Auguste Ghio (p. 34-45).

IV

Un bal tragique.

Le boyard Androclès Comanesco avait soutenu toutes les causes, appartenu à tous les partis, servi tous les gouvernements. Il passait pour un des plus riches propriétaires du pays, et Domna Rosanda, une Serbe qui lui avait apporté en mariage une beauté merveilleuse, — ce qui est bien — et une forte dot — ce qui est mieux — s’était mis en tête de le faire sénateur. Comanesco, insouciant de sa nature, laissait agir sa vaillante moitié, qui, en vue des prochaines élections, s’occupait déjà d’envoyer dans les villages voisins des tonneaux de braga, destinés à conquérir les suffrages des paysans.

Domna Rosanda était une maîtresse femme dont le pauvre boyard subissait, pour ainsi dire malgré lui, la subtile influence ; son rêve maternel était de voir ses filles briller un jour à la cour de Saint-Pétersbourg, et les sympathies avouées de la noble dame étaient devenues, tout doucement, les sympathies secrètes de son faible époux. Aussi n’était-ce pas sans un vague sentiment de plaisir que le boyard voyait circuler dans les rues de Bucharest les Cosaques aux mines farouches et les jolis hussards sanglés comme des demoiselles. Androclès, qui, comme d’autres moins naïfs, se laissait abuser par des apparences séduisantes, croyait sincèrement faire acte de patriotisme en accueillant les Russes comme des libérateurs.

Une occasion d’être agréable aux nouveaux alliés se présenta bientôt, et Comanesco n’eut garde de la laisser échapper.

Certain homme d’État de petite taille, mais d’ambition démesurée, lui avait fait entendre qu’il serait convenable qu’un habitant notable de Bucharest organisât une fête à laquelle devraient être invités les principaux officiers russes qui traverseraient la capitale. Androclès avait compris, et, sous prétexte de suivre un conseil qui n’était qu’un ordre déguisé, il livra son palais aux tapissiers et décorateurs allemands, et, huit jours plus tard, la haute société, le personnel des ambassades et les officiers russes qui traverseraient la ville se pressaient dans les vastes salons de la rue Mogosoi.

Comanesco donnait un bal.

Les dames roumaines portaient des robes faites à Paris et modifiées suivant le goût de Bucharest, qui n’est pas le même que le bon goût.

Certes, elles étaient admirablement belles ces quasi-Orientales et leur vue arrachait aux Russes des exclamations enthousiastes, mais combien elles eussent été plus jolies si elles avaient pu se résoudre à laisser reposer dans leurs écrins ces diamants de famille qui ruisselaient dans leurs cheveux, sur leurs bras, dans les plis de leurs jupes et jusque dans les nœuds de satin de leurs souliers de bal !

Les hommes eux-mêmes semblaient épris de clinquant et leurs poitrines portaient fièrement les insignes d’ordres plus ou moins fantaisistes. Or ou cuivre doré, les Roumains aiment tout ce qui brille. Les dames faisaient, avec une grâce parfaite, les honneurs de leur pays. Elles présentaient de leurs doigts mignons des cigares turcs aux étrangers ; elles leur versaient du tokai comme n’en boit pas le comte Andrassy, et leur offraient des confitures de roses fabriquées par des religieuses. Ioury Levine soupirait de satisfaction ; Boleslas, Stenka et Bogoumil se croyaient transportés dans le paradis de Mahomet et voulaient se faire musulmans. Jamais on ne vit envahisseurs mieux reçus par les envahis. Tout ce monde parlait le français, qui est la langue aristocratique de la Roumanie, et celui à qui serait venue la malencontreuse idée de prononcer un mot de roumain, n’aurait plus trouvé de danseuses de la soirée. Sous les fenêtres de l’hôtel le peuple parlait la langue proscrite, cependant. Que disait le peuple ? On ne s’en souciait guère !

Les principaux officiers russes, au nombre desquels se trouvait le sinistre Liatoukine, entouraient le petit ministre qui sautillait et gesticulait avec une vivacité toute méridionale ; sa parole était si rapide que les invités, qui écoutaient avec une persistance frisant l’indiscrétion, ne purent surprendre que ces mots : — Passer le Danube et armée roumaine.

On dansait peu, on buvait beaucoup, on parlait encore davantage. Les messieurs se passaient des numéros du Romanul qu’ils allaient lire dans l’embrasure des fenêtres ; ils commentaient le dernier discours de Rosetti, et l’absence de l’ambassadeur anglais, qui s’était fait excuser, étais fort remarquée.

Les dames, croyant faire de la politique, critiquaient vivement les toilettes de la princesse Elisabeth, et une vieille boyarde prétendait que l’ex-prince Couza avait bien plus grand air que le prince Charles. Les méchantes langues disaient qu’elle était à même de le savoir mieux que personne.

Domna Rosanda triomphait. Ses deux filles, couvertes de pierreries, brillaient comme des soleils entre les bras de leurs danseurs qui avaient l’air de ne pas ignorer qu’ils valsaient avec plusieurs millions. La Serbe avait placé tant d’affection sur les têtes d’Epistimia et d’Agapia qu’il ne lui en restait que tout juste assez pour son fils Rélia, l’unique descendant mâle de l’illustre race des Comanesci.

Rélia, ou moins familièrement Aurelio, était peu connu à Bucharest. Il arrivait fraîchement de Paris où il avait fait des études peu brillantes. En somme, c’était un garçon fort doux et fort timide, pas Parisien du tout, et qui professait pour madame sa mère un respect voisin de la crainte. Au quartier latin, sa façon de baisser les yeux lui avait valu le surnom de Mademoiselle Aurélie.

Domna Agapia, à peine âgée de seize ans, était déjà en quête d’un mari. Une chevelure brune, des lèvres rouges, un teint d’une éblouissante fraîcheur, si rare dans les villes roumaines, de petits yeux noirs vifs et malicieux lui composaient, malgré l’irrégularité de ses traits, un minois qui ne manquait pas d’originalité. Les uns la trouvaient jolie, les autres disaient qu’elle était laide ; à vrai dire, elle était tout cela à la fois. Elle avait une sorte de babil qui eût pu passer pour de l’esprit si cette grosse fille enjouée n’avait posé pour le sentiment. Pour le reste, elle avait des caprices impossibles à satisfaire et des accès de colère qui lui faisaient déchirer ses mouchoirs et battre ses femmes de chambre.

Domna Epistimia, pâle, mince, élancée, ressuscitait la beauté correcte et froide de sa mère. C’était une vraie princesse. Rien de spontané en elle. Elle avait appris à danser, à saluer et à repousser d’un coup d’éventail la traîne de sa robe. Sa voix, qu’elle savait rendre douce, attirait ; son regard, dur et perçant, repoussait : elle était faite de contrastes, et, sous sa peau de satin et ses jupes de velours, elle cachait une âme sèche, un esprit acariâtre et calculateur ; elle n’était point sotte, toutefois, et savait mener une intrigue.

Vers minuit, Epistimia avait réussi à s’emparer du colonel Liatoukine et le promenait majestueusement à travers la foule compacte des invités. La Roumaine ne parlait pas, le Russe ne soufflait mot ; ils passaient comme des ombres et la galerie disait qu’ils avaient beaucoup de distinction. La distinction du colonel sentait un peu le cimetière. Son visage blafard prenait, aux reflets des lustres, des teintes verdâtres ; ses yeux, enfoncés dans leurs orbites, brillaient comme ceux de la chouette et les galons d’argent de son uniforme, placés transversalement sur la poitrine, dans le sens des côtes, lui donnaient de loin un faux air de squelette ambulant qui n’était pas fait pour démentir les bruits sinistres qu’on répandait sur son compte. Tel qu’il était, le capitaine Vampire attirait les regards des femmes, toujours avides de mystère et d’émotions violentes, et plus d’une jolie boyarde jalousait Domna Epistimia.

La princesse Agapia s’était accaparée d’Iégor Moïleff qu’elle accablait de questions de ce genre : — Quelle fleur aimez-vous le mieux ? Quelle est la couleur qui vous plaît le plus ? Préférez-vous le tabac d’Andrinople à celui de Latakié, les chevaux noirs aux chevaux bais ?

Iégor répondit assez maladroitement que sa plante favorite était le tabac ; qu’en fait de couleurs, le bai l’enchantait et qu’il ne montait que des chevaux d’Andrinople.

Ce qui n’empêcha pas Agapia de lui trouver infiniment d’esprit et un jugement très-délicat.

— Moi, disait-elle, j’aime le soleil couchant et les meubles chinois, le chant du rossignol et les crèmes à la vanille, mais j’adore la poésie ! Et vous, Monsieur, aimez-vous la poésie ? demanda-t-elle en louchant de son mieux.

Iégor ne put répondre qu’affirmativement, et Dieu sait s’il mentait !

— Peut-être êtes-vous poète ? insinua la princesse.

— Pas que je sache.

— C’est qu’on l’est parfois sans le savoir ! soupira la grosse Agapia en levant les yeux au plafond.

Mais ce n’était pas le cas d’Iégor, et la princesse recommençait son énumération.

— J’aime… disait-elle. Elle aurait peut-être fini par avouer que les objets qui se partageaient ses affections étaient les épaulettes dorées et les fines moustaches, si une secousse imprimée à sa robe ne l’eût fait se retourner brusquement.

Boleslas Brzemirski était là, confus, rouge et les pieds embarrassés dans les flots de soie rose que la princesse traînait après elle. Il balbutia quelques mots inintelligibles. Agapia fit un léger signe de tête et ramena sa robe avec dignité.

— Quel est cet officier qui se promène avec ma sœur, là, près du buffet, ce pâle avec ces yeux étranges ? dit-elle à Iégor sans plus s’inquiéter de Boleslas. Mais le Polonais revenait du buffet où il avait passé sa soirée.

— Ça ? dit-il en s’inclinant plus bas que ne l’exigeaient le rang et l’âge de la jeune fille : C’est le capitaine Vampire !

Agapia et plusieurs dames laissèrent échapper un petit cri d’effroi.

— Oui, mesdames, répéta le Polonais, c’est le capitaine Vampire !

Iégor considérait avec appréhension la face enluminée et les yeux hagards de Brzemirski.

— Retourne au buffet, lui glissa-t-il à l’oreille.

Mais le Polonais n’écoutait pas.

— Tel que vous le voyez, il est mort et ressuscité au moins trois fois.

— Quelle plaisanterie ! fit une ambassadrice.

Une idée diabolique traversa le cerveau de Boleslas.

— Vous plairait-il que le capitaine Vampire vous fît lui-même l’aveu de ses résurrections successives ? dit-il.

— Certes ! ce serait drôle ! s’écria Agapia. Et avant qu’Iégor eût pu dire un mot pour l’empêcher de mettre un si étrange projet à exécution, Boleslas s’avança vers Boris Liatoukine, en aussi droite ligne que le lui permettait la masse des liquides qu’il avait absorbés. Liatoukine le regardait venir et souriait. Or, le sourire de Liatoukine était hideux ; mais ce qui pouvait effrayer le comte Brzemirski à jeun n’intimidait guère le hussard polonais ivre. Boleslas se planta résolûment devant son adversaire, posa ses poings sur ses hanches et d’une voix goguenarde :

— Liatoukine, mon bon ami, on prétend que tu as été gelé par tes cosaques à Sébastopol… Est-ce vrai, dis ?

Ces singulières paroles avaient été prononcées si haut que la plupart des personnes présentes les entendirent. Aussitôt les conversations particulières cessèrent et tous les yeux demeurèrent braqués sur le groupe que formaient les deux officiers et la princesse Epistimia. Le Polonais, au risque de perdre l’équilibre, se balançait sur une jambe et continuait :

— Et qu’un jour tu t’es trouvé à la fois chez la comtesse M*** et chez la princesse S***. Est-ce vrai, hein ?

Liatoukine était immobile, mais il ne souriait plus. L’assemblée attendait et retenait son souffle. Et le Polonais poursuivait toujours :

— Et que tu as été marié deux fois, et que tes deux femmes sont mortes après un mois de mariage, et qu’elles avaient toutes deux le cou tordu ?

Boris sentit le bras d’Epistimia qui tremblai sur le sien, il resta calme cependant, et d’une voix claire et ferme :

— Cet homme est ivre ! dit-il, venez, Madame. Il fit un pas pour s’en aller ; le Polonais, d’un bond, s’élança sur lui.

— Ah ! ce doit être vrai, Boris Liatoukine ! s’écria-t-il d’une voix étranglée par la colère. — Là, là, voyez tous ! Et ses doigts froissaient la manche du colonel. Là, il a du sang ! Va-t’en ! hurla-t-il exaspéré ; tu sens le meurtre et la tombe !

Liatoukine ne regarda pas même sa manche où se dessinaient les larges taches rouges que l’on se montrait avec plus d’étonnement que d’horreur. Il se dressa de toute la hauteur de sa taille élevée devant Brzemirski et ses yeux plongérent dans les yeux du Polonais fou de rage. Celui-ci voulut parler, étendit ses mains crispées et tomba raide sur le plancher.

Alors ce fut une panique, un sauve-qui-peut général.

Agapia poussait des cris de paon et se cramponnait aux épaulettes d’Iégor. Epistimia se laissa choir gracieusement dans les bras de Liatoukine ; son exemple fut Suivi par un grand nombre de dames qui tombèrent de préférence sur les poitrines des Russes et des hauts dignitaires. Une jolie ambassadrice échut en partage à un vieux sénateur, et le hasard rapprocha deux époux divorcés qui laissèrent faire le hasard. Androclès Comanesco, qui ne voulait pas se compromettre, se tenait à l’écart et parlait de séparer les combattants ! Une comtesse hongroise demandait les gendarmes ; Domna Rosanda, avec plus de logique, faisait chercher un médecin. Quelques dames, plus hardies que les autres, s’approchèrent de Brzemirski étendu par terre sans connaissance, mais, comme il n’était ni beau ni intéressant, elles ne restèrent pas longtemps. Rélia allait d’un groupe à l’autre, murmurant des paroles d’excuses ; c’était peine perdue : les mamans ne voulaient rien entendre et emmenaient leurs filles affolées. Les portes étaient trop étroites pour laisser passer tout ce monde pressé de s’en aller ; on se poussait, on se bousculait ; les domestiques circulaient à grand’-peine, et au dehors on entendait les roulements de voitures emportant les invités.

Le prince G***, qui a des prétentions à l’esprit, criait partout que c’était bien du bruit pour un Polonais ivre ! Le mot n’eut pas de succès : le prince parut vexé et suivit la foule. Il ne restait plus dans l’immense salle, splendidement éclairée, que les quatre amis de Brzemirski et Domna Rosanda qui, encore vêtue de sa robe de bal, prodiguait des soins à Boleslas. Mais les essences orientales n’y pouvaient rien : le Polonais était mort. Liatoukine avait disparu.

Les officiers se regardèrent ; ils étaient tous fort pâles.

— Apoplexie ! dit Iégor pour rompre le silence.

— Non ! fit Sokolitch, c’est autre chose.

— Et quoi donc ?

— Dame ! est-ce qu’on sait !

Bogoumil, l’esprit fort de la troupe, haussa les épaules.

— Il me devait cinq cents roubles ! grogna-t-il en manière d’oraison funèbre.

Cependant, Domna Agapia se démenait comme un beau diable dans son lit.

— Dobré ! Dobré ! de la lumière ! Croyez-vous que je vais demeurer dans l’obscurité quand il y a un mort en bas !

La femme de service se retira après avoir apporté une bougie parfumée, et Domna Agapia continua ses lamentations.

— Ce Polonais ! sanglotait-elle, venir mourir en plein bal, face de moi, à mes pieds ! J’en ferai une maladie c’est certain ! L’autre officier était bien gentil… hi ! bien gentil ! Il sentait le vin, il était ivre, le rustre ! L’autre avait de jolis yeux… heu ! des yeux bleus ! Sont-ils sales, ces Polonais, sont-ils laids et mal élevés… hé ! Oh ! je les hais, je les maudis… hi ! L’autre…

— Tais-toi, Agapitza, dit une voix doucereuse sortie de la chambre voisine ; on prie pour les morts, on ne les insulte pas !

Agapitza, qui avait reconnu la voix de sa mère, s’empressa d’obéir et s’endormit en menaçant encore de son petit poing fermé le pauvre Brzemirski qui ne l’avait pas fait exprès, pourtant.

Domna Rosanda, assise près du lit de sa fille aînée disait : — Il a plus de deux millions de roubles.

Epistimia, accoudée sur son oreiller, fumait une cigarette et répétait d’un ton distrait :

— Millions de roubles ! en suivant des yeux la fumée qui formait comme un nuage au-dessus de sa tête brune.

Dans une chambre de l’étage inférieur, les quatre Russes veillaient le corps de leur camarade.

Le lendemain vers midi, tout Bucharest connaissait l’événement de la nuit. On commença par raconter la chose telle qu’elle s’était passée ; puis, on dit que le Polonais était un prétendant évincé qui, pour se venger, s’était suicidé sous les veux de l’insensible Epistimia. On finit par certifier que Brzemirski avait été assassiné par un colonel russe fiancé à la princesse. Cette dernière version, étant la plus émouvante, fut considérée comme la seule véritable.

Le Polonais, qui n’avait plus de famille, fut enterré, sans pompe, au cimetière catholique de la route Serban-Voda. On parla tous les jours un peu moins de sa fin tragique et les bonnes langues de Bucharest oublièrent bientôt jusqu’à son nom.