Le Capitaine Gueux
On aurait difficilement obtenu de voir les lettres en vertu desquelles Jérôme Harbour, — que plus loin nous ne nommerons plus que Grenouille pour nous conformer aux traditions locales, — prenait ou se laissait donner le titre de capitaine. Sur les bords de la Manche, depuis Cherbourg jusqu’à Saint-Valéry et fort au-delà, personne n’a jamais connu Jérôme Harbour ; et qui n’y a pas entendu parler du capitaine Grenouille ? Son oncle, honnête tisserand de Vannes, lui dit au moment de mourir : « Je te lègue vingt mille francs honorablement gagnés, mais à la condition que tu les emploieras ou dans le commerce des chanvres, ou dans celui des toiles, ou dans celui… » Le vieil oncle mourut avant d’avoir pu achever la série des clauses conditionnelles, en sorte que le neveu se crut en droit, sans léser sa conscience d’héritier, de ne s’arrêter à aucune, et de donner aux vingt mille francs une destination plus à sa guise. Quoique Jérôme Harbour n’eût alors que vingt-quatre ans, il ne comptait pas moins de quatorze années de navigation. D’abord mousse, il avait été ensuite matelot, puis il était resté matelot. Il s’était arrêté là, point extrême, borne presque infranchissable pour les marins qui n’unissent pas la théorie à la pratique. Ce n’est pas que ses parens ne l’eussent cent fois engagé à apprendre les mathématiques, afin de pouvoir passer ses examens ; il avait sans cesse trouvé des prétextes pour éloigner toute étude sérieuse. Il n’était qu’un matelot, mais un matelot de toute pièce, accompli, ayant navigué sous toutes les latitudes et résisté aux variations de tous les climats, supportant les fatigues et les privations de la mer avec insouciance, et tout aussi propre au dur service d’une pêche à la baleine dans les glaces du pôle, que capable de s’élancer à l’abordage, la hache d’armes d’une main, le pistolet de l’autre.
Quand nous disons qu’il était un matelot accompli, nous n’entendons parler que de sa force physique, de ses connaissances pratiques et de son courage ; de graves défauts ternissaient ses quelques bonnes qualités. Il jouait beaucoup, il buvait tout ce qu’il ne perdait pas au jeu et tout ce qu’il y gagnait, et il avait en outre le plus grand vice dont un marin puisse être affecté, il détestait la discipline. La hiérarchie lui faisait horreur. Le mot de capitaine lui déchirait la bouche. Ce n’était qu’en frémissant qu’il portait la main à son chapeau ciré, lorsque, enrôlé par force dans la marine militaire, il était obligé de saluer ses chefs de tous les grades. Combien de fois n’avait-il pas été mis aux fers pour leur avoir manqué de respect ou pour cause de désobéissance ! Le marin, pour lui, c’était le matelot ; le reste ne comptait pas. Qui ferle les voiles pendant les gros temps ? se disait-il, qui pèse sur les cordages raidis par le froid ? qui tourne au mouillage la roue du cabestan ? qui arrache l’ancre du fond rocailleux de la mer ? qui tient d’une main ferme le gouvernail ? n’est-ce pas le matelot ? Il eût été parfaitement inutile de lui faire observer que sans l’intelligence du capitaine les voiles, les cordages, le gouvernail et l’ancre fonctionneraient sans but comme sans utilité ; il n’eût pas écouté, il n’aurait pas voulu comprendre. S’il eût compris, il aurait été obligé de soumettre sa capacité à celle d’un autre, de reconnaître des supériorités, et, les ayant reconnues, de leur obéir. Précisément c’était là l’incurable infirmité de son caractère.
À l’époque où il hérita des 20,000 francs de son oncle le tisserand de Vannes, somme énorme en Bretagne et en Normandie, la France était en guerre à peu près avec tout le monde ; c’était en 1802 ou 1803. Le moment était peu favorable au commerce. D’ailleurs notre personnage ne l’aimait pas plus qu’il n’y était propre. Quel écoulement ménagerait-il à ses 20,000 francs ? Libéré du service, il n’avait plus rien à démêler avec la conscription ou la levée des matelots. Après un an de séjour à terre, il commença pourtant à se lasser de la vie des désœuvrés. Chaque jour d’ailleurs le nombre de ses compagnons d’oisiveté diminuait autour de lui. Les uns allaient se fondre dans la grande armée et se battre avec les Autrichiens, les autres prenaient du service à bord des bâtimens de guerre.
Comme il habitait un petit port de mer, il entendait parler presque à toutes les heures soit des nombreuses prises que les corsaires anglais faisaient sur nous, soit des captures que ramenaient les corsaires français dans les ports de la Manche. Tous ces récits enflammaient son imagination. Battre les Anglais ! prendre sur eux d’infernales revanches, et couvrir la plage de marchandises précieuses conquises à coups de mousquet ! quelle belle vie ! se disait-il.
C’était une belle vie en effet, toute moralité philosophique à part, celle des corsaires, pendant nos terribles luttes avec les Anglais ! Du fond de la Méditerranée jusqu’en Chine, la mer était couverte de bâtimens légers, attaquant avec une audace inouie, la promptitude et la voracité du vautour, des convois de vaisseaux chargés de poivre, de café, de toiles, de sucre, d’écaille ou d’or, et les prenant, les remorquant avec des hourras, des cris de victoire et de joie, derrière quelque rocher où le partage se faisait entre les vainqueurs. Le capitaine, lorsqu’il ajoutait à son titre celui d’armateur, prélevait un tiers de la prise, l’équipage réclamait le second tiers, l’autre tiers ne revenait pas toujours à l’état. Le vaisseau vidé était ensuite brûlé ou coulé bas, l’équipage vaincu devenait ce qu’il pouvait. Pris près des côtes amies, il était fait prisonnier, sinon on le débarquait sur quelque plage, la première venue, de peur d’avoir à nourrir trop long-temps des gens inutiles et souvent dangereux par leur nombre. C’était la guerre.
Décidément, voilà le métier qui me convient, se dit Jérôme Harbour, le métier de corsaire. En le prenant, je n’irai pas contre la volonté de mon oncle, puisqu’il a fermé la bouche, le cher homme, avant d’avoir terminé la liste des professions parmi lesquelles il désirait que je fisse un choix. Le choix est décidé.
Pour exercer cette périlleuse industrie, il ne se mit en quête ni d’un beau navire ni d’un navire neuf. Offrir peu de surface, beaucoup de longueur, tenir la mer par tous les temps, fendre la vague avec facilité, déplacer peu d’eau, afin d’aborder le plus près possible des côtes, et s’échouer au besoin sur le sable, aller comme le vent pour ceux qui vont vite, aller comme l’éclair pour ceux qui vont comme le vent, telles étaient les qualités essentielles du navire qui remplirait ses vues. En ces temps d’agonie commerciale, les bâtimens coûtaient peu ; les ports en regorgeaient, et ils pourrissaient dans les ports. Jérôme en avisa un d’une physionomie assez heureuse, pas trop vieux, assez pourtant pour affronter la mer avec quelque expérience. C’était une goëlette démesurément longue, pointue comme la tête d’un poisson, et que le pouce d’un enfant faisait balancer rien qu’en s’appuyant un peu le long du bord. Il traita sans peine avec le propriétaire, pauvre armateur ruiné par la guerre ; il eut la goëlette pour moins de 15,000 francs. Pendant qu’il s’occupait d’avoir une lettre de marque, c’est-à-dire le titre légal pour être corsaire et non pirate, il fit raser la goëlette, déjà fort peu élevée au-dessus de l’eau, descendre le pont d’un demi-pied, et changer le système de mâture. La goëlette, en perdant un mât et son niveau, devint un cutter, un vaisseau d’une coupe prodigieusement élancée, et bien nommé de l’anglais cutter, qui veut dire coupeur. Avec ces sortes de bâtimens, on coupe l’eau, c’est assez exprimer leur foudroyante vitesse.
Cette rapidité fabuleuse donnée au vaisseau de Jérôme Harbour avait les inconvéniens de ses avantages. Même dans un temps calme, le cutter était destiné à filer presque toujours entre deux eaux. Jamais le pont ne serait sec. Il complétait sa construction par une voilure qui effrayait les plus hardis marins. Cette voilure consistait en une seule voile, en une brigantine de la hauteur d’un cinquième étage. Rien qu’à la déployer, le cutter penchait de côté et d’autre au milieu du port comme un berceau. Une si belle pièce d’architecture navale méritait à tous les titres le surnom dont la baptisèrent les marins prudens : ils l’appelèrent, avec une ironie significative, la Grenouille. Ils comptaient que la Grenouille ne tarderait pas à descendre au fond de l’eau. — Soit ! je l’appellerai aussi la Grenouille, s’écria Jérôme Harbour. Et il fit écrire à l’arrière du cutter, en grosses lettres blanches sur un fond noir : la Grenouille ; au beaupré une grenouille fut sculptée et peinte en beau vert ; lui-même, Jérôme Harbour, permit qu’on ne le nommât plus que le capitaine Grenouille. Sa lettre de marque était arrivée ; il s’occupa de recruter son équipage.
Chaque époque a ses types particuliers que l’époque suivante brise pour voir les siens brisés à leur tour. La fin de nos démêlés avec l’Angleterre a entraîné la disparition de ces hommes de mer auxquels ressemblent si peu, quoique de la même profession, les marins d’aujourd’hui, et le défaut d’analogie n’est nullement regrettable.
Jérôme Harbour, au courant des bons endroits, alla de taverne en taverne, remuant des pièces de six livres au fond de son chapeau goudronné. « Qui veut venir avec moi en pèlerinage ? disait-il, La Grenouille appareille ce soir. — Ou bien : Qui veut se marier avec la Grenouille ? C’est une demoiselle fort gentille qui n’a rien, mais qui possède de jolis talens. — Ou bien encore, entassant calembours sur calembours : Le capitaine Grenouille offre de la grenouille à qui montera sur la Grenouille. C’est un peu engageant ce que je vous dis là !
— Qu’es-tu, toi ? disait-il tour à tour à ceux que le bruit des écus alléchait.
— Un père de famille qui cherche du travail.
— Pas de pères de famille ! je n’en veux pas. Ils ont toujours peur de laisser des veuves, des orphelins. Reste au logis. Et toi, l’autre ?
— Les Anglais ont tué mon frère…
— Bien ! bien ! assez ! passe à l’arrière, tu es reçu matelot de la Grenouille. Et toi, le pas manchot ?
— Je suis en froid avec le gouvernement.
— Tu es un déserteur.
— Oui, capitaine Grenouille.
— Rien que cela.
— Rien que cela pour le moment.
— Voilà 40 francs, file à bord. — Et toi qui as un emplâtre sur l’œil ?
— Capitaine, je crains un coup de serein de la police.
— Tu es un réfractaire ?
— Oui, capitaine.
— Allons ! mon agneau, passe à tribord et à bâbord de mes joues, et reçois l’accolade. Tu as l’honneur de faire partie de l’équipage de la Grenouille. — Et toi, que sais-tu faire, là-bas, le sérieux ?
— J’étais comptable à bord d’un navire de l’état, lorsque des brigands m’ont accusé…
— Tu nous raconteras cela plus tard. Je te réintègre dans tes fonctions à bord de la Grenouille ; mais, au premier zéro auquel tu ajouteras une queue pour faire un neuf, moi je te couperai la tête pour faire de toi un zéro. Ah ! ceci n’est pas trop mal, j’espère.
Toutes les bouteilles, tous les flacons, tous les pots, tous les verres tremblèrent au formidable rire qui salua comme une décharge d’artillerie la facétie arithmétique du capitaine Grenouille.
Sa tournée dans les tavernes de la ville lui procura, bien avant la fin du jour, l’équipage le plus digne de la haute mission à laquelle il le destinait.
Quand tous ces matelots, dont le plus doux n’eût pas rassuré un ours, furent à bord, il les fit ranger autour de lui, et il leur parla ainsi : — Je vous ai donné de l’argent, mais en bonne règle je ne vous devais rien ; les matelots embarqués à bord d’un corsaire, vous le savez, ne sont payés que par la Providence une et indivisible. Qui prend, a ; qui a, tient ; qui tient, tient bien. Vos gages sont vos parts de prise, vos prises sont sous l’horizon où nous allons les agrafer. Cependant, eu égard à votre détresse si peu méritée, je vous ai gratifiés de quelques piastres. C’est pour acheter du tabac, de l’eau-de-vie et quelques objets de toilette sans lesquels il est de toute impossibilité à des gens comme vous de voyager. Ce vaisseau est votre maison ; voilà votre jardin, il est vert comme un pré ; sur ce pont, vous vous battrez, vous ferez fortune ou vous vous ferez tuer ; cela, quand il plaira à Dieu ; dans un mois peut-être, demain, s’il le veut.
— Largue la brigantine ! cria ensuite le capitaine Grenouille.
— Le cap à l’ouest ou à l’ouest-quart-d’ouest ? demanda le gigantesque timonier, dont les pieds nus de pachyderme se plaquaient sur le pont comme les pattes de lion de nos meubles pèsent sur le parquet.
— Le cap sur l’or ! répondit le capitaine Grenouille, à qui cette réponse attira des applaudissemens arrosés de petits verres d’eau-de-vie.
Comme il ventait fort au moment où le cutter parut en rade pour gagner le large, toute la population accourut sur la grève. La curiosité générale fut bien payée. Tout le corps du navire passait et repassait sous l’eau comme la navette du tisserand court entre deux toiles, et la voile, cette monstrueuse voile, prenait un espace si grand, que son ombre avait plus d’un quart de lieue sur la mer. Les habitans frémirent de terreur quand ils virent passer tout près d’eux, à quelques pieds des rochers sur lesquels ils se tenaient debout, le cutter qui prolongeait une dernière bordée, celle que les marins appellent la bonne. Tout était submergé. On ne soupçonnait le pont, d’ailleurs incliné à donner le vertige, que par les jambes des marins qui s’y appuyaient. En étendant leurs mains sous le vent, ils touchaient l’eau dont l’écume avait mouillé aux deux tiers la voile. Eux pourtant étaient calmes ; accroupis le long des sabords, le menton appuyé sur la culasse des canons, ils fumaient ou causaient entre eux tranquillement.
Un vieux lieutenant de vaisseau, en voyant le cutter se jouer ainsi du vent, de l’eau et des rochers, lui cria du fond de ses deux mains réunies en conque : Camarades ! je ne vous confierais pas mon chien pour une nuit.
Le lendemain au soir, ils rentraient au port au bruit du canon et de la mousqueterie, remorquant après eux un brick anglais chargé de sucre et de tabac.
— Si votre chien avait été à bord, dit le capitaine Grenouille au vieux lieutenant de vaisseau qui l’avait apostrophé la veille sur les rochers, il toucherait aujourd’hui mille francs pour sa part de prise.
Pendant trois ans, la Grenouille réussit au-delà de toute prévision ; elle était devenue la terreur des ennemis, des Anglais surtout. Quand elle mettait le cap sur un navire de commerce, il était rare qu’il lui échappât. Aussi agile à fuir qu’à attaquer, elle évitait la poursuite des bàtimens de guerre avec une adresse surprenante. Si elle sentait l’impossibilité de lutter de vitesse avec quelque frégate qui lui donnait la chasse, elle tâchait de se mettre hors de la portée de ses canons pendant tout un jour, et le soir, changeant de route, elle se perdait dans la brume ou se réfugiait derrière des rochers inabordables pour la frégate. Encore un danger de passé. Le lendemain, la course recommençait avec de nouvelles chances.
Jusqu’ici, les bénéfices de la profession n’avaient été mêlés d’aucun malheur sérieux ; qu’étaient-ce, pour en parler, que quelques trous de boulets dans la voilure, que quelques volées de mitraille reçues en fuyant ? Par combien de satisfactions positives, de jouissances illimitées, ces petits malheurs ne se rachetaient-ils pas ? Comment dire la vie de l’équipage, quand il avait réalisé en écus ou en pièces d’or sa part du butin ? À leur tour, les pièces d’or se changeaient en vins de toutes sortes de pays ; rien n’était trop bon, rien n’était trop cher. Quand les corsaires, au retour d’une campagne heureuse, descendaient à terre, ils s’installaient dans quelque cabaret fameux, et ils juraient de n’en sortir que le jour où il n’y aurait plus un jambon au grenier, plus une goutte de vin dans la cave. L’Anglais régalait, c’est tout dire.
De bon sang normand, le capitaine Grenouille avait senti se développer en lui un certain amour de la propriété, à mesure qu’il s’était enrichi dans son commerce. Il acheta d’abord un petit morceau de bien, comme disent ses compatriotes, puis un autre ; à un champ de pommiers il ajouta un champ de blé ; il s’arrondit en proportion de ses succès. De la propriété à l’ordre, il n’y a qu’un pas ; il aima l’ordre, mais en corsaire ; son espoir, son envie, son ambition, lorsqu’il courait maintenant sur quelque inoffensif bâtiment de commerce, c’était de se procurer, avec le fruit de la victoire, un petit moulin à cidre, quelque carré de foin, une dizaine de belles vaches. Ces pensées doublaient sa témérité ; un corsaire économe doit être un terrible phénomène. Le capitaine Grenouille était ce phénomène.
Il n’était pas écrit que cette belle prospérité suivrait un cours régulier jusqu’à la fin. Nous n’étions pas la seule nation qui armât des corsaires. Les Anglais en lançaient beaucoup sur nos côtes. Parmi les corsaires anglais qui donnaient le plus de mauvaises nuits à nos négocians bretons, on en distinguait un dont le nom a mérité de rester lié dans les souvenirs contemporains à celui du capitaine Grenouille. Malheureusement ce nom n’est qu’un sobriquet comme celui de notre capitaine, dont le nom réel nous a été du moins révélé. Le sobriquet du corsaire anglais correspondait parfaitement au nom de la goëlette qu’il commandait. C’était la goëlette la Faim (Hunger)), capitaine Gueux.
Si les corsaires français n’étaient pas brillans sous le double rapport des mœurs et de la discipline, ils ne méritaient pas moins d’échapper à toute comparaison avec les corsaires anglais, dont les équipages offraient l’assemblage bizarre, discordant, d’hommes peu faits pour se rencontrer, quoique dignes les uns des autres. Il est établi que tout Anglais est marin, paradoxe auquel la Grande-Bretagne et l’Amérique doivent l’avantage d’être les deux nations qui comptent annuellement le plus de vaisseaux naufragés. Aussi l’équipage d’un corsaire anglais se composait de contrebandiers, de voleurs, de joueurs ruinés, de banqueroutiers, mêlés de quelques véritables marins. Le capitaine Gueux lui-même avait été avocat ; mais il est juste de dire qu’il avait quitté d’assez bonne heure cette profession pour qu’elle ne nuisît pas plus tard à sa condition de corsaire. Au contraire, le capitaine Gueux apportait souvent, grâce à ses études du droit, une très remarquable sagacité dans certaines difficultés du métier, ainsi qu’on va le voir bientôt.
On imagine sans peine avec quelle soif de capture ces hommes, rejetés par tous les rangs de la société anglaise, fouillaient les replis de la mer, afin d’y découvrir de l’or ou de quoi en faire. Ils fondaient sur tout ce qu’ils voyaient flotter à sa surface, semblables aux requins qui mangent, qui avalent tout, le bois, les pierres, le fer. Au bâtiment marchand ils enlevaient l’argent monnayé d’abord, puis les vins, les liqueurs, les choses de prix ; au pêcheur, son poisson frais ; aux bâtimens des côtes, le beurre, les œufs, les légumes, les fruits. Ils gâtaient malheureusement les vices qu’ils avaient en commun avec les corsaires des autres nations, par leur goût pour l’assassinat. L’équipage du capitaine Gueux surtout ne s’emparait jamais d’un vaisseau français sans y commettre quelque meurtre.
Quoi qu’il en soit, le capitaine Gueux balançait seul sur la Manche la réputation du capitaine Grenouille, et ces deux hommes pourtant ne s’étaient pas encore vus. Ils n’avaient, il est vrai, aucune raison de se chercher, car, malgré le proverbe corsaires contre corsaires, en se rencontrant l’antipathie des deux nations devait se manifester chez eux par un combat terrible. Le capitaine Grenouille n’était pas d’un caractère à l’éviter, et l’équipage de la Faim, quoi qu’en eût décidé l’ex-avocat, leur capitaine, l’aurait accepté sans hésiter.
Puisque les deux personnages sont descendus du fond de la scène jusqu’au bord du théâtre, il est temps de donner quelques traits de leur physionomie. Grenouille était un gros petit homme blond, aux bras courts, aux épaules rondes. Il n’avait rien de commun avec les pirates si sveltes et si poétiques, trop poétiques, des romans modernes. À peine s’il pouvait voir ses pieds perdus sous la rotondité de son ventre, quoiqu’il n’eût pas trente ans. Son petit nez, sa petite bouche, ses petits yeux bleus, se perdaient dans la largeur de son visage. Malgré le poids de cet embonpoint précoce, le corps n’entraînait point chez lui les facultés de l’esprit. Son intelligence et sa volonté le faisaient le maître de ses compagnons, autrement souples et déliés que lui. Quand il commandait, il fallait obéir ; et si, parmi ses matelots il s’en trouvait un qui élevât la voix ou le bras, il l’appelait dans sa chambre, il lui versait un verre de rhum de sa plus vieille bouteille, et il lui disait ensuite avec beaucoup d’aménité : « Je t’en prie, conduis-toi mieux avec un camarade plein de bonnes intentions pour toi. Tu le vois, je suis sans colère, je n’ai pas de rancune, je t’excuse ; mais, mon cher ami, si tu recommences, je serai forcé, et tu ne m’y obligeras pas, n’est-ce pas, mon vieux ? je serai forcé de te brûler la cervelle avec ce pistolet. C’est entendu ; encore un petit verre, et va reprendre l’ouvrage. »
Le capitaine Grenouille connaissait d’autant mieux l’effet de ces sortes d’exhortations, qu’il avait déjà prouvé deux fois à son équipage qu’il joignait sans gauchir, quand on l’y contraignait, l’exemple à l’explication.
Sorti d’une classe moins obscure, le capitaine Gueux avait conservé de ses bonnes études, et c’était tout, la maigreur scolastique des colléges, le déhanché osseux d’un sous-professeur d’Oxford, et particulièrement l’habit noir et la cravate noire de satin tordue en corde autour du cou. Il n’était guère plus grand ni plus âgé que le capitaine Grenouille. Au milieu d’une affaire, sa bravoure froide cessait de ressembler au courage, tant elle paraissait exclure toute participation de sa volonté. Buvant sans cesse du gin quand il commandait le feu, de plus en plus pâle à mesure que la boisson ardente descendait et fermentait dans sa poitrine, il n’était plus, vers la fin du combat, qu’une colère figée, qu’une extase terrible, aux mains crispées, aux grands yeux noirs ouverts. Mais ce fantôme débraillé avait tout fait. Son regard, sa main, son silence, son sang-froid, son ivresse observatrice, avaient conçu, allumé, remporté la victoire. Après le combat il s’affaissait aussitôt, et ce n’était plus alors qu’un chiffon trempé dans l’eau-de-vie. On le jetait dans un hamac, où il restait trois jours à se dégriser.
La première fois que le capitaine Gueux et le capitaine Grenouille se rencontrèrent dans les mêmes eaux, ce fut à la hauteur du cap de la Hogue, et par une circonstance fort singulière. Toutes voiles dehors, le corsaire anglais donnait depuis le matin la chasse à un brick français, qui s’efforçait de gagner avec une vitesse désespérée le port de Cherbourg. Déjà des coups de canon tirés en ligne annonçaient la crise à laquelle le malheureux brick essayait de se soustraire. Tout à coup le cercle liquide où les deux navires s’agitaient s’ouvrit à un autre point opposé de l’horizon, à un peu moins de trois lieues de distance, pour laisser passer deux autres bâtimens dont les manœuvres inquiétèrent beaucoup le capitaine Gueux. De ce double point noir rapproché sans cesse partait aussi le bruit sourd du canon. À ne pas en douter, une des deux voiles courait sur l’autre dans des intentions hostiles, et dans ces parages deux voiles en hostilité signifiaient hautement la collision d’un navire anglais et d’un navire français. Le capitaine Gueux ne continua pas moins sa chasse contre le brick français dans la direction du groupe aperçu, lequel grossissait et se canonnait toujours. Au bout d’une heure, quatre navires furent en présence : le corsaire français la Grenouille, en train de déchiqueter un trois mâts anglais chargé jusqu’aux sabords, et le corsaire la Faim, traquant son brick à demi rendu. Qu’allait-il résulter maintenant de la rencontre des deux corsaires, surpris l’un et l’autre au moment de capturer, celui-ci un navire français, celui-là un trois mats anglais ? Dans quelle occasion, bien faite pour irriter leur antipathie, se voyaient face à face ces deux rois de la mer, ces deux représentans de la haine de deux nations qui s’abhorrent, et qui seront toujours ennemies, quoi qu’on fasse ? Par quel côté allaient-ils se dévorer ?
Comme à un signal exactement obéi, le feu des deux corsaires cessa. Le capitaine Gueux et le capitaine Grenouille employèrent cette minute de trêve à une méditation d’une parfaite similitude. Ce que l’un se dit, l’autre se le dit, et voici ce que chacun des deux pensa :
— Si j’abandonne ma prise pour me battre avec le corsaire ennemi, la prise profitera de l’occasion et s’en ira. Le bâtiment dont j’ai à soutenir le pavillon s’en ira également, je le sais ; mais quoi ! j’aurai risqué de perdre mon navire pour en sauver un, au cas toutefois où je serai vainqueur, qui ne couvrira pas mes frais d’avarie ?
Raisonnement très juste et à la taille des corsaires, qui préféreront toujours prendre un bâtiment ennemi que d’en sauver un de leur nation. Le mieux, réfléchirent-ils, est de considérer le coup comme nul, et de n’avoir pas l’air de s’être vus.
Afin de s’assurer que le capitaine Grenouille partageait son avis, le capitaine Gueux fit avec beaucoup de circonspection l’essai d’une manœuvre significative. Il abandonna le travers du brick français, sa prise un instant auparavant assurée, et il tira au large ; au moment même, voyant cela, le capitaine Grenouille exécuta une manœuvre semblable, en sorte que les deux corsaires s’éloignèrent d’un commun mouvement de leur double capture, pour faire voile dans une direction contraire. De part et d’autre, il y avait jusque-là intelligence et bonne foi parfaites ; mais, à un quart de lieue d’éloignement, l’Anglais décrivit une courbe, dont la pointe, en se prolongeant, devait finir par passer dans le plan du corsaire français. Celui-ci mit aussitôt en panne, découvrit ses batteries et attendit. Il se repent, se dit-il. À tout pécheur miséricorde. Canonniers, à vos pièces !
Quand les deux corsaires furent à portée de pistolet, la Faim mit à la mer une embarcation où le capitaine Gueux descendit avec un seul matelot. — Ce n’est qu’une simple explication, pensa le capitaine Grenouille ; on ne sera pas en reste avec lui : la yole à la mer ! cria-t-il.
La yole et l’embarcation furent bientôt bord à bord, et les deux capitaines parlementèrent.
Il serait trop naïf d’expliquer comment ils se comprirent, l’un Anglais de nation, l’autre Français ; la guerre, on le sait, avait familiarisé entre les habitans des côtes de la Manche, de l’un et l’autre côté du détroit, une langue mixte plus que suffisante aux relations.
— Je ne vous crains pas, dit d’abord l’Anglais au Français.
— Moi non plus, répondit le Français.
— Si nous nous battons, ce sera long, capitaine Grenouille.
— Très long, capitaine Gueux.
— L’un de nous prendra l’autre, et les deux bâtimens marchands ne seront plus là. Si je suis vainqueur, que ferai-je, capitaine Grenouille, de votre canaille d’équipage ? Cela ne vaut pas trois livres sterling !
— Et moi, que ferai-je, capitaine Gueux, de vos brigands de matelots, dont je ne donnerais pas deux sardines ?
— Nous ne nous serons pas rencontrés, voulez-vous ?
— Soit !
— Voulez-vous mieux ?
— Parlez, capitaine Gueux.
— J’ai quelque intérêt à sauver de la griffe des vôtres, capitaine Grenouille, dix bâtimens anglais attendus par les boutiquiers de la Cité. Voici l’intérêt que j’y ai : chaque propriétaire de ces navires m’a promis mille livres sterling, vingt-cinq mille francs de votre monnaie, pour chaque vaisseau qui, escorté, défendu ou sauvé par moi, arrivera à bon port.
— Je vous écoute, capitaine Gueux.
— Parmi les chances fatales, vous n’êtes pas la moins à craindre. Si mes pauvres vaisseaux tombent sous votre grappin, j’ai peu d’espoir à la gratification. N’avez-vous pas de votre côté quelques bâtimens français à me recommander ? J’aurais pour eux les mêmes attentions que vous auriez pour mes protégés.
— Mais c’est une affaire, dit le capitaine Grenouille. Je ne vois pas pourquoi les négocians français ne m’assureraient pas les mêmes bénéfices sur leurs vaisseaux, sur dix de leurs vaisseaux dont je leur garantirais leur retour au port ?
— Une très belle affaire ! ajouta le capitaine Gueux, et très facile surtout. Chaque fois que vous rencontrerez un des dix vaisseaux anglais dont voici les noms sur cette liste, vous le laisserez passer sain et sauf ; et chaque fois que je rencontrerai un des dix bâtimens français que vous allez me désigner, j’userai des mêmes égards. Donnez-moi votre liste, capitaine Grenouille.
— C’est du pain assuré pour mes vieux jours, dit le capitaine Grenouille en dictant au capitaine Gueux les noms des dix bâtimens français compris dans ce traité conclu de bonne foi par-devant le ciel et l’eau, en présence de l’horizon.
— Touchez là, capitaine Grenouille.
La main du capitaine Grenouille tomba dans celle du capitaine Gueux.
— Mais quant aux autres navires en dehors du traité ?…
— Tâchez de les pincer, capitaine Grenouille, c’est votre affaire.
— Je n’y manquerai pas.
— Sur tout ceci, capitaine Grenouille, le plus grand secret.
— Si je ne le gardais pas, je serais fusillé.
— Et moi pendu, ajouta le capitaine Gueux. Cela suffit à deux hommes d’honneur.
Les deux embarcations s’éloignèrent, et les deux corsaires firent voile dans des directions opposées. Telle fut la première entrevue des deux chefs qui les commandaient.
De part et d’autre, les conventions furent fidèlement observées pendant six mois : le capitaine Gueux relâcha quatre navires français dont il aurait pu s’emparer, et de son côté, le capitaine Grenouille ne fit aucun mal à dix navires anglais qu’en d’autres circonstances il eût traités avec infiniment moins d’égards. Il était en avance de six vaisseaux sur le capitaine Gueux, mais c’était là un effet du hasard.
Sans violer la lettre du traité tout commercial passé avec le capitaine Gueux, le capitaine Grenouille avait le droit de continuer, et il n’avait garde d’y manquer, ses courses heureuses contre les navires anglais non compris dans le cercle de la convention. Lui et son équipage regorgeaient d’or ; mais, tandis que l’équipage jetait à poignée les pièces de vingt francs sur la table et souvent sous la table des cabarets, le capitaine ajoutait des biens-fonds à sa terre. Il faisait bâtir, boiser des terrains, exploiter des carrières. Un vieux château d’émigré, situé dans les environs, lui plaisait beaucoup, mais la commune en tenait le prix bien haut. C’étaient 100,000 francs à trouver. Je les trouverai dans la poche des Anglais, se dit-il ; encore trois ou quatre bonnes courses dans le détroit, et le château m’appartiendra.
Les calculs du corsaire, on va le voir, ne se vérifièrent pas entièrement. Il partit de nouveau. Il avait déjà battu en tous sens quarante ou cinquante lieues de côte sans rien rencontrer qui valût la peine d’être pris, d’indignes vaisseaux chargés de foin ou de planches, lorsqu’il aperçut aux dernières lignes de l’horizon un navire d’honnêtes dimensions et taillé dans des proportions tout-à-fait inoffensives. Quelle est cette diligence ? pensa-t-il. Rendrons-nous une visite de simple politesse à ce routier ? Allons ! honorons-le d’un abordage. Le cap sur cette maison bourgeoise ! ordonna-t-il.
Plus le corsaire approchait du but où il tendait, et plus il riait du flegme de ce bonhomme de bâtiment qu’on chargerait le mousse d’aller reconnaître. Il ne bougeait pas plus qu’une île. Les plaisanteries ne tarissaient pas. — C’est peut-être une baleine endormie, peut-être une grosse tortue ; nous la mangerons à dîner. — Nous serions pourtant bien attrapés si c’était un vaisseau de la compagnie des Indes, bourré de thé, — le thé, ne plaisantons pas, se vend 100 francs la livre en France, ou de cannelle, — la cannelle s’achète au poids de l’or maintenant. Pendant le cours ironique de tous ces propos où brillait l’esprit particulier aux corsaires, la Grenouille glissait à pleines voiles par un bon vent largue et une mer unie sur le vaisseau déjà coulé bas à coups d’épigrammes. Son attitude n’avait pas changé. Quoique ses voiles gonflassent, il semblait ne pas remuer, tant le corsaire courait rapidement sur lui. Le corsaire cargua sa brigantine, car, en vérité, c’était pitié de chercher à atteindre cette masse autrement que par le simple élan déjà communiqué à la quille. — Je ne vois sur le pont qu’un chien et un matelot en bonnet de coton, s’écria le capitaine, quand il fut à un simple jet de pierre du bâtiment. Ohé ! cria Grenouille dans le fond de sa trompette marine ; ohé ! de vous deux, s’il vous plaît, quel est le capitaine ?
— C’est moi qui suis le capitaine, lui cria l’homme en bonnet de coton, moi, le capitaine Gueux. — Et huit pièces de canon et cent mousquets tirèrent à la fois sur le corsaire, dont le pont fut à l’instant même couvert de sang et d’éclats de bois. Attaqué de si près, à bout portant, toute résistance était impossible. Ceux des matelots qui n’étaient pas morts étaient blessés, ceux qui n’étaient pas blessés avaient perdu toute présence d’esprit. Une seconde décharge à mitraille fit raison de ces derniers. Le capitaine Grenouille n’eut pas la douleur de se rendre. Une balle de fer qui lui était entrée dans l’œil gauche l’avait étendu sans connaissance sur le pont.
Il ne rouvrit l’œil droit que dans la prison de Plymouth. Il était prisonnier des Anglais.
Son premier mot, en posant d’une manière expressive un doigt de sa main droite sous le seul œil qui lui restât, fut celui-ci, prononcé en bon normand :
— Je pardonne au marin, c’est un brave ! mais l’associé me le paiera. Non, je ne lui pardonne point.
Parmi les prisonniers français devenus célèbres par leurs efforts, leur adresse, leur patience dans la recherche des moyens de sortir de leurs cachots, séjour véritablement horrible, le capitaine Grenouille réclame une place méritée. Nous ne citerons que deux faits relatifs à sa captivité à Plymouth. L’un et l’autre, par leur bizarre hardiesse, attestent à quel degré de cruauté s’élevait le traitement réservé aux malheureux prisonniers de guerre.
Chaque semaine, un fonctionnaire spécial venait visiter la prison, afin de voir si les Français étaient aussi durement traités que de coutume, si les lits étaient aussi durs, le pain aussi noir, les légumes aussi mauvais. Après avoir constaté l’infection de l’air et le nombre des malades et des morts, il dressait son rapport et partait. Ce commissaire, membre sans doute de quelque société philanthropique, se faisait toujours suivre, par luxe ou par humanité, de deux superbes lévriers d’Écosse, et de l’un de ces boule-dogues à tête ronde passée dans un collier hérissé de pointes de fer. Rien de ce qui venait du dehors n’échappait au regard si peu distrait des prisonniers. Avec quelle envie ils admiraient, pendant la visite du commissaire, ces opulentes bêtes, ces chiens grands seigneurs, gras, lustrés, libres, et mangeant si bien ! Tant de bonheur versé sur des créatures inintelligentes, tandis qu’eux, des hommes utiles et braves, des hommes enfin, n’assouvissaient jamais leur appétit ! La comparaison les indignait. Ces chiens avaient fini par les irriter à un point extraordinaire ; ils les détestaient autant que le commissaire des prisons. Le capitaine Grenouille promit à la série de prisonniers dont il faisait partie, la plupart pris avec lui sur le cutter, de tirer une vengeance prompte et adroite de la prospérité insultante des trois chiens. Les nombreuses cours de la prison de Plymouth étaient séparées par des murs hauts de cinq ou six pieds, larges d’autant, sur lesquels des sentinelles se promenaient et veillaient pendant les heures de récréation accordées le matin et l’après-midi aux prisonniers. Ces murs étaient le chemin par où passait le commissaire lorsqu’il voulait embrasser d’un coup d’œil les masses de captifs répandus dans les différentes cours.
Le jour de visite attendu par les fauteurs de la conspiration tramée contre les trois chiens arriva enfin. Chacun se tint à son poste. Vêtu de son habit rouge, ceint de son écharpe noire à passemens d’or, le commissaire paraît à l’extrémité du mur d’inspection. Ses trois chiens le suivent. Il atteint enfin le double carré du préau, que divise le mur, d’où il examine lentement, tantôt à droite, tantôt à gauche, les prisonniers. Derrière lui, et tandis qu’il marche, une corde très fine, blanche, peu visible, est lancée d’un côté à l’autre du mur. Le bouledogue en reçoit un coup vif dans les pattes ; il trébuche, tombe ; il roule en bas du mur. Point de bruit, pas un aboiement. De nouveau la corde est tendue, et les deux lévriers, qui vont par couple, en sont cinglés : ils roulent par couple. Une balle élastique descend moins vite. Qui les reçoit ? Comment étouffe-t-on leurs cris ? Enchantement familier aux prisonniers de guerre, qui non-seulement ont la seconde vue, mais la troisième main, celle avec laquelle les voleurs, ces hommes de génie, ouvrent toutes les portes et tressent sans chanvre, sans laine, sans rien du tout, des cordes pour descendre du haut de ces tours qui ont cent pieds d’élévation.
Après l’inspection, le commissaire s’aperçut de l’absence des trois chiens. On les appela aussitôt de tous leurs noms, de leurs plus doux surnoms, on les siffla à toutes les distances, aucun des trois ne répondit. Alors le commissaire, très attaché à ses chiens, ordonna une perquisition générale dans les cachots. La plaisanterie n’étant pas de son goût, il se fâcha, s’irrita, parla de punition, comme si une punition était encore possible envers les prisonniers français ! Sa colère n’amena rien. Furieux de la perte de ses deux beaux lévriers et de son boule-dogue, il allait enfin partir, lorsqu’un des geôliers vint à lui, portant dans une main les colliers des trois chiens et dans l’autre un panier où il y avait des os blancs comme de l’ivoire : — Voilà ce qui reste à votre seigneurie de ses trois chiens, lui dit tristement le geôlier.
— Ils les ont mangés ! s’écria le commissaire.
— Oui, monsieur le commissaire, et à la broche.
En une heure, le capitaine Grenouille et ses compagnons avaient pris, tué, dépouillé, rôti, mangé les trois chiens de l’inspecteur des prisons.
On défendait sous des peines sévères à tout prisonnier de se procurer des instrumens tranchans, des couteaux ou des ciseaux, même des aiguilles. À cet égard, la rigueur allait jusqu’à la démence. On craignait de leur fournir des moyens de révolte, d’assassinat, d’évasion. Aussi était-il presque impossible à un prisonnier de se procurer un clou.
Ce fut donc avec leurs mains que le capitaine Grenouille et dix de ses compagnons, rien que dix, car un plus grand nombre pouvait cacher un espion ou un traître, creusèrent à coups d’ongles dans leur cachot un chemin large de quatre pieds, long de quatre-vingts ! Ce chemin souterrain passait sous la prison, sous les fossés, et allait aboutir à vingt pieds de la sentinelle extérieure. Quand le geôlier entrait, on jetait vite une couverture, et l’on se couchait sur l’orifice de ce puits, creusé en grande partie pendant la nuit.
Le capitaine Grenouille avait résolu une immense difficulté avant d’entreprendre cet admirable travail de creusement, une difficulté où était venue s’émousser et mourir l’énergie de tous ceux qui, avant lui, avaient eu la pensée, d’ailleurs fort commune, de s’évader en tentant le percement d’une voie souterraine. La difficulté était celle-ci : Comment se débarrasser de la terre enlevée en faisant un trou si grand, et où la mettre cette terre ?
Deux fois par jour les prisonniers se rendaient dans ce préau si fatal aux trois chiens de l’inspecteur des prisons ; deux fois par jour, avant de s’y rendre, le capitaine Grenouille et ses dix complices versaient la terre dans leurs poches, et lorsqu’ils étaient assis l’un près de l’autre dans la cour, ils la laissaient couler peu à peu et la tassaient avec leurs mains. Ils allaient ensuite plus loin et ils recommençaient leur distribution, évitant d’être toujours ensemble.
Six mois de peine furent employés à ce travail, bien souvent sur le point d’être découvert. Enfin une nuit d’hiver, nébuleuse et glacée, les onze prisonniers s’évadèrent de la prison de Plymouth et atteignirent sans péril les bords de la mer où les attendait un pêcheur anglais qui les transporta sur les côtes de France. Après leur évasion seulement, on remarqua que le terrain de la cour où ils venaient chaque jour se promener deux fois s’était exhaussé de trois pieds. Ces trois pieds d’élévation étaient le total des poignées de terre versées par eux grain à grain lorsqu’ils creusaient leur trou.
Depuis trois ans, le capitaine n’avait revu ses chers pommiers de Normandie qui avaient fleuri trois fois ; ses foins, ses blés l’attendaient aussi ; on lui rendit des comptes exacts. Il se trouva très riche, il aurait pu être heureux avec les revenus amassés dont il entra en possession. On le pressait de se marier, la fin la plus honnête que les braves gens et les corsaires doivent s’empresser de faire. Non ! dit-il, non ! j’ai encore une toute petite affaire à régler avant de songer au repos. Il pensait au tour que lui avait joué le maudit capitaine Gueux, et la colère est comme le café ; il faut servir chaud, si l’on tient à ne pas perdre l’arôme. Il quitta donc son village, ses moulins à cidre, ses amis, la famille dans laquelle il avait choisi une femme ; il régla enfin tous ses intérêts d’argent et de cœur, déposa son testament chez le notaire de l’endroit, et il se rendit à Brest. On était au commencement de l’année 1814. Le capitaine Grenouille n’était plus maintenant le jeune homme indécis entre plusieurs projets ; il alla droit au but. Une brick-goëlette prise sur les Anglais par les corsaires bretons languissait désarmée dans le port de Brest. Marché conclu avec le propriétaire, il l’équipa en peu de jours, en changea le nom, et Le Duc d’Yorck devint, à l’aide de quelques coups de pinceau, la Grenouille de 1814. À aucune époque, l’Anglais n’avait été autant haï des marins de notre nation, qui commençaient à lui faire payer cher ses succès de hasard obtenus pendant les années de la république, lorsque de stupides représentans du peuple, des ânes tricolores, s’arrogeaient le commandement de nos flottes et mettaient de l’héroïsme à les entraîner au fond de la mer. Corps à corps, nos vaisseaux maintenant triomphaient toujours et en tous lieux, comme ils triompheront toujours à nombre égal des vaisseaux anglais. Ils reprenaient en détail les avantages perdus par l’ignorance sauvage de la Convention et du Directoire. Ces outres pleines de gin, ces ignobles défenseurs de la patrie, ces matelots qu’on ramasse à coups de fouet dans les mauvais lieux de Londres, ne tenaient pas devant la bravoure éclairée de nos marins, ces hommes qui sont tout : soldats, savans, matelots ; aujourd’hui Suffren, demain Bougainville ou Durville.
On ne demandait pas aux équipages de nos corsaires ce choix d’hommes d’élite. Leurs campagnes n’étaient ni longues, ni difficiles. C’était une chasse où il s’agissait de tuer à coups de fusil ou à coups de harpon le plus d’Anglais possible, une battue de quelques heures sur un lac infesté par des corbeaux. L’unique pensée de notre capitaine, et il la cacha soigneusement aux matelots qu’il enrôla, n’était plus, comme autrefois, de mettre à contribution les vaisseaux marchands de la Grande-Bretagne. Il était assez riche. Son espérance la plus chère, son ambition vivace, celle qui lui faisait risquer sa fortune, sa liberté, son repos, c’était de découvrir, de provoquer, d’exterminer ce serpent de mer, l’infernal capitaine Gueux, dût-il le poursuivre sans manger ni boire jusqu’aux limites du globe. Il battait des ailes en pensant qu’il n’irait pas si loin pour le rencontrer. Il en avait des nouvelles. Des renseignemens sûrs lui avaient appris qu’il continuait ses croisières dans les eaux de la Manche. L’avis lui suffisait. Placé entre un galion d’Espagne aussi facile à prendre qu’une tortue endormie sous le soleil de l’équateur, et la vieille carcasse du capitaine Gueux, dont un déchireur de bateaux n’aurait pas donné dix francs, y compris le capitaine Gueux et son équipage, il ne balancerait pas, il laisserait le galion pour briser, écarteler le corsaire anglais.
Vers la fin de janvier, la Grenouille de 1814 fut en état de prendre la mer ; il n’y avait pas un jour à perdre. À ceux qui montraient à notre capitaine le ciel dévasté par des coups de vent terribles, la mer et les nuages ne formant qu’un seul nuage noir et glacé, il répondait en hissant son pavillon de corsaire. Les autres observations, il ne les entendit pas, il était au large. Pendant trois jours, il perça de son beaupré aigu comme une vrille les couches de brouillard amoncelées d’une porte à l’autre du détroit. Le temps était vraiment sinistre. Il bruinait noir. La mer était fatigante à tenir. Une moitié du bâtiment semblait quitter l’autre moitié à chaque tangage. Rude métier ! On ne distinguait pas un homme de l’arrière à l’avant, tant la brume pesait sur le pont où elle déposait une croûte de glace fine, froide et glissante. À peine la voix résonnait-elle, étouffée dans cet air spongieux. Dire au juste dans quelle partie du détroit naviguait la Grenouille, serait donner un démenti à la boussole, au quart de cercle et au loch. On changeait souvent de route, le quart de cercle servait autant qu’un tourne-broche, et le diable lui-même n’aurait pas lancé et maintenu le loch à la mer. La quatrième nuit, la tempête s’aggrava : le corsaire courut à sec et vent arrière au milieu des ténèbres : — le plus beau et le plus terrible spectacle qu’on puisse désirer de voir ! Les mâts ploient, les cordes crient, sifflent, cassent de temps à autre ; si le bout d’une de ces cordes plombées par le goudron touche à la tête d’un homme, il la lui fend comme une grenade ; le gouvernail remonte et retombe dans ses gonds ; la proue éperdue plonge dans l’eau, et lui fait un pont pour arriver en belles nappes vertes et écumeuses jusqu’à l’autre bout du navire. En passant, la souveraine enlève sa dîme : une chaloupe, un tonneau, un homme, La poupe, qui était au ciel, s’abîme, et la proue s’élève et crève l’espace ; on ne voit plus que la proue, son dard. Tout crie, tout pleure, tout gémit, les clous grincent mélancoliquement dans le bois, les bordages souffrent, l’eau clapote dans la pompe. Mais c’est beau, l’homme est tranquille. Depuis le départ, le capitaine n’avait pas quitté le pont. Il voulait être le premier à découvrir son Amérique.
À deux heures après minuit, il se fit un tremblement terrible dans le corsaire, qui recula, craqua et s’affaissa dans l’écume. Du choc, le mât de misaine tomba sur le beaupré, le beaupré cassa, et l’un et l’autre refluèrent, fouillis de cordes et de bois, au milieu du pont, qui fut défoncé ; le capitaine Grenouille bondit ; il était debout, il regardait, il croyait rêver. Il ne rêvait pas : son navire descendait, descendait, descendait dans l’eau ; il avait été abordé par un autre bâtiment, et si fort et si rudement, que les vergues de l’un et de l’autre navire se croisaient, et que leurs cordages s’étranglaient et se nouaient d’une façon à ne se défaire que sous le tranchant de la hache. Peine inutile : l’autre navire coulait aussi ; celui-ci et celui-là n’étaient plus qu’à deux pieds du niveau de la mer, qui avait déjà étouffé, par une invasion soudaine, les deux équipages endormis dans l’entrepont. — La chaloupe à la mer ! cria le capitaine Grenouille, ou nous buvons tous à la grande tasse ! — Les huit matelots de quart coupèrent les liens de la chaloupe, et s’y jetèrent à la hâte, suivis de dix matelots et du capitaine de l’autre navire submergé. — Tout le monde y est-il ? — demanda le capitaine Grenouille, et il s’élança à son tour dans la chaloupe. Les deux navires coulèrent ensemble, et si peu de temps après l’embarquement des vingt naufragés, qu’ils faillirent être entraînés dans le trou ouvert par le grand déplacement d’eau. Tout le reste de la nuit, les naufragés des deux bâtimens gardèrent le plus profond silence, ne s’occupant que du soin le plus pressant, celui d’égoutter sans cesse la chaloupe. Le capitaine Grenouille s’était couché dans le fond de la barque, roulé dans son paletot ; il jurait comme un païen de ne plus être en état de consommer sa vengeance. Au petit jour, le froid le saisit ; il se leva et regarda autour de lui ; était-il bien éveillé ? une voix lui dit : Bonjour, capitaine Grenouille ! — C’était le capitaine Gueux. Le corsaire normand s’empare de la hache de l’un de ses matelots et veut fendre l’Anglais ; les dix marins de celui-ci se lèvent : tous les bras sont en l’air.
La réflexion ramena bien vite le calme parmi ces hommes aussi intéressés les uns que les autres à s’épargner, à s’aider de leurs forces, à mettre en commun leur énergie pour se tirer du pas périlleux où ils étaient engagés. Chacun reprit sa place ; le capitaine Gueux en offrit une auprès de lui au capitaine Grenouille ; celui-ci la refusa sèchement et passa à l’autre bout de la chaloupe.
— Avez-vous du biscuit ? lui demanda quelques heures après le capitaine Gueux.
— Nous n’avons rien, lui répondit le capitaine Grenouille.
— Je vous en offre autant, dit l’autre ; mais je donnerais tout le biscuit de la terre, poursuivit-il, quoique j’aie faim, et tout le vin de la Bourgogne, quoique je me meure de soif, pour une chique de tabac.
— Il m’en reste deux, dit le capitaine Grenouille : une que je mets dans la bouche, pour paraître devant le Père Éternel ; quant à l’autre, j’aime mieux la donner à un requin qu’à toi. Crève, chien. — Il la jeta dans la mer. Le capitaine Gueux tira de sa poche une carotte entière de tabac, et en coupa une belle tranche qu’il logea dans sa bouche.
— Le brigand ! murmura le capitaine Grenouille ; il en avait, et il vient de me faire jeter ma dernière chique.
— Ah ! ça ! prenons conseil, dit ensuite le capitaine Gueux ; nous sommes entre l’île de Guernesey et Cherbourg, entre l’Angleterre et la France, mais plus près cependant de Guernesey que de Cherbourg ; mon avis est de piquer dans l’ouest, et d’aborder cette île anglaise.
— Ton avis est donc que je sois encore prisonnier de l’Angleterre ? Vogue à l’est ! cria Grenouille ; le cap sur la France !
— Où je serai ton prisonnier, moi, n’est-ce pas ? répliqua le capitaine Gueux.
— Je l’espère bien.
— À l’ouest !
— À l’est !
— À Cherbourg !
— À Guernesey !
— Non !
— J’ai deux matelots de plus que vous, fit observer le capitaine Gueux, et six d’entre eux ont leurs pistolets chargés à la ceinture ; les vôtres n’ont que des haches ; la partie n’est pas égale. — À moi, mes matelots ! cria le capitaine Grenouille, et mort à ces chiens, s’ils ne veulent pas voguer vers la France !
Les matelots anglais étaient passés à l’arrière de la chaloupe, les matelots français à la proue ; un choc terrible allait enfin trancher la question.
— Un instant, dit le capitaine Gueux.
— Derrière ce gros nuage, j’aperçois un navire ; tenez, il vient sur nous.
Un coup de canon retentit.
— Ah ! il nous a aperçus, cria le capitaine Grenouille. C’est un navire français : tu vas la danser, capitaine.
— C’est un bâtiment anglais, au contraire. Capitaine Grenouille, vous reprendrez, s’il vous plaît, votre chambre à Plymouth.
Dans l’alternative, il y eut suspension d’armes ; amis et ennemis ne quittèrent plus des yeux le navire qui, les ayant vus en détresse, venait sur eux. À portée de pistolet, il mit en panne et déploya le pavillon de la Hollande. Ce n’était ni un Anglais ni un Français.
La question de liberté et de salut ne devenait pas plus claire pour l’un que pour l’autre capitaine, car à cette époque on ne connaissait pas trop les sympathies de la Hollande, comprise dans le système du blocus continental et recevant pourtant de toutes mains les marchandises anglaises.
— Quel est celui de nous qui est prisonnier de l’autre ? demandèrent les deux audacieux capitaines en touchant le vaisseau hollandais.
— Vous n’êtes prisonniers de personne, leur fut-il répondu : Napoléon a cessé de régner, La France a signé une paix perpétuelle avec l’Angleterre.
— En voilà une, dit le capitaine Grenouille, à laquelle j’étais loin de m’attendre.
— Entendez-vous ! dit le capitaine Gueux, une paix perpétuelle ! Votre main ?
— Perpétuelle ! dit Grenouille en retirant la main… j’attendrai.
On les débarqua tous les deux à Dunkerque.
Un an après, le capitaine Gueux envoyait au capitaine Grenouille, au nom de la société des naufrages de Londres, une médaille d’or sur laquelle était gravé ceci :
Donnée au capitaine français Grenouille pour avoir sauvé dans sa chaloupe, malgré la guerre, le capitaine anglais surnommé le capitaine Gueux.
Et de l’autre côté de la médaille, on lisait :
Donnée au capitaine anglais Gueux pour avoir, malgré la guerre, épargné la vie du capitaine français Grenouille.
Au cordon de la médaille, on lisait encore :
Amitié éternelle entre ces deux hommes comme entre leurs deux nations.
Le capitaine Grenouille est vieux, mais il a trois enfans au service de la marine. L’histoire pourrait bien ne pas être finie.