Le Capitaine Fracasse/Chapitre XXII
XXII
LE CHÂTEAU DU BONHEUR
On pense bien que la bonne Isabelle, devenue baronne de Sigognac, n’avait pas oublié dans les grandeurs ses braves camarades de la troupe d’Hérode. Ne pouvant les inviter à sa noce à cause de leur condition qui ne congruait plus à la sienne, elle leur avait fait à tous des cadeaux offerts avec une grâce si charmante qu’elle en doublait la valeur. Même, jusqu’au départ de la compagnie, elle alla souvent les voir jouer, les applaudissant à propos, comme quelqu’un qui s’y connaissait. Car la nouvelle baronne ne célait point qu’elle eût été comédienne, excellent moyen d’ôter aux mauvaises langues l’envie de le dire, comme elles n’y auraient pas manqué, si elle en eût fait mystère. Du reste, le sang illustre dont elle était imposait silence à tous, et sa modestie lui eut bientôt conquis les cœurs, même ceux des femmes, qui s’accordèrent à la trouver aussi grande dame que pas une à la cour. Le roi Louis XIII, ayant entendu parler des aventures d’Isabelle, la loua fort de sa sagesse et témoigna une particulière estime à Sigognac pour sa retenue, n’aimant pas, en chaste monarque qu’il était, les jeunesses audacieuses et débordées. Vallombreuse s’était notoirement amendé à la fréquentation de son beau-frère, et le prince en ressentait beaucoup de joie. Les jeunes époux menaient donc une charmante vie, toujours plus amoureux l’un de l’autre et n’éprouvant pas cette satiété du bonheur qui gâte les plus belles existences. Cependant, depuis quelque temps, Isabelle semblait animée d’une activité mystérieuse. Elle avait des conférences secrètes avec son intendant ; un architecte venait la voir qui lui soumettait des plans ; des sculpteurs et des peintres avaient reçu d’elle des ordres et étaient partis pour une destination inconnue. Tout cela se faisait en cachette de Sigognac, de complicité avec Vallombreuse, qui paraissait savoir le mot de l’énigme.
Un beau matin, après quelques mois écoulés nécessaires sans doute à l’accomplissement de son projet, Isabelle dit à Sigognac, comme si une idée subite lui eût traversé la fantaisie : « Mon cher seigneur, ne pensez-vous jamais à votre pauvre castel de Sigognac, et n’avez-vous pas envie de revoir le berceau de nos amours ?
— Je ne suis pas si ingrat, et j’y ai plus d’une fois songé ; mais je n’ai point osé vous engager à ce voyage, ne sachant pas s’il serait de votre goût. Je ne me serais pas permis de vous arracher aux délices de la cour dont vous êtes l’ornement, pour vous conduire à ce château lézardé, séjour des rats et des hiboux, lequel je préfère pourtant aux plus riches palais, comme étant la séculaire habitation de mes ancêtres et le lieu où je vous vis pour la première fois, place à jamais sacrée que volontiers je marquerais d’un autel.
— Pour moi, reprit Isabelle, je me suis demandé bien souvent si l’églantier du jardin avait encore des roses.
— Il en a, dit Sigognac, j’en jurerais ; ces arbustes agrestes sont vivaces, et d’ailleurs, ayant été touché par vous, il doit toujours produire des fleurs, même pour la solitude.
— À l’encontre des époux ordinaires, répondit en riant la baronne de Sigognac, vous êtes plus galant après le mariage qu’avant, et vous poussez des madrigaux à votre femme comme à une maîtresse. Puisque votre désir s’accorde avec mon caprice, vous plairait-il de partir cette semaine ? La saison est belle, les fortes chaleurs sont passées, et nous ferons agréablement le voyage. Vallombreuse viendra avec nous et j’emmènerai Chiquita, à qui cela fera plaisir de revoir son pays. »
Les préparatifs furent bientôt faits. On se mit en route. Le voyage fut rapide et charmant ; Vallombreuse ayant fait disposer d’avance des relais de chevaux, au bout de quelques jours on arriva à cet endroit où s’embranchait, sur le grand chemin, l’allée conduisant au manoir de Sigognac. Il pouvait être deux heures de l’après-midi, et le ciel brillait d’une vive lumière.
Au moment où le carrosse tourna pour entrer dans l’allée et où la perspective du château se découvrit tout d’un coup, Sigognac eut comme un éblouissement ; il ne reconnaissait plus ces lieux si familiers pourtant à sa mémoire. La route aplanie n’offrait plus d’ornières. Les haies élaguées laissaient passer le voyageur sans l’égratigner de leurs griffes. Les arbres, taillés avec art, jetaient une ombre correcte, et leur arcade encadrait une vue tout à fait nouvelle.
Au lieu de la triste masure dont on se rappelle la description lamentable, s’élevait, sous un gai rayon de soleil, un château tout neuf, ressemblant à l’ancien comme un fils ressemble à son père. Cependant rien n’avait été changé dans sa forme. Il présentait toujours la même disposition architecturale ; seulement, en quelques mois, il avait rajeuni de plusieurs siècles. Les pierres tombées s’étaient remises en place. Les tourelles sveltes et blanches, coiffées d’un joli toit d’ardoises dessinant des symétries, se tenaient fièrement, comme des gardiennes féodales, aux quatre coins du castel, dressant dans l’azur leurs girouettes dorées. Un comble orné d’une élégante crête en métal avait fait disparaître le vieux toit effondré de tuiles lépreuses et moussues. Aux fenêtres, désobstruées de leurs fermetures en planches, brillaient des vitres neuves encadrées de plomb, formant des ronds et des losanges ; aucune lézarde ne bâillait sur la façade complètement restaurée. Une superbe porte en chêne, soutenue de riches ferrures, fermait le porche qu’autrefois laissaient ouvert deux vieux battants vermoulus à la peinture délavée. Sur le claveau de l’arcade, au milieu de ses lambrequins refouillés par un ciseau intelligent, rayonnaient les armoiries des Sigognac : trois cigognes sur champ d’azur, avec cette noble devise, naguère effacée, maintenant parfaitement lisible, en lettres d’or : Alta petunt.
Sigognac garda quelques minutes le silence, contemplant ce spectacle merveilleux, puis il se tourna vers Isabelle et lui dit : « C’est à vous, gracieuse fée, que je dois cette transformation de mon manoir. Il vous a suffi de le toucher de votre baguette pour lui rendre la splendeur, la beauté et la jeunesse. Je vous sais un gré infini de cette surprise ; elle est charmante et délicieuse comme tout ce qui vient de vous. Sans que j’ai rien dit, vous avez deviné le vœu secret de mon âme.
— Remerciez aussi, répondit Isabelle, un certain enchanteur qui m’a beaucoup aidée en tout ceci ; » et elle montrait Vallombreuse assis dans un coin du carrosse.
Le Baron serra la main du jeune duc.
Pendant cette conversation, le carrosse était parvenu sur une place régulière ménagée devant le château dont les cheminées de briques vermeilles envoyaient au ciel de larges tourbillons de fumée blanche, prouvant qu’on attendait des hôtes d’importance.
Pierre, en belle livrée neuve, était debout sur le seuil de la porte, dont il poussa les battants à l’approche de la voiture, qui déposa le baron, la baronne et le duc au bas de l’escalier. Huit ou dix laquais, rangés en haie sur les marches, saluèrent profondément ces nouveaux maîtres qu’ils ne connaissaient pas encore.
Des peintres habiles avaient redonné aux fresques des murailles leur fraîcheur disparue. Les hercules à gaîne soutenaient la fausse corniche avec un air d’aisance dû à leurs muscles ronflants à la florentine. Les empereurs romains se prélassaient dans leur pourpre d’un ton vif. Les infiltrations de pluies ne géographiaient plus la voûte de leurs taches, et le treillage simulé laissait voir un ciel exempt de nuages.
Une métamorphose semblable s’était opérée partout. Les boiseries et les parquets avaient été refaits. Des meubles neufs, d’une forme pareille, remplaçaient les anciens. Le souvenir se trouvait rajeuni et non dépaysé. La verdure de Flandres avec le chasseur de halbrans tapissait encore la chambre de Sigognac, mais un lavage savant en avait ravivé les couleurs. Le lit était le même, seulement un patient sculpteur sur bois avait bouché les piqûres de tarets, ajusté aux figurines de la frise les nez et les doigts qui manquaient, continué les feuillages interrompus, rendu leurs arêtes aux ornements frustes et remis le vieux meuble en son intégrité primitive. Une brocatelle verte et blanche du même dessin que l’autre se plissait entre les spirales des colonnes torses, bien cirées et bien frottées.
La délicate Isabelle n’avait pas voulu se livrer à un luxe intempestif, toujours facile quand on dispose de grosses sommes ; mais elle avait pensé à charmer l’âme d’un mari tendrement aimé, en lui rendant ses impressions d’enfance dépouillées de leur misère et de leur tristesse. Tout semblait gai dans ce manoir naguère si mélancolique. Les portraits même des aïeux, débarbouillés de leur crasse, restaurés et vernis, souriaient, dans leurs cadres d’or, avec un air juvénile. Les douairières revêches, les chanoinesses prudes, ne faisaient plus, comme autrefois, la moue à Isabelle, de comédienne devenue baronne ; elles l’accueillaient comme de la famille.
Il n’y avait plus dans la cour ni orties, ni ciguës, ni aucune de ces mauvaises herbes que favorisent l’humidité, la solitude et l’incurie. Les pavés, sertis de ciment, ne présentaient plus cette bordure verte indice des maisons abandonnées. Par leurs vitres claires, les fenêtres des chambres dont les portes étaient jadis condamnées laissaient voir des rideaux de riche étoffe qui montraient qu’elles étaient prêtes à recevoir des hôtes.
On descendit au jardin par un perron dont les marches, raffermies et dégagées de mousses, ne vacillaient plus sous le pied trop confiant. Au bas de la rampe s’épanouissait, précieusement conservé, l’églantier sauvage qui avait offert sa rose à la jeune comédienne, le matin du départ de Sigognac. Il en portait encore une qu’Isabelle cueillit et mit dans son sein, voyant là un présage heureux pour la durée de ses amours. Le jardinier n’avait pas moins travaillé que l’architecte ; grâce à ses ciseaux, l’ordre s’était remis dans cette forêt vierge. Plus de branches gourmandes barrant le chemin, plus de broussailles aux ongles acérés ; on y pouvait passer sans laisser sa robe aux épines. Les arbres avaient repris l’habitude du berceau et de la charmille. Les buis retaillés encadraient dans leurs compartiments toutes les fleurs que peut verser la corbeille de Flore. Au fond du jardin, la Pomone, guérie de sa lèpre, étalait sa blanche nudité de déesse. Un nez de marbre adroitement soudé lui restituait son profil à la grecque. Il y avait en son panier des fruits sculptés et non plus des champignons vénéneux. Le mufle de lion vomissait dans sa vasque une eau abondante et pure. Des plantes grimpantes, balançant des clochettes de toutes couleurs et accrochant leurs vrilles à un treillage solide peint en vert, cachaient pittoresquement la muraille de clôture et donnaient un air agréablement rustique au cabinet de rocailles servant de niche à la statue. Jamais, même en leurs beaux jours, le château ni le jardin n’avaient été accommodés avec tant de richesse et de goût. La splendeur de Sigognac, si longtemps éclipsée, brillait de tout son éclat !
Sigognac, étonné et ravi comme s’il marchait dans un rêve, serrait contre son cœur le bras d’Isabelle et laissait couler sans honte, sur ses joues, deux larmes d’attendrissement.
« Maintenant, dit Isabelle, que nous avons tout bien vu, il faut visiter les domaines que j’ai rachetés sous main, pour reconstituer, telle qu’elle était ou peu s’en faut, l’antique baronnie de Sigognac. Permettez-moi d’aller mettre un habit de cheval. Je ne serai pas longue, ayant par mon premier métier l’habitude de changer prestement de costume. Pendant ce temps, choisissez vos montures et faites-les seller. »
Vallombreuse emmena Sigognac, qui vit dans l’écurie, naguère déserte, dix beaux chevaux séparés par des stalles de chêne, et piétinant une litière nattée. Leurs croupes fermes et polies brillaient d’une lueur satinée et, entendant des visiteurs, les nobles bêtes tournèrent vers eux leurs yeux intelligents. Un hennissement éclata soudain ; c’était l’honnête Bayard qui reconnaissait son maître et le saluait à sa façon ; ce vieux serviteur, qu’Isabelle n’avait eu garde de renvoyer, occupait au bout de la file la place la plus chaude et la plus commode. Sa mangeoire était pleine d’avoine moulue pour que ses longues dents n’eussent pas la peine de la triturer ; entre ses jambes dormait son camarade Miraut, qui se leva et vint lécher la main du Baron. Quant à Béelzébuth, s’il n’avait pas paru encore, il n’en faut pas accuser son bon petit cœur de chat, mais les habitudes prudentes de sa race, que tout ce remue-ménage en un lieu jadis si tranquille effarouchait singulièrement. Caché dans un grenier, il attendait la nuit pour se produire et rendre ses devoirs à son maître bien-aimé.
Le Baron, après avoir flatté Bayard de la main, choisit un bel alezan, qu’on sortit aussitôt de l’écurie ; le duc prit un genêt d’Espagne à tête busquée, digne de porter un infant, et l’on mit pour la baronne, sur un délicieux palefroi blanc dont le pelage semblait argenté, une riche selle de velours vert.
Bientôt Isabelle parut habillée d’un costume d’amazone le plus galant du monde, qui faisait valoir les avantages de sa taille faite au tour. C’était une veste de velours bleu relevée de boutons, de brandebourgs et de soutaches d’argent, avec des basques tombant sur une longue jupe en satin gris de perle. Sa coiffure consistait en un chapeau d’homme, de feutre blanc, ombragé d’une plume bleue frisée, s’allongeant par derrière jusque sur le col. Pour que la rapidité de la course ne les dérangeât point, les blonds cheveux de la jeune femme étaient serrés dans un réseau d’azur à petites perles d’argent d’une coquetterie charmante.
Ajustée ainsi, Isabelle était adorable et, devant elle, les beautés les plus altières de la cour eussent été forcées d’amener pavillon. Cet habit cavalier faisait ressortir, dans la grâce ordinairement si modeste de la baronne, un côté fier qui sentait son origine illustre. C’était bien toujours Isabelle, mais c’était aussi la fille d’un prince, la sœur d’un duc, la femme d’un gentilhomme dont la noblesse datait d’avant les croisades. Vallombreuse le remarqua et ne put s’empêcher de dire : « Ma sœur, que vous avez aujourd’hui grande mine ! Hippolyte, reine des Amazones, n’était certes pas plus superbe et plus triomphante ! »
Isabelle, à qui Sigognac tint le pied, se mit légèrement en selle ; le duc et le baron enfourchèrent leurs montures, et la cavalcade déboucha sur la place du château, où elle rencontra le marquis de Bruyères et quelques gentilshommes du voisinage, qui venaient complimenter les nouveaux époux. On voulait rentrer, comme la politesse l’exigeait, mais les visiteurs prétendirent qu’ils ne seraient pas fâcheux jusqu’à interrompre une promenade commencée, et firent tourner tête à leurs chevaux, pour accompagner le jeune couple et le duc de Vallombreuse.
La chevauchée, grossie de cinq ou six personnes en habit de gala, car les hobereaux s’étaient faits les plus braves qu’ils avaient pu, prenait un air cérémonieux et magnifique. C’était un vrai cortège de princesse. On parcourut, en suivant un chemin bien entretenu, des prés verdoyants, des terres auxquelles la culture avait rendu la fertilité, des métairies en plein rapport, des bois savamment aménagés.
Tout cela appartenait à Sigognac. La lande, avec les bruyères violettes, semblait s’être reculée du château.
Comme on passait dans un bois de sapins, sur la limite de la baronnie, des abois de chiens se firent entendre, et bientôt parut Yolande de Foix, suivie de son oncle le commandeur et d’un ou deux galants. Le chemin était étroit et les deux troupes se frôlèrent en sens inverse, bien que chacune tâchât de faire place à l’autre. Yolande, dont le cheval piaffait et se cabrait, effleura de sa jupe la jupe d’Isabelle. Le dépit empourprait ses joues, et sa colère cherchait quelque insulte, mais Isabelle avait une âme au-dessus des vanités féminines ; l’idée de se venger du regard dédaigneux qu’Yolande avait autrefois laissé tomber sur elle avec ce mot : « bohémienne, » presque à cette même place, ne lui vint seulement pas à l’esprit ; elle pensa que ce triomphe d’une rivale pouvait blesser, sinon le cœur, du moins l’orgueil d’Yolande, et d’un air digne, modeste et gracieux, elle salua mademoiselle de Foix, qui fut bien forcée, ce dont elle manqua enrager, de répondre par une légère inclination de tête. Le baron de Sigognac lui fit, d’un air détaché et tranquille, un salut parfaitement respectueux, et Yolande ne surprit pas dans les yeux de son ex-adorateur une étincelle de l’ancienne flamme. Elle cravacha son cheval et partit au galop entraînant sa petite troupe.
« Par les Vénus et les Cupidons, dit gaiement Vallombreuse au marquis de Bruyères, près duquel il chevauchait, voici une belle fille, mais elle a l’air diablement revêche et farouche ! Quels regards elle lançait à ma sœur ! C’était autant de coups de stylet.
— Quand on a été la reine d’un pays, répondit le marquis, on n’est pas bien aise d’être détrônée, et la victoire reste décidément à madame la baronne de Sigognac. »
La cavalcade rentra au château. Un somptueux repas, servi dans la salle où jadis le pauvre Baron avait fait souper les comédiens avec leurs propres provisions, n’ayant rien en son garde-manger, attendait les hôtes, qui furent charmés de sa belle ordonnance. Une riche argenterie aux armes de Sigognac étincelait sur une nappe damassée, dont la trame montrait, parmi ses ornements, des cigognes héraldiques. Les quelques pièces de l’ancien service qui n’étaient pas tout à fait hors d’usage avaient été religieusement conservées et mêlées aux pièces modernes pour que ce luxe n’eût pas l’air trop récent, et que l’ancien Sigognac contribuât un peu aux splendeurs du nouveau. On se mit à table. La place d’Isabelle était la même qu’elle occupait dans cette fameuse nuit qui avait changé le destin du Baron ; elle y pensait, Sigognac aussi, car les époux échangèrent un sourire d’amants, attendri de souvenir et lumineux d’espérance.
Près de la crédence sur laquelle l’écuyer tranchant découpait les viandes, se tenait debout un homme de taille athlétique, à large face pâle entourée d’une épaisse barbe brune, vêtu de velours noir et portant au cou une chaîne d’argent, qui, de temps à autre, donnait des ordres aux laquais d’un air majestueux. Près d’un buffet chargé de bouteilles, les unes pansues, les autres effilées, quelques-unes nattées de sparterie, selon les provenances, se trémoussait avec beaucoup d’activité, malgré son tremblement sénile, une figure falotte, au nez rabelaisien tout fleuronné de bubelettes, aux joues fardées de purée septembrale, aux petits yeux vairons pleins de malice et surmontés d’un sourcil circonflexe. Sigognac, regardant par hasard de ce côté, reconnut dans le premier le tragique Hérode, dans le second le grotesque Blazius. Isabelle, voyant qu’il s’était aperçu de leur présence, lui dit à l’oreille que, pour mettre désormais ces braves gens à l’abri des misères de la vie théâtrale, elle avait fait l’un intendant et l’autre sommelier de Sigognac, conditions fort douces et n’exigeant pas grand travail ; de quoi le Baron tomba d’accord et approuva sa femme.
Le repas allait son train, et les flacons, activement remplacés par Blazius, se succédaient sans interruption, lorsque Sigognac sentit une tête s’appuyer sur un de ses genoux, et sur l’autre des griffes acérées jouer un air de guitare bien connu. C’étaient Miraut et Béelzébuth qui, profitant d’une porte entr’ouverte, s’étaient glissés dans la salle, et, malgré la peur que leur inspirait cette splendide et nombreuse compagnie, venaient réclamer de leur maître leur part du festin. Sigognac opulent n’avait garde de repousser ces humbles amis de sa misère ; il flatta Miraut de la main, gratta le crâne essorillé de Béelzébuth, et leur fit à tous deux une abondante distribution de bons morceaux. Les miettes consistaient cette fois en lardons de pâté, en reliefs de perdrix, en filets de poisson et autres mets succulents. Béelzébuth ne se sentait pas d’aise et, de sa patte griffue, il réclamait toujours quelque nouveau rogaton, sans lasser l’inaltérable patience de Sigognac, que cette voracité amusait. Enfin, gonflé comme une outre, marchant à pas écarquillés, pouvant à peine filer son rouet, le vieux chat noir se retira dans la chambre tapissée en verdure de Flandre, et se roula en boule à sa place accoutumée pour digérer cette copieuse réfection.
Vallombreuse tenait tête au marquis de Bruyères, et les hobereaux ne se lassaient pas de porter la santé des époux avec des rouges bords, à quoi Sigognac, sobre de nature et d’habitude, répondait en trempant le bout de ses lèvres dans son verre toujours plein, car il ne le vidait jamais. Enfin les hobereaux, la tête pleine de fumées, se levèrent de table chancelants, et gagnèrent, un peu aidés des laquais, les appartements qu’on avait préparés pour eux.
Isabelle, sous prétexte de fatigue, s’était retirée au dessert. Chiquita, promue à la dignité de femme de chambre, l’avait défaite et accommodée de nuit, avec cette activité silencieuse qui caractérisait son service. C’était maintenant une belle fille que Chiquita. Son teint, que ne tannaient plus les intempéries des saisons, s’était éclairci, tout en gardant cette pâleur vivace et passionnée que les peintres admirent fort. Ses cheveux, qui avaient fait connaissance avec le peigne, étaient proprement retenus par un ruban rouge dont les bouts flottaient sur sa nuque brune ; à son col, on voyait toujours le fil de perles donné par Isabelle, et qui, pour la bizarre jeune fille, était le signe visible de son servage volontaire, une sorte d’emprise que la mort seule pouvait rompre. Sa robe était noire et portait le deuil d’un amour unique. Sa maîtresse ne l’avait pas contrariée en cette fantaisie. Chiquita, n’ayant plus rien à faire dans la chambre, se retira après avoir baisé la main d’Isabelle, comme elle n’y manquait jamais chaque soir.
Lorsque Sigognac rentra dans cette chambre où il avait passé tant de nuits solitaires et tristes, écoutant les minutes longues comme des heures, tomber goutte à goutte, et le vent gémir lamentablement derrière la vieille tapisserie, il aperçut, à la lueur d’une lanterne de Chine suspendue au plafond, entre les rideaux de brocatelle verte et blanche, la jolie tête d’Isabelle qui se penchait vers lui avec un chaste et délicieux sourire.
C’était la réalisation complète de son rêve, alors que, n’ayant plus d’espoir et se croyant à jamais séparé d’Isabelle, il regardait le lit vide avec une mélancolie profonde. Décidément, le destin faisait bien les choses !
Vers le matin, Béelzébuth, en proie à une agitation étrange, quitta le fauteuil où il avait passé la nuit, et grimpa péniblement sur le lit. Arrivé là, il heurta de son nez la main de son maître endormi encore, et il essaya un ron-ron qui ressemblait à un râle. Sigognac s’éveilla et vit Béelzébuth le regardant comme s’il implorait un secours humain, et dilatant outre mesure ses grands yeux verts vitrés déjà et à demi éteints. Son poil avait perdu son brillant lustré et se collait comme mouillé par les sueurs de l’agonie ; il tremblait et faisait pour se tenir sur ses pattes des efforts extrêmes. Toute son attitude annonçait la vision d’une chose terrible. Enfin il tomba sur le flanc, fut agité de quelques mouvements convulsifs, poussa un sanglot semblable au cri d’un enfant égorgé, et se roidit comme si des mains invisibles lui distendaient les membres. Il était mort. Ce hurlement funèbre interrompit le sommeil de la jeune femme.
« Pauvre Béelzébuth, dit-elle en voyant le cadavre du chat, il a supporté la misère de Sigognac, il n’en connaîtra pas la prospérité ! »
Béelzébuth, il faut l’avouer, mourait victime de son intempérance. Une indigestion l’avait étouffé. Son estomac famélique n’était pas habitué à de telles frairies.
Cette mort toucha Sigognac plus qu’on ne saurait dire. Il ne pensait point que les animaux fussent de pures machines, et il accordait aux bêtes une âme de nature inférieure à l’âme des hommes, mais capable cependant d’intelligence et de sentiment. Cette opinion, d’ailleurs, est celle de tous ceux qui, ayant vécu longtemps dans la solitude en compagnie de quelque chien, chat, ou tout autre animal, ont eu le loisir de l’observer et d’établir avec lui des rapports suivis. Aussi, l’œil humide et le cœur pénétré de tristesse, enveloppa-t-il soigneusement le pauvre Béelzébuth dans un lambeau d’étoffe, pour l’enterrer le soir, action qui eût peut-être paru ridicule et sacrilège au vulgaire.
Quand la nuit fut tombée, Sigognac prit une bêche, une lanterne, et le corps de Béelzébuth, roide dans son linceul de soie. Il descendit au jardin, et commença à creuser la terre au pied de l’églantier, à la lueur de la lanterne dont les rayons éveillaient les insectes, et attiraient les phalènes qui venaient en battre la corne de leurs ailes poussiéreuses. Le temps était noir. À peine un coin de la lune se devinait-il à travers les crevasses d’un nuage couleur d’encre, et la scène avait plus de solennité que n’en méritaient les funérailles d’un chat. Sigognac bêchait toujours, car il voulait enfouir Béelzébuth assez profondément pour que les bêtes de proie ne vinssent pas le déterrer. Tout à coup le fer de sa bêche fit feu comme s’il eût rencontré un silex. Le Baron pensa que c’était une pierre, et redoubla ses coups ; mais les coups sonnaient bizarrement et n’avançaient pas le travail. Alors Sigognac approcha la lanterne pour reconnaître l’obstacle, et vit, non sans surprise, le couvercle d’une espèce de coffre en chêne, tout bardé d’épaisses lames de fer rouillé, mais très-solides encore ; il dégagea la boîte en creusant la terre alentour, et, se servant de sa bêche comme d’un levier, il parvint à hisser, malgré son poids considérable, le coffret mystérieux jusqu’au bord du trou, et le fit glisser sur la terre ferme. Puis il mit Béelzébuth dans le vide laissé par la boîte, et combla la fosse.
Cette besogne terminée, il essaya d’emporter sa trouvaille au château, mais la charge était trop forte pour un seul homme, même vigoureux, et Sigognac alla chercher le fidèle Pierre, pour qu’il lui vînt en aide. Le valet et le maître prirent chacun une poignée du coffre et l’emportèrent au château, pliant sous le faix.
Avec une hache, Pierre rompit la serrure, et le couvercle en sautant découvrit une masse considérable de pièces d’or : onces, quadruples, sequins, génovines, portugaises, ducats, cruzades, angelots et autres monnaies de différents titres et pays, mais dont aucune n’était moderne. D’anciens bijoux enrichis de pierres précieuses étaient mêlés à ces pièces d’or. Au fond du coffre vidé, Sigognac trouva un parchemin scellé aux armes de Sigognac, mais l’humidité en avait effacé l’écriture. Le seing était seul encore un peu visible, et, lettre à lettre, le Baron déchiffra ces mots : « Raymond de Sigognac. » Ce nom était celui d’un de ses ancêtres, parti pour une guerre d’où il n’était jamais revenu, laissant le mystère de sa mort ou de sa disparition inexpliqué. Il n’avait qu’un fils en bas âge et, au moment de s’embarquer dans une expédition dangereuse, il avait enfoui son trésor, n’en confiant le secret qu’à un homme sûr, surpris sans doute par la mort avant de pouvoir révéler la cachette à l’héritier légitime. À dater de ce Raymond commençait la décadence de la maison de Sigognac, autrefois riche et puissante. Tel fut, du moins, le roman très-probable qu’imagina le Baron d’après ces faibles indices ; mais ce qui n’était pas douteux, c’est que ce trésor lui appartînt. Il fit venir Isabelle et lui montra tout cet or étalé.
« Décidément, dit le Baron, Béelzébuth était le bon génie des Sigognac. En mourant, il me fait riche, et s’en va quand arrive l’ange. Il n’avait plus rien à faire puisque vous m’apportez le bonheur. »