ioan allait répondre quand ses yeux rencontrèrent le visage blafard du colonel russe. Ses terribles sourcils se froncèrent : il venait de surprendre un sourire moqueur dans les yeux verdâtres de l’officier qui ne cessait de hurler : loc ! loc !

Le colonel lança son cheval sur les deux Roumains et s’adressant au vieux Mané : — Depuis quand un serf demeure-t-il, le bonnet sur la tête, devant un boyard ? s’écria t-il avec un accent féroce. Et d’un geste rapide, il fit tournoyer une mince cravache qui passa comme un éclair sur le front du vieillard.

Des éclats de rire retentirent derrière l’insulteur. Un cri de rage leur répondit. Ioan, pâle de courroux et brandissant son poignard, s’était élancé à la tête du cheval ; il serrait le mors de la main gauche, et de la droite il allait frapper le cavalier, lorsque celui-ci, se dégageant brusquement, dégaîna.

Le sabre s’abattit violemment sur la main du dorobantz, un flot de sang jaillit, mais le poignard demeura ferme entre les doigts de fer d’Isacesco.

Si le Valaque était fort, le Russe était adroit. Poussant une exclamation gutturale, il enfonça ses éperons dans les flancs de son alezan qui partit au galop, entraînant le dorobantz, qui alla tomber sanglant sous les pieds des chevaux cosaques.

Quand il se releva, le vieux Mané était à ses côtés. Isacesco promena autour de lui un regard étrange ; le sang tombait goutte à goutte de ses doigts et rougissait l’herbe ; il ne sentait pas sa blessure, il ne voyait pas son père, il ne savait, il ne comprenait qu’une chose : son adversaire était hors de son atteinte ! Il croisa tranquillement ses bras sur sa poitrine et regarda filer les Russes à l’horizon. Et quand le dernier soldat eut disparu à ses yeux, quand le bruit du dernier sabot frappant le sol eut cessé de retentir à son oreille, il murmura d’une voix sourde :

— Quel que tu puisses être, toi, l’homme aux yeux jaunes, ce que tu as fait à mon père, et ce que tu m’as fait à moi, je jure, ici, devant Dieu, de te le rendre au centuple !


II

Ce qu’était Boris Liatoukine.

Ce même soir de mai, un joyeux bruit de causerie et de verres entrechoqués s’échappait d’une des salles de l’hôtel Hugues, le plus aristocratique de Bucharest. Un essaim de jeunes officiers russes, arrivant en droite ligne d’Iassi, y prenaient leurs ébats.

Des tessons de bouteilles gisaient par terre, et, à la seule façon dont ces aimables jeunes gens engloutissaient un petit vin roumain qu’ils s’étaient fait servir, on eût pu les reconnaître pour Moscovites. Les fenêtres ouvertes livraient passage à des flots de fumée de tabac et à des douzaines de bouchons avec lesquels ces officiers trouvaient plaisant de bombarder les passants paisibles.

— N’importe ! fit Ioury Levine, c’est joli ici ! Il y a des arbres… qui ont des feuilles, tandis qu’à Pétersbourg !… J’ai toujours aimé les arbres et les feuilles, reprit ce jeune hussard qui semblait doué d’une sensibilité assez rare chez les gens de son espèce.

— Fi donc ! cela est bon à dire au bal à la comtesse M***, s’écria un grand gaillard qu’on appelait Bogoumil Tchestakoff. Moi, je n’ai jamais pu souffrir les verts feuillages, les frais ombrages, comme dit ma vénérable tante qui se pique de littérature et qui prétend que cette aversion que j’ai pour la nature dénote chez moi un cœur sec. Soit ! cœur sec, mais gosier humide ! s’écria-t-il en avalant, tout d’un trait, le contenu de son verre.

— C’est qu’ils ont d’excellent vin, ces Valaques !

– Et des petits pâtés, donc ! ajouta un gros Polonais qui en avait la bouche pleine, ils sont très-forts pour les petits pâtés !

— Dis donc, Bogoumil, insinua Stenka Sokolitch qui semblait appartenir à l’ordre des échassiers, il faudra tâcher de rester ici le plus longtemps possible, hein !

— Le grand-duc Nicolas soignera ça, dit Bogoumil en clignant des yeux, et grâce aux jolies femmes…

— Oh ! pour les femmes, c’est autre chose ! se récria Iégor Moïleff, sorte de Don Juan pétersbourgeois : ce sont de rudes vertus que ces petites Daces !

— Ah ! est-ce que tu aurais tenté ?… fit le Polonais avec un gros rire qu’il s’efforçait de rendre malin.

— Eh oui ! soupira négligemment Iégor. Que faire en une ville conquise ! Et vous me croirez si vous voulez : j’ai échoué !… La première fois !

— Oh ! la première fois ! s’écria Stenka Sokolitch, et la princesse Sarolta K. qui…

— C’était une ambassadrice, interrompit Iégor impatienté, je ne te parle pas des ambassadrices, moi !

— Eh ! là ! ne te fâche pas. On te croit. Conte-nous plutôt ton histoire.

Iégor se renversa avec fatuité dans un fauteuil, alluma un cigare et commença.

— Ce matin, je prenais l’air fort innocemment à l’endroit que ces bons Valaques appellent la Chaussée et que je baptiserais, moi : Sous les Tilleuls, quand j’aperçus, trottinant devant moi, une fille dont la tournure ne me déplut pas et qui paraissait jeune. Je vis bien à ses vêtements que ce n’était pas une boyarde, et, jugeant que la chose serait facile, je doublai le pas. — Mademoiselle ! lui dis-je en français. Elle se retourna. Elle n’était point laide vraiment ! au reste, brune comme une châtaigne. Elle me regarda avec des yeux effarés, murmura quelques mots en ce jargon de diable qu’ils baragouinent ici et me tourna les talons sans plus de cérémonie. Je réglai ma marche sur la sienne. — Mademoiselle ! repris-je, et j’appelai à mon secours ma science de polyglotte : ia lioubliou tebia ! ich liebe dich ! io t’amo ! Ah ! bien oui ! russe, allemand, italien, tout fut inutile : elle était sourde ! Certes, à Pétersbourg ou à Berlin, une fille de son espèce m’aurait compris, quand même j’eusse parlé chinois ! Je n’osais trop m’approcher de la petite, elle était escortée d’un énorme chien qui me regardait de travers. Je tentai pourtant l’aventure ; cet animal de chien ouvrait des yeux !… Je voulais parler à la belle, moi, non au chien. — Moushca ! dit-elle tout à coup, comme j’allais lui prendre la main, le chien s’élança… mais, bast ! j’avais lâché prise. Elle ne me gardait pas rancune, car, quand elle se vit débarrassée de moi, elle rappela son Cerbère qui allait me dévorer.

– Bah ! fit Bogoumil Tchestakoff, Liatoukine, qui a de fort belles relations ici, nous découvrira bien un palais quelconque où les caves soient bien fournies et les dames jolies. C’est un homme précieux !

– Mais où reste-t-il donc, Liatoukine ? s’écrièrent-ils tous en chœur.

L’emphase avec laquelle ils prononçaient ce nom laissait deviner que Liatoukine était pour le moins un grand personnage dont les gens bien nés n’avaient pas à rougir.

— Vous savez bien que Liatoukine est partout, fit Ioury Levine, qu’il a le don d’ubiquité, tout comme le bon dieu de l’Archimandrite Samourkassoff.

– Bah ! depuis que je suis au régiment, je n’entends que cette histoire. Cela me lasse à la fin ! s’écria Bogoumil. Croyez vous à ces contes-là, vous autres ?

– Non, fit Sokolitch que son profil de Méphistophélès annonçait incrédule. Malgré son aspect funèbre, je tiens Boris Liatoukine pour un honnête garçon, pas plus entaché de diablerie que ce gros Polonais-là ! Seulement, voici ce qu’un vieil officier, digne de foi, m’a raconté :

C’était en Crimée. Vous vous rappellerez que Liatoukine est notre doyen et qu’il accomplit sa quarante-cinquième année. Liatoukine commandait un régiment de Cosaques. Vous savez qu’il n’a pas l’âme tendre, les Cosaques ont le cuir dur, c’est vrai, mais Liatoukine faisait knouter si souvent et si dru, qu’un beau jour qu’il se trouvait dans un endroit écarté avec ses hommes, ceux-ci vous le déshabillèrent proprement et se mirent à le faire geler ! Oui, geler ! Le plus drôle, c’est que Liatoukine ne fit pas un mouvement pour se défendre ; au contraire, il avait l’air de sourire. L’eau tombait sur lui par cascades, et dès qu’il eut l’apparence d’une jolie statue de cristal, les Cosaques, enchantés d’être débarrassés de leur lieutenant, remontèrent à cheval. Quand ils arrivèrent au camp, la première personne qu’ils aperçurent fut Liatoukine, tout habillé et pas gelé du tout. Un des Cosaques devint fou, Liatoukine fit fusiller les autres qui, sans cette opération, seraient bien morts de frayeur. Depuis ce temps, on ne le connait dans l’armée que sous le nom du capitaine Vampire qu’on lui a conservé, bien qu’il soit maintenant colonel.

Bogoumil et le Polonais éclatèrent de rire.

— Ce n’est pas tout, reprit Sokolitch. Vous savez que Liatoukine passe pour un homme à bonnes fortunes. Un soir, c’était, je crois, l’hiver dernier, le petit comte M*** revenait de ses terres, un ami charitable l’attendait à la gare pour lui dire que la comtesse Malgorzata se trouvait au théâtre en compagnie de Liatoukine. Mauvaise nouvelle ! Le comte court à l’Opéra : la Malgorzata y était, en chair et en os, flanquée du capitaine Vampire ! M***, qui craint le scandale, dévora sa rage avec son souper, mais le lendemain, au petit matin, il se présentait chez Boris, où il fut fort étonné de rencontrer… un compagnon d’infortune ; le prince S***, que vous connaissez tous, disait : — Ne cherchez pas à vous disculper, monsieur ! Hier, vous vous trouviez en tête-à-tête avec la princesse : minuit sonnait à Saint-Isaac !

— Mon prince, s’écria M*** abasourdi, vous vous trompez : c’était ma femme, à moi, que monsieur avait conduite à l’Opéra : minuit sonnait à la station.

Et les voilà qui se chamaillent. — C’est moi ! — Non, c’est moi ! Beau sujet à discussion, ma foi ! Liatoukine, qui trouvait son compte à cette altercation, se garda bien d’éclaircir la chose, et savez-vous comment cela finit !… Les deux maris se battirent en duel !

Cette histoire rabelaisienne excita l’hilarité générale ; les officiers riaient de ce bon rire homérique dont les romanciers ont tant abusé, et qui ne fait jamais tant de bien que lorsqu’il éclate aux dépens d’autrui.

— Ne dit-on pas qu’il a été marié ? demanda Boleslas Brzemirski.

— Et deux fois encore ! fit Stenka Sokolitch qui eût pu rédiger la chronique scandaleuse de Saint-Pétersbourg. Sa première femme était une sèche et longue Polonaise ; huit jours de mariage, puis, crac !… plus de princesse Liatoukine !

— Elle était morte ? demanda Brzemirski qui n’avait pas l’esprit très-vif.

— Tiens ! La seconde avait la vie plus dure. Cela dura un mois. Un beau matin, tout Pétersbourg apprit que Liatoukine était redevenu veuf. On se disait à l’oreille que les deux femmes avaient été étranglées et qu’elles portaient toutes deux une petite marque rouge au cou, vous savez, la dent du Vampire…

— Bigre ! cela donne froid ! fit le Polonais, moitié en plaisantant, moitié sérieusement.

Inutile d’ajouter que pendant le récit de Sokolitch plusieurs bouteilles avaient été vidées jusqu’à la dernière goutte.

— Mais il ne viendra donc pas, ce cher Boris ! s’écria Bogoumil en se pendant avec désespoir au cordon d’une sonnette. Un garçon parut, et en un français qui sentait le Hongrois : — Que désirent vos seigneuries ?

— C’est Liatoukine, mon ami ; oui, nous l’avons perdu et nous voudrions bien que tu nous le retrouvasses, fit Bogoumil qui se dandinait sur sa chaise.

— Mais…

— Pas de mais, mon garçon, il nous faut Liatoukine, c’est un boyard russe, cherche !

— C’est qu’il y a beaucoup de boyards russes ici maintenant, répartit le garçon en souriant à demi.

— Ah ! fit Sokolitch en retroussant sa moustache d’un coup de pouce, est-ce que cela te déplairait, par hasard ?

Et comme ils répétaient sur tous les tons : — Liatoukine, nous voulons Liatoukine !

— Le voici, Messieurs ! dit une voix qui les fit se lever tous, comme mus par un ressort : Liatoukine était devant eux.

Ainsi que le disait Sokolitch, le nouveau venu avait l’aspect funèbre. Il réalisait, avec une exactitude surprenante, le type légendaire du Vampire slave. Sa taille, démesurément longue et maigre, projetait derrière lui une ombre gigantesque qui allait se perdre dans l’obscurité du plafond. Avec un geste empreint d’une dignité un peu froide, il présenta aux jeunes officiers sa main décharnée, mais soignée et chargée de bagues, et daigna prendre le siège qu’ils lui offraient respectueusement. Sa chevelure et sa barbe, d’un noir intense, faisaient ressortir la pâleur livide de son visage allongé dont les lignes correctes et glaciales semblaient moins appartenir à une physionomie humaine qu’à un marbre funéraire. Les soldats l’avaient surnommé le capitaine Vampire ; un esprit fort l’eût appelé un parfait gentleman. Les yeux, qui, seuls, vivaient au milieu de ce visage impassible, présentaient une particularité singulière. Le globe de l’œil, chatoyant comme une topaze, avait la pupille fendue verticalement, telle qu’on l’observe chez les animaux de race féline. La puissance de ce regard était telle qu’il n’était donné à personne de le soutenir.

Les dames de Pétersbourg disaient que Liatoukine avait le mauvais œil et s’empressaient de toucher du fer à son approche.

Liatoukine parlait peu, il avait un son de voix métallique qui faisait merveille dans la mêlée, mais qui résonnait étrangement dans un salon ; jamais on ne l’avait vu rire, et quand il souriait, ses traits prenaient une expression de férocité à laquelle ses plus anciens amis n’étaient pas encore habitués. Il avait reçu de la nature un don précieux que ses camarades lui enviaient : celui de boire du vin comme les autres buvaient de l’eau ; une grosse améthyste qu’il portait au doigt le préservait, assurait-on, de l’ivresse. Ayant beaucoup d’influence, il avait peu d’ennemis déclarés ; son hôtel à Saint-Pétersbourg était le lieu de rendez-vous ordinaire des ministres et des ambassadeurs. Il avait publié un traité de stratégie fort estimé, et le Tzar l’envoyait parfois en mission secrète à Vienne, à Londres ou à Berlin. Somme toute, le capitaine Vampire était un officier de grande valeur ; il s’était distingué en Crimée, à Khiva, et les aides-de-camp du grand-duc Nicolas disaient tout bas qu’il serait général avant la fin de la campagne.

Pour le reste, un mystère planait sur sa vie, et personne n’en savait plus que Stenka Sokolitch.

Un témoin eût été frappé du changement que la présence de Liatoukine avait apporté dans la manière de s’exprimer de ces jeunes fous. Ce cher Boris était devenu mon colonel ; la familiarité s’était convertie en déférence.

Liatoukine vidait lentement un énorme verre de vin de Cotnar et promenait son regard magétinque sur ses compagnons.

— Messieurs, dit-il de sa voix cuivrée, le boyard Androclès Comanesco nous fait l’honneur de nous inviter à la fête qu’il donne ce soir à onze heures dans son palais de la rue Mogosoi. Dix heures viennent de sonner : nous n’avons que le temps.

Liatoukine se leva avec la roideur d’un automate. Les jeunes gens s’inclinèrerent et suivirent le colonel, tout heureux qu’ils étaient de pouvoir enfin étaler leurs grâces sous les yeux des Roumaines qu’ils se promettaient d’éblouir.

Ioury Levine et le Polonais formaient l’arrière-garde.

— Il est fort aimable, ce Cococesco ! fit à mi-voix Boleslas qui commençait par estropier le nom de son amphitryon.

— Tais-toi ! dit Ioury. Et retenant Brzemirski par le bras, il prit du bout de ses doigts gantés le verre de Liatoukine.

— Regarde ! dit-il en présentant le verre à la lueur de la lampe.

— Pouah ! fit le Polonais.

Et Ioury lança le verre par la croisée.

III

Mariora.

À sept ou huit kilomètres de Bucharest, au-delà du bois de Baniassa, s’élevait, au milieu d’un jardinet, une petite maison blanche. Le jardinet, où fleurissaient à l’envi les plantes les plus diverses, était bien entretenu ; la maisonnette, recouverte de tuiles, semblait sourire par ses petites fenêtres garnies de rideaux bien blancs. Tout cela avait un air de propreté et d’aisance, qu’il n’est pas rare de rencontrer en Roumanie, quoi que l’on dise ou que l’on ait dit. Le voyageur s’arrêtait d’instinct devant cette riante habitation, et s’il s’informait des propriétaires : — C’est aux enfants du feu pope, aux Slobozianii, disait-on. Les superbes champs de maïs environnants attiraient-ils ses regards : — C’est encore aux Slobozianii, Mitica et Mariora ; si loin que l’on peut voir, tout appartient aux Slobozianii !

Tandis que les Russes, que nous venons de quitter, buvaient force vin de Cotnar, tout en habillant des plus sombres couleurs leur ami Liatoukine, cinq ou six jeunes Roumaines étaient réunies dans le jardin des enfants du pope. Quelques-unes d’entre elles pouvaient passer pour belles, pas une n’était franchement laide. Elles portaient toutes ce magnifique costume national qui semble un souvenir de l’Italie, et leur double tablier de laine bariolé, les broderies byzantines qui ornaient leurs manches de toile fine et les monnaies turques d’or qui brillaient dans leurs cheveux bruns, invariablement rassemblés en une natte épaisse, annonçaient qu’elles appartenaient à des familles de paysans riches.

Un joyeux babil s’élevait de ce joli groupe ; à vrai dire, on y déchirait un peu le prochain, comme cela se fait d’ailleurs dans tous les villages du monde à l’approche du soir. Et Dieu sait si les Moldo-Valaques ont bonne langue !

— Ces Russes ! dit une grande fille de vingt ans, ils s’imaginent que nous sommes leurs esclaves et qu’ils ont le droit de nous offenser.

— Hier on mariait la Zinca, fit une autre : ils ont tenté d’enlever la mariée !

— Bah ! ils n’auraient pas enlevé grand’chose.

Un bruyant éclat de rire accueillit ces paroles ; celle qui les avait prononcées reprit, en s’adressant à une jeune fille dont les vêtements semblaient plus grossiers que ceux de ses compagnes et qui dans ses cheveux, d’un noir de jais, n’avait que des rubans rouges déjà fanés par l’usage :

— Et qu’as tu répondu à ce téméraire étranger ?

— Moi ? rien, dit la fille aux rubans rouges ; je ne comprenais pas même ce qu’il disait ; j’ai marché plus vite, voilà tout. Au reste, j’avais mon chien qui m’aurait bien défendue.

— Elle est sauvage, la Zamfira ! s’exclama Ralitza, une brunette qui ne l’était pas du tout.

— Je hais les Russes ! murmura celle qu’on venait d’appeler Zamfira.

— Non, s’écria la fille d’un riche meunier, la Zamfira n’est que fidèle !

— Ah ! ah ! fidèle ! Elle a donc un fiancé, la petite ? Est-ce le forgeron Stanciù ou le montreur d’ours Stroïtza ?

Zamfira rougit et ne répondit pas, mais une larme trembla au bord de ses cils.

— C’est qu’on ne peut pas se montrer bien difficile quand on a du sang tzigane dans les veines ! insinua Ralitza. Qui voudrait d’une Tzigane pour femme ?

— Je sais qui, moi, fit l’ainée de la troupe, et je vous défends de taquiner davantage la pauvre Zamfira qui vaut mieux que vous et moi.

Zamfira sourit et leva ses veux pleins de reconnaissance sur sa protectrice qui lui serra doucement la main.

— Était-il joli, au moins, ton Russe ? dit Catinca la meunière.

— Je ne sais pas, fit Zamfira, je l’ai peu regardé.

— Ah ! je l’aurais su, moi, répartit son interlocutrice. Avait-il des cheveux noirs ?

— Et des yeux jaunes ? dit une voix douce et mélodieuse derrière les jeunes filles.

La propriétaire de la maisonnette, Mariora Sloboziano, venait d’apparaître sur le seuil.

Ô poètes roumains, trop ignorés de l’Occident : Héliade, Bolliaco, Alexandri, où donc êtes-vous pour nous dire quelle jolie chose c’était que cette Mariora !

Alexandri se serait écrié en la voyant :

« — Ses cheveux sont pareils aux rayons argentés de la lune d’été et ses yeux rappellent le miroir limpide des lacs des montagnes ! »

Ce qui, traduit en langage vulgaire, signifie que Mariora avait la chevelure blonde et les yeux bleus. Elle semblait, parmi ses compagnes au teint bruni, une fille du Nord, égarée sous le ciel serein de ces climats méridionaux ; mais ses pieds mignons, toujours prêts à danser la hora[5], sa gaieté folle éclatant au moindre propos, la faisait reconnaître pour une vraie Danubienne. Son regard avait le calme profondeur des yeux d’enfants, et son sourire était si doux qu’il avait enfin captivé le cœur de l’homme le plus farouche des environs : Ioan Isacesco.

Mariora était appuyée, dans une attitude pittoresque un peu étudiée, contre le mur tapissé de vignes, et les derniers rayons du soleil éclairaient les couleurs vives de ses vêtements dont le tissu comptait plus de fils de soie que de brins de laine. Hélas ! la jolie Valaque avait plus d’un défaut. De sa vie une pensée sérieuse n’avait traversé cette petite tête folle, occupée uniquement de ces mille brimborions qui ont le privilège de faire à la fois le bonheur des Parisiennes et des sauvagesses de la Guinée : Mariora était coquette.

Au fond, cette coquetterie n’avait rien que de fort innocent. Mariora ne songeait pas à mal et ne cherchait qu’à plaire à Isacesco qu’elle adorait. Elle était considérée par les jeunes gens comme un être d’une nature supérieure ; les conversations légères cessaient à son approche, et l’on respectait autant en elle la fille du pope mort que la fiancée du redoutable dorobantz. Mariora était bien gardée. Elle n’allait jamais à Bucharest sans être accompagnée de Baba-Sophia, une vieille parente que le pope avait recueillie, et les jeunes boyards, retour de Paris, savaient qu’en revenant de chez la sœur, on risquait de rencontrer au détour du chemin le poignard du frère ou le revolver du fiancé. Seul le seigneur Rélia Comanesco, frère de lait de Mitica, était admis dans l’intimité du ménage Sloboziano ; il avait l’esprit encore imbu de préjugés de castes dignes de l’autre siècle et ne soupçonnait même pas que Mariora fût jolie. De son côté, Mariora n’admirait qu’Isacesco. Il était pauvre ou à peu près ; elle était riche. Il possédait six misérables pogones[6] de terre ; les propriétés des Slobozianii comprenaient plus de cinquante hectares de superficie, et Mariora, égoïste inconsciente, avait jusqu’ici considéré le tout comme lui appartenant ; Mitica ne croyait pas devoir la détromper. Impérieuse et volontaire à l’égard de tous ceux qui l’entouraient, un mouvement de sourcils du pauvre dorobantz la rendait docile, et leurs noces devaient être célébrées dans le courant de l’année ; mais les commères de Baniassa hochaient la tête et disaient que, mariage ou non, tout cela finirait mal, et que la Mariora n’était pas la femme qu’il fallait à Isacesco.

Hélas ! cela était peut-être vrai ! Mariora avait les caprices et les jolis défauts d’une grande dame de Bucharest, ce qui constituait un bagage assez embarrassant sous le toit d’un simple paysan comme Ioan. La femme du pope qui, par parenthèse, avait fait une mésalliance, s’était attachée à développer chez sa fille une foule de petites perfections superflues, tout en négligeant de cultiver des qualités solides dont la jeune fille eût plus aisément trouvé l’emploi dans la position qu’elle occupait. De cela il résultait qu’elle avait de mignons doigts roses qui ne savaient pas faire un fromage, qu’elle chantait les doïne[7] à ravir, et qu’il fallait plus que du courage pour avaler la mamaliga préparée par elle. Sa place semblait bien moins marquée à l’humble foyer d’Isacesco que dans les salons somptueux d’un boyard quelconque ; aussi avait-elle depuis longtemps confié les soins grossiers du ménage à Baba-Sophia et à la Zamfira.

— Qu’était la Zamfira ? Oh ! presque rien. Elle et son père vivaient ensemble dans une petite cabane qu’ils devaient à la générosité des Slobozianii. Le père labourait, ensemençait, sarclait, moissonnait pour le compte de Mitica ; la fille aidait ou plutôt remplaçait Mariora et trouvait encore le temps de fabriquer des filets et des nattes qu’elle vendait ensuite à Bucharest. Elle était honnête, on l’estimait sans doute, on la recherchait peu : elle avait eu la malechance d’être née d’une mère tzigane. Peut-être souffrait-elle de cette sorte de proscription qui la frappait injustement ; elle ne se plaignait jamais, elle était très-douce, et quand elle pleurait, c’était si bas qu’on l’entendait à peine. On appelait Mariora une perle, on eût pu appeler Zamfira un ange. Zamfira était dévouée à Mariora ; Mariora aurait aimé Zamfira si la Tzigane n’avait eu dans ses cheveux ces pauvres rubans rouges fripés. Ces rubans racontaient tout une histoire et c’étaient eux qui faisaient que Mariora accablait souvent la Zamfira de reproches immérités et de sanglantes railleries.

Un jour (il y avait de cela un an alors), Mitica les avait rapportés de la foire Mosilor que l’on célèbre à Bucharest pendant la semaine qui précède la Pentecôte.

— Du rouge ! s’était écriée Mariora mécontente, pourquoi du rouge, puisque je suis blonde !

Mitica sourit et ne répondit pas. Le lendemain, la Zamfira paraissait à la hora avec les fameux rubans dans ses cheveux, à la grande colère de Mlle Sloboziano qui bouda son frère pendant huit jours, en criant bien haut qu’elle ne voulait pas de bohémienne dans la famille. La vue continuelle de ces rubans exaspérait Mariora qui s’acharnait à faire de Zamfira une Cendrillon danubienne. Ils étaient fanés maintenant et Mariora s’était juré que Mitica ne les remplacerait pas.

Mitica Sloboziano aimait Zamfira, non comme les jeunes gens de Bucharest ont l’habitude d’aimer les Tziganes, mais ainsi que méritait d’être aimée une brave et digne fille, telle qu’elle l’était.

La Zamfira n’était pas belle ; son teint, d’une couleur de bronze très-accentué, révélait à première vue son origine suspecte ; ses cheveux avaient la rudesse du crin (Mariora disait que ça piquait !), elle était petite et plus âgée de deux ans que Sloboziano ; mais tant de bonté sereine se lisait dans ses grands yeux noirs, qu’en la voyant à côté de Mariora on se demandait si la moins jolie n’était pas la plus belle. Et ces yeux-là ne savaient pas mentir.

— Pourquoi aimes-tu la Zamfira ? disaient les jeunes filles à Mitica ; elle n’est ni jolie, ni riche ; de plus, elle a du sang païen sous sa peau noire. Une Tzigane ! c’est vieux à vingt ans !

— Je l’aime, d’abord parce qu’elle m’aime, répondait-il simplement ; ensuite, parce qu’elle est bonne, ce qu’on ne pourrait pas dire de vous toutes qui avez la langue prompte et le cerveau léger.

Malheureusement, la tendre affection que Mitica portait à la Zamfira n’avait affaibli en rien le goût prononcé du jeune homme pour le rakion et la danse.

Les paroles de Mariora sur les yeux des Russes avaient fait hausser les épaules à ses compagnes.

— Je ne connais guère que les chats et les hiboux qui aient les yeux jaunes, dit Catinca la meunière.

— Eh bien ! tant mieux pour toi, ma chère, fit sèchement la fille du pope, il existe des choses qu’il est bon d’ignorer.

— Qu’est-ce qu’elle dit ? s’écria l’assemblée tout d’une voix.

— Je dis… je dis que je ne me sens pas disposée à endurer vos agaceries ce soir et que vous ayez à me laisser en repos !

— Ah ! j’entends, fit Ralitza d’un ton railleur, le bel Isacesco.

— Il s’agit bien d’Isacesco ! murmura Mariora avec humeur. Puis, après un silence : Isacesco ! c’est vrai… il va venir !

Évidemment, quelque chose la tourmentait ; elle tordait d’une main nerveuse les brindilles de buis de la haie et s’obstinait à regarder le bout de ses pieds, afin, sans doute, que ses amies ne vissent pas les larmes prêtes à s’échapper de ses yeux.

Florica, la framboisière, se mit à chanter :

« L’oiseau jaune prend son essor,
« Et d’un coup d’aile fend l’espace ;
« On dirait une flèche d’or
« Qui passe ! »

— L’oiseau jaune ! quelle sotte chanson ! fit Mariora. Qui a jamais vu un oiseau jaune fendant l’espace ?

Cette brusque observation excitait l’hilarité des jeunes filles, quand Zamfira, qui depuis quelques instants interrogeait l’horizon, posa sa main sur l’épaule de Mariora, et, du doigt, désignant la route de Bucharest :

— Isacesco ! dit-elle.

Mariora tressaillit et lança un coup d’œil inquiet à la Tzigane, tandis que la bande folâtre s’envolait avec des éclats de rire au milieu desquels retentissait la chanson de l’oiseau jaune.

— Zamfira, fit-elle tout à coup, je ne lui dirai rien !

Zamfira ouvrait la bouche pour répondre, mais la Mariora était dans les bras de son fiancé et la Cendrillon s’en alla à pas lents et presque à regret.

Souple comme une chatte, Mariora se dressait sur la pointe des pieds pour atteindre à la hauteur du dorobantz qu’elle accablait de caresses.

— Tu viens bien tard ! lui disait-elle avec un accent de doux reproche, et elle l’entraîna dans la maison. La nuit tombait lentement et remplissait d’ombre les coins de la chambre. — Baba-Sophia ! cria la jeune fille. Mais Baba-Sophia bavardait chez l’une ou l’autre voisine, et Mariora se mit en devoir d’allumer elle-même une énorme lampe de cuivre qui était presque un objet de luxe. Tout en posant sur la table des œufs, des fruits et une cruche de braga[8] qui devaient composer le souper des deux fiancés, la Mariora babillait, babillait, Dieu sait comme ! C’étaient de ces choses qui n’ont pas de sens et qui disent tout, de ces choses que l’on répète depuis que le monde est monde et que l’on ne se lassera jamais d’entendre ; seulement, la jeune fille semblait ne vouloir pas laisser à Isacesco le temps de lui répondre ; un observateur attentif eût remarqué qu’elle cherchait même à éviter ce regard qui ne se détachait pas d’elle. Tout à coup elle poussa un cri et saisit brusquement la main droite de Ioan.

— Qu’est-ce ? s’exclama-t-elle, du sang !… Tu es blessé ? Et elle porta cette main ensanglantée à ses lèvres, tandis que ses yeux, remplis d’anxiété, interrogeaient le dorobantz.

Ioan hésita : il lui répugnait de mentir.

— C’est au tir, dit-il avec effort, oui… mon fusil a éclaté entre mes mains.

Mariora, qui ne pouvait d’ailleurs distinguer une blessure faite par une arme à feu d’une autre faite par une arme blanche, ne vit pas l’embarras d’Isacesco.

— Ah ! s’écria-t-elle en lavant à grande eau la plaie envenimée, c’est dangereux, le tir ! presque aussi dangereux que la guerre, n’est-ce pas ?

— Pas tout à fait, dit-il en souriant d’un sourire qu’il tenta vainement de rendre joyeux.

— La guerre ! reprit Mariora pensive, mais c’est la guerre, ici ! Tu n’iras jamais à la guerre, n’est-ce pas ? fit-elle, subitement effrayée.

— Non ! dit Isacesco. C’était la seconde fois qu’il mentait.

— Ah ! c’est que je ne le voudrais pas ! s’écria t-elle en secouant la tête d’une façon mutine ; j’ai besoin de toi. Qu’est-ce que cela nous fait, ce vilain tzar que nous ne connaissons pas ! Qu’il se batte, lui, tout seul, avec le Padisha ! Nous avons bien autre chose à faire, nous ! Nous marier, par exemple. Quand ? Ah ! le plus tôt sera le mieux, car je te préviens que je suis fatiguée d’attendre. Et toi ?…

— Mariora ! s’écria-t-il. Ce fut tout ce qu’il put dire. Il y avait à la fois de la tendresse et du reproche dans sa voix. Un mot de l’innocente fille venait de réveiller les pensées amères que ses caresses avaient endormies. Isacesco songeait à l’avenir, à l’insulteur qui s’était trouvé sur son chemin, à la Mariora qui allait s’en écarter. Tous les personnages qui tenaient une place dans sa vie se confondaient dans son esprit, et parfois une étrange hallucination lui montrait son nouvel ennemi se dressant entre lui et sa fiancée. Un moment il pensa lui avouer tout, et la funeste rencontre du chemin creux et son départ prochain pour Giurgévo ; mais tous deux avaient un secret, et la Mariora lui dit avec ce petit air boudeur qu’elle savait rendre si charmant :

— Mon beau dorobantz, rien ne peut vous égayer aujourd’hui. Auriez-vous rencontré un zmeù[9] dans les bois ?

— Oui, dit Isacesco qui tressaillit.

Mariora crut qu’il plaisantait.

— Eh ! dites-moi donc, continua-t-elle en souriant, comment c’est fait un zmeù. Cela a-t-il des cornes et des ailes comme l’assure Baba-Sophia ?

— Non ! fit Isacesco, cela a des yeux jaunes et…

— Des yeux jaunes ! interrompit Mariora émue, vous avez vu l’homme aux yeux jaunes ?

— Oui ! répondit tranquillement Ioan. Et… vous l’avez vu aussi, apparemment ?…

— Moi ! s’écria-t-elle en rougissant, non, Vierge sainte ! est-ce qu’il y a des hommes qui ont les yeux jaunes ? Mon Ionitza, poursuivit-elle en plongeant sa main dans la chevelure épaisse du soldat, je n’ai jamais vu des cheveux aussi fins que les vôtres. C’est doux ! c’est joli ! murmurait-elle avec sa voix d’oiseau.

Mais Ionitza demeurait insensible à toutes ces caresses ; son calme apparent cachait une violente agitation intérieure. Mariora vit frémir les sourcils d’Isacesco.

— Il pense ! se dit-elle, il pense, mais à quoi ? Elle était debout devant lui, et le regard prolongé du soldat qui lui avait pris les deux mains la gênait sensiblement.

— Ah ! fit-elle en cherchant à se dégager, ne me regarde donc pas ainsi ; cela me fait mal : il y a trop de noir dans tes yeux !

— C’est vrai, il y a beaucoup de noir ! répéta-t-il machinalement après elle.

Il y eut un silence.

— Mariora, reprit-il froidement, il n’est venu personne ?

— Personne, mon doux ami, personne… si ce n’est le boyard Rélia Comanesco ; il est bien ennuyeux : il ne parle que vignes et maïs ! ajouta-t-elle avec humeur.

— Personne ? vous êtes bien sûre, Mariora ?

Les traits du dorobantz étaient contractés ; sa parole, empreinte d’une dureté inaccoutumée, effraya la fille du pope.

— Comme tu dis cela ! s’écria-t-elle. Qui voudrais-tu qui fût venu ?

— Un homme aux yeux jaunes, dit Ioan.

Mariora essaya un grand éclat de rire qui sonna si faux qu’elle-même en fût terrifiée. Elle allait répondre, mais une voix grave murmura à son oreille :

— Mariora, il ne convient pas que tu caches rien à celui qui doit être ton époux !

C’était Zamfira qui venait d’entrer. Sans prendre garde au mouvement de colère de son amie, elle alla s’asseoir à l’écart et se mit à tresser des joncs en silence.

Mariora, rouge de honte, fondit en larmes.

— Eh bien ! oui, je dirai tout ! sanglottait-elle, tout !… à la condition que tu ne me regarderas pas pendant que je parlerai !

Isacesco aurait accepté bien d’autres conditions encore ; il ne comprenait pas et s’efforçait de ne pas chercher à comprendre. Il était fort pâle et fit un signe affirmatif. Mariora essuya ses larmes, s’assit près du dorobantz et lui passa son bras autour du cou ; puis elle le regarda timidement comme si elle eût voulu puiser un peu de courage dans des yeux amis, et commença d’une voix très-basse :

— Voilà. C’était ce matin, Zamfira et Baba-Sophia étaient allées à Bucharest et m’avaient laissée seule ici. Tous les hommes étaient aux champs. Moi, je ne faisais rien… je songeais à toi ! quand j’entendis le galop d’un cheval qui s’approchait.

Je cours à la porte, croyant voir le boyard Comanesco que nous attendions. Ce n’était pas lui, c’était un officier, un Russe. Il descendit de cheval. Je compris qu’il voulait me parler et je m’avançai vers lui, Ah ! je n’aurais pas dû m’avancer !… mais, pouvais-je savoir !… Enfin, il me montra son cheval qui haletait et dit ces deux mots : Apà, cal (eau, cheval). Sa façon de parler, qui n’était rien moins que polie, me choqua ; néanmoins, j’allai chercher de l’eau, pensant qu’il n’en savait pas dire plus long en roumain. Je me trompais, Ioan, cet homme s’exprime mieux qu’un riverain de l’Oltou ! Pendant que le cheval buvait, j’observai le maître, Isus-Christos !…

Je vivrais cent ans, ajouta Mariora, sans l’oublier ! Il était grand et si pâle, si maigre, que l’on eût dit un mort : il me semblait entendre ses os craquer ; mais, ce qui m’épouvanta le plus, ce fut la lumière jaunâtre qui brillait dans ses yeux ronds. Quand le cheval eut bu, je voulus rentrer ; à mon grand étonnement, cet homme me suivit. Je lui fis observer que la maison n’était pas une auberge. Il me répondit que cela lui était bien égal et continua de me suivre. Je n’osais plus rien dire ; il avait un son de voix caverneux qui me faisait frissonner, et, comme s’il eût été le maître, il s’assit près de la table et, me désignant un siège au bout opposé, il m’ordonna brusquement d’y prendre place. J’étais terrifiée, je ne savais plus ce que je faisais : j’obéis. Lui me regardait fixement. Cela dura peut-être dix minutes. J’eus un instant l’idée de m’enfuir, mais je sentais mes forces diminuer, et j’avais remarqué, d’ailleurs, qu’il se trouvait entre moi et la porte. Enfin il se leva, je me levai aussi, ses yeux ne me quittaient pas, il s’avançait vers moi, je reculais, je reculais toujours… mais le mur était là. Je fermai les yeux, car je venais de sentir une main froide se poser sur mon bras, cela me fit l’effet d’un serpent qui me touchait. Il me souleva sans effort, regagna sa place à la table et m’assit rudement sur ses genoux. Je craignais de l’irriter par une résistance inutile. — Regardez-moi, dit-il. Sa volonté semblait être devenue la mienne. Je le regardai, ainsi qu’il l’ordonnait, mais comme il tournait le dos à la fenêtre, je pus voir au loin, bien loin dans la campagne, les hommes qui semaient l’orge. C’était d’eux pourtant que j’attendais mon salut et mes cris n’auraient pu leur parvenir. Je me dis que la seule chose qui me restait à faire était de me recommander à Dieu et je priai. L’homme ne bougeait pas. Mais je ne pus prier longtemps ; un étrange engourdissement s’emparait de moi par degrés : il me semblait que j’allais dormir. J’employai le peu de volonté qui me restait à vaincre ce sommeil qui devait me perdre infailliblement, mais je n’y pus réussir et ma tête alourdie reposa bientôt sur l’épaule de l’homme. Alors…

— Alors ?… interrompit Isacesco d’une voix étranglée. Et ses doigts pressaient avec tant de force le poignet de Mariora que les ongles pénétraient dans la chair.

— Alors, dit-elle, Rélia Comanesco est entré : j’étais sauvée !

Et pleurant et riant à la fois, elle cacha sa tête dans la poitrine d’Isacesco.

— Mon Ionitza, mon Ionitza ! répétait-elle. Lui se laissait faire ; il la contemplait avec un sourire étrange ; il lui semblait qu’il ne l’avait vue de longtemps et s’étonnait presque de la retrouver entre ses bras.

— Rélia Comanesco ! murmura-t-il. En quelque danger qu’il se trouve et quelque service qu’il réclame, cet homme peut compter sur moi ! Et Mitica ? reprit-il aussitôt, où donc était-il pendant qu’on outrageait sa sœur !

Une voix douce et qui ne se faisait accusatrice qu’à regret, soupira :

— À Bucharest !

— À Bucharest ? quand sa présence était nécessaire ici ?

— Il dansait la batuta avec des camarades, continua Zamfira toute confuse, ils avaient bu du rakiou… un peu trop peut-être…

Isacesco haussa les épaules et s’adressant à Mariora :

— Ne sais-tu pas le nom de cet homme ? dit-il.

— Non. Comanesco paraissait le connaître, il a prononcé deux ou trois fois son nom, mais ils parlaient une langue étrangère, et j’étais, d’ailleurs, si troublée, que je n’ai pu le retenir… ine… cela finissait en ine, je crois.

Isacesco pensa que le quart des noms russes présentent cette terminaison. Il se fit donner par Mariora le signalement détaillé de l’officier russe, et à mesure qu’elle parlait, il acquérait davantage la certitude que son adversaire du chemin creux et l’insulteur de Mariora n’étaient qu’un seul et même homme.

— Cet homme nous portera malheur ! fit la Mariora. Et comme effrayée par ses propres paroles, elle se rapprocha d’Ioan qui répéta d’une voix sourde :

— Cet homme nous portera malheur !

— Le ciel vous préserve ! dit Zamfira qui, dans sa piété superstitieuse, se leva pour allumer un cierge devant les saintes images.

Mais Isacesco croyait peu au pouvoir des cierges.

— Mariora, reprit-il soudain, pourquoi vouliez vous me cacher ce qui s’était passé ?

La jeune fille ne s’attendait pas à une question semblable ; elle paraissait embarrassée et roulait le coin de son tablier entre ses doigts.

— Je ne sais pas ! dit-elle enfin.

Elle ne mentait point cette fois. Elle ne savait pas. Mais cette réponse ne satisfit pas Isacesco dont la physionomie prit cette expression douloureusement ironique qui faisait dire aux filles des environs que le beau dorobantz entretenait des relations avec les zmeïne[10], lesquelles sont, ma foi ! d’assez jolies diablesses.

Mariora devina la pensée d’Ioan.

— Mon ami, dit-elle avec dignité, auriez-vous cru que mon intention fût de vous tromper ?

Pour toute réponse Ioan lui tendit la main.

— Te tromper ! reprit-elle, mais je serai morte de longtemps quand cette vilaine idée me traversera l’esprit. Te tromper, toi ! Si j’étais infidèle pourtant, mon beau dorobantz, continua-t-elle en secouant la tête d’un air mélancolique, est-ce que cela vous ferait bien de la peine ?

— Oui ! dit Isacesco.

— Et vous mourriez de chagrin ?

— Non ! dit-il avec fermeté : je suis plus fort que le chagrin.

— Ah !… fit Mariora avec une petite moue de désappointement qui, en d’autres temps, eût fait rire Isacesco.

— Mais vous me tueriez bien avec votre grand sabre… moi… et l’autre ?

— Toi, non ! l’autre, certes !

— Mais que dois-tu penser de moi et des folies que je débite ! s’écria-t-elle tout d’un coup. Oh ! pardonne-moi. Ma pauvre tête me fait bien mal et, par moments, je crois que je ne sais plus ce que je dis. Il y a une chose qui m’épouvante : cet homme, en me quittant, m’a dit… que je le reverrais !

Je ne veux pas le revoir ! fit-elle avec force, j’ai peur ! Tu reviendras demain, n’est-ce pas, Ionitza ? tu ne me quitteras plus ! Il me semble qu’il va revenir ! murmura-t-elle.

Elle s’accrochait aux vêtements d’Isacesco et l’effroi se lisait dans ses yeux hagards qui regardaient le vide.

— Quand tu ne seras pas là, que ferai-je ? dit-elle.

— Ne donne plus à boire aux chevaux des étrangers, répondit-il avec un sourire qui la calma.

— Moi, je ne t’abandonnerai plus, s’écria Zamfira en s’efforçant de paraître joyeuse, et, à nous deux, nous viendrons bien à bout de ce terrible Cosaque !

— Crois-tu ? fit Mariora timidement.

Baba Sophia rentra. La nuit était tout à fait tombée. Isacesco prit congé des deux jeunes filles et, tandis que Mariora jurait, pour la centième fois, une amitié éternelle à Zamfira, le dorobantz marchait aux rayons de la lune.

Mais, au lieu de prendre le sentier qui menait à la chaumière du vieux Mané, il suivait la route de Bucharest.

IV

Un bal tragique.

Le boyard Androclès Comanesco avait soutenu toutes les causes, appartenu à tous les partis, servi tous les gouvernements. Il passait pour un des plus riches propriétaires du pays, et Domna Rosanda, une Serbe qui lui avait apporté en mariage une beauté merveilleuse, — ce qui est bien — et une forte dot — ce qui est mieux — s’était mis en tête de le faire sénateur. Comanesco, insouciant de sa nature, laissait agir sa vaillante moitié, qui, en vue des prochaines élections, s’occupait déjà d’envoyer dans les villages voisins des tonneaux de braga, destinés à conquérir les suffrages des paysans.

Domna Rosanda était une maîtresse femme dont le pauvre boyard subissait, pour ainsi dire malgré lui, la subtile influence ; son rêve maternel était de voir ses filles briller un jour à la cour de Saint-Pétersbourg, et les sympathies avouées de la noble dame étaient devenues, tout doucement, les sympathies secrètes de son faible époux. Aussi n’était-ce pas sans un vague sentiment de plaisir que le boyard voyait circuler dans les rues de Bucharest les Cosaques aux mines farouches et les jolis hussards sanglés comme des demoiselles. Androclès, qui, comme d’autres moins naïfs, se laissait abuser par des apparences séduisantes, croyait sincèrement faire acte de patriotisme en accueillant les Russes comme des libérateurs.

Une occasion d’être agréable aux nouveaux alliés se présenta bientôt, et Comanesco n’eut garde de la laisser échapper.

Certain homme d’État de petite taille, mais d’ambition démesurée, lui avait fait entendre qu’il serait convenable qu’un habitant notable de Bucharest organisât une fête à laquelle devraient être invités les principaux officiers russes qui traverseraient la capitale. Androclès avait compris, et, sous prétexte de suivre un conseil qui n’était qu’un ordre déguisé, il livra son palais aux tapissiers et décorateurs allemands, et, huit jours plus tard, la haute société, le personnel des ambassades et les officiers russes qui traverseraient la ville se pressaient dans les vastes salons de la rue Mogosoi.

Comanesco donnait un bal.

Les dames roumaines portaient des robes faites à Paris et modifiées suivant le goût de Bucharest, qui n’est pas le même que le bon goût.

Certes, elles étaient admirablement belles ces quasi-Orientales et leur vue arrachait aux Russes des exclamations enthousiastes, mais combien elles eussent été plus jolies si elles avaient pu se résoudre à laisser reposer dans leurs écrins ces diamants de famille qui ruisselaient dans leurs cheveux, sur leurs bras, dans les plis de leurs jupes et jusque dans les nœuds de satin de leurs souliers de bal !

Les hommes eux-mêmes semblaient épris de clinquant et leurs poitrines portaient fièrement les insignes d’ordres plus ou moins fantaisistes. Or ou cuivre doré, les Roumains aiment tout ce qui brille. Les dames faisaient, avec une grâce parfaite, les honneurs de leur pays. Elles présentaient de leurs doigts mignons des cigares turcs aux étrangers ; elles leur versaient du tokai comme n’en boit pas le comte Andrassy, et leur offraient des confitures de roses fabriquées par des religieuses. Ioury Levine soupirait de satisfaction ; Boleslas, Stenka et Bogoumil se croyaient transportés dans le paradis de Mahomet et voulaient se faire musulmans. Jamais on ne vit envahisseurs mieux reçus par les envahis. Tout ce monde parlait le français, qui est la langue aristocratique de la Roumanie, et celui à qui serait venue la malencontreuse idée de prononcer un mot de roumain, n’aurait plus trouvé de danseuses de la soirée. Sous les fenêtres de l’hôtel le peuple parlait la langue proscrite, cependant. Que disait le peuple ? On ne s’en souciait guère !

Les principaux officiers russes, au nombre desquels se trouvait le sinistre Liatoukine, entouraient le petit ministre qui sautillait et gesticulait avec une vivacité toute méridionale ; sa parole était si rapide que les invités, qui écoutaient avec une persistance frisant l’indiscrétion, ne purent surprendre que ces mots : — Passer le Danube et armée roumaine.

On dansait peu, on buvait beaucoup, on parlait encore davantage. Les messieurs se passaient des numéros du Romanul qu’ils allaient lire dans l’embrasure des fenêtres ; ils commentaient le dernier discours de Rosetti, et l’absence de l’ambassadeur anglais, qui s’était fait excuser, étais fort remarquée.

Les dames, croyant faire de la politique, critiquaient vivement les toilettes de la princesse Elisabeth, et une vieille boyarde prétendait que l’ex-prince Couza avait bien plus grand air que le prince Charles. Les méchantes langues disaient qu’elle était à même de le savoir mieux que personne.

Domna Rosanda triomphait. Ses deux filles, couvertes de pierreries, brillaient comme des soleils entre les bras de leurs danseurs qui avaient l’air de ne pas ignorer qu’ils valsaient avec plusieurs millions. La Serbe avait placé tant d’affection sur les têtes d’Epistimia et d’Agapia qu’il ne lui en restait que tout juste assez pour son fils Rélia, l’unique descendant mâle de l’illustre race des Comanesci.

Rélia, ou moins familièrement Aurelio, était peu connu à Bucharest. Il arrivait fraîchement de Paris où il avait fait des études peu brillantes. En somme, c’était un garçon fort doux et fort timide, pas Parisien du tout, et qui professait pour madame sa mère un respect voisin de la crainte. Au quartier latin, sa façon de baisser les yeux lui avait valu le surnom de Mademoiselle Aurélie.

Domna Agapia, à peine âgée de seize ans, était déjà en quête d’un mari. Une chevelure brune, des lèvres rouges, un teint d’une éblouissante fraîcheur, si rare dans les villes roumaines, de petits yeux noirs vifs et malicieux lui composaient, malgré l’irrégularité de ses traits, un minois qui ne manquait pas d’originalité. Les uns la trouvaient jolie, les autres disaient qu’elle était laide ; à vrai dire, elle était tout cela à la fois. Elle avait une sorte de babil qui eût pu passer pour de l’esprit si cette grosse fille enjouée n’avait posé pour le sentiment. Pour le reste, elle avait des caprices impossibles à satisfaire et des accès de colère qui lui faisaient déchirer ses mouchoirs et battre ses femmes de chambre.

Domna Epistimia, pâle, mince, élancée, ressuscitait la beauté correcte et froide de sa mère. C’était une vraie princesse. Rien de spontané en elle. Elle avait appris à danser, à saluer et à repousser d’un coup d’éventail la traîne de sa robe. Sa voix, qu’elle savait rendre douce, attirait ; son regard, dur et perçant, repoussait : elle était faite de contrastes, et, sous sa peau de satin et ses jupes de velours, elle cachait une âme sèche, un esprit acariâtre et calculateur ; elle n’était point sotte, toutefois, et savait mener une intrigue.

Vers minuit, Epistimia avait réussi à s’emparer du colonel Liatoukine et le promenait majestueusement à travers la foule compacte des invités. La Roumaine ne parlait pas, le Russe ne soufflait mot ; ils passaient comme des ombres et la galerie disait qu’ils avaient beaucoup de distinction. La distinction du colonel sentait un peu le cimetière. Son visage blafard prenait, aux reflets des lustres, des teintes verdâtres ; ses yeux, enfoncés dans leurs orbites, brillaient comme ceux de la chouette et les galons d’argent de son uniforme, placés transversalement sur la poitrine, dans le sens des côtes, lui donnaient de loin un faux air de squelette ambulant qui n’était pas fait pour démentir les bruits sinistres qu’on répandait sur son compte. Tel qu’il était, le capitaine Vampire attirait les regards des femmes, toujours avides de mystère et d’émotions violentes, et plus d’une jolie boyarde jalousait Domna Epistimia.

La princesse Agapia s’était accaparée d’Iégor Moïleff qu’elle accablait de questions de ce genre : — Quelle fleur aimez-vous le mieux ? Quelle est la couleur qui vous plaît le plus ? Préférez-vous le tabac d’Andrinople à celui de Latakié, les chevaux noirs aux chevaux bais ?

Iégor répondit assez maladroitement que sa plante favorite était le tabac ; qu’en fait de couleurs, le bai l’enchantait et qu’il ne montait que des chevaux d’Andrinople.

Ce qui n’empêcha pas Agapia de lui trouver infiniment d’esprit et un jugement très-délicat.

— Moi, disait-elle, j’aime le soleil couchant et les meubles chinois, le chant du rossignol et les crèmes à la vanille, mais j’adore la poésie ! Et vous, Monsieur, aimez-vous la poésie ? demanda-t-elle en louchant de son mieux.

Iégor ne put répondre qu’affirmativement, et Dieu sait s’il mentait !

— Peut-être êtes-vous poète ? insinua la princesse.

— Pas que je sache.

— C’est qu’on l’est parfois sans le savoir ! soupira la grosse Agapia en levant les yeux au plafond.

Mais ce n’était pas le cas d’Iégor, et la princesse recommençait son énumération.

— J’aime… disait-elle. Elle aurait peut-être fini par avouer que les objets qui se partageaient ses affections étaient les épaulettes dorées et les fines moustaches, si une secousse imprimée à sa robe ne l’eût fait se retourner brusquement.

Boleslas Brzemirski était là, confus, rouge et les pieds embarrassés dans les flots de soie rose que la princesse traînait après elle. Il balbutia quelques mots inintelligibles. Agapia fit un léger signe de tête et ramena sa robe avec dignité.

— Quel est cet officier qui se promène avec ma sœur, là, près du buffet, ce pâle avec ces yeux étranges ? dit-elle à Iégor sans plus s’inquiéter de Boleslas. Mais le Polonais revenait du buffet où il avait passé sa soirée.

— Ça ? dit-il en s’inclinant plus bas que ne l’exigeaient le rang et l’âge de la jeune fille : C’est le capitaine Vampire !

Agapia et plusieurs dames laissèrent échapper un petit cri d’effroi.

— Oui, mesdames, répéta le Polonais, c’est le capitaine Vampire !

Iégor considérait avec appréhension la face enluminée et les yeux hagards de Brzemirski.

— Retourne au buffet, lui glissa-t-il à l’oreille.

Mais le Polonais n’écoutait pas.

— Tel que vous le voyez, il est mort et ressuscité au moins trois fois.

— Quelle plaisanterie ! fit une ambassadrice.

Une idée diabolique traversa le cerveau de Boleslas.

— Vous plairait-il que le capitaine Vampire vous fît lui-même l’aveu de ses résurrections successives ? dit-il.

— Certes ! ce serait drôle ! s’écria Agapia. Et avant qu’Iégor eût pu dire un mot pour l’empêcher de mettre un si étrange projet à exécution, Boleslas s’avança vers Boris Liatoukine, en aussi droite ligne que le lui permettait la masse des liquides qu’il avait absorbés. Liatoukine le regardait venir et souriait. Or, le sourire de Liatoukine était hideux ; mais ce qui pouvait effrayer le comte Brzemirski à jeun n’intimidait guère le hussard polonais ivre. Boleslas se planta résolûment devant son adversaire, posa ses poings sur ses hanches et d’une voix goguenarde :

— Liatoukine, mon bon ami, on prétend que tu as été gelé par tes cosaques à Sébastopol… Est-ce vrai, dis ?

Ces singulières paroles avaient été prononcées si haut que la plupart des personnes présentes les entendirent. Aussitôt les conversations particulières cessèrent et tous les yeux demeurèrent braqués sur le groupe que formaient les deux officiers et la princesse Epistimia. Le Polonais, au risque de perdre l’équilibre, se balançait sur une jambe et continuait :

— Et qu’un jour tu t’es trouvé à la fois chez la comtesse M*** et chez la princesse S***. Est-ce vrai, hein ?

Liatoukine était immobile, mais il ne souriait plus. L’assemblée attendait et retenait son souffle. Et le Polonais poursuivait toujours :

— Et que tu as été marié deux fois, et que tes deux femmes sont mortes après un mois de mariage, et qu’elles avaient toutes deux le cou tordu ?

Boris sentit le bras d’Epistimia qui tremblai sur le sien, il resta calme cependant, et d’une voix claire et ferme :

— Cet homme est ivre ! dit-il, venez, Madame. Il fit un pas pour s’en aller ; le Polonais, d’un bond, s’élança sur lui.

— Ah ! ce doit être vrai, Boris Liatoukine ! s’écria-t-il d’une voix étranglée par la colère. — Là, là, voyez tous ! Et ses doigts froissaient la manche du colonel. Là, il a du sang ! Va-t’en ! hurla-t-il exaspéré ; tu sens le meurtre et la tombe !

Liatoukine ne regarda pas même sa manche où se dessinaient les larges taches rouges que l’on se montrait avec plus d’étonnement que d’horreur. Il se dressa de toute la hauteur de sa taille élevée devant Brzemirski et ses yeux plongérent dans les yeux du Polonais fou de rage. Celui-ci voulut parler, étendit ses mains crispées et tomba raide sur le plancher.

Alors ce fut une panique, un sauve-qui-peut général.

Agapia poussait des cris de paon et se cramponnait aux épaulettes d’Iégor. Epistimia se laissa choir gracieusement dans les bras de Liatoukine ; son exemple fut Suivi par un grand nombre de dames qui tombèrent de préférence sur les poitrines des Russes et des hauts dignitaires. Une jolie ambassadrice échut en partage à un vieux sénateur, et le hasard rapprocha deux époux divorcés qui laissèrent faire le hasard. Androclès Comanesco, qui ne voulait pas se compromettre, se tenait à l’écart et parlait de séparer les combattants ! Une comtesse hongroise demandait les gendarmes ; Domna Rosanda, avec plus de logique, faisait chercher un médecin. Quelques dames, plus hardies que les autres, s’approchèrent de Brzemirski étendu par terre sans connaissance, mais, comme il n’était ni beau ni intéressant, elles ne restèrent pas longtemps. Rélia allait d’un groupe à l’autre, murmurant des paroles d’excuses ; c’était peine perdue : les mamans ne voulaient rien entendre et emmenaient leurs filles affolées. Les portes étaient trop étroites pour laisser passer tout ce monde pressé de s’en aller ; on se poussait, on se bousculait ; les domestiques circulaient à grand’-peine, et au dehors on entendait les roulements de voitures emportant les invités.

Le prince G***, qui a des prétentions à l’esprit, criait partout que c’était bien du bruit pour un Polonais ivre ! Le mot n’eut pas de succès : le prince parut vexé et suivit la foule. Il ne restait plus dans l’immense salle, splendidement éclairée, que les quatre amis de Brzemirski et Domna Rosanda qui, encore vêtue de sa robe de bal, prodiguait des soins à Boleslas. Mais les essences orientales n’y pouvaient rien : le Polonais était mort. Liatoukine avait disparu.

Les officiers se regardèrent ; ils étaient tous fort pâles.

— Apoplexie ! dit Iégor pour rompre le silence.

— Non ! fit Sokolitch, c’est autre chose.

— Et quoi donc ?

— Dame ! est-ce qu’on sait !

Bogoumil, l’esprit fort de la troupe, haussa les épaules.

— Il me devait cinq cents roubles ! grogna-t-il en manière d’oraison funèbre.

Cependant, Domna Agapia se démenait comme un beau diable dans son lit.

— Dobré ! Dobré ! de la lumière ! Croyez-vous que je vais demeurer dans l’obscurité quand il y a un mort en bas !

La femme de service se retira après avoir apporté une bougie parfumée, et Domna Agapia continua ses lamentations.

— Ce Polonais ! sanglotait-elle, venir mourir en plein bal, face de moi, à mes pieds ! J’en ferai une maladie c’est certain ! L’autre officier était bien gentil… hi ! bien gentil ! Il sentait le vin, il était ivre, le rustre ! L’autre avait de jolis yeux… heu ! des yeux bleus ! Sont-ils sales, ces Polonais, sont-ils laids et mal élevés… hé ! Oh ! je les hais, je les maudis… hi ! L’autre…

— Tais-toi, Agapitza, dit une voix doucereuse sortie de la chambre voisine ; on prie pour les morts, on ne les insulte pas !

Agapitza, qui avait reconnu la voix de sa mère, s’empressa d’obéir et s’endormit en menaçant encore de son petit poing fermé le pauvre Brzemirski qui ne l’avait pas fait exprès, pourtant.

Domna Rosanda, assise près du lit de sa fille aînée disait : — Il a plus de deux millions de roubles.

Epistimia, accoudée sur son oreiller, fumait une cigarette et répétait d’un ton distrait :

— Millions de roubles ! en suivant des yeux la fumée qui formait comme un nuage au-dessus de sa tête brune.

Dans une chambre de l’étage inférieur, les quatre Russes veillaient le corps de leur camarade.

Le lendemain vers midi, tout Bucharest connaissait l’événement de la nuit. On commença par raconter la chose telle qu’elle s’était passée ; puis, on dit que le Polonais était un prétendant évincé qui, pour se venger, s’était suicidé sous les veux de l’insensible Epistimia. On finit par certifier que Brzemirski avait été assassiné par un colonel russe fiancé à la princesse. Cette dernière version, étant la plus émouvante, fut considérée comme la seule véritable.

Le Polonais, qui n’avait plus de famille, fut enterré, sans pompe, au cimetière catholique de la route Serban-Voda. On parla tous les jours un peu moins de sa fin tragique et les bonnes langues de Bucharest oublièrent bientôt jusqu’à son nom.

V

Le bois de Baniassa.

Indépendance ! Boum ! boum ! de l’Ister aux Carpathes la Roumanie est libre ! Salves de canon, feu d’artifice, discours du Prince, rien ne manque à la fête, pas même, cette fois, l’enthousiasme du peuple à qui le gouvernement dore la pilule et qui l’avale, ma foi ! de bien bonne grâce !

Le rakiou coule à torrents ; dans toutes les guinguettes la babuta et le piper, qui ne sont qu’un cancan échevelé, vont leur train, et, Dieu me pardonne ! les Roumains en gaîté apprennent aux Russes à danser la danse nationale, la hora, au son de l’infernale musique des Tziganes. Les énormes balançoires, qui ne ressemblent en rien aux escarpolettes faisant les délices des misses et des demoiselles, enlèvent vingt personnes à la fois et hurlent sur leurs gonds. Les rues font songer aux galeries d’une fourmilière. À la Chaussée, la cohue est indescriptible. La Chaussée est une grande allée plantée de tilleuls qui commence à la façon de l’avenue des Champs-Élysées et qui finit en manière de bois de Boulogne. Seulement, le bois de Boulogne s’appelle ici Baniassa. Les élégants ne vont guère jusqu’à Baniassa qui est une promenade déchue, abandonnée ; ils préfèrent, aux ombrages démodés au bois, la poussière aveuglante de l’interminable Chaussée.

Ce soir l’élément plébéien a envahi le domaine aristocratique, et les belles dames, paresseusement étendues dans leurs équipages viennois, avancent, moins traînées par leurs chevaux de race que poussées par le peuple grossier qui se presse dans les intervalles laissés libres par les voitures.

La calèche armoriée des Comanescii porte avec orgueil les princesses Epistimia et Agapia accompagnées de leur mère qui leur distribue de temps en temps des avis charitables.

— Agapitza, mon enfant, tenez-vous droite : Décébale Privighetoareano vous regarde. Huit mille hectares dans la plaine et des propriétés en Hongrie.

Agapitza se redresse et prend un air majestueux.

— Epistimia, ma chère, reprend la noble dame, relevez vos cheveux : le colonel n’aurait qu’à venir !…

Epistimia passa sa main blanche sur ses tempes et jette un regard hautain à la foule qui l’entoure.

Cependant, Décébale Privighetoareano, gants gris-perle, lorgnon à l’œil, pantalons mexicains, ricane à l’oreille d’un ami.

— Vois donc cette grosse Agapia, quel physique de cabaretière ! On m’assure qu’elle pèse plus de 80 kilos. Je connais une petite actrice du théâtre Bossel qui a bien plus l’air d’une princesse que cette lourde fille-là !

Pas de colonel à l’horizon. Epistimia s’impatiente et appuie ses talons pointus sur les pieds de sa sœur qui est trop bien apprise pour faire la moindre grimace sous les yeux d’un jeune boyard qui possède huit mille hectares dans la plaine. Pas une de ces trois âmes mondaines ne songe à Rélia dont le sort, peu respectueux, vient de faire un simple dorobantz et qui part dans une heure pour Giurgévo.

Perdus dans la multitude marchent Mariora et Ioan, Zamfira et Mitica.

Zamfira a pleuré ; Sloboziano porte l’uniforme des dorobantzi et sa gaîté semble être restée à Baniassa. Isacesco est distrait ; seule, Mariora habille comme à l’ordinaire, non sans jeter parfois un regard mécontent du côté de Mitica et de la Tzigane qui parlent bas. Mariora ne peut entendre ce qu’ils disent, c’est grand dommage !

— Giurgévo ! dit-elle en riant, quelle singulière idée leur est venue de t’envoyer à Giurgévo ! Je croyais que les dorobantzi ne tenaient jamais garnison que dans les villes qu’ils habitaient, moi.

— Pas toujours, répondit Ioan qui craignait d’en trop dire.

— Et resteras-tu longtemps à Giurgévo ?

— Je ne crois pas, dit-il en tourmentant les boucles de sa ceinture.

Mariora battit des mains.

— Tant mieux ! s’écria-t-elle. Mais, reprit-elle avec tristesse, je vais bien m’ennuyer pendant que tu seras parti !

— Crois-tu ? fit-il avec un demi-sourire.

Mariora poussa un gros soupir et leva les yeux au ciel.

— Mon père viendra te voir souvent, il…

— Ton père ? Ce n’est pas toi !… Oh ! mais ce n’est pas du tout la même chose ! s’écria-t-elle en rougissant.

Ioan serra doucement sa petite main dans la sienne et ils marchèrent quelques instants en silence.

— Et nous ne sommes pas encore mariés ! dit Mariora avec humeur ; si nous l’avions été, je t’aurais accompagné dans cette vilaine ville que je hais ! Écoute, reprit-elle mystérieusement, je suis jalouse de Giurgévo ?

— Jalouse ? de Giurgévo ?…

— Eh oui ! Ne ris pas ! Je suis jalouse et j’ai bien des choses à te faire promettre, va ! Mais écoute donc, dit-elle en passant son bras sous celui du dorobantz. D’abord, je veux que tu t’ennuies le plus souvent possible, que tu penses à moi toute la journée…

— Mais… si je pense à toi…

— Ah ! c’est vrai ! fit-elle en souriant, tu ne t’ennuieras pas. Soit ! J’exige que tu te trouves aussi rarement que tu le pourras avec Mitica. Car, Mitica… C’est le rakiou, tu sais ! ajouta-t-elle tout bas en fronçant les sourcils.

Ioan sourit et voulut parler.

— Attends, ce n’est pas tout. Tu m’écriras tous les jours et… tu empêcheras Mitica de lui écrire… à elle.

— Mariora ! s’écria-t-il avec un accent de reproche.

— C’est convenu, n’est-ce pas ? murmura-t-elle avec sa voix caline.

— Non ! dit Isacesco, je ne puis faire ce que tu me demandes. Zamfira et Sloboziano s’aiment comme nous nous aimons. Nous attirerions sur nous la colère du ciel si la pensée nous venait seulement de chercher à leur nuire d’une façon aussi cruelle. Que dirais-tu si ton frère voulait…

Mariora devinait le reste de la phrase, impatientée, elle s’écria un peu trop haut : — Tu n’es pas un Tzigane, toi !

— Qu’est-ce ? fit Mitica dont la tête, entièrement privée de ses longs cheveux noirs, apparut au-dessus de l’épaule de la jeune fille.

— Rien… rien… je parlais de ces Tziganes qui passent là-bas avec leurs ours.

Mitica jouissait de l’embarras de sa sœur ; un sourire ironique effleura ses lèvres :

— Prends garde, sœurette, dit-il d’un ton significatif, et, faisant quelques pas en arrière, il rejoignit sa compagne.

— Mariora, dit le dorobantz, laissons Mitica et Zamfira.

— Ah ! oui ! laissons-les ! soupira-t-elle : ils sont bien ennuyeux !

— Mariora, reprit-il en lui prenant la main et sans faire attention à cette brusque sortie, depuis longtemps déjà je voulais te donner quelque chose… quelque chose qui me rappelât constamment à ton souvenir.

— Mon Ionitza !

— Cela n’a peut-être pas grande valeur, continua-t-il d’une voix émue, mais cela me vient de ma mère (tu sais qu’elle a beaucoup voyagé dans sa jeunesse), elle l’a rapporté de Constantinople…

Au même instant Mariora sentit, en effet, quelque chose de froid qui glissait le long d’un de ses doigts. Elle retira vivement sa main et vit, avec surprise, une jolie bague qui brillait comme de l’or

La bague était en cuivre. Un joaillier aurait ri au nez de celui qui eût voulu la lui vendre : un antiquaire se serait estimé heureux de la voir placée dans sa collection. Assez haute pour couvrir toute une phalange du doigt, elle était entièrement travaillée à jour, et, mêlée à des arabesques byzantines, on pouvait lire un mot grec ou turc, Ioan n’aurait pu dire lequel. Cette bague devait attirer l’attention par son étrangeté, elle était très ancienne et sa pareille n’existait probablement pas.

Je sais bien que l’anneau est un procédé fort usé ; mais, du Kamsthatcka au Sénégal, les fiancés en ont pieusement conservé l’usage, et, n’en déplaise au lecteur avide de nouveautés, Mariora reçut avec joie la bague de cuivre d’Isacesco.

— Joli, mon Ionitza, joli ! répétait-elle. Est-ce en or, dis ?

— Je l’ignore, fit Ionitza, cependant je ne le crois pas.

— Si ! si ! je vois bien que c’est de l’or, insista Mariora qui tenait à la valeur intrinsèque ; je ne la quitterai jamais, jamais, mon Ionitza !

Et, sans s’inquiéter de ce qu’on en pourrait dire, en pleine Chaussée, Mariora embrassa le dorobantz.

— À ton tour, ma bien-aimée, fit Isacesco, veux-tu me promettre…

— Tout ce que tu voudras, interrompit Mariora qui dévorait sa bague des yeux, tout ce que tu voudras !

La physionomie d’Isacesco prit une expression sauvage, ses fameux sourcils se hérissèrent et sa main se rapprocha instinctivement de sa ceinture comme pour y chercher la garde d’un poignard.

— Mariora, dit-il d’une voix sifflante, fuis les Russes, Dieu les a maudits ! et… si tu revois cet homme !…

Mariora pâlit ; avec un geste vague elle passa sa main sur son front et murmura :

— Cet homme ! c’est vrai !… je l’avais oublié ! Mais lui !… il n’oubliera pas ! il reviendra ! il a dit qu’il reviendrait ! Oh ! mon Dieu ! et tu pars, Mitica part, ils partent tous !… Mais où s’en vont-ils donc tous ainsi ? s’écria-t-elle comme se parlant à elle-même.

Le jour allait peut-être se faire dans son esprit abusé, la cruelle vérité allait peut-être lui apparaitre tout entière, quand un cri d’horreur s’échappa de ses lèvres. Ses yeux, démesurément ouverts, regardaient un point fixe que son bras désignait dans la foule.

— L’homme ! s’écria-t-elle, l’homme ! le voilà !

— Où donc ! fit Isacesco qui tenta de se frayer un passage à travers les masses.

— Là !… je ne le vois plus maintenant… Ah ! là, près de Rélia Comanesco, à droite, il monte son cheval alezan, Domna Rosanda lui parle, il sourit… Le vois-tu ? Pourquoi Rélia est-il travesti en dorobantz ?

Isacesco ne répondit pas : il venait de reconnaître son adversaire du chemin creux.

Liatoukine était là, insolent, admiré, fêté, entouré de ses amis. Domna Epistimia lui tendait la main, Androclès Comanesco prenait une attitude humble en sa présence et les boyardes lui faisaient leur plus doux sourire et leur salut le plus cérémonieux.

— C’est lui ! murmurait Isacesco les dents serrées. C’est lui ! Et je ne puis enfoncer mon poignard dans sa lâche poitrine ! Il faut pourtant que je tue cet homme, je l’ai juré !

Son nom ! qui me dira son nom ?

Mais nul parmi le peuple ne savait le nom du colonel étranger.

— Quand il passe près de moi, soupira Mariora à demi évanouie, j’ai froid !

Mitica et Zamfira s’approchèrent.

— Regarde, Zamfira, fit Ioan en saisissant la Tzigane par le bras, regarde ! Voilà celui qui a osé insulter la femme d’Ioan Isacesco, celui qui a… celui contre lequel il faudra t’armer et la défendre. Comprends-tu ?

Zamfira se signa rapidement.

— On dirait un vampire ! fit-elle.

Mitica se taisait, les simples paroles d’Isacesco se convertissaient pour lui en reproches amers et couvraient son front d’une rougeur qu’il cherchait à dérober sous son bonnet militaire.

La calèche des Comanescii et le cheval alezan de Liatoukine avaient disparu dans des tourbillons de poussière du côté de Bucharest.

Les quatre jeunes gens étaient arrivés au second rond-point de la Chaussée.

Il était près de sept heures ; l’air était chaud et humide et vers le nord s’amassaient de légers nuages gris qui devaient ramener plus tôt le crépuscule.

Ioan les vit et s’arrêta.

— Nous allons nous quitter ici, dit-il d’un ton décidé.

— Oh ! non, mon Ilonitza, s’écria Mariora en fondant en larmes, je ne veux pas te quitter, je t’accompagnerai jusqu’à la gare, je…

— La gare Philarète est bien éloignée, ma pauvre enfant, dit-il avec plus de douceur en caressant les cheveux blonds de Mariora éplorée ; le train part à huit heures : vois comme les autres dorobantzi se hâtent !

Mariora voulut insister.

— D’ailleurs, reprit-il plus sévèrement, voici le soir qui tombe, et, si vous marchez toutes deux d’un pas rapide, vous ne serez pas rentrées avant l’obscurité complète.

— Ioan a raison, hasarda Zamfira : il faut nous quitter. Et ses yeux cherchèrent les yeux de Mitica. Celui-ci semblait prodigieusement embarrassé ; il demeurait cloué au sol et tiraillait la plume de dindon de sa càciulà de façon à l’en détacher. Tout à coup, il prit son parti.

— Zamfira ! Zamfira ! s’écria-t-il en s’élançant vers elle, et, posant sa tête sur l’épaule de la Tzigane, il éclata en sanglots.

Mariora, qui n’avait jamais vu pleurer son frère, restait ébahie et ne savait que penser.

— Qu’a t-il donc ? s’écria-t-elle, et la contagion de l’exemple la gagnant, elle se remit à pleurer aussi. Isacesco courait de l’un à l’autre, relevant le courage de Sloboziano, adressant un mot de consolation à Zamfira et, surtout, s’efforçant de calmer Mariora qui pleurait d’autant plus fort qu’ignorant les dangers que son fiancé allait courir, elle n’avait aucune raison de le faire.

Au reste, Isacesco semblait plus irrité qu’ému.

— Le soir tombe ! répétait-il sans cesse : séparons-nous !

Enfin, on se résigna à suivre son conseil. Un baiser, une pression de main, quelques mots murmurés à l’oreille, beaucoup de larmes et ce fut tout. Mitica, sentant que l’attendrissement le gagnait de plus belle, emboîta héroïquement le pas à Isacesco qui, à son tour, s’attardait auprès de Mariora.

— Marche bien vite, lui disait-il avec une agitation singulière, suis les grandes routes, évite les chemins creux et ne quitte pas Zamfira, entends-tu ? ne quitte pas Zamfira ! répéta-t-il en scandant ses paroles.

— Je ferai comme tu dis, mon Ionitza, au revoir, reviens vite et ne m’oublie pas !

Adio ! s’écria une dernière fois le dorobantz, et les deux soldats prirent leur course vers la ville, tandis que derrière eux retentissaient toutes les expressions roumaines qui servent en pareille occasion : La rexedere ! Cale bunà ! Remaì sènàtos ! [11].

— Il est parti ! fit Mariora quand les replis de la foule se furent refermés sur l’uniforme blanc des deux amis. Jamais je n’avais vu partir Ionitza ! Comme c’est triste, un départ !

Un vague étonnement se peignait sur sa physionomie, — Parti ! parti ! répétait-elle, et ses yeux ne pouvaient se détacher de l’endroit où elle avait vu disparaître Isacesco.

— Voyons, Zamfira, allons-nous-en ! soupira-t-elle ; nous n’avons plus rien à faire ici ! Mais la Tzigane qui avait un cœur aussi (ce dont Mariora semblait ne pas se douter), la Tzigane était tout entière à ses pensées et ne répondit pas.

— Eh bien ! qu’est-ce encore ? fit aigrement Mariora. Redescendez de votre ciel, ma belle, et songez plutôt à vos fromages qui vous attendent et aux nuages qu’Ioan vous a montrés là-bas !

Hélas ! le ciel de la Zamfira était si noir ! Elle tourna son regard, plein d’une douloureuse surprise, vers Mariora. Celle-ci, qui voulait sans doute se faire pardonner ses façons peu gracieuses, passa son bras autour de la taille de la Tzigane et elles remontèrent la Chaussée en silence.

Zamifira était brune, Mariora était blanche ; elle savait que Zamfira lui servait de repoussoir, et elle recueillait avec un secret orgueil les propos flatteurs des jolis messieurs qui se trouvaient sur son passage. Baba Sophia était une gardienne incorruptible qui ne permettait pas que l’on jouât avec le feu, et, sitôt qu’elle voyait poindre la moustache d’un jeune boyard, elle prenait son pas de grenadier et, bon gré, mal gré, il fallait bien que Mariora la suivît. Aussi, quand les jupes de la vieille parente ne frôlaient pas les siennes, Mariora prenait sa revanche et écoutait de toutes ses oreilles… en fille bien élevée et qui a l’air de n’y rien comprendre, s’entend !

Tandis qu’elle comparaît les paroles louangeuses de ces brillants inconnus à la sévérité un peu laconique de son futur époux, comparaison qui n’était pas tout à fait à l’avantage de ce dernier, la Chaussée, son bruit et ses promeneurs n’existaient plus pour la pauvre Zamfira dont l’imagination exaltée évoquait les scènes les plus effrayantes. C’étaient d’affreux champs de bataille couverts de morts, c’étaient des villes en flammes, des populations entières massacrées ; elle entendait le hurlement du canon, le galop des chevaux et, dominant ce tapage imaginaire, elle croyait distinguer la voix de Mitica qui l’appelait, elle voulait voler à son secours… mais le bras de Mariora qui la retenait la rappelait soudain à une réalité moins cruelle.

— Mon Dieu ! Zamfira, disait sa compagne d’un ton lamentable, que c’est ridicule de courir ainsi ! Quand tu es seule, tu ne marches pas si vite que tu ne te laisses suivre par des officiers !

Zamfira ralentit le pas, mais elle resta muette à cet injuste reproche qui n’était rien moins que bien placé dans la bouche de Mlle Sloboziano. Cinq minutes après :

— Mon Dieu ! Zamfira, tu le fais donc exprès ! Nous ne serons jamais hors du bois avant la nuit ; si tu ne te hâtes pas, je retournerai seule et Isacesco dira que j’ai bien fait !

Zamfira se mordit les lèvres, sa provision de patience était épuisée, et certain regard chargé de colère que Mariora surprit lui annonça qu’une troisième observation de ce genre serait peut-être moins bien reçue. Mais un mauvais génie semblait s’être fait ce soir-là le conseiller de la fille du pope. Elle se dit que la Zamfira en colère, ce devait être quelque chose de fort réjouissant, et, tout en roulant de laides pensées dans sa jolie tête, elle était arrivée avec son amie, ou plutôt sa victime, à l’entrée du bois de Baniassa. Au même moment, une bande de jeunes filles faisait irruption dans l’allée principale ; elles poussèrent des cris de joie en apercevant Zamfira et Mariora que cette rencontre imprévue parut contrarier extrêmement.

— Eh ! Zamfiritza ! eh ! Mariora ! s’écria Ralitza, la brunette que nous connaissons, nous retournons par Baniassa ; venez-vous avec nous ?

— Je ne puis souffrir cette petite Ralitza ! murmura Mariora entre ses dents ; cela vous prend des airs moqueurs et cela n’a pas de sandales aux pieds !

Zamfira allait accepter la proposition de la brunette, quand Mariora lui dit d’un air impertinent : — Parle pour toi, si tu veux, Zamfira, mais je te préviens que je ne t’accompagnerai pas là où je vois que tu veux aller.

— Pourtant, objecta timidement la bohémienne, Isacesco…

— Isacesco ne pouvait tout prévoir ! Tu es libre, je suis libre aussi ! Je connais un joli sentier qui m’épargnera l’ennui de faire route avec des péronnelles de votre sorte !

Un auteur allemand du xviie siècle a dit en parlant des Roumaines : « Elles ne sont pas, à la vérité, très-bonnes, mais elles sont pleines d’esprit, pensent beaucoup et parlent peu. » L’observation est fort juste, sauf en ce qui concerne le dernier point : Parlent peu ! Il faut alors que cela ait bien changé depuis le temps !

Les jeunes filles savaient qu’elles perdraient tout à se fâcher, mais elles commencèrent à s’escrimer de la langue, tant et si bien, que Mariora aurait donné son collier de roubiés[12] pour rattraper ses paroles…

— Ah ! ah ! la société de paysannes comme nous ne te convient plus, petite ! s’écria Catinca ; c’est donc que quelqu’un t’a faite princesse ?

— Tu es bien pressée de te trouver seule ! Isacesco n’a pas encore quitté Bucharest et tu songes déjà à le remplacer.

— C’est fait ! reprit Ralitza. Dis donc, Mariora de mon âme, comment s’appelle ton nouveau galant ? Constantin ? Nicolas ? hé ?

— Est-ce un joli boyard, mignonne, un joli boyard avec des galbeni[13] plein ses poches et des mensonges plein la bouche ?

— Je parie que c’est un officier, fit Florica.

— Un officier russe, hein, petite ? un de ceux qui disent lioublioubliou ?

— Cela vaut mieux qu’un simple soldat qui n’a que son uniforme sur le dos et son amour au cœur !

— Oh ! oh ! fit Ralitza en saisissant d’un mouvement rapide la main que Mariora tenait cachée sous son tablier, il est généreux, ton officier !

La bague d’Isacesco apparut à tous les yeux et passa bientôt de mains en mains, malgré les supplications de Zamfira et les invectives de Mariora. Rouge de colère, elle frappa la terre de son petit pied et, arrachant la bague d’entre les doigts de ses railleuses compagnes : Rendez-la moi ! s’écria-t-elle, c’est Ioan qui me l’a donnée !

L’éclat du cuivre et la délicatesse des ciselures trompaient les jeunes filles quant à la valeur simple du métal.

— Ioan ! Ioan ! firent-elles en hochant la tête d’un air d’incrédulité. Ce n’est pas un paysan comme ton Ioan qui te ferait cadeau d’un anneau qui coûte, certainement, plus de cent leï ! [14].

Tout objet brillant ou inconnu est estimé à cent leï par la villageoise roumaine.

— Zamfira ! Zamfira ! dis-leur donc que c’est lui qui me l’a donnée ! criait Mariora exaspérée.

Le témoignage de la Zamfira eut plus de poids que le sien propre et elle poursuivit indignée : — Ah ! vous en croyez moins mes paroles que celles d’une Tzigane ! Je sais que vous me haïssez, je sais que vous êtes jalouses de moi parce que mon Ionitza.…

Un éclat de rire, parti avec un ensemble étonnant, couvrit la voix irritée de la pauvre Mariora.

— Ton Ionitza ! ton Ionitza ! Un bel oiseau, vraiment, pour nous rendre jalouses !

— Trois hectares de terre où le froment ne vient pas parce que le sol est trop humide !

— Une cabane où le toit laisse passer la pluie parce que le vieux Mané est trop avare pour le faire raccommoder !

— Une table boiteuse, trois chaises et deux méchantes couvertures pour tout mobilier, et quelle vaisselle, grand Dieu !

Un sourire vint éclairer les traits de Mariora.

— Ioan Isacesco n’est point si pauvre que vous le pensez, dit-elle avec dignité, car je ne possède rien qui ne lui appartienne !

Elle était vraiment belle en parlant ainsi et cette réponse inattendue paraissait avoir tari la verve caustique des jeunes Valaques déconcertées, quand la petite Ralitza, vrai démon en jupons, prit un air ingénu et, mordant le bout de son pouce :

— À ce compte-là, Zamfira n’est pas si pauvre non plus !

Une vive rougeur couvrit les joues de la Bohémienne. Elle sentit que les paroles de Ralitza étaient le premier éclair d’un orage qui allait se déchaîner sur sa tête. Mariora pâlit. — Zamfira ! fit-elle d’une voix concentrée, Zamfira ! Ah ! tant qu’un souffle de vie animera Maria Sloboziano, Mitica ne sera pas l’époux de Zamfira Mozaïs ! Et faisant un pas vers la Tzigane : — Ah ! tu veux être maîtresse dans la maison des Slobozianii ! Ah ! tu veux avoir des terres à toi ! Mais, dis-nous donc ce qu’est devenue la sœur Aleca ?

— Ale… Aleca ?…

— Ah ! tu ne te souviens plus d’Aleca qu’un magnat magyar a prise en croupe après l’avoir épousée comme on épouse les filles de la race ?

— Aleca est morte ! dit Zamfira d’une voix sourde, et mon père lui a pardonné !

— Et ton frère, le renégat, qui gardait jadis nos troupeaux et qui vend maintenant de la soie à Smyrne ; ton frère qui se nommait Serban et qui s’appelle Yézid, ton frère, enfin, qui naquit chrétien et qui, aujourd’hui, n’est plus qu’un chien de païen… s’il n’est déjà mort et damné !

Hélas ! tout cela était vrai ; Zamfira ne trouvait rien à objecter et de grosses larmes roulaient dans ses yeux.

— Mariora ! supplia-t-elle. Mariora était inflexible.

— Et ta mère ! poursuivit-elle avec mépris, la Nadejde que chacun pouvait voir danser pour cinquante bani !… [15]

— Ma mère ! s’écria Zamfira tremblante d’indignation.

Mariora se tut un instant, puis, avec un air de dédain inimitable, elle tourna sur ses talons et dit :

— Toi, devenir la femme de Mitica, quand ton père ne sait peut-être pas lui-même qui tu es !

Un « hou ! » général de désapprobation accueillit ces paroles injurieuses, et si Zamfira ne les eût retenues, les jeunes filles, qui n’étaient pas fâchées de rabattre un peu l’orgueil de Mlle Sloboziano, auraient prouvé à celle-ci que leur main était pour le moins aussi légère que leur langue.

— Petit cœur lâche que tu es !

— On voit bien que ton frère n’est plus là pour te donner la réplique !

— La réplique… avec autre chose encore que tu mérites bien !

Les épigrammes se croisaient comme les fusées que l’on tirait au loin ; Mariora rougissait et pâlissait tour à tour.

— Adieu ! dit-elle d’une voix altérée, nous nous reverrons ! Et elle se dirigea d’un pas décidé vers les taillis qui s’élevaient à gauche de la route.

— Nous nous reverrons ! c’est ce que disent les messieurs de la ville, quand ils veulent jouer du pistolet après boire, fit Catinca.

— Vos armes ? dit Florica en posant son poing sur sa hanche.

— Votre heure ? continua Ralitza en redressant la tête avec un air de matamore si bien parodié que toute la bande envoya un bruyant éclat de rire aux échos de la forêt.

— Mariora ! s’écriait Zamfira, je ne t’en veux pas ! mais reste avec nous, au nom d’Isacesco, ou laisse-moi t’accompagner !

— Elle s’en soucie, d’Isacesco ! fit Catinca en faisant claquer ses doigts au-dessus de sa tête.

Mariora dédaigna de répondre et s’enfonça plus avant dans les buissons.

La clématite et le chèvrefeuille avaient envahi la place et grimpaient le long des vieux hêtres ; Mariora n’avançait qu’avec peine dans ce fouillis de lianes fleuries. Les mains tendues en avant, elle s’efforçait d’écarter les branches rebelles qui revenaient lui caresser la figure. Elle voulait s’éloigner à tout prix de Ralitza et de la Zamfira, et le chatouillement continuel des feuilles lui arrachait des murmures d’impatience. Enfin, les rires ne lui parvinrent plus qu’affaiblis par la distance et la voix plaintive de la Tzigane appelant, par intervalles : « Mariora ! » devint de moins en moins distincte.

Mariora était seule, seule dans le bois de Baniassa à huit heures et demie du soir !

La première chose qu’elle fit fut d’observer le ciel. Un léger vent du sud avait dissipé les nuages gris qui avaient valu une verte réprimande à Zamfira. Mariora parut satisfaite du résultat de son observation ; du ciel elle reporta ses regards sur la terre ; un sentier à peine tracé, des chênes qui avaient vu passer Michel le Brave, partout des halliers.

— Enfin ! soupira-t-elle.

Cet « afin » signifiait qu’elle était bien aise de s’être débarrassée de la compagnie, d’autant plus que cela ne lui avait pas été facile.

— Le soleil est couché depuis longtemps, se dit-elle, mais la lune va se lever qui éclairera ma route. Les jolies fleurs ! Neuf heures ne sont pas sonnées : j’ai le temps de me cueillir un bouquet. Elle se mit à rançonner sans pitié les aubépines, arrachant à droite, à gauche, un peu au hasard. Parfois elle s’arrêtait et secouait la tête comme pour chasser une pensée importune, puis elle reprenait son travail avec une sorte d’acharnement : on eût dit qu’elle voulait faire retomber sur les innocentes clématites un reste de colère qu’elle n’avait pu répandre sur la tête de la Bohémienne, et les fleurs s’amoncelaient sans choix dans son tablier qu’elle avait relevé.

Cependant l’ombre descendait rapidement sous la voûte épaisse de la forêt.

Comme les enfants, les fous et les poètes, Mariora avait l’habitude de penser tout haut, mauvaise habitude, s’il en fut !

Elle leva la tête et avec un petit ton de commandement : — Eh bien ! dit-elle, et cette lune sur laquelle je comptais, où reste-t-elle donc ?

Avec une bonne volonté qui dénote le meilleur caractère, la lune, ainsi interpellée, s’empressa de montrer sa grosse face rouge dans l’azur assombri du ciel.

— Ah ! fit Mariora qui semblait trouver fort simple d’être obéie immédiatement, même par la lune, c’est joli, la lune ! plus joli que le soleil ! seulement, ça ne ferait jamais mûrir le maïs ! ajouta-t-elle d’un air capable.

Un rayon de cette lune, impuissante à dorer les blés, glissa au travers des branches et vint frapper la bague d’Isacesco.

Mariora la contempla, l’admira, la tourna dans tous les sens, sans cependant que l’anneau lui rappelât en rien celui qui le lui avait donnée.

Soudain elle tressaillit : un bruit familier venait de retentir auprès d’elle.

— Coucou ! coucou ! chantait l’oiseau.

Elle demeura immobile, un doigt levé et la bouche entr’ouverte.

— À droite ? à gauche ?… murmurait-elle.

— Coucou ! reprit l’oiseau.

— À gauche ! s’écria-t-elle, mauvais présage !

Elle se signa trois fois à la manière des Orientaux et ayant aperçu le malencontreux chanteur perché au sommet d’un cerisier sauvage, elle ramassa une petite pierre qu’elle lui jeta et l’oiseau s’envola, toujours vers la gauche, en poussant son impitoyable « coucou ! »

— Maudite bête ! fit Mariora en laissant errer son regard déconcerté autour d’elle, et ses yeux rencontrèrent le produit de la razzia qu’elle avait faite.

— C’est pas un bouquet ! dit-elle piteusement.

Elle lâcha le coin de son tablier et les pauvres fleurs allèrent rouler à ses pieds.

— Elles étaient laides ! dit-elle pour se consoler, et, prenant une résolution subite, elle fit une centaine de pas dans la direction du village. Mais le courage de la jeune fille diminuait en raison inverse de l’obscurité. Elle commençait à trouver le bois de Baniassa beaucoup moins joli et lançait des regards furtifs aux buissons ; mais comme elle craignait d’alimenter ses vagues terreurs en se les avouant à elle-même, elle tenta de les éloigner en faisant ce que font les gens les plus braves quand ils ne se sentent pas tout-à-fait à leur aise : elle se mit à chanter à tue-tête. Instinctivement elle avait choisi des paroles pleines d’orgueil et de témérité ; elle entonna bravement la fière réponse de l’architecte Manoli dans la ballade si populaire de l’Église d’Argis :

Il n’existe pas, ici, sur la terre,
Pareils à nous dix maîtres maçons ;
Nous pouvons bâtir plus beau monastère,
Monument de gloire…

La voix lui manqua.

— J’ai froid ! dit-elle. En effet, la température était descendue à ce degré de fraîcheur qui succède ordinairement en Roumanie aux chaleurs extrêmes de la journée et qui occasionne ces interminables fièvres, devenues, en quelque sorte, la maladie nationale. Mais ce n’était pas la fièvre qui faisait frissonner Mariora. Et elle entama un long monologue qu’une conduite un peu moins extravagante lui eût certainement épargné.

— Où sont-elles maintenant ?… Zamfira est bien méchante ! J’ai peut-être mal fait de ne pas rester avec elles !… Je ne veux pourtant pas qu’elle épouse Mitica ! Oui, mas j’ai peut-être été trop… trop sévère pour elle, j’aurais pu lui faire comprendre avec plus de douceur… Après tout, ce n’est pas sa faute si elle aime Mitica ! L’amour… ça m’est venu tout seul, à moi ! Oui, mais elle devrait éviter Mitica, ne pas lui répondre quand il lui parle…

— Ferais-tu tout cela ? lui dit sa conscience.

Une bouffée du vent agita les feuilles des trembles. Mariora pâlit et tendit l’oreille.

— Décidément, j’ai eu tort, reprit-elle après s’être assurée que ce n’était rien.

Ce n’est pas Zamfira, c’est moi qui ai été méchante ! Ce n’est pas sa faute non plus si Aleca s’est laissée enlever, si Serban s’est fait musulman et si sa mère dansait pour cinquante bani !… Et moi, en présence de toutes ses compagnes, je lui ai rappelé… Ah ! je suis une misérable !

— Misérable ! répéta l’écho.

— Pauvre Zamfira ! elle a pleuré. Mais où peuvent-elles être ? J’ai marché aussi, moi… peut-être qu’elles ne sont pas encore très-loin. J’ai bien froid ! Il fait si noir, ici !… Si je les appelais !…

— Zamfira ! cria-t-elle. Puis elle attendit.

— Zamfira ! répondit l’écho d’une voix lugubre.

Sa propre voix, qui lui revenait ainsi modifiée, lui glaça le sang dans les veines.

— Zamfira ! reprit-elle plus faiblement, Zamfira ; je ne le ferai plus !

— Zamfira ! plus ! gémit l’écho.

— Oh ! fit Mariora, j’ai peur !

Et, prise de découragement, elle s’assit sur l’herbe tout humide, posa sa tête dans ses mains et se mit à pleurer. Hélas ! elle l’avait voulu ! et la nuit était close et le vent sifflait dans ses cheveux dénoués où pendaient des débris de feuilles. Elle pleura longtemps ainsi ; un bruit vague qu’elle entendit derrière elle la fit se lever, et, formulant tout bas le vœu d’offrir à la Vierge deux cierges de cire verte si elle revenait saine et sauve dans sa demeure, elle tenta de regagner la grand’route. La grand’route se trouvait à droite, mais le trouble de la malheureuse était si grand qu’elle la chercha vainement à gauche. Elle comprit qu’elle était complétement désorientée et se mit à courir tout droit devant-elle, ne songeant plus qu’à atteindre une lisière quelconque de la forêt. Elle, qui était sensible à la douleur au point que la piqûre de son aiguille la faisait pleurer, ne sentait pas les feuilles pointues des houx qui lui labouraient la figure et les mains, et son oreille percevait, avec le « hui » sinistre du vent, le battement de ses propres artères, quand la lune, dont la seule lumière dirigeait encore les pas de la jeune fille, disparut dans les nuages.

Le noir et l’inconnu enveloppaient Mariora de tous côtés.

— Mitica ! Ioan ! cria-t-elle, et la terreur prêtait un accent de profond désespoir à la voix de la pauvre égarée. Mais le frère et le fiancé étaient loin : ils ne pouvaient entendre.

Elle reprit sa course dans les ténèbres, bondissant sur les cailloux, se heurtant aux troncs des arbres ; les feux follets sortaient à chaque instant du sol marécageux et leur petite flamme bleuâtre semblait narguer la pauvre fille affolée.

Pour avoir désobéi ! sifflait le vent. Pour avoir désobéi ! criaient les chênes.

Alors toutes les superstitions, toutes les légendes de la veillée lui revinrent à la mémoire, elle rassembla ses forces épuisées :

Tata ! muma ! [16] appela-t-elle en se tordant les bras.

Mais le père et la mère étaient morts et ne pouvaient répondre.

Mariora s’évanouit.

Quand elle reprit ses sens, la lune brillait de tout son éclat.

Mariora poussa un cri terrible et referma les yeux : entre elle et la lune se dressait la forme spectrale de Boris Liatoukine !

VI

Mademoiselle Aurélie.

Nicopolis venait de tomber au pouvoir des Russes, et la garde de la partie ouest de la ville avait été confiée à un bataillon de dorobantzi. Les bachi-bouzouks ayant été aperçus rôdant aux environs de la place, on craignait une escarmouche nocturne et les soldats avaient reçu l’ordre de tenir l’œil au guet et d’observer un complet silence. Tous les feux étaient éteints ; une seule des fenêtres d’une grande maison blanche, qui servait momentanément de résidence au colonel commandant roumain Leganesco, s’éclairait d’une faible lueur. La plupart des soldats circulaient l’arme au bras ; d’autres étaient accroupis sur le sol encore semé d’éclats de bombes attestant le siège que la ville avait récemment souffert. Parmi ceux-là se trouvaient les deux amis de Baniassa.

— Deux mois écoulés ! disait Isacesco en secouant la tête, et pas de réponse !

— Bah ! fit Mitica qui trouvait toujours le moyen de tout expliquer, est-ce qu’on se soucie ici des lettres de pauvres diables qui devraient ne pas savoir lire ! Sais-tu ce que deviennent nos malheureux écrits ? Les Russes s’en servent pour allumer leurs cigares !

— Impossible !

— Quand nous avons pris ce satané bastion qu’on voit là-bas… Dumnezeù ! [17] il y faisait chaud, et rien qu’en y pensant…

— Eh bien ! fit Ioan, quel rapport y a-t-il…

— M’y voici, dit Sloboziano en faisant claquer sa langue. Caché derrière un mur, le général K… faisait le beau avec une cigarette à la bouche, tandis que ça pleuvait sur nous. Il demanda, du ton le plus naturel, une allumette au capitaine Xénianine… Une allumette ! autant valait demander un œuf frais ! Le capitaine tira de sa poche un briquet et un papier sali, plié comme une lettre.

— Vous me sacrifiez un billet doux, capitaine ? fit ce gros poussah en minaudant. — Dans tous les cas, le poulet n’est ni de moi, ni à moi, dit Xénianine en dépliant la lettre. « Iubita mea[18] » épela-t-il avec quelque difficulté, c’est du roumain, sans doute ?…

Il continua tranquillement de rouler le papier et le présenta tout enflammé au général. Iubita mea une lettre d’amour ! Peut-être était-ce une des miennes : je commence toujours ainsi !

— Serait-elle malade ? continua Isacesco.

— Bah ! ne t’occupe pas de construire d’inutiles hypothèses. On n’expédie pas les lettres que nous écrivons, pourquoi nous remettrait-on celles qui nous sont adressées ?

— Eh ! camarades, leur cria Scarlatos Romanesco, on dit que nous verrons les bachi-bouzouks, cette nuit.

— Fière arme que leur yatagan !

— Ça vous découd un homme !… Voyez plutôt, dit-il en découvrant son bras qui portait une blessure longue de plus de vingt centimètres, mais ils me le payeront, les coquins !

En ce moment la fenêtre éclairée s’ouvrit.

— Envoyez-moi le lieutenant Zaharios ! cria le colonel Leganesco.

— Mon colonel, le lieutenant Zaharios ne peut pas marcher.

— Comment ? Est-ce que…

— Mon colonel, il marchera, si vous l’exigez, mais… ce ne sera pas bien droit.

— Il est encore ivre ?…

— Depuis deux jours, mon colonel… et il en redemande !

Leganesco laissa échapper une expression plus énergique que bienséante.

— Il faut pourtant que j’aie un secrétaire, murmura-t-il ; et il paraissait examiner une à une les figures des dorobantzi réunis sous ses fenêtres.

— Isasesco, dit-il tout d’un coup, montez près de moi : nous travaillerons ensemble.

— Heureux gaillard ! s’écrièrent en chœur les soldats quand la porte se fut refermée sur leur camarade : il n’aura pas à compter avec les bachi-bouzouks !

Une vulgaire chandelle de suif, fichée dans une bouteille, éclairait de sa lumière douteuse une vaste chambre au milieu de laquelle on voyait une table surchargée de paperasses.

— Asseyez-vous, mon garçon, dit Leganesco à son secrétaire improvisé, et faisons vite !

Ioan obéit.

« Au général de brigade Lupu… » dicta le colonel.

Pendant plus d’une heure on n’entendit que le bruit de la plume frôlant le papier et les cris lointains des sentinelles avancées. Mais bientôt tout parut s’animer au dehors, un cheval ruisselant de sueur s’arrêta au seuil de la résidence et, presque au même instant, la porte de la chambre s’ouvrit et un Cosaque, porteur d’une enveloppe cachetée aux armes impériales, entre sans plus de cérémonie qu’au corps de garde.

Leganesco, qui prisait fort peu les façons cavalières que les Russes avaient mises en usage, leva la tête et d’un ton horriblement bourru : — Qu(est-ce ? dit-il en russe.

Le Cosaque s’inclina gauchement : — C’est in message de S. A. I. le grand-duc Nicolas adressé au prince Boris Liatoukine.

— Le prince Liatoukine n’est pas ici. Continuez, Isacesco !… « nous attendons le quatrième corps d’armée qui… »

— Son Altesse a dit que cela pressait, insista le Cosaque, et m’a ordonné de m’en retourner aussitôt, sans même entrer à Nicopolis. Ne peut-on porter…

— Je n’ai pas de calaretzi[19] ici, interrompit Leganesco en frappant sur la table avec sa tabatière, ils sont tous à l’est de la ville. — Est-il ennuyeux avec son grand-duc ! grogna-t-il, en roumain cette fois. Et il lança un regard du côté de ses chères paperasses.

— Isacesco, mon ami, nous avons presque fini. Avez-vous quelques notions d’équitation ?

Isacesco sourit.

— Mon colonel, vous oubliez que, nous autres Roumains, nous ne quittons le berceau que pour la selle, dit-il.

— C’est juste ! Voulez-vous vous charger de ça ? fit Leganesco en jetant, avec assez peu de respect, la lettre impériale sur la table. Vous trouverez le prince Liatoukine vers le sud ; au reste, vous vous informerez… on vous indiquera… Tenez ! vous monterez mon propre cheval ; prenez-en soin : c’est une bête de race.

Isacesco s’empressa d’accepter la proposition ; ce nom de Liatoukine n’éveillait chez lui aucun souvenir. Et quand il parut au milieu de ses frères d’armes, fièrement campé sur le cheval blanc du colonel, ce fut un ébahissement général.

— De puis quand fais-tu partie de la cavalerie ? lui crièrent plusieurs voix.

— Depuis cinq minutes. Et, en quelques mots, il leur donna le pourquoi de sa subite promotion.

— Peste ! fit Mitica, as-tu de la chance, toi ! Tout à l’heure, secrétaire ; maintenant, courrier impérial ! Mon cher, tu portes dans ta poche ton brevet d’officier !

— J’aimerais mieux une lettre de Mariora ! dit-il en souriant, et il piqua des deux vers la campagne.

Cependant, à l’autre extrémité de la ville, quatre officiers se promenaient au clair de la lune. Trois d’entre eux paraissaient être dans cet état de gaîté qui suit ordinairement un diner copieux, largement arrosé de vins choisis. Ils allaient de côté et d’autre, titubant un peu, sans but déterminé, quand ils aperçurent, venant à eux, une ombre dont l’allure devait leur être familière, car ils se mirent à la hêler en ces termes :

— Eh ! Ioury Mikaïlovitch ! où vas-tu ainsi solitaire ?

— Nulle part, hélas ! soupira Ioury Levine. Et vous-mêmes ?

— Nous ? fit Bogoumil en allongeant les lèvres, nous nous ennuyons et sommes en quête de divertissements.

— Une denrée qui n’est pas commune sur la place ! ajouta Stenka.

— Nous cherchons un Roumain, ronfla la basse-taille de Liatoukine, un petit Roumain… pour le faire danser !

— Quel heureux hasard ! s’écria Levine ; venez par ici : il y a là, derrière ce monticule, une sentinelle de nos amis, et, vraiment, vous ne pourriez choisir mieux.

Et, comme pour confirmer les paroles d’Ioury, une voix presque féminine fit entendre le cri de garde : Cine e acolo ? [20].

Prieteni ! [21] cria Liatoukine. Et ils s’avancèrent.

— Justement, dit Bogoumil heurtant du coude ses compagnons, je reconnais la voix du garçon le plus niais et le plus riche de Bucharest.

— Comment ! c’est toi, Comanesco ! s’écria Iégor en jouant la surprise. On a poussé l’irrévérence jusqu’à te mettre en faction comme le premier plébéien venu ?

— Aô ! bailla le jeune Rélia d’un ton plaintif fort éloquent.

— Eh bien ! nous relevons la sentinelle, dit brièvement Liatoukine.

— Impossible ! je suis ici par ordre du colonel Leganesco.

Liatoukine ne voulait pas qu’on admit, du moins en sa présence, une autre autorité que la sienne ; l’observation de Rélia le choqua et il la classa dans un coin de sa mémoire.

— Et nous, nous te relevons par ordre de Leganesco, se hâta de dire Sokolitch.

— Ah ! tant mieux ! s’écria le jeune patricien avec une explosion de joie enfantine ; puis il reprit tout soucieux : — Où donc est celui qui me remplace !

— Ici ! dit Liatoukine en poussant par les épaules Ioury Levine qui fit une épouvantable grimace accompagnée d’un grognement sourd ; mais un regard du colonel lui ayant rappelé qu’on ne plaisantait pas plus avec les désirs du capitaine Vampire qu’avec la consigne la plus sévère, il commença à monter sa garde sans dire mot, tout en maudissant à part lui les ridicules fantaisies de son supérieur qui allaient lui valoir six heures de service surérogatoire.

Bogoumil et Iégor avaient pris chacun Comanesco par un bras, et ce dernier semblait bien soutenir qu’être soutenu ; Liatoukine marchait en tête : il avait l’air de conduire un troupeau ; Stenka formait l’arrière-garde, et, en cet équipage, les quatre amis et le petit Roumain arrivèrent sans encombre chez Liatoukine, c’est-à-dire dans la maison de feu l’aga que Boris avait envoyé ad patres.

Outre les sommes provenant des contributions légales, ce fonctionnaire percevait, de son vivant, les revenus d’une foule de petits impôts qu’il avait établis à son profit particulier. Dans les appartements, les splendeurs orientales se mêlaient au luxe européen ; ce n’était partout que divans de brocart et glaces de Venise, le tout quelque peu endommagé par le fait des boulets qui avaient heureusement épargné les bouteilles de vins d’Espagne et de France dont regorgeaient les caves de ce bon musulman qu’on disait avoir été excessivement dévot. Le cellier de l’aga fut immédiatement mis au pillage par ces jeunes fous qui voulaient renouveler, dans des proportions sardanapalesques, le souper de l’hôtel Hugues. Les mines effarouchées et les grosses naïvetés de Mlle Aurélie, qui ne devinait guère le sort qu’on lui réservait, arrachaient des pleurs d’hilarité aux officiers, et la figure impassible de Liatoukine, présidant cette orgie, faisait songer au squelette que les anciens exposaient pendant les repas, afin que les orbites creuses et ce rictus sinistre rappelassent aux convives le peu de durée de la vie humaine. Mais la vue de Boris n’évoquait aucune idée funèbre dans ces têtes troublées par un commencement d’ébriété.

— Et tu a fait tes études au collége Mabille ? dit Bogoumil à Rélia avec tout ce qu’il put mettre d’intérêt dans la voix.

— Vous vous trompez, s’écria Mlle Aurélie avec un sourire candide, Mabille, ce n’est pas un collége, c’est un bal. Moi, j’étais au lycée Louis-le-Grand…

— Louis-le-Grand !… précisément, c’est cela que je voulais dire, fit Bogoumil d’un ton plein d’onction.

— Nous sortions tous les dimanches, continua Comanesco qui semblait fort disposé à raconter les péripéties émouvantes de la vie de collégien, on nous menait jusqu’à l’Arc de l’Étoile ; au retour, nous étions bien fatigués : c’était très-amusant !

Stenka leva la tête. Mlle Aurélie souriait toujours et parlait fort sérieusement.

— Décidément, il est trop bête ! murmura-t-il à l’oreille d’Iégor, et s’adressant au lycéen :

— Ta mère ne t’envoyait donc jamais rien ? dit-il assez rudement.

La figure de Rélia s’illumina.

— Oh ! si !… des confitures. Et le souvenir des pots de gelée absorbait si complétement son esprit, qu’il ne vit pas le sourire de ses camarades.

— Je te parle d’argent, fit Stenka en haussant les épaules, et non de friandises.

— De l’argent ? Oh ! nous n’avions pas besoin d’argent au lycée ; on est nourri, logé…

— Nourri ! logé ! Voilà un garçon qui se contente de peu ! fit Iégor dans sa moustache.

— Mais quand je fus à l’Université…

— Et combien de maîtresses ? dit Liatoukine brusquement.

Mlle Aurélie sauta sur son siège et rougissant jusque derrière les oreilles : — Oh ! balbutia-t-elle, jamais je…

— Allons, allons, fit Bogoumil, pas de cachotteries pour les camarades ! Et, elle était belle ?

Comanesco devint pourpre et se plongea le nez dans son verre.

— Était-elle belle ? reprit Tchestakoff d’une voix tonnante en secouant fortement le pauvre étudiant.

— Oh ! oui ! soupira enfin celui-ci sans lever les yeux.

— Et comment s’appelait-elle ? continua Iégor qui voulait analyser ce roman de la vingtième année.

Mais Rélia se laissait, pour ainsi dire, arracher les paroles d’entre les dents.

— Athénaïs Beaubuisson, articula-t-il tout bas.

— Athénaïs ! s’écria Bogoumil d’un ton pénétré, c’est un nom splendide qu’Athénaïs !

— Athénaïs signifie… commença l’étudiant, pensant qu’une définition étymologique viendrait fort à propos détourner le cours d’une conversation qui mettait sa modestie au supplice.

— Nous ne nous adressons pas au philologue, interrompit Sokolitch, nous parlons à l’amoureux.

Le terrible interrogatoire recommença et Rélia se décida à entrer dans la voie des aveux.

— Quel âge avait-elle ?

— Près de trente ans.

— Peste ! elle était mûre ! exclama Bogoumil.

— S’il vous plaît ?…

— Et… et tu la voyais souvent ? dit Tchestakoff qui ne perdait pas facilement son sang-froid.

— Oh ! pas si souvent que je l’aurais voulu ; une fois par mois, quand j’allais payer le terme.

— J’aurais payé le terme tous les jours ! roucoula Mlle Aurélie de va voix la plus tendre.

— Payer le… quoi ? fit Bogoumil qui n y comprenait plus rien.

— Le terme, répéta complaisamment le jeune Rélia. C’était ma propriétaire, boulevard Saint-Michel, 55.

Un signe de Liatoukine arrêta sur les lèvres de tous un formidable éclat de rire qui allait ébranler les vitres de la salle. Iégor avala l’un après l’autre deux grands verres de selbovitza, Stenka tirait les poils de sa moustache et la figure de Bogoumil avait disparu sous son shako. Un sourire béat éclairait les traits de Mlle Aurélie qui fermait les yeux pour mieux voir passer dans son imagination la silhouette majestueuse de dame Athénaïs Beaubuisson.

Stenka eut, le premier, raison de cette hilarité concentrée et s’inclinant devant Comanesco : — Eh bien ! mon garçon, dit-il, tu es plus fort que moi. Quand j’étais à Heidelberg, où j’ai fait des dissertations philosophiques avant de faire des entailles dans la peau de mes semblables, je ne suis jamais parvenu à apprivoiser mes propriétaires ; il est vrai qu’elles avaient toutes plus de trente ans et que je n’allais pas payer le terme !

— Je bois aux amours de notre ami ! fit Bogoumil en levant son verre, à Mme Athénaïs Beaubuisson !

— Boulevard Saint-Michel, continua Iégor.

— 55 ! ajouta Boris en grimaçant son invariable sourire.

Les verres suspendirent leur mouvement ascendant au niveau de l’épaule des trois officiers qui demeurèrent bouche béante : c’était bien la première fois qu’une plaisanterie de cette espèce s’échappait des lèvres minces du capitaine Vampire.

Rélia se tortillait dans son uniforme ; ne sachant que répondre, il saisit machinalement la bouteille de selbovitza qui se trouvait devant lui et se mit à boire à même.

— À propos, fit Iégor en retirant doucement la bouteille des mains de Comanesco, comment dit-on « je vous aime » en roumain ? Il m’en a failli cuire un jour pour ne pas le savoir, ajouta-t-il en songeant à la fillette au chien.

Eu te iubescù, dit Rélia.

Iéou té ioubesk ! répéta Iégor avec un pénible mouvement de mâchoire. Belle langue, mais un peu dure !

— Rélia, mon ami, tu serais bien gentil si tu voulais nous chanter une chanson de ton pays, une doïna, afin que nous puissions juger du génie de l’idiome, dit Bogoumil en prenant son air patelin.

Mais les enseignements de Domna Rosanda avaient porté leurs fruits.

— Oh ! fit Mlle Aurélie avec une moue dédaigneuse, les doïne sont des chansons de paysans !

— Il ne faut pas que ces airs roturiers souillent ton gosier aristocratique, dit sentencieusement Sokolitch. Aussi bien, ne tenons-nous pas beaucoup à la chanson, n’est-ce pas, colonel ?

Liatoukine ébaucha un signe négatif.

— Mais comme tu ne chantes pas, reprit Bogoumil qui se faisait de plus en plus persuasif, tu avoueras que c’est bien le moins que tu danses.

— Moi ! danser ! fit Rélia avec un rire ingénu.

— Le colonel Liatoukine a manifesté l’intention d’écrire un opuscule sur les différentes danses moldo-valaques, et il compte sur toi pour l’initier aux mystères de la hora que tu vas nous danser incontinent.

— Je ne puis pas danser la hora tout seul, répliqua le pauvre Comanesco, puisque la hora est une ronde.

— Eh bien ! vous avez la batuta, le piper, que sais-je ! On n’a que l’embarras de choisir.

— La batuta ! le piper ! s’écria Mlle Aurélie, mais ce sont des danses d’ivrognes !

— Qu’à cela ne tienne ! riposta Bogoumil, qui remplit jusqu’aux bords le verre de Rélia.

— Voyons, Monsieur, le piper ! siffla Boris du haut de son siège.

Le petit Roumain se tourna vers son interlocuteur et voulut protester, mais le regard du capitaine Vampire glaça les paroles sur les lèvres blêmes de l’étudiant.

— Connais-tu ceci ? dit Sokolitch en plaçant sous les yeux du jeune boyard ahuri une longue lanière de cuir durcie et recourbée. Nous appelons ce joujou un knout et nous nous en servons pour caresser lépiderme des soldats récalcitrants, ajouta-t-il d’un air dégagé.

Rélia passa instinctivement ses doigts délicats sur le manche grossier de l’instrument.

— Çà tape dur ! dit Bogoumil avec conviction.

— Monsieur Comanesco, reprit la voix stridente du capitaine Vampire, sachez que je n’ai pas l’habitude de donner deux fois le même ordre.

Rélia pâlit et les larmes lui montèrent aux yeux.

— Mais, mon colonel, hasarda-t-il, je…

L’attitude du petit Valaque était presque suppliante ; il avait l’aire d’un agneau à la merci d’une bande de loups. Le sourire à la bouche et le formidable knout à la main, les Russes entouraient leur victime et semblaient n’attendre qu’un mot de Liatoukine pour faire usage de leur arme.

— Allons, saute, petit ! dit Bogoumil en levant ostensiblement son fouet. Mais Rélia ne bougea pas et secoua doucement la tête. Le sang slave qu’il tenait de sa mère n’avait pas annihilé entièrement chez lui ce courage passif qui est un des traits dominants du caractère roumain.

— Un, deux, trois… veux-tu sauter ? hurla Sokolitch, et la lanière du knout effleurait déjà la chevelure de Comanesco.

— Non ! dit-il d’une voix ferme.

Et le knout descendit.

À ce contact infâme, Rélia bondit à l’autre extrémité de la salle, ses poings se serrèrent convulsivement, un éclair jaillit de ses yeux bleus, si doux d’ordinaire, et avec une énergie que son apparence frêle et maladive ne laissait guère supposer :

— Lâches ! s’écria-t-il, qui n’avez pas honte de vous attaquer à un enfant !

L’épithète de « lâches », si justement appliquée, porta à son comble la fureur des Russes excités déjà par des rasades d’alcool successives.

— Ah ! tu refuses de reconnaître la puissance de notre volonté ! vociféraient-ils ; eh bien ! nous te ferons sentir combien sont pesants nos bras moscovites ! et, comme nous t’écrasons ici, nous anéantirons un jour ton misérable pays et tous les hommes de ta race exécrée, s’ils ne veulent se prêter à nos exigences !

Et, sous l’impulsion frénétique de ces bandits, les knouts fendaient l’air et traçaient des raies bleuâtres sur les membres du malheureux jeune homme, incapable de se défendre.

Liatoukine, qui n’avait rien perdu de son indifférence habituelle, s’avança vers ce groupe de damnés, et du geste, modérant leur ardeur :

— Messieurs, dit-il, vous frappez trop fort.

L’aspect et les paroles de Boris exaspérèrent le pauvre Roumain : — Et c’est toi, s’écria-t-il, toi, que mon père a accueilli sous son toit comme un fils !… Ah ! tu es encore plus vil que tes vils sicaires !

Les yeux jaunes de Liatoukine étincelèrent. Monsieur, grinça-t-il, ne joignez pas l’insulte à vos autres torts. Vous pourriez avoir à vous en repentir.

Comanesco se tut. Son regard ne quittait pas une énorme glace, brisée en plusieurs endroits, qui lui faisait face, et ses traits exprimèrent soudain un sentiment qui tenait à la fois de la joie et de la douleur. — Je suis faible et petit, dit-il d’une voix que l’espérance faisait trembler, mais je ne suis pas si oublié et si abandonné que je ne puisse trouver encore un cœur ami qui ait pitié de ma faiblesse et un bras puissant qui la protège !

À moi ! à moi ! Isacesco !

VII

O Frailty !…


Les sifflements des lanières cessèrent de se faire entendre. Près de Comanesco exténué et sanglant venait d’apparaître un inconnu à la stature élevée, aux traits farouches. Sa main gauche froissait une liasse de papier et sa main droite s’étendit, avec un geste plein de noblesse, entre Rélia et ses bourreaux. Évidemment, cet homme était fort et avait conscience de sa force ; et, sans qu’ils se rendissent compte de l’influence à laquelle ils obéissaient, les Russes reculèrent devant lui comme le chacal devant le lion.

Rélia avait reconnu Ioan, Ioan s’était souvenu de Rélia ; il acquittait la dette contractée par Mariora, et la bouche du boyard effleura les doigts hâlés du paysan.

Le regard du dorobantz, extraordinairement calme, reposait en quelque sorte sur l’assemblée ; pas un muscle de son visage ne frémissait : on eût dit que nulle haine n’avait jamais bouleversé son âme. Et pourtant son ennemi était devant lui, nonchalamment couché sur un divan, à portée de poignard ! Et pourtant Isacesco voyait son ennemi !

— Qui de vous est Boris Liatoukine ? demanda-t-il froidement.

— C’est moi ! fit le prince en se soulevant à demi. As-tu la mémoire si courte que tu ne puisses me reconnaître ? ajouta-t-il ironiquement. La missive impériale glissa aux pieds du messager.

— Oh ! si ! je te reconnais ! dit-il avec un sourire amer. Fidèle est la mémoire du Roumain, fidèle est aussi son kangiar ! Mais j’ignorais le nom du monstre qui met sa gloire à insulter les vieillards, à battre les enfants et à outrager les femmes !

— Mon garçon, dit Bogoumil en frappant sur l’épaule d’Isacesco qui fit un pas en arrière pour éviter le contact de l’ivrogne, tu n’es guère poli et tu parles comme mon oncle l’archimandrite. Je t’en prie, suspends tes pieux sermons : nous sortons de carême et la morale m’agace les nerfs !

Un regard irrité de Boris imposa silence à Tchestakoff.

— Tu fais allusion à la Sloboziano ? dit tranquillement Liatoukine qui ramassa la lettre du grand-duc avec la pointe de son sabre. Messieurs, poursuivit-il en s’adressant à ses compagnons de débauche, il s’agit de la Mariora.

— La Mariora ! s’écria Iégor en lissant sa moustache, je l’ai connue : c’est un beau brin de fille !

— Je l’ai connue aussi : elle n’était pas farouche ! fit Stenka en pirouettant sur lui-même.

Isacesco crut être sous l’empire d’un horrible cauchemar. Ce nom de Mariora qu’il prononçait comme celui d’une divinité, ce nom volait, accompagné d’épithètes équivoques, sur les bouches de ces libertins ! Ils connaissaient donc Mariora ! Où, quand, comment l’avaient-ils connue ?…

Ce flot de questions montait aux lèvres desséchées du dorobantz, lorsque Bogoumil, enfonçant les deux mains dans ses poches, s’avança de nouveau vers lui et le considérant avec une curiosité impertinente :

— C’est toi, mon garçon, qui dois épouser la Maroussenka ? [22]

— C’est moi ! dit Isacesco indigné, et je te défends…

— Eh bien ! sincèrement… je te félicite, je te félicite, répéta Tchestakoff avec une feinte bonhomie. Et il regagna sa place en faisant le gros dos.

Iégor à son tour se leva, et avec ce dédain de grand seigneur dont ses moindres mouvements et ses propos les plus insignifiants étaient empreints : — C’est grand honneur pour toi ! dit-il du haut de sa noblesse.

Les paroles de Stenka furent encore plus claires.

Isacesco chancela, un nuage rouge passa devant ses yeux.

— Tu mens ! s’écria-t-il en broyant le bras de l’officier sous son étreinte désespérée, tu mens !

Stenka dégagea tranquillement son bras et levant les épaules : — Je mens ? dit-il. Interroge plutôt Liatoukine.

— Dis-moi qu’il a menti, et je te croirai ! fit Isacesco d’une voix étouffée.

Liatoukine présenta lentement sa main droite au dorobantz.

— Regarde ! dit-il.

Parmi les opales, les émeraudes et les diamants brillait l’humble bague de cuivre byzantine qu’Ioan avait donnée à sa fiancée !

— Ce n’est pas la bague de Mariora, dit-il.

Il se rappela que la dernière lettre du mot grec portait une marque particulière, une petite croix que son poignard y avait gravée. Il examina minutieusement l’anneau laissa retomber la main de Boris. La petite croix s’y trouvait !

— Mariora ! s’écria-t-il avec un accent déchirant.

Il jeta un regard de fou à tout ce qui l’entourait et poussant un affreux éclat de rire :

— Ah ! Mariora ! répéta-t-il. Il chercha instinctivement la main de Rélia que l’aspect de cette grande douleur impressionnait étrangement, puis il pleura comme un enfant. Il ne songeait plus à sa vengeance. Mariora était morte pour lui ; désormais sa vie serait sans but, sans amour !…

Et, autour de ce groupe désolé, les Russes ricanaient.

Le bruit des voix avait attiré une douzaine de Cosaques. Liatoukine leur montra les deux Roumains.

— Vingt-cinq coups de knout pour le petit, dit-il ; cinquante pour le grand !

 

Le lendemain une agitation singulière régnait dans le camp roumain. Les officiers, qui déguisaient à grand’peine leur colère, s’entretenaient à mi-voix, et les soldats, moins circonspects, proféraient des menaces de mort à la seule apparition d’un shako moscovite. Le bruit courait qu’un colonel russe avait fait knouter deux dorobantzi.

Le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable.

Ce vers du poète ne trouve nulle part mieux son application qu’en Russie.

Le recensement des régiments de dorobantzi fut effectué sur-le-champ : deux hommes manquaient à l’appel ! Le colonel Leganesco, à qui cette charge incombait, organisa une enquête sévère dont le résultat établit qu’outre la peine ignominieuse du fouet qu’ils avaient soufferte, les deux soldats subissaient encore un emprisonnement qui se prolongerait jusqu’à ce que les autorités supérieures ordonnassent la mise en liberté de ces malheureux. Le lieu de leur incarcération n’avait pu être découvert.

Ce grave incident eut pour effet de raviver l’animosité que les Roumains nourrissaient à l’égard de leurs alliés depuis l’entrée en campagne. Certes, les griefs des Moldo-Valaques étaient sérieux ; les humiliations de tous genres ne leur avaient pas été épargnées ; le mauvais vouloir des Russes se manifestait à la moindre occasion et les questions de préséance étaient invariablement résolues en faveur de ces derniers qui donnaient le sobriquet ridicule de « soldats de fer-blanc » à ceux dont la valeur militaire devait les sauver un mois plus tard !

Plusieurs officiers roumains, faisant partie du même régiment que les deux offensés, provoquèrent des officiers russes en duel, et, pendant plus de trois jours, on se battit à l’épée au pied des fortifications.

Dans une réunion solennelle qui se tint chez Leganesco, il fut décidé qu’une demande en réparation serait adressée au grand-duc Nicolas. Le général Cerneano tenterait d’obtenir une audience. Leganesco composa la requête avec un brio tout roumain qui eût mieux convenu à un morceau d’éloquence qu’au simple rapport d’un colonel, et le secrétaire Zaharios, qui avait retrouvé l’usage de ses jambes, traça de sa plus belle écriture les noms d’Aurelio Comanesco et d’Ioan Isacesco.

Cerneano, ayant reçu sa lettre d’audience, se rendit au quartier général russe, non sans avoir fait pratiquer de nombreuses coupures dans le manuscrit de Leganesco qui, n’écoutant qu’une légitime indignation, avait, en différents passages, méconnu les lois de cette politesse de cour dont on doit user envers les grands-ducs.

L’entrevue ne fut pas longue. Dès que les Russes eurent reconnu un officier roumain, toutes formes cérémonieuses furent supprimées ; un Cosaque poussa, pour ainsi dire, Cerneano dans une salle basse qui servait d’antichambre et, après une demi-heure d’attente, on introduisit le général dans les appartements du grand-duc.

Les appartements du grand-duc ressemblaient beaucoup trop à ceux de l’aga prévaricateur dont nous avons parlé. Il y avait là un ramassis d’objets d’art, de meubles de luxe rassemblés à la hâte et de provenances les plus diverses. Toutes ces belles choses dépareillées avaient si bien l’air de n’être qu’une part de butin que leur vue faisait songer au sac d’une ville.

Non loin d’une table sur laquelle se trouvaient quelques brochures traitant de stratégie, de menus objets à l’usage d’un fumeur et un verre d’eau, Nicolas Nicolaewitch était étendu dans un fauteuil qui avait appartenu à un négociant anglais habitant Nicopolis. Le prince ne paraissait pas avoir plus de quarante-cinq ans ; une expression de hauteur calme, qui imposait à tous ceux qui l’approchaient, était répandue sur ses traits, beaucoup plus réguliers que ceux du Tzar et des grands-ducs Constantin et Michel.

Il écoutait la voix monotone d’un aide de camp blond et rose qui lisait un article du Golos. Cette lecture ne semblait pas intéresser outre mesure S. A. qui bâillait avec un sans-gêne moscovite.

— Assez, assez, Xenianine ! dit le prince en apercevant les épaulettes du général. Xenianine se tut et se dirigea vers la porte ; un signe du grand-duc le recloua immédiatement sur son siège.

Et levant à demi la tête vers Cerneano : — Qu’est-ce, Monsieur ? fit Nicolas avec ce ton sec qui lui était habituel lorsqu’il ne s’adressait pas à ses frères aînés.

Le général s’inclina respectueusement, mais sans servilité aucune. Son salut déplut au grand-duc qui qualifia, in petto, d’irrévérent le maintien digne du vieillard.

Cerneano exposa en peu de mots les motifs qui l’amenaient au quartier général ; le grand-duc l’interrompit avec un léger mouvement d’impatience.

— Je sais, je sais, Monsieur. Ceci est votre rapport ? demanda-t-il en avança la main : donnez-le-moi.

Dans l’armée russe, le knout remplaçait ou prévenait les rapports que le prince avait en exécration.

Il feuilleta rapidement le volumineux écrit de Leganesco et ses sourcils se rapprochèrent par degrés l’un de autre : le grand-duc était mécontent.

— Eh bien ! Monsieur, dit-il en passant le rapport à Xenianine, de quoi se plaint-on ? Ces deux hommes sont coupables. L’un a abandonné, de son propre chef, le poste qui lui avait été confié par un de vos officiers même ; l’autre a prononcé des paroles blessantes pour le prince Liatoukine qui, en ne leur faisant administrer qu’un nombre de coups aussi restreint, s’est encore montré très-indulgent.

Le grand-duc imprimait de fortes secousses au fauteuil du négociant anglais et les phrases tombaient une à une de ses lèvres comme des cailloux sur une plaque de zinc ; mais les arguments qu’il faisait valoir ne parurent pas péremptoires au général roumain qui reprit avec calme :

— Je ferai observer à Votre Altesse que la sentinelle Comanesco a été relevée par le prince Liatoukine en personne, et que le caporal Isacesco s’est vu forcé de soustraire son camarade aux mauvais traitements que des officiers russes lui faisaient subir sous les yeux et avec l’approbation du susdit prince Liatoukine.

La logique de Cerneano était souverainement irritante. Nicolas Nicolaevitch comprit qu’il avait affaire à plus habile que lui et que, pour peu que la discussion continuât, la victoire serait indubitablement acquise à son adversaire. Afin d’éviter une conclusion insupportable à son orgueil personnel, S. A. I. prit le parti de hausser le diapason de sa voix et de se mettre vigoureusement en colère.

— Ce sont des détails, Monsieur, cria-t-il, des détails qu’il nous importe peu de connaître.

Il y a eu faute, vous voudrez bien en convenir, j’espère ; donc, il doit y avoir punition !

Le fauteuil gémit et le verre plein d’eau alla arroser la muraille,

Mais les extravagances grand-ducales n’eurent pas le don d’émouvoir Cerneano qui poursuivit tranquillement :

— Cependant, la nature déshonorante de la peine…

Le grand-duc sauta sur ses pieds.

— Ceci est plaisant, Monsieur, dit-il, et il commença à arpenter la salle dans toute sa longueur en repétant d’un ton ironique : — La nature déshonorante de la peine ! Il eût fallu remettre à vos compatriotes la croix de Saint-George, peut-être ? s’écria-t-il en faisant sonner avec fureur ses éperons sur les dalles.

Le général, qui n’avait pas été invité à s’asseoir, essuyait les sarcasmes du grand-duc avec un sang-froid remarquable.

— Chez nous, dit-il gravement, les officiers se respectent trop pour oser lever l’ombre de leur main sur leurs inférieurs.

Nicolas Nicolaevitch se renfonça dans son fauteuil avec un éclat de rire aigu.

— Chez vous, Monsieur, chez vous ! M’est avis que vous oubliez un peu que vous n’y êtes pas, chez vous !

Le fauteuil fit volte-face, et sur un signe du grand-duc qui se disposa à allumer un cigare, la voix nasillarde de Xénianine s’éleva de nouveau au milieu du plus profond silence :

Népriatel rinoulsa f’gorot…[23]

Cerneano se sentit rougir sous l’affront infligé à ses cheveux blancs, et sa main, que l’indignation rendait tremblante, laissa retomber sur lui la portière de velours.

Le camp roumain tout entier se porta au-devant du vieux général, et, voyant ces regards pleins d’une impatience anxieuse, Cerneano secoua tristement la tête.

— Ah ! mes enfants, dit-il avec un accent dont rien ne pourrait rendre l’amertume, que sommes-nous venus faire de ce côté du Danube !

 

Quinze jours après cette scène caractéristique, une compagnie de Cosaques ramenait à leur régiment les deux héros de la déplorable aventure qui avait failli rompre brusquement les relations amicales d’Alexandre II et de Charles 1er.

Rélia était abattu, hébété ; il se traînait au bras de son ami ; ses blessures, mal cicatrisées, le faisaient cruellement souffrir et il s’’évanouit devant le général Cerneano, qui se trouvait être son cousin à la mode de Bretagne, ou à la mode de Roumanie, ce qui est tout un. Isacesco, que sa constitution robuste rendait moins sensible aux souffrances physiques, avait au contraire la démarche fière, le sourire presque joyeux. Un Cosaque fit observer qu’il portait gaillardement ses cinquante coups de knout. Une transformation complète semblait s’être opérée en lui ; il avait le front inspiré d’un illuminé ou d’un martyr, et l’on eût dit que son œil contemplait quelque chose au-dedans de lui-même. Mitica marcha droit à lui, et, lui glissant entre les mains l’ancien poignard à manche de corne du vieux Mané :

— Pour le Liatoukine ! dit-il.

Puis tirant à moitié de sa gaîne le kangiar suspendu à sa propre ceinture : — Pour la Mariora ! murmura-t-il tout bas.

VIII

La Saint-Alexandre.

Le temps finit toujours par endormir les douleurs bruyantes qui se traduisent en plaintes et en sanglots ; les douleurs muettes sont hors de sa sphère d’action bienfaisante.

Isacesco ne reparla plus de Mariora.

Les dorobantzi et les calaretzi étaient campés autour de Plevna. Les embuscades se rencontraient à chaque pas, les escarmouches étaient de tous les instants, mais ces dangers multipliés ne suffisaient pas à l’ardeur téméraire d’Isacesco qui recherchait les postes les plus périlleux et qui, souvent, au milieu de la nuit, partait en éclaireur, s’avançant au-delà des lignes turques, au risque d’être tué ou fait prisonnier.

Ses chefs faisaient grand cas d’un courage qui leur valait une foule de renseignements précieux touchant la nature du sol, les accidents de terrain et la position des ennemis ; ses égaux le comparaient à Codrean[24], et ne parlaient de lui qu’avec admiration. Parfois il revenait de ses expéditions solitaires avec un rire silencieux qui lui était devenu habituel, son fusil sentait la poudre brûlée et cependant pas un musulman n’avait paru dans les environs.

— Isacesco sait bien pourquoi il rit ! disaient les soldats avec des hochements de tête particuliers.

Il avait une façon singulière de combattre. Dans la mêlée il s’arrêtait soudain, le doigt appuyé sur la gâchette de son fusil, l’œil fixé sur un point quelconque de l’horizon. La pensée de Mariora lui remontait au cœur ; il la voyait toute petite, courant dans le maïs avec ses cheveux blonds ébouriffés ; il entendait sa voix, sa voix d’enfant qui disait : « Ionitza meù » ; alors il écoutait. Puis le chien s’abattait avec un claquement sec, un homme tombait au loin. Russe ou Turc ? Qu’en savait-on !

Ses paroles étaient aussi bizarres que ses actes.

Dans un engagement d’avant-garde, le canon de son revolver était braqué sur la poitrine d’un Ottoman.

— Pourquoi tuerais-je cet homme qui ne m’a jamais offensé ! dit-il tout haut.

Et, sans voir les larmes d’attendrissement qui coulaient le long des joues du pauvre Turc, il releva son arme, visa… le coup partit. Un Cosaque glissa de son cheval.

Isacesco se mit à rire.

— Ah ! ah ! le hasard ! C’est moi qui suis le hasard !

Sans crainte des bachi-bouzouks et des Cosaques maraudeurs, il parcourait les champs de bataille, une lanterne sourde à la main, examinant et palpant chaque cadavre.

— Que cherches-tu, camarade ? lui disait-on.

— Je cherche quelqu’un que je voudrais retrouver debout, répondait-il.

Un jour, en plein combat, il eut l’idée de fuir, de retourner en Roumanie ; il fit quelques pas en arrière… et revint s’exposer au feu des Turcs : il leur prit un drapeau.

Mais on ne décore pas un héros qui a cinquante coups de knout dans son passé.

Le général Cerneano, à qui le tzar avait envoyé un nombre prodigieux de croix de Saint-George, eut le regret de n’en pouvoir décerner une au brave dorobantz ; il lui donna, en compensation, une poignée de main moins banale que la décoration moscovite.

Mitica tordit et retordit méthodiquement sa croix, et quand elle ne fut plus qu’une boulette de métal, il la lança dans la Vid en s’écriant : — Je ne veux pas de leur or infâme !

Cerneano vit le geste et entendit l’exclamation de Sloboziano, mais il n’en fit rien paraître : officiers et soldats, tous haïssaient les Russes.

Le matin du 11 septembre, le vieux général, qui est l’idole de l’armée roumaine, réunit ses troupes et leur adressa cette courte allocution :

— Mes enfants, il y a là-bas un point noir que le brouillard nous cache ; cela s’appelle la redoute de Grevitza : nous allons la prendre. Nous aurons, au-dessus de nous, des obus ; devant nous, des baïonnettes ; sous nos pieds, de la poudre (la redoute est minée) et derrière nous… le grand-duc Nicolas. Il paraît que c’est aujourd’hui la fête du tzar. Il s’agit de régaler Sa Majesté d’un beau spectacle. Je dois vous faire tuer tous plutôt que de reculer. C’est l’ordre impérial. Croyez-en votre vieil ami : nous sommes perdus ! Ce n’est pas gai, ce que je vous dis là, mais vous en avez vu d’autres et vous mourrez stoïquement sur la brèche, comme des fils de Roumains que vous êtes ! Mettez immédiatement ordre à vos affaires, et, si vous avez de l’argent, déposez-le au quartier général : on l’enverra à vos parents. Puis-je compter sur vous ?

— Nous vous suivrons, mon général, avaient répondu les voix unanimes des soldats.

Mais sur tous ces visages l’enthousiasme guerrier était remplacé par la résignation morne des condamnés.

Rélia seul s’était tu. Il était craintif et timide comme le sont la plupart des enfants que leurs mères n’ont pas aimés. La mort l’épouvantait, de même que les ténèbres. Son âme était tendre, accessible aux sentiments généreux ; il avait compris que le dévouement est une plante rare qui se développe souvent mieux dans les cœurs plébéiens que dans les cœurs bien nés, comme disent les boyards. Ce pauvre être, essentiellement inoffensif, sentait que, sans Isacesco, il n’était qu’une feuille jetée au cours du torrent, et il avait voué à son sauveur une amitié, un culte passionné qui se manifestait par une entière soumission et par d’éternelles protestations de tendresse enfantines.

— Frère ! s’écria-t-il en se précipitant dans les bras d’Ioan, nous allons être massacrés !

— Oui ! fit Isacesco impassible.

— J’ai du poison ; en veux-tu ? Ce sera plus court et nous souffrirons moins.

— Oui !

Rélia lui présenta un petit paquet, plein de poudre blanche, qu’il tira de sa ceinture.

Ioan laissa tomber le tout dans une ornière remplie d’eau.

— Eh bien ! que fais-tu ? s’écria Comanesco.

— Mon devoir ! C’est notre dernier jour : ne soyons pas lâches !

— Oh !… mais ils vont nous faire du mal, ces Turcs !

— Pas plus que ne nous en ont fait les autres !

— J’ai peur, frère ! Tu ne me quitteras pas, n’est-ce pas ?

Isacesco se rappela que ces mêmes paroles avaient été prononcées un jour par Mariora.

— Non ! dit-il.

Rélia soupira.

— Oh ! que tu es heureux d’avoir du courage ! J’ai peur des corbeaux, frère !

— Quand les corbeaux sont là, la douleur est éteinte !

— Je ne veux pas rester ici, gémissait l’enfant, je veux revenir dans mon pays ! Oh ! la terre roumaine ! Qui me rendra la terre roumaine !

— Moi !

— Toi ? s’écria Rélia avec un sourire incrédule.

— Si tu meurs, je porterai ton corps au quartier général et tu pourras dormir dans la terre natale.

— Oh ! Ioan ! est-ce bien vrai ? tu feras cela ! Et moi, que ferai-je pour toi, pauvre inutile que je suis ?

— Quand je serai mort, tu prendras mon grand poignard à manche de corne et tu chercheras le Liatoukine.

Cerneano donna l’ordre de battre le rappel.

Mitica, qui aidait à transporter les blessés dans des cabanes de planches, tenant momentanément lieu d’hôpital, boucla précipitamment sa ceinture et saisit son fusil.

Une voix faible murmura à côté de lui ce mot « Frate ! » [25] si doux au cœur du Roumain éloigné de la patrie. Fort surpris s’entendre sortir des paroles valaques de la bouche d’un soldat turc, Mitica s’approcha.

— Frère, reprit le blessé en se soulevant avec peine sur son coude, viens-tu de la terre roumaine ?

La terre roumaine proprement dite est la Valachie.

— Je suis de Bucharest, répondit Mitica.

Une joie subite éclaira les traits défigurés du mourant.

— De Bucharest ! Et laissant retomber sa tête sur la giberne qui lui servait d’œiller, Bucharest est si grand ! soupira-t-il.

— Je suis des environs de Baniassa.

— Baniassa ! Alors tu connais le vieux Mozaïs, Aleca, Zamfira ?

— Si je connais Zamfira ! s’écria Sloboziano, mais si j’en réchappe, je l’épouse, la Zamfira !

Les yeux ternis du musulman reprirent un peu de leur éclat.

— Je ne t’ai jamais vu, dit-il en considérant attentivement Mitica.

— Ce n’est pas une raison, camarade !

Le sang coulait abondamment de la poitrine du moribond, ses doigts dessinaient des signes vagues dans l’air.

— Eh bien ! dit-il d’une voix presque inintelligible, tu iras vers le vieux Mozaïs… et… tu lui diras… que…

— Ton nom, vite, ton nom ? insista Mitica qui sentait la main de l’inconnu se glacer dans la sienne.

— Je suis… je suis… ses lèvres remuèrent, mais ne purent articuler une syllabe.

Il était mort, emportant son secret.

Mitica demeura quelques instants rêveur auprès du cadavre ; il abaissa les paupières du mystérieux Osmanli, l’enveloppa d’une mauvaise couverture de laine ; puis, tout soucieux et mécontent de lui-même, il rejoignit en hâte son régiment.

 

Les dorobantzi s’en vont dans la boue et le brouillard. La boue est épaisse et rend leur marche pénible ; le brouillard est dense et pénètre leur vêtements. Leur bouche est muette. Ils ont de la flamme aux yeux. Les rêves de l’empereur de Russie ne lui ont donc pas montré ce qu’il y a dans les yeux de ces hommes ? Parfois un murmure s’échappe des rangs. « C’est la Saint-Alexandre ! » s’écrient quelques voix ironiques, et tout se tait.

Ils vont ainsi depuis une heure déjà. Grevitza ne doit pas être loin ; le bruit de la canonnade est moins sourd, les premiers projectiles s’entre-croisent et déchirent l’atmosphère imprégnée d’eau. Le jour n’est qu’un crépuscule grisâtre. Les soldats avancent au hasard.

Où est Grevitza ? à droite ? à gauche ? On n’en sait rien.

— Mes enfants, voilà que cela commence ! crie le général Cerneano, tenez ferme et souvenez-vous…

— Que c’est la Saint-Alexandre ?

— Non ! que vous êtes Roumains !

Une violente fusillade éclate, des clameurs atroces se font entendre.

— Qu’est-ce, général ?

— Un régiment qui meurt.

— Où donc ?

— À gauche, dans la vallée ; suivez-moi, mes enfants !

Rélia se serre contre Isacesco et récite mentalement les prières que Domna Rosanda a pris soin de lui apprendre.

— Tu as peur, petit ! lui dit un caporal qui porte une balafre au front :

— Je veux m’en aller ! sanglotte Mlle Aurélie en roulant des yeux égarés.

— Eh bien ! nous nous en irons, mon pauvret, et plus tôt que nous ne voudrons !

— Hourrah ! les morts vont vite ! s’écrie un sous-lieutenant qui revient de Leipsick : nous sommes morts, ou à peu près !

Ajutatzi ! ajutatzi ! [26] Ces cris de désespoir qui s’élèvent de la vallée rallument la colère des Roumains.

— Jette ton fusil, dit Isacesco à Rélia éperdu, et donne-moi la main.

Rélia obéit machinalement.

Braves dorobantzi ! plus fougueux que les zmeï de la légende, voilà qu’ils se précipitent dans le vallon. Les talus sont glissants, les hommes roulent les uns sur les autres. Il grêle du plomb. L’incessante mousqueterie turque fait d’affreux vides dans les rangs. Qu’importe ! Les camarades sont en danger : on les sauvera, à moins qu’on ne meure avec eux ! Au brouillard s’est jointe la fumée. La fange et le sang se mélangent. Des morts, des morts partout ! La vallée se comble lentement. Un boulet atteint l’enseigne du régiment. — L’étendard ! crie-t-il d’une voix mourante, veillez sur l’étendard !

Mitica s’en empare et les balles passent en sifflant dans les plis tricolores du drapeau.

Les Turcs n’auront pas l’étendard. Les détonations se succèdent avec moins de rapidité, l’air s’éclaircit peu à peu.

— Eh bien ! mes enfants ? demande une voix dans le brouillard.

— Eh bien ! général, il y a une tranchée… elle est à nous !

— Le pays saura vos noms, mes braves, et l’Europe saura le nom du pays !

Rélia n’a pas une égratignure ; il s’étonne de se retrouver vivant.

— Est-ce que c’est fini, maintenant, Ioan ? fait-il craintivement.

— Pas encore : après la tranchée, la redoute.

— Ah ! mon Dieu ! Et… est-ce qu’il y a encore des Turcs, là-dedans ?

— Parbleu ! s’il n’y en avait plus, la redoute serait prise.

Mlle Aurélie se remet à trembler, Isacesco l’entraîne.

Les Roumains escaladent le talus opposé. On ne songe plus à la Saint-Alexandre ; on songe à la patrie, aux grades à conquérir, à tout ce qui fait la gloire, enfin.

— Eh ! Mitica Sloboziano ! j’ai ici une éraflure qui me vaudra les épaulettes de sous-lieutenant.

— La prise de Grevitza ! quelle belle histoire à raconter à la veillée, hein ?

— Malheureusement, on ne nous croira pas : nous avons trop menti !

— Nos cicatrices fermeront la bouche aux incrédules.

— Moi, quand je serai officier, j’épouserai une demoiselle de la ville.

Il n’épousera pas même une paysanne : une balle musulmane détruit à jamais les projets orgueilleux du jeune Valaque.

Vraiment ! ils sont splendides à l’assaut ces « soldats de fer-blanc » ! Comme ils grimpent ! Et comme ils meurent, le sourire et la plaisanterie aux lèvres !

Ils sont bien, ainsi qu’ils le disent eux-mêmes avec une vanité légitime, ils sont bien les « Français de l’Orient ! » Dans un quart d’heure la redoute sera prise.

Les premiers rangs sont arrivés au haut de la colline que couronne l’ouvrage turc.

Tout à coup, un cri, un hurlement de rage sort de ces milliers de poitrines et va frapper au loin les oreilles du tzar. Les dorobantzi reculent consternés…

— Damnation ! s’écrie Cerneano avec une voix qui n’a plus rien d’humain, il y a un ravin entre la redoute et nous !

— Je vous l’avais dit, mon général, fait Isacesco : nous franchirons le ravin !

— Nous franchirons le ravin ! répète un écho formidable.

En ce moment même, un gémissement plaintif se fit entendre à côté d’Isacesco. L’étreinte de Rélia se détendit.

— Ioan… murmura-t-il… les corbeaux… Et il tomba, comme foudroyé, aux pieds de son ami.

Ioan demeura immobile. Son œil errait de la figure déjà pâlie du blessé à la silhouette de la redoute qui se profilait en noir dans la brume. Il hésitait entre le devoir qui l’appelait parmi ses compagnons et l’amitié qui le retenait auprès de son frère d’adoption. Un soupir du malheureux enfant acheva de le décider. Il arma et déchargea une dernière fois son fusil, et, se signant rapidement :

— Que Dieu leur soit en aide et me pardonne ! s’écria-t-il. Puis, il ajouta : Je reviendrai !

Il souleva sans peine Comanesco qui n’était guère plus lourd que la Mariora.

— Passe ton bras autour de mon cou, lui dit-il.

Mais Rélia n’entendit pas ; et, s’accrochant d’une main aux touffes d’herbe et aux quartiers de roc, enfonçant profondément ses talons dans l’argile humide, Isacesco parvint à conserver l’équilibre et à regagner le fond de la vallée.

Sous un bloc de granit qui proéminait, il aperçut quelques pieds de terrain tapissé de mousse à peine foulée, et, jugeant l’abri à peu près sûr, il y déposa son fardeau.

Pas une tache de sang ne souillait la blouse blanche de Rélia, et, sans l’écume rougeâtre qui s’échappait de ses lèvres, on eût pu douter qu’il fût blessé.

Isacesco écarta les vêtements du dorobantz. La balle avait pénétré dans la poitrine, vers la région du cœur ; la blessure était à peine humide : tout le sang s’épanchait dans les poumons.

Isacesco secoua la tête.

— Blessure mortelle qui ne saigne pas ! murmura-t-il.

Il fit à la hâte quelques pansements qu’il savait inutiles et se mit à ramper entre les cadavres, tâtant avec soin la ceinture des officiers. Il revint bientôt avec une gourde à moitié remplie de selbovitza ; à l’aide de son poignard il desserra les dents de Comanesco et lui introduisit dans la bouche une goutte de la bienfaisante liqueur.

Celui-ci fit un mouvement et porta sa main à sa poitrine. Une expression de terreur indicible envahit ses traits : — Les corbeaux ! balbutia-t-il, et il s’’évanouit de nouveau.

— Allons ! se dit Isacesco, un Roumain n’abandonne pas un Roumain !

Et, rechargeant son ami sur des robustes épaules, il commença à gravir lentement l’autre versant de la vallée. La descente avait été peu aisée, la montée fut pénible. Isacesco se heurtait à chaque instant aux aspérités du sol, plus souvent encore aux monceaux de corps que de vieux troncs d’arbres retenaient accrochés. Il servait de point de mire aux carabines turques ; une balle perça d’outre en outre sa càciulà, une autre traversa la manche de son uniforme. Le moindre faux pas pouvait amener une chute fatale au courageux Valaque, mais une puissance mystérieuse semblait le protéger, et, après une demi-heure d’angoisses et d’efforts inouïs, il atteignit le sommet du talus.

Quand il se vit en rase campagne, il se sentit sauvé, et, présentant la gourde aux lèvres contractées de Rélia toujours évanoui, il interrogea, avec une tendresse fraternelle, les traits décolorés de son ami.

— Pauvre garçon ! fit-il, encore dix minutes et ce sera fini !

Une larme, vite essuyée, brilla dans l’œil du soldat.

— Il était bon, s’il n’était pas brave, ajouta-t-il comme pour justifier un moment de faiblesse.

Quelques chevaux, pauvres bêtes sans maîtres, erraient autour de lui ; et, murmurant ce mot magique « puiu » [27], bien connu des bœufs et des chevaux roumains, il s’approcha de l’un d’eux qui, plus que les autres, lui parut vigoureux et capable de fournir une longue course. Le cheval hennit et se prêta aux caresses d’une main bienveillante.

Alors, enlevant Comanesco dans ses bras, comme les mères font des petits enfants, Isacesco assujettit ses pieds dans les étriers, et le cheval partit comme une flèche, emportant les deux cavaliers. Ce galop était si rapide que les sabots de la monture semblaient ne pas toucher le Sol ; la redoute fuyait à l’horizon, et Ioan aperçut bientôt les premiers feux du campement russe. Il arrêta son fougueux coursier devant la porte d’une jolie maisonnette qu’il crut devoir être hospitalière.

— Holà ! hé ! Qu’est-ce que c’est ? fit la voix bourrue d’un Cosaque.

Isacesco possédait assez bien la langue russe, qu’il avait apprise à Nicopolis.

— Ouvrez. C’est un blessé.

— Un Russe ?

— Non, un Roumain.

— Nous ne voulons pas de blessés ici : le tzar est dans la maison.

— Mais vous voyez bien qu’il va mourir.

— Raison de plus ! C’est la Saint-Alexandre ; le tzar est là, vous dit-on ! on ne reçoit pas de morts. Allez-vous-en !

— Mais où voulez-vous que j’aille ?

— Chez vos Roumains. Ils sont là-bas qui singent tout ce qui se fait à notre quartier général ; ils ont une façon de colonel qu’ils appellent Leganesco.

En d’autres circonstances, les paroles insolentes du Cosaque seraient retombées, métamorphosées en coups de plat de sabre, sur la propre échine du barbare.

— Donnez-moi au moins une carriole, insista Isacesco.

— N’y a pas de carriole ! Allez-vous-en, qu’on vous dit !

Et le Cosaque referma la porte avec bruit.

Ioan connaissait suffisamment le caractère russe pour ne pas s’étonner de ces procédés inhumains. Il fit un geste de dégoût, enfonça ses éperons dans les flancs de son cheval et la chevauchée fantastique recommença de plus belle à la lumière incertaine de la lune qui se levait large et pâle dans le brouillard. La fraîcheur de la nuit et les bonds réitérés de l’alezan, impétueux émule de Calul Vintesh[28], réussirent, mieux que la selbovitza, à raviver l’étincelle de vie qui animait encore Comanesco. Il reconnut Ioan, sourit, glissa ses doigts sous la ceinture du dorobantz et referma les yeux avec un soupir.

— Pauvre Aurelio ! pensait Ioan en pressant son ami contre sa poitrine, la place qu’il laisse vide n’est pas bien grande dans le cœur des siens ! Qui l’a aimé ? Qui a-t-il aimé ! Moi, moi seul ! Tandis qu’il agonise ici, sa mère et ses sœurs courent de bal en bal, écoutant les flatteries ridicules de ces Russes qui l’ont tué ! Son père ne sait pas même comment on le nomme ! C’est un boyard !… Ah ! pauvre petit boyard ! s’écria-t-il avec un accent de pitié qui laissait percer un peu de dédain.

Son visage se rembrunit soudain, son regard, presque dur, s’arrêta sur les trails féminins de Rélia : — Et, cinquante ans plus tôt, cet enfant eût été mon maître !

Il s’abîma dans ses réflexions, et, tout en se disant qu’un boyard était bien peu de chose et ne pesait guère à ses bras de fils du peuple, que les hommes étaient tous égaux devant Dieu et les événements, il arriva au quartier général roumain. Mais Rélia parut s’opposer à ce qu’il descendit de cheval, sa main ne lâchait pas la ceinture d’Isacesco.

— Nous sommes chez nos amis, dit celui-ci en mettant un pied hors de l’étrier.

Rélia ne répondit pas et retint son compagnon avec force : Isacesco comprit qu’il était mort.

À la vue du cadavre, Leganesco se découvrit avec ce respect que professent les Roumains pour ce qui a été un homme.

— Son nom ? demanda-t-il tout bas, comme s’il eût craint de troubler le sommeil du mort.

— Aurelio Comanesco, de Bucharest, répondit Isacesco.

— Le cousin de Cerneano ! celui qu’on a ?…

— Oui, interrompit Isacesco. Moi, je suis l’autre ! ajouta-t-il simplement.

Leganesco se frappa le front, et, attirant le dorobantz près de la veilleuse qui faisait naître sous la tente plus d’ombres que de clartés :

— C’est vrai ! dit-il : je te reconnais ! Mon garçon, reprit-il après un silence, pardonne-moi le mal que je t’ai fait indirectement en t’envoyant vers ce Belzébuth incarné.

— Au contraire, mon colonel, je vous remercie !

Et laissant Leganesco à son ahurissement, Ioan s’éloigna après avoir déposé un dernier baiser sur le front glacé d’Aurelio ; puis, comme il avait dit qu’il le ferait, il retourna vers Grevitza.

Le ravin était franchi, la redoute n’était pas prise.

— Malédiction ! s’écria-t-il.

L’odeur du sang et de la poudre lui fit oublier en un instant Rélia, Mariora, peut-être Liatoukine. Il se jeta dans la mêlée, sabrant, visant, tirant avec une sorte de désespoir. Il était terrible ainsi, et les cadavres turcs s’amoncelaient autour de lui. Il crut distinguer au loin la stature de Mitica qui défendait contre une bande de forcenés l’aigle roumaine, veuve de sa hampe. Cette vision dura deux secondes et tout redevint confus à ses yeux. Malgré l’habileté incontestée de Cerneano et le courage inébranlable des soldats, les Roumains perdaient visiblement du terrain. La stratégie n’avait que faire devant cette artillerie foudroyante ; il fallait des hommes, des hommes qui eussent formé une muraille de chair assez épaisse pour que les boulets ne pussent l’entamer. Cerneano s’arrachait les cheveux et, tout en exhortant ce qui lui restait de troupes : — Nous ne l’aurons pas, nous ne l’aurons pas ! murmurait-il.

— Hourrah ! s’écria tout à coup une voix qui résonna comme celle d’un ange sauveur aux oreilles des assiégeants, le colonel Boris Liatoukine nous apporte du renfort !

Tous les regards se dirigèrent, toutes les espérances se tournèrent vers le régiment Cosaque qui croissait dans la bruine comme une armée-fantôme dans un rêve, et, tandis que les Roumains saluaient par des « Traiéscà Russia !  » [29] répétés cette apparition inattendue : — Liatoukine ! murmura Ioan subitement rendu à ses idées de vengeance, Liatoukine ! Avant que l’heure présente soit écoulée, mon poignard aura vu la couleur de son sang !

Malgré l’obscurité profonde de cette nuit fatale, malgré la distance qui le séparait encore de Liatoukine, il reconnut aisément son adversaire à sa haute taille et à sa voix stridente qui dominait, comme l’accord d’un clairon, les bruits divers de la bataille.

Isacesco rechargea son revolver, bien qu’il ne comptât pas en faire usage : il réservait, pour l’accomplissement de ce qu’il appelait une œuvre de justice, le seul couteau du vieux Mané. Il fit jouer dans son étui de cuivre cette arme terrible qui n’était rien autre qu’un long yatagan et qui n’eût pas été déplacée entre les mains d’un bachi-bouzouk.

Les Roumains sont d’autant plus indifférents en matière religieuse qu’ils sont fort superstitieux. Ioan se signa, moins par dévotion que par habitude.

— Boris Liatoukine est mort ! dit-il, et, se frayant un passage à travers les rangs des dorobantzi et des Cosaques, enjambant ces amas d’uniformes sous lesquels s’agitaient encore des débris sanglants, il parvint jusqu’au capitaine Vampire.

— C’est moi ! fit-il avec un regard haineux qui eût décontenancé un homme moins sûr de lui-même que le colonel. Celui-ci le considéra froidement, il ne paraissait ni contrarié, ni surpris.

— Je t’attendais ! dit-il en mettant pied à terre. Et, avec une désinvolture que les beaux messieurs de Bucharest eussent admirée, il jeta la bride de son cheval à son aide de camp.

— Laisse-nous, Dimitri Nikititch, fit-il, et, se tournant vers Ioan : — Viens avec moi, l’endroit n’est guère propre à la causerie.

Ioan le suivit tenant son revolver d’une main et son poignard de l’autre. Le contact de ces armes était brûlant aux doigts enfiévrés du Roumain et la pointe acérée du yatagan caressait les vêtements de Liatoukine.

— Il n’y aura pas deux lâches en présence, pensa Isacesco en se reculant un peu : je ne veux pas le frapper par derrière !

Et quand il n’y eut plus autour d’eux que les morts pour leur servir de témoins :

— Eh bien ! que me veux-tu ? demanda Liatoukine avec placidité.

— Ce que je veux ! s’écria Isacesco d’une voix brisée par la douleur et la colère. Il demande ce que je veux ! Mais, effaceras-tu du front de mon vieux père la marque flétrissante que ton fouet y a imprimée ? Peux-tu me rendre intact mon honneur que tu as jeté en pâture aux chiens qui flattent tes odieux caprices ? Peux-tu me rendre ma Mariora, enfin ? Le peux-tu ?… Et je te pardonne !

— Abrège ! fit Boris en secouant nonchalamment la boue qui souillait ses habits.

— Ma Mariora ! Mais tout l’or de la terre n’eût pu me payer ma Mariora !

— Peuh ! s’exclama le Russe avec un geste d’indifférence, s’il te faut de l’or, on t’en donnera ! Et il fit sonner les roubles que contenait sa ceinture.

Cette nouvelle injure changea le courroux d’Isacesco en une folie furieuse.

Il bondit vers Liatoukine avec un cri rauque.

— Je veux la dernière goutte de ton sang, le dernier souffle de tes lèvres, je veux ta vie ! hurla-t-il.

— Ma vie ? répéta le prince impassible, c’est bientôt dit, mon garçon !

Trêve aux paroles, Boris ! L’un de nous deux mourra, je l’ai juré ! Défends-toi !

Ioan appuya le canon de son revolver sur la poitrine de Liatoukine. Celui-ci haussa les épaules, un sourire mystérieux se joua sur ses traits. Une détonation retentit, la lame du poignard étincela aux rayons sinistres de la lune et le capitaine Vampire, toujours souriant, s’affaissa sur lui-même, sans exhaler une plainte, sans pousser un Soupir.

La sensation chaude du sang qui coulait en ruisseaux sur ses mains ne fit qu’exciter la rage du Valaque. La bague byzantine frappa ses regards ; elle était fort étroite, Liatoukine la portait depuis plus de trois mois. Isacesco, ne pouvant la tirer assez vite du doigt du mort, trancha le doigt et passa la bague, toute rougie, au sien propre. Mais sa vengeance n’était pas satisfaite. Cet homme que les sentiments les plus nobles animaient d’ordinaire, avait pris les allures, les passions du tigre. Il s’acharnait contre ce cadavre et ses ongles fouillaient ces chairs à peine refroidies.

Son yatagan s’enfonça trois fois dans le cœur du prince.

— Pour Mané Isacesco ! hurlait-il d’une voix sauvage, pour Aurelio Comanesco ! pour Mar…

Il n’acheva pas, le sifflement des balles se fit entendre.

Isacesco tomba sur le corps de son ennemi.

 

Le lendemain au matin, quand les brancardiers roumains vinrent relever les blessés, Isacesco vivait encore. On le transporta à l’ambulance ; il avait une balle dans la poitrine, une autre dans le genou gauche : cette dernière ne put être extraite. Une fièvre traumatique violente s’empara du blessé ; les médecins disaient qu’il devait endurer d’atroces souffrances, et, le typhus ayant éclaté dans l’hôpital, Isacesco en fut atteint un des premiers. Pendant trois semaines, il resta en proie au délire le plus intense. La figure grimaçante de Liatoukine ne quittait pas son chevet ; la main mutilée du capitaine Vampire était suspendue au-dessus du malheureux halluciné qui croyait entendre le bruit des gouttes de sang tombant une à une sur son front ; bientôt les draps, les rideaux, tout lui paraissait rouge.

— Liatoukine ! criait-il, il est là ! chassez-le !

Il s’enfuyait de son lit et trois hommes vigoureux avaient peine à terrasser le visionnaire affolé. Ses cris incessants troublant le repos des autres malades, on le relégua dans une chambre éloignée. Une nuit, il lui sembla que le capitaine Vampire lui coupait le petit doigt et en arrachait la bague de cuivre ; puis une chimère plus douce vint l’abuser : Mariora lui tendait les bras.

Il reprit l’usage de ses sens le jour de la Toussaint.

— Eh bien ! mon petiot, lui dit l’infirmier avec un bon sourire, nous nous réveillons enfin !

Ioan leva son regard indécis sur le brave homme : — Et la redoute ? balbutia-t-il.

— Quelle redoute, mon garçon ?

— Grevitza.

— Tu parles du déluge ! Il y a beau temps qu’elle est prise.

— Ah ! fit Isacesco qui mit sa main sur ses yeux, comme pour rassembler ses vagues souvenirs : — Où est Mitica Sloboziano ? ajouta-t-il après une pause.

— Quel officier est-ce, mon enfant ?

— Ce n’est pas un officier, c’est un soldat.

— Ah ! alors nous ne savons pas, fit le bonhomme en arrangeant les oreillers d’Isacesco.

— Et… le prince Boris Liatoukine, où est-il ? reprit celui-ci.

L’infirmier loucha malicieusement.

— Le prince Liatoukine ? répéta-t-il ; tu ne le portais pas dans ton cœur, hein ?

— Qui vous a dit cela ? s’écria Ioan en se dressant sur son séant.

— Toi-même, mon garçon. « Liatoukine ! il est là ! chassez-le ! » fit l’infirmier en imitant la voix et les gestes désordonnés d’Isacesco.

— Mais enfin, continua le dorobantz impatienté, qu’est-il devenu ?

L’infirmier allongea la lèvre inférieure et secoua lentement la tête.

— Les corbeaux qui planent au-dessus de Grevitza pourraient seuls te répondre, dit-il.

— Au reste, c’est pain bénit, ajouta-t-il plus bas : le prince Liatoukine était un méchant homme !

Ces paroles furent perdues pour Isacesco.

Vai ! [30] s’écria-t-il en pâlissant légèrement.

La bague de cuivre ne serrait plus son doigt.

— Tant pis ! dit-il après un moment de réflexion, un bachi-bouzouk quelconque me l’aura volée. Un sourire amer abaissa les coins de sa bouche : — Et je n’y tenais plus ! murmure-t-il.

IX

Le Capitaine Vampire.


« Noël ! Noël ! Le Christ est né ! »

chantaient les voix argentines des enfants qui promenaient par tout le village une énorme lanterne de papier doré, découpée en forme d’étoile et fixée au bout d’une perche. Cette lanterne, qui a la prétention de représenter l’astre conducteur des rois d’Orient, projetait un long rayon bleuâtre sur l’épaisse couche de neige que les pas pressés des petits mages faisaient craquer régulièrement. Le froid était très-vif. Le vent de Russie, le crivetzù commençait à souffler et menaçait à chaque instant d’éteindre l’étoile, au grand plaisir des enfants qui s’empressaient de l’abriter sous leurs chaudes pelisses de peau de mouton, en poussant des cris de joie et des éclats de rire. Certes, les jeunes boyards réunis autour de l’arbre de Noël, chargé de jouets splendides, ne riaient pas d’aussi bon cœur que ces fils de manants défendant leur lanterne de papier.

C’est ce que pensait un homme qui cheminait péniblement sur la route de Bucharest.

Le malheureux boitait de la jambe gauche et s’aidait d’un bâton.

— Et moi aussi, j’ai chanté ! Et moi aussi, j’ai ri ! soupira-t-il tristement comme les petits Roumains passaient près de lui. Il enfonça brusquement sa càciulà sur ses yeux, et, apercevant un groupe de paysans qui se rendaient à la veillée, il quitta le sentier et se glissa derrière un gros chêne : il ne voulait pas être reconnu. Hélas ! sous les haillons en lambeaux qui couvraient à peine le corps du pauvre estropié, qui eût deviné Ioan Isacesco ?

Le dorobantz, que sa blessure rendait désormais impropre au service militaire, avait été renvoyé dans ses foyers. Ses foyers ! Quand il les avait quittés, jeune et plein d’espoir, le bonheur, l’amour, toutes les prospérités y étaient assises ; il revenait, désabusé, vieilli, appelant le passé un rêve et refusant de croire à l’avenir ! Qu’allait-il faire à Baniassa ? Revoir Mariora, l’entendre pleurer, lui pardonner et l’épouser ensuite ? Non ! il venait chercher le vieux Mané, il l’emmènerait en Transylvanie où ils tâcheraient de vivre, sinon heureux, du moins tranquilles.

— Mon père ! murmura-t-il d’une voix attendrie en voyant enfin la chaumière paternelle se découper en noir sur le sol neigeux. Mon père me reste encore ! Il ne m’attend pas ! Quelle joie pour lui !… Quelle consolation pour moi-même ! Il me demandera son poignard, continua-t-il en redressant la tête avec un sourire fier. — Ton poignard est à Grevitza ! lui répondrai-je. Le prince Liatoukine n’a pas voulu me le rendre !

Le père ne dira rien, mais il pensera que j’ai bien fait !

Ioan était arrivé devant la maisonnette où sa vie s’était écoulée si calme ; le cœur lui battait violemment et il s’arrêta pour la contempler.

Pas une lueur aux fenêtres, pas un filet de fumée au-dessus du toit, la porte était hermétiquement close. La cabane avait l’air triste et abandonné comme le maître qui s’en revenait.

— Père ! cria Ioan en heurtant doucement.

Mais nul ne répondit.

— Il dort, pensa Ioan. — Père ! reprit-il plus fort, c’est moi, ton fils !

Même silence. Isacesco se sentit devenir inquiet.

— Il doit être ici, pourtant, s’écria-t-il. Et, d’un vigoureux coup de pied, il enfonça la porte vermoulue. Il entra. L’unique chambre de la chaumière était vide ; on y respirait cette âcre odeur qui se dégage des vieux meubles hors d’usage et des appartements inhabités. Il ne pouvait se procurer de la lumière et se mit à explorer la chambre à tâtons. Tous ces objets sur lesquels erraient ses doigts lui étaient familiers ; il reconnaissait la petite lampe de cuivre, le cadre sculpté des saintes images, tout, jusqu’au mauvais escabeau qui se trouvait encore au côté droit d’une table mal affermie. Ces choses étaient à leur place, telles qu’il les avait vues autrefois, mais il lui sembla qu’elles étaient couvertes de poussière.

— Mon père n’est plus là ! s’écria-t-il douloureusement, et il se laissa tomber sur l’escabeau. Il posa son front dans ses mains et demeura quelque temps immobile. Il ne pensait pas, il écoutait les aboiements lointains des chiens de garde. Tout d’un coup, il se leva : — Je suis fou ! dit-il d’une voix ferme et presque joyeuse, mon père est à la veillée chez quelque voisin. « Noël ! Noël ! le Christ est né ! » chanta-t-il à mi-voix. C’est la Noël cette nuit ; je l’avais oublié.

Et il songea à la Zamfira. Il rajusta, tant bien que mal, la porte brisée, saisit son bâton et se dirigea vers la demeure des Mozaïs. Le père et la fille étaient absents. Accablé de fatigue (le pauvre boiteux avait marché toute la journée et n’avait guère mangé depuis deux jours), se sentant encore plus isolé qu’auparavant, il était parvenu à ce degré d’accablement physique plutôt que moral qui fait qu’on n’aspire plus qu’au repos, si long qu’il doive être. Il s’étendit sur la neige et ferma les veux. Il ne put dormir : la cabane des Mozaïs était trop peu éloignée de la maison des Slobozianii. Il voulut revoir une dernière fois ce seuil qu’il s’était juré de ne plu franchir ; mais ses pieds, à demi gelés, et chaussés de sandales usées sur le sol bulgare, se refusaient à le porter. Il se traîna sur ses mains, s’ensanglanta les genoux aux pierres que l’extrême froid rendait tranchantes, et, quand il aperçut les fenêtres qui encadraient si gracieusement jadis la silhouette élégante de Mariora, il s’effraya presque de ne retrouver dans son cœur que des sentiments de dégoût et d’indifférence.

— C’est fini ! murmura-t-il avec son rire silencieux, Ioan Isacesco n’aime plus la maîtresse de Boris Liatoukine !

Il tenta de se relever pour s’éloigner au plus vite de ces lieux dont l’aspect n’évoquait plus pour lui que des souvenirs de honte et de malheur. Soudain, il tressaillit et se recoucha sans bruit dans la neige : une ombre féminine venait de paraître sur le pas de la porte.

— Attends-moi, père ! dit une voix grave mais douce, je reviens à l’instant.

Ioan reconnut cette voix. — Zamfira ! Zamfira ! s’écria-t-il en tendant les bras vers la Tzigane. Cette forme noire qui rampait à ses pieds arracha une exclamation de surprise à la jeune fille qui se rejeta brusquement en arrière.

— Zamfira ! supplia Ioan en se dressant sur ses genoux, Zamfira, c’est moi ! Isacesco !

— Isacesco ! s’écria-t-elle en se précipitant vers lui. Puis elle se mit à sauter de joie et à battre des mains comme un enfant, en répétant : Isacesco est revenu ! Isacesco est revenu !

— Trop tard ! murmura Ioan d’une voix âpre. Il ne remarqua pas le regard étrange de Zamfira qui semblait chercher près de lui quelque chose qu’elle n’y trouvait pas.

Elle se tut et, prenant affectueusement la main du dorobantz : — Pauvre Ioan ! soupira-t-elle, tu sais donc ?…

— Je sais ! s’écria-t-il, tais-toi, Zamfira, ne prononce pas son nom !

— Quel nom ? demanda Zamfira étonnée.

— Quel nom ! malheureuse ! Le nom de l’infâme, son nom à elle ! Je sais tout, te dis-je ! répéta-t-il avec force.

— Hélas ! reprit humblement Zamfira, ne l’accuse pas, plains-la plutôt…

— Je la méprise ! interrompit-il avec une explosion de colère.

— Je suis plus coupable qu’elle, continua la Tzigane en larmes. C’est ma faute ! elle a voulu retourner seule par Baniassa, quelques paroles irréfléchies qu’elle avait prononcées, sans songer à mal, ont irrité mon orgueil : je n’ai pas voulu la suivre. Oh ! je me repens ! Ioan, viens avec moi ! ajouta-t-elle en attirant Isacesco vers la maison.

Il se recula vivement et retirant sa main que la Zamfira tenait serrée entre les siennes : — Non ! s’écria-t-il avec véhémence, je ne la verrai plus ! je ne la connais plus ! je ne l’aime plus ! Entends-tu, Zamfira, répéta-t-il avec un rire féroce, je ne l’aime plus !

— La pauvre enfant n’est pas ici, murmura la Tzigane en secouant la tête. Vivre près de Baniassa lui était devenu impossible. Des terreurs subites la saisissaient à tout moment, l’image de cet homme la suivait partout. Elle t’appelait sans cesse dans son délire, toi seul pouvais la défendre, disait-elle. Oh ! pardonne-lui !… si l’anneau…

— Assez, Zamfira ! s’écria-t-il d’une voix impérieuse. Cette créature m’est désormais étrangère. Suspends tes prières : elles sont inutiles.

— Oh ! mon Dieu !

— Je m’en irai loin, bien loin ! poursuivit-il avec plus de calme, là où je pourrai fouler un sol que n’aura pas souillé son contact impur. Et je n’emporterai ni son souvenir, ni mon amour pour elle ; j’emmènerai mon vieux père et…

— Ton père ? s’écria Zamfira douloureusement surprise.

— J’emmènerai mon père, reprit Isacesco. Où est mon père ? demanda-t-il tout d’un coup.

— Comment ! tu ne sais pas ?… Ah ! ton père…

— Eh bien ! achève.

— Il est mort !

— Mon père est mort ! répéta-t-il d’une voix assurée : je le pensais ! Heureux sont les morts ! ajouta-t-il gravement. Pas une larme ne brilla dans ses yeux, il eut à peine un regret dans son cœur. Pourquoi aurait-il pleuré ? Qui aurait-il plaint ? Le vieux Mané ? N’enviait-il pas cette absence de pensées, cette éternelle insensibilité des morts ?

— Adieu, Zamfira ! dit-il résolument, et, comme il s’éloignait avec rapidité, la voix tremblante de la Tzigane le rappela.

— Isacesco ! cria-t-elle, où est Mitica ?

— Je ne sais pas ! répondit-il machinalement, et il disparut dans les tourbillons de neige que le crivetzù déchaînait sur le village.

Il courut droit au cimetière, poussa la porte qu’un simple loquet retenait fermée et avec un éclat de voix sauvage qui retentit étrangement dans la nuit silencieuse : — Mané Isacesco, s’écria-t-il, repose en paix : ton fils t’a vengé !

Pendant huit jours, Ioan vécut comme un paria, traînant sa misère parmi les splendeurs de Bucharest. La vie des camps l’avait endurci aux souffrances corporelles ; il passait la nuit dans quelque ruelle déserte où les chiens faisaient la ronde à défaut des patrouilles ; le jour, il reprenait ses courses sans but à travers le dédale des rues. Il recherchait les endroits fréquentés ; le bourdonnement incessant des voix, la circulation continuelle des passants, tout cela finissait par engourdir cette foule de pensées sombres qui se pressaient, comme un essaim de papillons noirs, sous son front prématurément ridé.

Les regards des boyards et des gens du peuple s’arrêtaient avec une égale commisération respectueuse sur ce soldat estropié, à l’uniforme déchiré, au visage balafré.

Quelque misérable qu’il fût, il leur semblait plus grand que le Domnù[31] lui-même : n’avait-il pas versé son sang pour la patrie ? Et, sans qu’il se doutât de l’admiration naïve qu’il excitait, Ioan marchait, marchait toujours fuyant ses souvenirs.

Un soir, il se rendit à la gare Philarète avec l’intention bien déterminée de rejoindre son régiment en Bulgarie. Le train allait partir, Isacesco dut faire un effort pour poser son pied gauche sur le marchepied du wagon. Alors seulement le sentiment de son infirmité lui revint.

— Le bel éclaireur boiteux ! s’écria-t-il avec un rire amer, tandis que le train filait à toute vapeur dans la direction de Giurgévo. Il quitta la gare et, comme il avait soif, il se dirigea vers une fontaine publique. Pendant qu’il buvait à longs traits l’eau glacée, une petite fille pauvrement vêtue s’approcha avec sa cofitza[32] et, levant sur le dorobantz un regard timide, elle sembla le prier de lui faire place.

— Allons, va-t’en ! s’écria durement Isacesco.

Avec ses cheveux blonds en désordre, la fillette lui rappelait Mariora enfant. Elle se retira toute tremblante, les larmes dans les yeux, la cruche vide à la main.

— Eh ! petite ! fit le soldat, honteux de s’être laissé emporter à un mouvement de colère ridicule, viens ici. Comment te nomme-t-on ?

Sa voix, subitement radoucie, rassura l’enfant qui s’avança en souriant.

— Spérantza, répondit-elle.

— Spérantza ! répéta Isacesco rêveur. Il emplit lui-même la cofitza et glissa entre les doigts menus de Spérantza toute sa fortune : un gologan[33] !… puis, sans écouter les multziani[34] de la petite, il s’achemina vers la métropole.

— Il faut en finir ! se dit-il, la pensée de cette femme ne me quitte plus ; je revois partout son visage, jusque dans les traits d’une enfant inconnue qui ne lui ressemble pas. Je sens qu’elle est là, près de moi peut-être ; je sens que, tant que cette créature vivra, je n’aurai pas un instant de repos ; je deviens faible et lâche, je…

Il s’arrêta, puis reprit avec force : — J’ai tué l’amant, pourquoi ne tuerais-je pas la maîtresse ?

Cette nuit même, le sommeil de Zamfira fut brusquement interrompu par le bruit d’une motte de terre heurtant les vitres de sa fenêtre ; elle se leva à la hâte et crut reconnaître la voix d’Isacesco qui l’appelait.

— Ioan, est-ce toi ? demanda-t-elle.

— Oui, c’est moi ! répondit le dorobantz. Où est-elle ? ajouta-t-il brièvement.

— Mariora ? À Bucharest, strada Hagielor, 8, s’écria Zamfira tout d’une haleine. — Que le ciel te bénisse, Isacesco ! reprit-elle en joignant les mains ; tu vas faire une bonne action.

— Que le ciel me pardonne ! pensa-t-il : je vais commettre un crime !

Le lendemain était le 1er janvier. Le soleil se levait splendide dans un ciel pur et lamait de rayons d’or les coupoles argentées des églises ; la brise semblait une caresse et les bandes de moineaux francs piaillaient gaiement en picorant le blé que les Roumains n’avaient pas manqué de semer au seuil de leurs demeures, afin d’y attirer les prospérités de tous genres. Un air de bonheur et de contentement qu’on ne voyait plus guère à Bucharest s’épanouissait de nouveau sur la physionomie des passants matineux. On eût dit que tout souriait et souhaitait la bienvenue à l’année nouvelle qui devait être (on l’espérait alors) moins fatale que sa sœur aînée. Tandis que la ville s’éveillait autour de lui, Isacesco était accoudé sur la balustrade du pont de la rue Vacaresci ; il contemplait, avec ce regard vague des Orientaux, les petites ondes bleues de la Dimbovitza qui léchaient l’herbe rare des berges. Sa main droite tenait si négligemment son revolver de combat, qu’une impulsion soudaine imprimée à son bras fit tomber bruyamment l’arme dans la rivière.

En même temps, une voix d’enfant murmura à ses côtés : — Bunà zioa, frate[35] ! Isacesco reconnut Spérantza. Le salut cordial de la petite le toucha ; il la gronda bien un peu, mais, les influences réunies de ce beau ciel si longtemps voilé et de la fête solennelle que ce jour ramenait, avaient rouvert son âme aux émotions généreuses. Il se souvint qu’un soir Mariora lui avait dit : « Mon Ionitza, si j’étais infidèle, me tueriez-vous bien avec votre grand sabre, moi… et l’autre ?… — Toi ? non ; l’autre ? certes ! » avait-il répondu.

Liatoukine était mort, Isacesco épargnerait Mariora.

— Le crime cherche toujours le criminel ! [36] se dit-il, et Isacesco ne sera jamais le nom d’un assassin. Il enleva Spérantza dans ses bras et l’embrassa avec frénésie.

— Mon bon ami, dit-elle, tu me fais mal. Je t’aime bien, continua-t-elle en prenant un air sérieux qui contrastait avec l’expression habituelle de sa figure mutine. Où vas-tu ? je t’accompagnerai.

— Où je vais, ma pauvre enfant ? Hélas ! je n’en sais rien moi-même !

Spérantza écarquilla ses yeux noirs : — Tu n’as donc pas de maison ? fit-elle.

— Je n’en ai plus.

— Et ton père ? et ta mère ?

Ioan secoua la tête.

— On les a mis sous la terre, n’est-ce pas ? dit-elle gravement ; alors, c’est qu’ils sont morts, mon bon ami !

— Ils sont morts, oui ! répéta machinalement Ioan.

Spérantza eut une idée. — Viens avec moi, s’écria-t-elle, je te conduirai chez nous.

Ce n’est pas grand, chez nous, ajouta-t-elle en manière d’explication, mais tu ne tiens pas beaucoup de place.

— Que Dieu te garde, Spérantza ! dit-il tout attendri : Où tu iras, j’irai !

Spérantza lui saisit la main, il se laissa guider par elle, heureux de la suivre et de l’entendre babiller. Spérantza eut bientôt fait de raconter son histoire. Sa mère fabriquait des fleurs pour les magasins de la rue Mogosoï, son père était employé à l’usine à gaz ; ils étaient pauvres ; ils avaient été riches autrefois, avant qu’ils fussent venus à Bucharest. Spérantza était née au-delà des montagnes ; elle savait lire, écrire, suffisamment compter et soigner le ménage bien qu’elle n’eut que sept ans. Elle avait un oiseau et un chien pour elle toute seule, elle avait aussi une amie. « Une grande amie ! » disait-elle avec un orgueil satisfait.

Au tournant de la rue Tarierei, Isacesco s’arrêta brusquement.

— Eh bien ! Spérantza, où vas-tu donc, ma mignonne ? dit-il.

— Chez nous, mon bon ami, Strada Hagielor, 8, répondit la petite en s’efforçant d’entraîner Ioan. — Isus-Christos ! que tu es pâle ! s’écria-t-elle, est-ce que tu es malade, dis ?

— Non. Mais, Spérantza… cette maison n’est pas uniquement habitée par ton père et ta mère…

— Non certes, mon bon ami ! il y a Mariora Sloboziano qui…

— Mariora Sloboziano !

— Est-ce que tu la connais ? C’est ma grande amie ! Elle est très-belle ; viens : je te la montrerai.

Au trouble profond que les paroles de Spérantza avaient fait naître en lui, Isacesco comprit que son ancien amour n’était pas encore éteint dans son cœur, et qu’il n’eût fallu qu’un regard de Mariora pour dissiper sa colère.

— Non, Spérantza, fit-il d’une voix à peine intelligible, je ne la verrai pas !

— Pourquoi ? insista la petite, elle t’aimera comme je t’aime ; d’ailleurs, n’as-tu pas dit que partout où j’irais tu…

— C’est vrai ! interrompit Ioan. Spérantza l’avait rendu fataliste comme un musulman. — Allons ! pensa-t-il en marchant lentement à côté de la fillette qui enfila la rue Hagielor, c’est qu’il en devait être ainsi !

La maison de Spérantza était une construction byzantine comme il s’en trouve encore dans les quartiers excentriques de Bucharest. Isacesco et sa conductrice traversèrent un couloir étroit qui aboutissait à une cour carrée plantée de buis et de houx.

— Attends ! dit Isacesco à Spérantza comme celle-ci voulait courir vers sa mère pour lui annoncer l’arrivée de ce nouvel hôte. — Mène-moi près de… ta grande amie.

Spérantza obéit et Ioan gravit d’un pas ferme le léger escalier tournant qui conduisait à la chambre de Mariora.

— C’est ici, fit l’enfant en lui désignant une porte peinte en rose tendre. Chut ! elle parle, écoute.

— Non, Baba Sophia, disait une voix dont le son rappela au dorobantz tout une époque de bonheur évanouie, je n’y retournerai que lorsqu’Isacesco sera revenu.

— Isacesco, murmura Spérantza, c’est le nom d’un soldat qu’elle aime et qui l’épousera quand la guerre sera finie.

Ioan lança un regard oblique à l’enfant. — Elle aime ce soldat, dis-tu ?

— Si elle l’aime ! Elle ne veut parler que de lui !

— Tu sais, petite, continua-t-il avec un sourire ironique, Isacesco, c’est moi.

— Toi ! Et Spérantza bondit vers la porte rose tendre ; Isacesco la retint au passage.

— Maintenant, laisse-moi seul, lui dit-il, car j’ai bien des choses à conter à Mariora.

Spérantza, qui n’était ni entêtée, ni curieuse, dégringola dans l’escalier en poussant des cris de joie. Isacesco ne voulait pas se donner le temps de réfléchir. La clef grinça dans la serrure : il entra.

— Isacesco !

— Ionitza !

Deux bras nus se glissèrent autour de son cou, un fleuve de cheveux blonds inonda ses épaules et des baisers brûlants passèrent sur son front. Au milieu de la chambre, Baba Sophia, prosternée, priait avec ferveur.

— C’est ainsi qu’elle embrassait Liatoukine ! se dit Ioan. Cette pensée lui rendit toute sa haine.

— Arrière ! s’écria-t-il, arrière, infâme ! Et, saisissant à pleine main la chevelure dénouée de Mariora, il la força de le regarder en face.

— Infâme ! répéta-t-il ; puis il rejeta loin de lui la pauvre fille stupéfaite.

Baba Sophia s’était relevée avec un cri de tigresse.

— Misérable ! glapit-elle, comment oses-tu…

Mariora appliqua ses doigts sur la bouche crispée de la vieille furieuse.

— Tais-toi, marraine, supplia-t-elle : Isacesco est fou !

— Fou ! murmura-t-il en faisant un pas vers elle, oui, je l’ai été quand j’ai cru à vos paroles, à vos serments qui ne sont que parjures, quand je me suis laissé abuser par vos caresses qui ne servaient qu’à mieux cacher vos perfidies ! J’ai été fou quand je vous aimais, Mariora ! maintenant… je sais… j’ai vu !…

— Oh ! mon Dieu ! sanglota la jeune fille, qu’ai-je donc fait ?…

Baba Sophia, à bout de patience, croisa ses mains derrière son dos et avec un calme feint : — Écoute, mon caporal, dit-elle à Isacesco, si tu n’es venu que pour nous débiter des amabilités de ce genre, m’est avis que c’est grand dommage que tu ne sois pas resté là-bas, comme tant de braves garçons qui te valaient bien !

— Que tu es bien la digne complice de l’autre ! riposta Ioan sans prendre garde aux invectives de la mégère. Il me demandait aussi ce qu’il avait fait. Sais-tu comment je lui ai répondu, Mariora ?…

— Isacesco ! s’écria la fille du pope en s’emparant de la main du dorobantz.

— Arrière ! te dis-je, reprit celui-ci. Et avec une ironie insultante : — Me prends-tu pour Boris Liatoukine ?

— Boris Liatoukine ! répéta lentement Mariora. Je ne le connais pas !

— Ah ! tu ne connais pas Boris Liatoukine, l’homme aux yeux jaunes, l’homme du bois de Baniassa ?

Mariora tressaillit.

— Si fait, mon Ionitza, répondit-elle toute tremblante, je l’ai revu, je…

— Ta main, interrompit Isacesco d’une voix tonnante, Montre ta main !

Mariora étendit machinalement ses deux mains sous les yeux de l’impitoyable dorobantz.

— Et la bague ? fit-il.

— La bague ? oui… c’est vrai ! balbutia Mariora hors d’elle-même, il l’a prise, mon bien-aimé, il l’a prise !

— Ah ! tu l’avoues enfin ! Il l’a prise ! s’écria-t-il avec un rire amer.

— Mon Ionitza, je ne pouvais !… Ses larmes la suffoquèrent, elle couvrit sa tête de son tablier. — Et cela parce que la bague est perdue ! gémit-elle.

— Avec ça qu’elle était en cuivre, ta bague ! recommença la terrible marraine. Nous n’avons que faire de tes brimborions de pacotille ! Laisse ma filleule tranquille. Elle est beaucoup trop belle pour un boiteux comme toi. Si tu ne veux plus d’elle, dis-le tout de suite et sans tant de jérémiades, hein ! Il nous en viendra, des épouseurs, et de plus huppés que le fils de ton père !

Baba Sophia s’arrêta pour reprendre haleine.

— Moi, épouser la maîtresse de Boris Liatoukine ! s’écria Isacesco indigné, tu rêves, la vieille !

À ces mots, Mariora releva la tête, ses larmes se séchèrent dans ses yeux, elle s’avança vers Isacesco et se dressa froide et blanche devant son fiancé.

— Je ne comprends pas, dit-elle doucement.

— Tu es la maîtresse de Boris Liatoukine, répéta durement Ioan ; oseras-tu nier que ce ne soit vrai, malheureuse ?

— La maîtresse… bégaya Mariora atterrée. Elle s’appuya contre un meuble, ses lèvres pâlirent, son regard s’alluma.

— Qui vous a dit cela ? demanda-t-elle frémissante.

— Liatoukine lui-même.

— Il a menti ! s’écria-t-elle d’une voix que la colère faisait vibrer, il a menti ! répéta-t-elle en s’approchant du cadre doré qui renfermait une gravure richement enluminée et représentant la Vierge ; je le jure devant les saintes images.

— Quand on te dit qu’il a menti ! reprit Baba Sophia en s’animant de plus belle. Où as-tu pris ces belles imaginations, hein ? pour aller jaser sur le compte des honnêtes femmes ? Il ferait beau voir qu’un adolescent qui n’a pas de barbe au menton vînt faire la morale à la vieille Sophia ! N’ai-je pas toujours donné à la petite l’exemple de la vertu la plus sévère. Ceux du village pourront te le redire si tu l’as oublié.

— Je ne te crois pas, Mariora Sloboziano ! murmura Isacesco sans lever les yeux.

Mariora fit un effort pour refouler ses larmes ; elle présenta docilement son front au baiser du dorobantz et, d’une voix étouffée par la douleur : — Alors, adieu, mon bien-aimé, dit-elle, et que le Grand Empereur[37] vous pardonne comme je vous pardonne !

Ioan ne bougea pas. — Si Liatoukine avait menti ! pensa-t-il, oh ! ce serait le ciel ! — Mariora, reprit-il, je voudrais te croire, mais… cette bague, je l’ai vue au doigt de Liatoukine.

— C’était dans le bois de Baniassa, reprit simplement Mariora, nous étions seuls : il a pris mon anneau.

— Eh bien ! après ?

— C’est tout !

— Cet homme ne t’aurait pas épargnée ! fit-il en secouant la tête.

— Écoute, dit-elle en baissant mystérieusement la voix, cet homme n’est pas un homme : c’est un vampire. Il a deux prunelles dans chaque œil ! Son regard vous endort d’un sommeil étrange qui finit dans la mort. Les saints me protégeaient du haut du ciel : minuit sonna, un coq chanta dans le lointain… Que pouvait-il encore sur moi ?

Bien que la croyance au vampirisme et au mauvais œil ne lui parût pas un article de foi indiscutable, Isacesco considérait l’explication bizarre de Mariora comme le seul rayon de jour qui pût encore dissiper les ombres grises parmi lesquelles son espoir s’était perdu. Mariora innocente, c’était l’avenir rasséréné, le bonheur rendu la vie avec toutes ses joies qui font supporter toutes ses douleurs.

L’air digne et le regard limpide de sa fiancée achevèrent de le convaincre.

— Alors… ce n’est pas vrai ?… dit-il.

— Ce n’est pas vrai ! répéta Mariora avec force.

Et, comme ils restaient, embarrassés, hésitants, à côté l’un de l’autre : — Voyons ! Que cela finisse ! s’écria Baba Sophia. Caporal, faut-il avertir le pope ? oui ou non ?

— Allez-y toujours, Baba Sophia ! répliqua gaiement Isacesco en pressant Mariora dans ses bras, si vos jambes sont aussi agiles que votre langue, ce sera bientôt fait !

— Mon caporal, répondit celle-ci en posant sa longue main sèche sur l’épaule du dorobantz, je te pardonne toutes les vilaines choses que tu m’as fait dire.

Et, s’abandonnant sans réserve à sa joie exubérante, la vieille marraine se mit à cabrioler par la chambre comme une chèvre prise de folie, tandis que Mariora, agenouillée devant les saintes images, rendait grâce au Seigneur.

Les gens heureux n’ont pas d’histoire. Ce n’est pas que le bonheur des deux fiancés fût complet. Le souvenir de Mitica planait, ainsi qu’un oiseau noir, au-dessus de ce ménage de colombes. Isacesco se rendit à différentes reprises au ministère de la guerre, mais quand les employés apprenaient que Sloboziano n’était qu’un simple soldat : — Ah ! alors nous ne savons pas, répondaient-ils comme l’infirmier de Plevna. Ioan persuada à Zamfira que Mitica était prisonnier à Constantinople et qu’il reviendrait dès que le traité de paix serait signé. On croit aisément ce que l’on souhaite, et chaque soir, en s’endormant, Zamfira se disait que le lendemain ramènerait l’absent.

Que de fois Isacesco ne dut-il pas recommencer le récit de ses aventures ! Mariora ne se lassait pas de l’entendre raconter les scènes émouvantes de la prise de Grevitza ; la triste fin du boyard Rélia « qui ne parlait que vignes et maïs » lui arrachait des larmes, et quand il était question de la mort de Liatoukine, elle baisait la main qui avait enfoncé le poignard dans la poitrine de l’homme aux yeux jaunes.

Maintenant que le capitaine Vampire n’existait plus, les fourrés épais du bois de Baniassa avaient perdu la propriété de terrifier la fille du pope, et la proposition qu’elle fit de retourner au village fut acceptée à l’unanimité.

Le mois de janvier s’était écoulé en préparatifs de tous genres. Il avait été décidé que les nouveaux époux habiteraient la maison des Slobozianii, et Mariora faisait venir de Bucharest quantité de meubles inutiles qui lui étaient nécessaires et qui encombraient tous les coins. Baba Sophia criait à l’abomination. Les armoires auraient contenu le linge de vingt familles ! L’Assemblée nationale tout entière eût trouvé à s’asseoir, tant il y avait de chaises ! Jadis on s’estimait heureux de pouvoir s’accroupir sur un plancher raboteux ! etc.

Ce à quoi Mariora répondait que le passé était le passé, qu’on bourrerait les tiroirs de belle toile fine et qu’on inviterait le primar[38] à dîner.

La date du mariage était irrévocablement fixée au 15 février.

La veille au soir, tandis qu’Isacesco s’attardait chez un avocat de la ville[39] auquel le vieux Mané avait remis l’argent qu’il possédait, Zamfira et Mariora s’occupaient à ranger le trousseau de cette dernière : tabliers aux raies multicolores, corsages richement brodés, ceintures pailletées d’or, tout cela passait comme un éblouissement sous les yeux de Baba Sophia émerveillée.

— La princesse Elisabeth aurait l’air d’une bourgeoise auprès de toi, ma fille, disait-elle à la future Mme Isacesco qui, affairée et trottant menu comme une souris, répondait par de clairs éclats de rire aux admirations de la marraine.

Trois coups secs frappés à la porte d’entrée firent tomber des mains de Mariora une jupe festonnée. Qui pouvait venir à cette heure avancée ? Mariora, que ses souvenirs particuliers ne rendaient guère vaillante, se réfugia dans les bras maigres de la digne Sophia qui ne bougea pas plus qu’une souche. Zamfira se dévoua, comme toujours.

Le frêle escalier gémit sous des pas lourds et mesurés, la porte de la chambre s’ouvrit avec fracas et la Tzigane reparut, conduisant un homme de haute taille, au visage rébarbatif et qui portait l’uniforme des Cosaques. Il n’en fallait pas tant pour réveiller les anciennes terreurs de Mlle Sloboziano. L’épouvante de la jeune fille atteignit son paroxysme quand le Russe s’avança vers elle et, la saluant par son nom, lui présenta une grande boîte oblongue, garnie de clous de fer et soigneusement fermée. Mariora, pâle d’effroi, se recula jusqu’à la muraille.

— Qu’est-ce ? demanda Zamfira en prenant bravement la boîte des mains du singulier messager.

Le Cosaque fit signe qu’il ne comprenait pas ; la Tzigane traduisit sa question en russe.

Cadeau de noces ! répondit le Cosaque en se dirigeant vers la porte.

— Et de qui cela vient-il ? insista Zamfira.

— Défendu de le dire ! fit laconiquement l’incorruptible courrier qui disparut dans l’escalier.

— Il y a quelque diablerie là-dessous ! dit Baba Sophia en hochant la tête ; cette caisse a une mine suspecte, et, si tu en crois mes conseils, petite, on ne l’ouvrira qu’en présence de ton mari.

Les appréhensions de Mariora l’emportèrent sur sa curiosité ; elle loua fort la prévoyance de la marraine, et les trois femmes passèrent le reste de la soirée à former et à détruire les conjectures les plus invraisemblables. La boîte mystérieuse, qui était assez lourde, fut soupesée, retournée, auscultée !… À la moindre secousse, un bruit métallique se faisait entendre, on eût dit de ferrailles heurtant les parois du coffret, puis l’oreille percevait un autre bruit plus faible, semblable au frôlement d’une pièce de monnaie contre le bois : la boîte contenait évidemment deux objets.

Mariora dormit mal ; elle rêva toute la nuit de serpents qui s’échappaient en sifflant d’une cassette entr’ouverte, et quand Isacesco vint, avant l’aube, visiter en cachette sa future épouse, Baba Sophia lui narra avec volubilité l’incident de la veille, non sans agrémenter son récit de détails dramatiques qui devaient beaucoup à l’imagination. Isacesco se fit apporter le coffret, introduisit un crochet dans la serrure, et, sous les efforts de l’instrument, le couvercle sauta.

Un quadruple cri de stupéfaction retentit. La boîte renfermait la bague de cuivre de Mariora et le yatagan du vieux Mané. La bague était complétement oxydée ; une épaisse couche de rouille recouvrait la lame du poignard et sur le manche de corne on lisait encore le nom de son propriétaire : Mané Isacesco, grossièrement gravé.

— Hein ! fit Baba Sophia triomphante, ne vous avais-je pas dit que le diable était là-dedans !

Tout le village assistait au repas de noces qui fut admirablement ordonné, grâce aux talents culinaires de Baba Sophia, qui s’était surpassée.

La mère de Spérantza avait présidé à la toilette de Mariora, et celle-ci, qui raffolait des modes occidentales, avait remplacé la couronne de buis traditionnelle dont on pare en hiver le front des épousées valaques, par une magnifique guirlande de fleurs d’oranger qu’elle portait fièrement, comme elle avait le droit de le faire.

La petite Ralitza fit observer tout bas que les mariés n’avaient pas l’air joyeux.

— Tais-toi, méchante langue, lui dit une voisine, l’herbe n’a pas encore poussé sur la tombe du père et le frère est peut-être dans les bras de la fiancée du monde[40] !

Toutefois, l’observation de Ralitza ne manquait pas de justesse. Mariora s’obstinait à tenir les yeux baissés et répondait à peine aux plaisanteries de circonstance qu’on lui adressait de tous les bouts de la table. Ioan contemplait d’un œil morne le vin de Gréca qui remplissait son verre et, à travers la liqueur dorée, il voyait distinctement la face blême de Liatoukine étendu par terre et ayant un poignard fiché dans la poitrine.

— Eh bien ?… interrogea madame Isacesco quand les deux époux se trouvèrent enfin seuls.

— Écoute, mignonne, dit l’ex-dorobantz, un des amis de cet homme aura lu notre nom sur le manche du poignard qu’il m’aura renvoyé.

— C’est possible ! fit Mariora. Mais, ajouta-t-elle en secouant la tête, la bague ?…

— Ah !… la bague… c’est vrai !… murmura Ioan déconcerté. Puis, embrassant tendrement sa femme : — Dis donc, Maritza, si nous n’y pensions plus aujourd’hui ?… insinua-t-il.

Mariora sourit, et ils n’y pensèrent plus.

Les jours s’écoulaient uniformes et rapides pour les jeunes époux. Ioan, tout entier à son bonheur, avait renoncé à deviner le mot de l’énigme que lui représentaient l’anneau et le poignard ; mais Mariora, qui tremblait que la présence de ces objets maudits ne lui portât malheur, à elle et aux siens, confia ses craintes à Baba Sophia.

— Il faut jeter ces vieilleries à la Dimbovitza, dit la duègne à Isacesco.

Isacesco s’y refusa et, serrant précieusement les vieilleries dans un tiroir : — Il importe de les conserver, fit-il.

Aux instances réitérées de la marraine vinrent se joindre les supplications de la filleule qui déclara qu’elle ne goûterait de félicité parfaite que lorsque la bague et le yatagan auraient disparu. Ioan redoutait les cris de Baba Sophia encore plus que les larmes de sa femme ; il consentit à enfouir boîte, anneau et poignard dans un endroit désert du bois de Baniassa. Baba Sophia se tut, Mariora se remit à sourire et tous crurent être délivrés à jamais du souvenir odieux du capitaine Vampire.

L’absence de Mitica se prolongeant indéfiniment, Isacesco résolut de s’adresser directement au ministre de la guerre. Une audience lui fut aussitôt accordée et Mariora demanda à son mari la permission de l’accompagner. Tout en revêtant ses plus beaux atours, madame Isacesco se délectait à la seule pensée de pouvoir répéter à ses voisines ébahies : Le ministre nous a demandé… ; le ministre nous a répondu… ? etc., et, Baba Sophia ayant donné un dernier coup d’œil à la toilette de Mariora, les deux jeunes gens prirent le chemin de la ville.

Le souffle du printemps flottait dans l’air. Avril rougissait les bourgeons frileux qui se hasardaient timidement hors de leur enveloppe ; les cigognes et les hirondelles croisaient leur vol, et les violettes embaumaient l’herbe soyeuse où l’œil eût vainement cherché la plus humble des fleurs : la pâquerette blanche qui est peu commune en Roumanie.

Mariora et Ioan marchaient en silence à côté l’un de l’autre ; ils eussent craint de troubler par une parole la douce extase que cette matinée printanière versait à leur âme, quand soudain, la sentinelle avancée du renouveau lança, comme un cri de ronde, son joyeux « coucou ! »

Depuis l’aventure du bois de Baniassa, Mariora avait voué une haine implacable à l’oiseau-présage qui ne lui avait jamais annoncé que le malheur.

Isacesco ne partageait pas les préjugés de sa femme.

— Eh bien ! ibita mea, fit-il en la raillant doucement, que dit l’oiseau ?

— Il ne dit rien, répondit-elle le plus sérieusement du monde. Il ne se trouve ni à notre droite, ni à notre gauche ; il est là-bas, devant nous. Le vois-tu qui vole ?

— Et cela signifie ?…

— Rien, absolument rien. Ne ris pas, ajouta-t-elle, ce chant me rappelle de terribles instants et toujours cet oiseau a été, pour moi, le précurseur… de Liatoukine.

— Mais, puisque Liatoukine est mort…

Un signe de Mariora coupa la parole à Ioan. — Mon Ionitza, supplia-t-elle, ne parlons plus de cet homme.

Onze heures sonnaient quand ils arrivèrent à Bucharest. Le cabinet du ministre ne devenait accessible qu’à midi ; et, comme ils arpentaient la rue Mogosoï, Mariora, qui éprouvait le besoin de détruire l’impression fâcheuse que la rencontre du coucou avait produite sur elle, proposa de visiter l’église Sarindar. On y célébrait un mariage, mariage de boyards à en croire les toilettes splendides des dames, l’uniforme des officiers composant le cortège des mariés et la présence de l’archevêque métropolitain qui officiait en personne.

— Bon augure ! pensa Mariora rassurée : nous reverrons Mitica.

Entraînant Ioan à travers la foule des spectateurs qui remplissaient le temple, elle se plaça le plus près qu’elle put de la catapeteasma (l’iconostase des Russes). De l’endroit où ils étaient, ni Ioan ni Mariora ne pouvaient voir le visage des fiancés. Au reste, la beauté de la mariée importait peu à madame Isacesco qui n’avait d’yeux que pour la robe de satin blanc, ornée de dentelles et ruisselante de diamants. Les regards de l’ex-dorobantz ne quittaient pas le marié. Cette taille élevée, cette tournure raide, cet uniforme, surtout, n’étaient point inconnus à Isacesco.

— Où donc ai-je vu cet homme ? se demandait-il en attendant impatiemment que l’officier se retournât.

La cérémonie fut marquée par un incident assez plaisant. Un personnage politique (j’allais dire historique) s’était chargé de tenir la couronne nuptiale suspendue au-dessus de la tête de la mariée, ainsi que cela se pratique aux mariages du rite grec-orthodoxe. La mariée était grande, l’homme d’État était petit. Celui-ci, qui sentait sa gravité compromise, se dressait sur la pointe des pieds et faisait des efforts désespérés pour conserver l’équilibre, à son mécontentement propre et à l’extrême joie du public gouailleur dont il n’était plus l’idole.

— Qui donc marie-t-on ? demanda Mariora à une femme du peuple qui bavardait beaucoup plus que la sainteté du lieu n’eût dû le lui permettre.

— Isus-Christos ! la petite mère, tu ne dois pas être de la ville pour m’adresser une question pareille ! Depuis un mois on ne parle que de ce mariage. C’est une belle affaire pour tous deux ! Je ne crois pas qu’il s’adorent comme des tourtereaux ; mais, lui a deux millions de roubles… et les bonnes grâces de l’empereur de Russie ; elle possède des terres, des terres… que ça n’en finit pas !

— Mais enfin… insista Moriora.

— On y est, ma poulette. Le prince Androclès Comanesco marie sa fille Epistimia au général Boris Liatoukine, comme ils disent.

— Ce n’est pas vrai ! riposta Ioan avec énergie, Boris Liatoukine est mort !

— Ah ! ah ! ricana la commère, tu as le cerveau faible, mon garçon ! Mort ! les morts ne sont pas si gaillards !

La cérémonie finissait comme la mégère prononçait ces paroles, et les mariés, suivis de leur cortège, se dirigèrent lentement vers la porte de sortie, largement ouverte.

Mariora tomba inanimée entre les bras de son mari.

Près de la princesse Epistimia qui s’avançait, hautaine et méprisante, marchait Boris Liatoukine, en grand uniforme de général russe ! Boris Liatoukiue qu’on disait mort à Grevitza le 11 septembre 1877, jour de la Saint-Alexandre !

N’ayant presque plus la force de soutenir Mariora, Ioan immobile, la bouche entr’ouverte, les sourcils hérissés, les yeux hagards, personnifiait l’Épouvante.

Les vêtements du capitaine Vampire frôlèrent ceux d’Isacesco, les yeux du ressuscité flamboyèrent, son sourire ironique devint féroce, il leva sa main droite dégantée : le doigt auriculaire avait été tranché au niveau de la troisième phalange ! Puis le cortège continua de défiler, l’église se vida peu à peu, le silence s’y rétablit complètement.

— Je l’ai tué pourtant ! murmura Isacesco anéanti, je suis sûr que Je l’ai tué !

Huit jours plus tard, Domna Epistimia était morte, et la famille Isacesco, abandonnant à jamais Baniassa, transportait ses lares à Craïova.

Épilogue.

Ioan Isacesco deviendra ce qu’on est convenu d’appeler un gros propriétaire.

Les sommes assez fortes, amassées par son père, lui ont permis d’acquérir, aux environs de Craïova, quinze pogones de terre arable qu’il exploite lui-même. Les biens de sa femme sont avantageusement affermés et les tenanciers disent que, si tous les propriétaires agissaient aussi loyalement que le boiteux, la Roumanie serait un lieu de délices pour le pauvre monde.

Ioan, persuadé qu’

Il n’est pour voir que l’œil du maître,

se rend tous les mois à Baniassa. Mariora ne songe pas à l’accompagner : elle a juré de mourir sans revoir Bucharest. Elle se signe au seul bruit des éperons d’un Russe, et la vue d’un Cosaque la fait tomber en défaillance.

Ioan a défendu qu’on prononçât le nom de Liatoukine devant elle. Elle a appris à cuire la màmàliga et à confectionner un fromage ; elle ne caquète pas avec les voisines, ce dont son mari la loue beaucoup, et elle n’a plus de paroles amères pour Zamfira qui est venue habiter Craïova avec son père.

On n’a pas reçu de nouvelles de Mitica. Zamfira restera fille (les rubans rouges sont tout à fait jaunes), elle élèvera les enfants de Mariora.

Baba Sophia bougonne et tempête toute la journée ; on lui pardonne ses bourrades continuelles par considération pour son grand âge.

Le vieux Mozaïs est complétement idiot ; il passe des heures entières accroupi au seuil de sa maison. — Serban-Yézid, Serban-Yézid ! murmure-t-il sans cesse en branlant la tête. Puis, soudain, il se lève et prend son bâton. — Où vas-tu, père ? lui demande sa fille. — À Smyrne ! répond-il d’une voix ferme. Il fait quelques pas au dehors et revient se coucher dans la poussière en répétant son éternel refrain : Serban-Yézid !

Domna Agapia a fini par épouser les 8,000 hectares du jeune Décébale Privighetoareano. Décébale fait la navette entre Bucharest et Paris, battant la princesse, corrompant les femmes de chambre de celle-ci et achetant des diamants aux jolies ballerines. Mlle Comanesco pleure nuit et jour, elle est toute maigrie, et quand elle menace de s’en retourner chez son papa, Décébale lui offre le bras pour la conduire à la gare. Elle s’est fixée définitivement à Vienne, où le hasard lui a fait rencontrer son danseur aux yeux bleus, Iégor Moïleff qui porte avec beaucoup de grâce une blessure intéressante. Il demande à consoler madame Privighetoareano. La pauvre princesse est fort perplexe ; Décébale, excusant volontiers ses propres peccadilles, se montrerait peu indulgent pour celles de sa femme.

Le palais Comanesco est devenu le paradis terrestre des popes, igoumènes, archimandrites qui y trouvent à toute heure bon souper, bon gîte et… quelque cadeau en espèces. Domna Rosanda s’est jetée à corps perdu dans la dévotion ; le chapelet a remplacé l’éventail entre ses doigts, elle porte des robes sombres, parle du nez et se propose de bâtir une église.

Androclès seul est heureux. Il a versé deux pleurs sur les tombes d’Aurelio et d’Epistimia. — Nous sommes tous mortels ! a-t-il dit avec un à-propos délicat ; puis il a passé le revers de sa main sur ses paupières humides et il est retourné à ses affaires. Dans le district de Vlasca, il construit une sucrerie qui servira de pendant à l’église de son épouse. Au Sénat, on le remarque parmi les orateurs muets. Sa gloire est à l’apogée : l’ordre de l’Étoile de Roumanie lui a été décerné en même temps qu’au pâtissier Capsa et au brasseur Opler, deux personnalités bien connues à Bucharest[41].

Quant à Liatoukine, il promène de nouveau son insolence dans les salons de Saint-Pétersbourg. Il n’est bruit que de son étrange aventure. Les dames plaignent fort le sort de la malheureuse princesse Liatoukine, troisième du nom, et pas une n’aspire à lui succéder. Les vieilles douairières superstitieuses prétendent que le prince Boris est bel et bien mort à Grevitza. Le Liatoukine que le tzar a élevé au grade de général n’est, selon elles, que le cadavre du prince, momentanément animé d’un souffle de vie infernal.

Les amis du capitaine Vampire ont tenté de pénétrer ce mystère. Mal leur en a pris.

Liatoukine a provoqué Bogoumil Tchestakoff et l’a tué roide.

Stenka Sokolitch, prévenu, à tort, d’avoir fuit de la propagande nihiliste, s’est vu transporté en Sibérie.

Ioury Levine vient d’être cassé aux grades : on le dit atteint d’aliénation mentale.

  1. Sorte d’eau-de-vie de prunes.
  2. Corps spécial de l’infanterie roumaine.
  3. Bouillie de maïs ; mets ordinaire du paysan roumain.
  4. Espèce d’eau-de-vie.
  5. Danse nationale roumaine.
  6. Le pogone vaut un peu moins d’un demi hectare.
  7. Chants nationaux de la Roumanie.
  8. Bière de millet.
  9. Être fantastique qui joue un grand rôle dans les superstitions roumaines.
  10. Zmeïne, féminin pluriel de Zmeù.
  11. Au revoir, bon voyage, demeure en bonne santé.
  12. Monnaie d’or ottomane.
  13. Ducats, littéralement jaunets.
  14. Cent francs.
  15. 50 centimes.
  16. Papa, maman
  17. Seigneur Dieu !
  18. Ma bien aimée.
  19. Cavaliers roumains.
  20. Qui va là ?
  21. Amis !
  22. Diminutif russe de Marie.
  23. L’ennemi se précipita dans la ville.
  24. Héros célèbre d’une ballade roumaine.
  25. Frère.
  26. À l’aide.
  27. Prononcez pouiou. Mot d’amitié familier aux Roumains
  28. Cheval célèbre des légendes roumaines.
  29. Vive la Russie.
  30. Malheur !
  31. Titre roumain de l’hospodar.
  32. Cruche à eau.
  33. Un sou.
  34. Beaucoup d’années ; formule de remerciement.
  35. Bonjour, frère.
  36. Proverbe roumain.
  37. Imperatul mare, titre que les Roumains donnent à Dieu.
  38. Le maire.
  39. Il n’y a pas de notaires en Roumanie.
  40. Expression roumaine ; signifie la mort.
  41. Rigoureusement historique.