Le Capitaine Fracasse/Chapitre XVI

G. Charpentier (Tome 2p. 195-238).

XVI

VALLOMBREUSE


Isabelle, restée seule dans cette chambre inconnue où le péril pouvait surgir d’un moment à l’autre sous une forme mystérieuse, se sentait le cœur oppressé d’une inexprimable angoisse, quoique sa vie errante l’eût rendue plus courageuse que ne le sont ordinairement les femmes. Le lieu n’avait pourtant rien de sinistre dans son luxe ancien mais bien conservé. Les flammes dansaient joyeusement sur les énormes bûches du foyer ; les bougies jetaient une clarté vive qui, pénétrant jusqu’aux moindres recoins, en chassait avec l’ombre les chimères de la peur. Une douce chaleur y régnait, et tout y conviait aux nonchalances du bien-être. Les peintures des panneaux recevaient trop de lumière pour prendre des aspects fantastiques, et, dans son cadre d’ornementations au-dessus de la cheminée, le portrait d’homme remarqué par Isabelle n’avait pas ce regard fixe et qui cependant semble vous suivre, si effrayant chez certains portraits. Il paraissait plutôt sourire avec une bonté tranquille et protectrice, comme une image de saint qu’on peut invoquer à l’heure du danger. Tout cet ensemble de choses calmes, rassurantes, hospitalières ne détendait point les nerfs d’Isabelle, frémissants comme les cordes d’une guitare qu’on vient de pincer ; ses yeux erraient autour d’elle, inquiets et furtifs, voulant voir et craignant de voir, et ses sens surexcités démêlaient avec terreur, au milieu du profond repos de la nuit, ces bruits imperceptibles qui sont la voix du silence. Dieu sait les significations formidables qu’elle leur attribuait ! Bientôt son malaise devint si fort qu’elle se résolut à quitter cette chambre si éclairée, si chaude et si commode, pour s’aventurer par les corridors du château, au risque de quelque rencontre fantasmatique, à la recherche de quelque issue oubliée ou de quelque lieu de refuge. Après s’être assurée que les portes de sa chambre n’étaient point fermées à double tour, elle prit sur le guéridon la lampe que le laquais y avait laissée pour la nuit, et l’abritant de sa main elle se mit en marche.

D’abord elle rencontra l’escalier à la rampe de serrurerie compliquée qu’elle avait monté sous l’escorte du domestique ; elle le descendit, pensant avec raison qu’aucune sortie favorable à son évasion ne se pouvait trouver au premier étage. Au bas de l’escalier, sous le vestibule, elle aperçut une grande porte à deux battants dont elle tourna le bouton, et qui s’ouvrit devant elle avec un craquement de bois et un grincement de gonds dont le bruit lui parut égal à celui du tonnerre, encore qu’il fût impossible de l’entendre à trois pas. La faible clarté de la lampe grésillant dans l’air humide d’un appartement longtemps fermé découvrit ou plutôt fit entrevoir à la jeune comédienne une vaste pièce, non pas délabrée, mais ayant ce caractère mort des lieux qu’on n’habite plus ; de grands bancs de chêne s’adossaient aux murailles revêtues de tapisseries à personnages ; des trophées d’armes, gantelets, épées et boucliers, révélés par de brusques éclairs, y étaient suspendus. Une lourde table à pieds massifs, contre laquelle la jeune femme faillit se heurter, occupait le milieu de la pièce ; elle la contourna, mais quelle ne fut pas sa terreur quand, en approchant de la porte qui faisait face à la porte d’entrée et donnait accès dans la salle suivante, elle aperçut deux figures armées de pied en cap, qui se tenaient immobiles en sentinelle de chaque côté du chambranle, les gantelets croisés sur la garde de grandes épées ayant la pointe fichée en terre : les cribles de leurs casques représentaient des faces d’oiseaux hideux, dont les trous simulaient les prunelles, et le nasal le bec ; sur les cimiers se hérissaient comme des ailes irritées et palpitantes, des lamelles de fer ciselées en pennes ; le ventre du plastron frappé d’une paillette lumineuse se bombait d’une façon étrange, comme soulevé par une respiration profonde ; des genouillères et des cubitières jaillissait une pointe d’acier recourbé en façon de serre d’aigle, et le bout des pédieux s’allongeait en griffe. Aux clartés vacillantes de la lampe qui tremblait à la main d’Isabelle, ces deux fantômes de fer prenaient une apparence vraiment effrayante et bien faite pour alarmer les plus fiers courages. Aussi le cœur de la pauvre Isabelle palpitait-il si fort qu’elle en entendait les battements et en sentait les trépidations jusque dans sa gorge. Croyez qu’elle regrettait alors d’avoir quitté sa chambre pour cette aventureuse promenade nocturne. Cependant, comme les guerriers ne bougeaient pas quoiqu’ils eussent dû remarquer sa présence, et qu’ils ne faisaient pas mine de brandir leurs épées pour lui barrer le passage, elle s’approcha de l’un d’eux et lui mit la lumière sous le nez. L’homme d’armes ne s’en émut nullement et conserva sa pose avec une insensibilité parfaite. Isabelle enhardie et se doutant de la vérité, lui leva sa visière qui, ouverte, ne laissa voir qu’un vide plein d’ombre comme les timbres dont on décore les blasons. Les deux sentinelles n’étaient que des panoplies, des armures allemandes curieuses, disposées là sur le squelette d’un mannequin. Mais l’illusion était bien permise à une pauvre captive errant la nuit dans un château solitaire, tant ces carapaces métalliques, moulées sur le corps humain comme des statues de la guerre, en rappellent la forme même lorsqu’elles sont vides, et la rendent plus formidable par les rigueurs de leurs angles et les nodosités de leurs articulations. Isabelle, malgré sa tristesse, ne put s’empêcher de sourire en reconnaissant son erreur, et pareille aux héros des romans de chevalerie, lorsqu’au moyen d’un talisman ils ont rompu le charme qui défendait un palais enchanté, elle entra bravement dans la seconde salle sans plus se soucier désormais des deux gardiens réduits à l’impuissance.

C’était une vaste salle à manger comme en témoignaient de hauts dressoirs en chêne sculpté, où luisaient vaguement des blocs d’orfèvrerie : aiguières, salières, boîtes à épices, hanaps, vases à panses renflées, grands plats d’argent ou de vermeil, semblables à des boucliers ou à des roues de char, et des verreries de Bohême et de Venise, aux formes grêles et capricieuses, qui jetaient, surprises par la lumière, des feux verts, rouges et bleus. Des chaises à dossier carré rangées autour de la table paraissaient attendre des convives qui ne devaient pas venir, et, la nuit, pouvaient servir à faire asseoir un festin d’ombres. Un vieux cuir de Cordoue gaufré d’or et ramagé de fleurs, tendu au-dessus d’un revêtement de chêne à mi-hauteur, s’illuminait par places d’un reflet fauve au passage de la lampe, et donnait à l’obscurité une richesse chaude et sombre. Isabelle, d’un coup d’œil, entrevit ces vieilles magnificences et se hâta de franchir la troisième porte.

Cette salle, qui semblait le salon d’honneur, était plus grande que les autres déjà fort spacieuses. La petite lumière de la lampe n’en éclairait pas les profondeurs et son faible rayonnement s’éteignait, à quelques pas d’Isabelle, en filaments jaunâtres comme les rais d’une étoile parmi le brouillard. Si pâle qu’elle fût, cette clarté suffisait pour rendre l’ombre visible et donner aux ténèbres des figurations effrayantes et difformes, vagues ébauches que la peur achevait. Des fantômes se drapaient avec les plis des rideaux ; les bras des fauteuils semblaient envelopper des spectres, et des larves monstrueuses s’accroupissaient dans les coins obscurs, hideusement repliées sur elles-mêmes ou accrochées par des ongles de chauve-souris.

Domptant ces terreurs chimériques, Isabelle continua son chemin et vit au fond de la salle un dais seigneurial coiffé de plumes, historié d’armoiries dont il eût été difficile de déchiffrer le blason, et surmontant un fauteuil en forme de trône posé sur une estrade recouverte d’un tapis où l’on accédait par trois marches. Tout cela éteint, confus, baigné d’ombre et trahi seulement par quelque reflet, prenait du mystère une grandeur farouche et colossale. On eût dit une chaire à présider un sanhédrin d’esprits, et il n’eût pas fallu un grand effort d’imagination pour y voir un ange sombre assis entre ses longues ailes noires.

Isabelle pressa le pas, et, quelque légère que fût sa démarche, les craquements de ses chaussures acquéraient à travers ce silence des sonorités terribles. La quatrième salle était une chambre à coucher occupée en partie par un lit énorme dont les rideaux, en damas des Indes, rouge sombre, retombaient pesamment autour de la couchette. Dans la ruelle un prie-Dieu d’ébène faisait miroiter le crucifix d’argent qui le surmontait. Un lit fermé a, même le jour, quelque chose d’inquiétant. On se demande ce qu’il y a derrière ces voiles rabattus ; mais la nuit, dans une chambre abandonnée, un lit hermétiquement clos est effrayant. Il peut cacher un dormeur comme un cadavre ou même encore un vivant qui guette. Isabelle crut entendre derrière les rideaux le rhythme intermittent et profond d’une respiration endormie ; était-ce une illusion ou une réalité ? Elle n’osa pas s’en assurer en écartant les plis de l’étoffe rouge et en faisant tomber sur le lit le rayon de sa lampe.

La bibliothèque suivait la chambre à coucher ; dans les armoires, surmontées par des bustes de poëtes, de philosophes et d’historiens qui regardaient Isabelle de leurs grands yeux blancs, de nombreux volumes assez en désordre montraient leurs dos étiquetés de chiffres et de titres, dont l’or se ravivait au passage de la lumière. Là, le bâtiment faisait un retour d’équerre et l’on débouchait dans une longue galerie occupant une autre façade de la cour. C’était la galerie où, par ordre chronologique, se succédaient les portraits de famille. Une rangée de fenêtres correspondait à la paroi où ils étaient accrochés dans des cadres de vieil or rougi. Des volets percés dans le haut d’un trou ovale fermaient ces fenêtres, et cette disposition produisait en ce moment un effet singulier. La lune s’était levée, et par la découpure de ces trous envoyait un rayon qui en reportait l’image sur la muraille opposée ; il arrivait parfois que la tache de lumière bleuâtre tombât sur le visage d’un portrait et s’y adaptât comme un masque blafard. Sous cette lueur magique, la peinture prenait une vie alarmante d’autant plus que, le corps restant dans l’ombre, ces têtes aux pâleurs argentées avec leur relief subit, paraissaient jaillir en ronde-bosse de leur cadre comme pour voir passer Isabelle. D’autres, que le reflet seul de la lampe atteignait, conservaient sous le jaune vernis leur attitude solennellement morte, mais il semblait que par leurs noires prunelles l’âme des aïeux vînt regarder dans le monde comme à travers des ouvertures ménagées exprès, et ce n’était pas les moins sinistres effigies de la collection.

Ce fut pour le courage d’Isabelle une action aussi brave de traverser cette galerie bordée de figures fantastiques, que pour un soldat de marcher au pas devant un feu de peloton. Une froide sueur d’angoisse mouillait sa chemisette entre les épaules, et elle s’imaginait que derrière elle ces fantômes à cuirasses et à pourpoints ornés d’ordres de chevalerie, ces douairières à hautes fraises et à vertugadins démesurés descendaient de leurs bordures et se mettaient à la suivre en procession funèbre. Elle croyait même entendre leurs pas d’ombres frôler imperceptiblement le parquet sur ses talons. Enfin elle atteignit l’extrémité de ce large couloir et rencontra une porte vitrée qui donnait sur la cour ; elle l’ouvrit non sans se meurtrir les doigts sur la vieille clef rouillée qui eut peine à tourner dans la serrure, et après avoir eu soin d’abriter sa lampe pour la retrouver en revenant sur ses pas, elle sortit de la galerie, séjour de terreurs et d’illusions nocturnes.

À l’aspect du ciel libre où quelques étoiles, que n’éteignait pas tout à fait la lueur blanche de la lune, brillaient avec une scintillation d’argent, Isabelle se sentit une joie délicieuse et profonde comme si elle revenait de la mort à la vie ; il lui semblait que Dieu la voyait maintenant de son firmament, tandis qu’il eût bien pu l’oublier lorsqu’elle était perdue dans ces ténèbres intenses, sous ces plafonds opaques, à travers ce dédale de chambres et de couloirs. Quoique sa situation ne fût en rien améliorée, un poids immense était enlevé de dessus sa poitrine. Elle continua ses explorations, mais la cour était exactement fermée partout comme l’enceinte d’une forteresse, à l’exception d’une poterne ou arcade de brique donnant probablement sur le fossé, car Isabelle, en s’y penchant avec précaution, sentit la fraîcheur humide de l’eau profonde lui monter à la figure comme une bouffée de vent, et elle entendit le faible murmure d’une petite vague se brisant au pied de la douve. C’était probablement par là qu’on approvisionnait les cuisines du château ; mais pour y arriver ou s’en éloigner, il fallait une petite barque rangée, sans doute, au bas du rempart, en quelque remise d’eau hors de la portée d’Isabelle.

L’évasion était donc impossible de ce côté comme des autres. C’est ce qui expliquait la liberté relative laissée à la prisonnière. Elle avait sa cage ouverte comme ces oiseaux exotiques qu’on transporte sur des navires et qu’on sait bien être forcés de revenir se percher sur la mâture après quelque courte excursion, car la terre la plus prochaine est si éloignée encore que l’aile s’userait avant d’y arriver. Le fossé autour du château faisait l’office de l’Océan autour du navire.

Dans un coin de la cour, une lueur rougeâtre filtrait à travers les volets d’une salle basse, et, dans le silence de la nuit, une certaine rumeur se dégageait de cet angle baigné d’ombre. La jeune fille se dirigea vers cette lumière et ce bruit, mue d’une curiosité facile à concevoir ; elle appliqua son œil à la fente d’un volet moins hermétiquement clos que les autres, et elle put aisément découvrir ce qui se passait à l’intérieur de la salle.

Autour d’une table qu’éclairait une lampe à trois becs, suspendue au plafond par une chaîne de cuivre, banquetaient des gaillards de mine farouche et truculente, dans lesquels Isabelle, bien qu’elle ne les eût vus que masqués, reconnut sans peine les hommes qui avaient concouru à son enlèvement. C’étaient Piedgris, Tordgueule, La Râpée et Bringuenarilles, dont le physique répondait à ces noms charmants. La lumière tombant du haut faisait luire leur front, plongeait leurs yeux dans l’ombre, dessinait l’arête de leur nez et se raccrochait à leurs moustaches extravagantes, de manière à exagérer encore la sauvagerie de ces têtes qui n’avaient pas besoin de cela pour paraître effrayantes. Un peu plus loin, au bout de la table, était assis, comme brigand de province ne pouvant aller de pair avec des spadassins de Paris, Agostin, débarrassé de la perruque et de la fausse barbe qui lui avaient servi à jouer l’aveugle. À la place d’honneur siégeait Malartic, élu roi du festin à l’unanimité. Sa face était plus blême et son nez plus rouge qu’à l’ordinaire ; phénomène qui pouvait s’expliquer par le nombre de bouteilles vides rangées sur le buffet comme des corps emportés de la bataille, et par le nombre de bouteilles pleines que le sommelier plantait devant lui avec une prestesse infatigable.

De la conversation confuse des buveurs, Isabelle ne démêlait que quelques mots dont le sens lui échappait le plus souvent ; car c’étaient des vocables de tripot, de cabaret et de salle d’armes, quelquefois même de hideux termes d’argot empruntés au dictionnaire de la cour des Miracles, où se parlent les langues d’Égypte et de Bohême ; elle n’y trouvait rien qui l’éclairât sur le sort qu’on lui réservait, et un peu saisie par le froid, elle allait se retirer lorsque Malartic donna sur la table, pour obtenir le silence, un épouvantable coup de poing qui fit chanceler les bouteilles comme si elles eussent été ivres, et cliqueter les verres les uns contre les autres avec une sonnerie cristalline donnant en musique ut, mi, sol, si. Les buveurs, quelque abrutis qu’ils fussent, en sautèrent d’un demi-pied en l’air sur leur banc, et toutes les trognes se tournèrent instantanément vers Malartic.

Profitant de cette trêve dans le vacarme de l’orgie, Malartic se leva et dit, en élevant son verre dont il fit briller le vin à la lumière comme un chaton de bague : « Amis, écoutez cette chanson que j’ai faite, car je m’aide de la lyre aussi bien que de l’épée, une chanson bachique comme il convient à un bon ivrogne. Les poissons, qui boivent de l’eau, sont muets ; s’ils buvaient du vin, ils chanteraient. Donc, montrons que nous sommes des humains par une beuverie mélodieuse.

— La chanson ! la chanson ! crièrent Bringuenarilles, La Râpée, Tordgueule et Piedgris, » incapables de suivre cette dialectique subtile.

Malartic se nettoya le gosier par quelques vigoureux hum ! hum ! et, avec toutes les manières d’un chanteur appelé dans la chambre du roi, il entonna d’une voix qui, bien qu’un peu rauque, ne manquait pas de justesse, les couplets suivants :

À Bacchus, biberon insigne,
Crions : « Masse ! » et chantons en chœur :
Vive le pur sang de la vigne
Qui sort des grappes qu’on trépigne !
Vive ce rubis en liqueur !

Nous autres prêtres de la treille,
Du vin nous portons les couleurs.
Notre fard est dans la bouteille
Qui nous fait la trogne vermeille
Et sur le nez nous met des fleurs.

Honte à qui d’eau claire se mouille
Au lieu de boire du vin frais.
Devant les brocs qu’il s’agenouille !
Ou soit mué d’homme en grenouille
Et barbotte dans les marais !


La chanson fut accueillie par des cris de joie, et Tordgueule, qui se piquait de poésie, ne craignit point de proclamer Malartic l’émule de Saint-Amand, avis qui prouvait combien l’ivresse faussait la judiciaire du compagnon. On décréta un rouge-bord en l’honneur du chansonnier, et quand les verres furent vidés, chacun fit rubis sur l’ongle pour montrer qu’il avait bu consciencieusement sa rasade. Ce coup acheva les plus faibles de la bande ; La Râpée glissa sous la table, où il fit matelas à Bringuenarilles. Piedgris et Tordgueule, plus robustes, laissèrent seulement choir leurs têtes en avant et s’endormirent ayant pour oreiller leurs bras croisés. Quant à Malartic, il se tenait droit dans sa chaise le gobelet au poing, les yeux écarquillés et le nez enluminé d’un rouge si vif qu’il semblait jeter des étincelles comme un fer tiré de la forge ; il répétait machinalement avec l’hébétude solennelle de l’ivresse contenue, sans que personne fît chorus :

À Bacchus, biberon insigne,
Crions : « Masse ! » et chantons en chœur : …


Dégoûtée de ce spectacle, Isabelle quitta la fente du volet et poursuivit ses investigations, qui l’amenèrent bientôt sous la voûte où pendaient avec leur contrepoids les chaînes du pont-levis ramené vers le château. Il n’y avait aucun espoir de mettre en branle cette lourde machine, et, comme il fallait abattre le pont pour sortir, la place n’ayant pas d’autre issue, la captive dut renoncer à tout projet d’évasion. Elle alla reprendre sa lampe où elle l’avait laissée dans la galerie des portraits, qu’elle parcourut cette fois avec moins de terreur, car elle savait maintenant l’objet de son épouvante, et la peur est faite d’inconnu. Elle traversa rapidement la bibliothèque, la salle d’honneur et toutes les pièces qu’elle avait explorées avec une précaution anxieuse. Les armures dont elle s’était si fort effrayée lui parurent presque risibles, et d’un pas délibéré elle monta l’escalier descendu tout à l’heure en retenant son souffle et sur la pointe du pied, de peur d’éveiller le moindre écho assoupi dans la cage sonore.

Mais quel ne fut pas son effroi lorsque du seuil de sa chambre elle aperçut une figure étrange assise au coin de sa cheminée. Ce n’était pas un fantôme assurément, car la lumière des bougies et le reflet du foyer l’éclairaient d’une façon trop nette pour qu’on pût s’y méprendre ; c’était bien un corps grêle et délicat, il est vrai, mais très-vivant ainsi que l’attestaient deux grands yeux noirs d’un éclat sauvage, et n’ayant nullement le regard atone des spectres, qui se fixaient sur Isabelle, encadrée dans le chambranle de la porte, avec une tranquillité fascinante. De grands cheveux bruns rejetés en arrière permettaient de voir en tous ses détails une figure d’une teinte olivâtre, aux traits finement sculptés par une maigreur juvénile et vivace, et dont la bouche entr’ouverte découvrait une denture d’une blancheur éclatante. Les mains tannées au grand air, mais de forme mignonne, se croisaient sur la poitrine montrant des ongles plus pâles que les doigts. Les pieds nus n’atteignaient pas la terre, les jambes étant trop courtes pour arriver du fauteuil au parquet. Par l’interstice d’une grossière chemise de toile brillaient vaguement quelques grains d’un collier en perles.

À ce détail du collier, on a sans doute reconnu Chiquita. C’était elle en effet, non pas sous son costume de fille, mais encore travestie en garçon, déguisement qu’elle avait pris pour jouer le conducteur du faux aveugle. Cet habit, composé d’une chemise et de larges braies, ne lui seyait point mal ; car elle avait cet âge où le sexe est douteux entre la fillette et le jouvenceau.

Dès qu’elle eut reconnu la bizarre créature, Isabelle se remit de l’émotion que lui avait fait éprouver cette apparition inattendue. Chiquita n’était pas par elle-même bien redoutable, et d’ailleurs elle semblait professer, à l’endroit de la jeune comédienne, une sorte de reconnaissance désordonnée et fantasque qu’elle avait prouvée à sa manière dans une première rencontre.

Chiquita, tout en regardant Isabelle, murmurait à demi-voix cette espèce de chanson en prose qu’elle avait fredonnée avec un accent de folie, le corps engagé dans l’œil-de-bœuf, lors de la première tentative d’enlèvement aux Armes de France : « Chiquita danse sur la pointe des grilles, Chiquita passe par le trou des serrures. »

« As-tu toujours le couteau, dit cette singulière créature à Isabelle lorsqu’elle se fut approchée de la cheminée, le couteau à trois raies rouges ?

— Oui, Chiquita, répondit la jeune femme, je le porte là, entre ma chemisette et mon corsage. Mais pourquoi cette question ; ma vie est-elle donc en péril ?

— Un couteau, dit la petite dont les yeux brillèrent d’un éclat féroce, un couteau est un ami fidèle ; il ne trahit pas son maître, si son maître le fait boire ; car le couteau a soif.

— Tu me fais peur, mauvaise enfant, reprit Isabelle que troublaient ces paroles sinistrement extravagantes, mais qui, dans la position où elle se trouvait pouvaient renfermer un avertissement profitable.

— Aiguise la pointe au marbre de la cheminée, continua Chiquita, repasse la lame sur le cuir de ta chaussure.

— Pourquoi me dis-tu tout cela, fit la comédienne toute pâle ?

— Pour rien ; qui veut se défendre prépare ses armes, voilà tout. »

Ces phrases bizarres et farouches inquiétaient Isabelle, et cependant, d’un autre côté, la présence de Chiquita dans sa chambre la rassurait. La petite semblait lui porter une sorte d’affection qui, pour être basée sur un motif futile, n’en était pas moins réelle. « Je ne te couperai jamais le col, » avait dit Chiquita ; et, dans ses idées sauvages, c’était une solennelle promesse, un pacte d’alliance auquel elle ne devait pas manquer. Isabelle était la seule créature humaine qui, après Agostin, lui eût témoigné de la sympathie. Elle tenait d’elle le premier bijou dont se fût parée sa coquetterie enfantine, et, trop jeune encore pour être jalouse, elle admirait naïvement la beauté de la jeune comédienne. Ce doux visage exerçait une séduction sur elle, qui n’avait vu jusqu’alors que des mines hagardes et féroces exprimant des pensées de rapine, de révolte et de meurtre.

« Comment se fait-il que tu sois ici, lui dit Isabelle après un moment de silence ? As-tu pour charge de me garder ?

— Non, répondit Chiquita ; je suis venue toute seule où la lumière et le feu m’ont guidée. Cela m’ennuyait de rester dans un coin pendant que ces hommes buvaient bouteille sur bouteille. Je suis si petite, si jeune et si maigre, qu’on ne fait pas plus attention à moi qu’à un chat qui dort sous la table. Au plus fort du tapage, je me suis esquivée. L’odeur du vin et des viandes me répugne, habituée que je suis au parfum des bruyères et à la senteur résineuse des pins.

— Et tu n’as pas eu peur à errer sans chandelle, à travers ces longs couloirs obscurs, ces grandes chambres pleines de ténèbres ?

— Chiquita ne connaît pas la peur ; ses yeux voient dans l’ombre, ses pieds y marchent sans trébucher. Si elle rencontre une chouette, la chouette ferme ses prunelles ; la chauve-souris ploie ses membranes quand elle approche. Le fantôme se range pour la laisser passer ou retourne en arrière. La Nuit est sa camarade et ne lui cache aucun de ses mystères. Chiquita sait le nid du hibou, la cachette du voleur, la fosse de l’assassiné, l’endroit que hante le spectre ; mais elle ne l’a jamais dit au Jour. »

En prononçant ces paroles étranges, les yeux de Chiquita brillaient d’un éclat surnaturel. On devinait que son esprit, exalté par la solitude, se croyait une espèce de pouvoir magique. Les scènes de brigandage et de meurtre auxquelles son enfance s’était mêlée avaient dû agir fortement sur son imagination ardente, inculte et fébrile. Sa conviction agissait sur Isabelle, qui la regardait avec une appréhension superstitieuse.

« J’aime mieux, continua la petite, rester là, près du feu, à côté de toi. Tu es belle, et cela me plaît de te voir ; tu ressembles à la bonne Vierge que j’ai vue briller sur l’autel ; mais de loin seulement, car on me chassait de l’église avec les chiens, sous prétexte que j’étais mal peignée et que mon jupon jaune-serin aurait fait rire les fidèles. Comme ta main est blanche ! la mienne posée dessus a l’air d’une patte de singe. Tes cheveux sont fins comme de la soie ; ma tignasse se hérisse comme une broussaille. Oh ! je suis bien laide, n’est-ce pas ?

— Non, chère petite, répondit Isabelle que cette admiration naïve touchait malgré elle, tu as ta beauté aussi ; il ne te manque que d’être un peu accommodée pour valoir les plus jolies filles.

— Tu crois : pour être brave, je volerai de beaux habits, et alors Agostin m’aimera. »

Cette idée illumina d’une lueur rose le visage fauve de l’enfant, et, pendant quelques minutes, elle demeura comme perdue dans une rêverie délicieuse et profonde.

« Sais-tu où nous sommes, reprit Isabelle, lorsque Chiquita releva ses paupières frangées de longs cils noirs qu’elle avait tenues un instant abaissées.

— Dans un château appartenant au seigneur qui a tant d’argent, et qui voulait déjà te faire enlever à Poitiers. Je n’avais qu’à tirer le verrou, c’était fait. Mais tu m’avais donné le collier de perles, et je ne voulais pas te causer de la peine.

— Pourtant, cette fois, tu as aidé à m’emporter, dit Isabelle ; tu ne m’aimes donc plus, que tu me livres à mes ennemis ?

— Agostin avait commandé ; il fallait obéir. D’ailleurs un autre aurait fait le conducteur de l’aveugle, et je ne serais pas entrée au château avec toi. Ici, je puis te servir peut-être à quelque chose. Je suis courageuse, agile et forte, quoique petite, et je ne veux pas qu’on te fasse mal.

— Est-ce bien loin de Paris, ce château où l’on me tient prisonnière, dit la jeune femme en attirant Chiquita entre ses genoux ; en as-tu entendu prononcer le nom par quelqu’un de ces hommes ?

— Oui, Tordgueule a dit que l’endroit se nommait… comment donc déjà ? fit la petite, en se grattant la tête d’un air d’embarras.

— Tâche de t’en souvenir, mon enfant, dit Isabelle en flattant de la main les joues brunes de Chiquita, qui rougit de plaisir à cette caresse, car jamais personne n’avait eu pareille attention pour elle.

— Je crois que c’est Vallombreuse, répondit Chiquita, syllabe par syllabe comme si elle écoutait un écho intérieur. Oui, Vallombreuse, j’en suis sûre maintenant ; le nom même du seigneur que ton ami le capitaine Fracasse a blessé en duel. Il aurait mieux fait de le tuer. Ce duc est très-méchant, quoiqu’il jette l’or à poignées comme un semeur le grain. Tu le hais, n’est-ce pas ? et tu serais bien contente si tu parvenais à lui échapper.

— Oh ! oui ; mais c’est impossible, dit la jeune comédienne ; un fossé profond entoure le château ; le pont-levis est ramené. Toute évasion est impraticable.

— Chiquita se rit des grilles, des serrures, des murailles et des douves ; Chiquita peut sortir à son gré de la prison la mieux close et s’envoler dans la lune aux yeux du geôlier ébahi. Si elle veut, avant que le soleil se lève, le Capitaine saura où est cachée celle qu’il cherche. »

Isabelle craignait, en entendant ces phrases incohérentes, que la folie n’eût troublé le faible cerveau de Chiquita ; mais la physionomie de l’enfant était si parfaitement calme, ses yeux avaient un regard si lucide, et le son de sa voix un tel accent de conviction, que cette supposition n’était pas admissible ; cette étrange créature possédait certainement une partie du pouvoir presque magique qu’elle s’attribuait.

Comme pour convaincre Isabelle qu’elle ne se vantait point, elle lui dit : « Je vais sortir d’ici tout à l’heure ; laisse-moi réfléchir un instant pour trouver le moyen ; ne parle pas, retiens ta respiration ; le moindre bruit me distrait ; il faut que j’entende l’Esprit.  »

Chiquita pencha la tête, mit la main sur ses yeux afin de s’isoler, resta quelques minutes dans une immobilité morte, puis elle releva le front, ouvrit la fenêtre, monta sur l’appui et plongea dans l’obscurité un regard d’une intensité profonde. Au bas de la muraille clapotait l’eau sombre du fossé poussée par la bise nocturne.

« Va-t-elle, en effet, prendre son vol comme une chauve-souris, » se disait la jeune actrice, qui suivait d’un œil attentif tous les mouvements de Chiquita.

En face de la fenêtre, de l’autre côté de la douve, se dressait un grand arbre plusieurs fois centenaire, dont les maîtresses branches s’étendaient presque horizontalement moitié sur la terre, moitié sur l’eau du fossé ; mais il s’en fallait de huit ou dix pieds que l’extrémité du plus long branchage atteignît la muraille. C’était sur cet arbre qu’était basé le projet d’évasion de Chiquita. Elle rentra dans la chambre, elle tira d’une de ses poches une cordelette de crin, très-fine, très-serrée, mesurant de sept à huit brasses, la déroula méthodiquement sur le parquet ; tira de son autre poche une sorte d’hameçon de fer qu’elle accrocha à la corde ; puis elle s’approcha de la fenêtre et lança le crochet dans les branches de l’arbre. La première fois l’ongle de fer ne mordit pas et retomba avec la corde en sonnant sur les pierres du mur. À la seconde tentative, la griffe de l’hameçon piqua l’écorce et Chiquita tira la corde à elle, en priant Isabelle de s’y suspendre de tout son poids. La branche accrochée céda autant que la flexibilité du tronc le permettait, et se rapprocha de la croisée de cinq ou six pieds. Alors Chiquita fixa la cordelette après la serrurerie du balcon par un nœud qui ne pouvait glisser et, soulevant son corps frêle avec une agilité singulière, elle se pendit des mains au cordage, et par des déplacements de poignets eut bientôt gagné la branche qu’elle enfourcha dès qu’elle la sentit solide.

« Défais maintenant le nœud de la corde que je la retire à moi, dit-elle à la prisonnière d’une voix basse mais distincte, à moins que tu n’aies envie de me suivre, mais la peur te serrerait le col, et le vertige te tirerait par les pieds pour te faire tomber dans l’eau. Adieu ! je vais à Paris et je serai bientôt de retour. On marche vite au clair de lune. »

Isabelle obéit, et l’arbre n’étant plus maintenu, reprit sa position ordinaire, reportant Chiquita à l’autre bord du fossé. En moins d’une minute, s’aidant des genoux et des mains, elle se trouva au bas du tronc, sur la terre ferme, et bientôt la captive la vit s’éloigner d’un pas rapide et se perdre dans les ombres bleuâtres de la nuit.

Tout ce qui venait de se passer semblait un rêve à Isabelle. En proie à une sorte de stupeur, elle n’avait pas encore refermé la fenêtre, et elle regardait l’arbre immobile qui dessinait en face d’elle les linéaments noirs de son squelette sur le gris laiteux d’un nuage pénétré d’une lumière diffuse par le disque de l’astre qu’il cachait à demi. Elle frémissait en voyant combien était frêle à son extrémité la branche à laquelle n’avait pas craint de se confier la courageuse et légère Chiquita. Elle s’attendrissait à l’idée de l’attachement que lui montrait ce pauvre être misérable et sauvage dont les yeux étaient si beaux, si lumineux et si passionnés, yeux de femme dans un visage d’enfant, et qui montrait tant de reconnaissance pour un chétif cadeau. Comme la fraîcheur la saisissait et faisait s’entre-choquer avec une crépitation fébrile ses petites dents de perles, elle referma la croisée, rabattit les rideaux et s’arrangea dans un fauteuil, au coin du feu, les pieds sur les boules de cuivre des chenets.

Elle était à peine assise que le majordome entra suivi des deux mêmes valets qui portaient une petite table couverte d’une riche nappe à frange ouvragée, où était servi un souper non moins fin et délicat que le dîner. Quelques minutes plus tôt, l’entrée de ces laquais eût déjoué l’évasion de Chiquita. Isabelle, tout agitée encore de cette scène émouvante, ne toucha point aux mets placés devant elle, et fit signe qu’on les remportât. Mais le majordome fit placer près du lit un en-cas de blancs-mangers et de massepains ; il fit aussi déployer sur un fauteuil une robe, des coiffes et un manteau de nuit tout garni de dentelles et de la bonne faiseuse. D’énormes bûches furent jetées sur les braises croulantes et l’on renouvela les bougies. Cela fait, le majordome dit à Isabelle que si elle avait besoin d’une femme de chambre qui l’accommodât, on allait lui en envoyer une.

La jeune comédienne ayant fait un geste de dénégation, le majordome s’en alla, sur un salut le plus respectueux du monde.

Lorsque le majordome et les laquais furent retirés, Isabelle, ayant jeté le manteau de nuit sur ses épaules, se coucha tout habillée sans se mettre entre les draps, pour être promptement debout en cas d’alerte. Elle sortit de son corsage le couteau de Chiquita, l’ouvrit, en tourna la virole et le plaça près d’elle à portée de sa main. Ces précautions prises, elle abaissa ses longues paupières avec la volonté de dormir, mais le sommeil se faisait prier. Les événements de la journée avaient agité les nerfs d’Isabelle, et les appréhensions de la nuit n’étaient guère faites pour les calmer. D’ailleurs, ces châteaux anciens qu’on n’habite plus ont, pendant les heures sombres, des physionomies singulières ; il semble qu’on y dérange quelqu’un, et qu’un hôte invisible se retire à votre approche par quelque couloir secret caché dans les murs. Toutes sortes de petits bruits inexplicables s’y produisent inopinément. Un meuble craque, l’horloge de la mort frappe ses coups secs contre la boiserie, un rat passe derrière la tenture, une bûche piquée des vers éclate dans le feu comme un marron d’artifice et vous réveille avec transes au moment même où vous alliez vous assoupir. C’est ce qui arrivait à la jeune prisonnière ; elle se dressait, ouvrait des yeux effarés, promenait ses regards autour de la chambre, et, n’y voyant rien que d’ordinaire, elle reposait sa tête sur l’oreiller. Le somme finit cependant par l’envahir, de manière à la séparer du monde réel dont les rumeurs ne lui parvenaient plus. Vallombreuse, s’il eût été là, aurait eu beau jeu pour ses entreprises téméraires et galantes ; car la fatigue avait vaincu la pudeur. Heureusement pour Isabelle, le jeune duc n’était point encore arrivé au château. Ne se souciait-il déjà plus de sa proie la tenant désormais dans son aire, et la possibilité de satisfaire son caprice l’avait-il éteint ? Nullement ; la volonté était plus tenace chez ce beau et méchant duc, surtout la volonté de mal faire ; car il éprouvait, en dehors de la volupté, un certain plaisir pervers à se jouer de toute loi divine et humaine ; mais, pour détourner les soupçons, le jour même de l’enlèvement, il s’était montré à Saint-Germain, avait fait sa cour au roi, suivi la chasse, et, sans affectation, parlé à plusieurs personnes. Le soir, il avait joué et perdu ostensiblement des sommes qui eussent été importantes pour quelqu’un de moins riche. Il avait paru de charmante humeur, surtout depuis qu’un affidé venu à franc étrier s’était incliné en lui remettant un pli. Ce besoin d’établir, en cas de recherches, un incontestable alibi, avait sauvegardé cette nuit-là la pudicité d’Isabelle.

Après un sommeil traversé de rêves bizarres où tantôt elle voyait Chiquita courir en agitant ses bras comme des ailes devant le capitaine Fracasse à cheval, tantôt le duc de Vallombreuse avec des yeux flamboyants pleins de haine et d’amour, Isabelle s’éveilla et fut surprise du temps qu’elle avait dormi. Les bougies avaient brûlé jusqu’aux bobèches, les bûches s’étaient consumées, et un gai rayon de soleil pénétrant par l’interstice des rideaux s’émancipait jusqu’à jouer sur son lit encore qu’il n’eût pas été présenté. Ce fut pour la jeune femme un grand soulagement que le retour de la lumière. Sa position, sans doute, n’en valait guère mieux ; mais le danger n’était plus grossi de ces terreurs fantastiques que la nuit et l’inconnu apportent aux esprits les plus fermes. Pourtant sa joie ne fut pas de longue durée, car un grincement de chaînes se fit entendre ; le pont-levis s’abaissa : le roulement d’un carrosse mené d’un grand train retentit sur le plateau du tablier, gronda sous la voûte comme un tonnerre sourd et s’éteignit dans la cour intérieure.

Qui pouvait entrer de cette façon altière et magistrale si ce n’est le seigneur du lieu, le duc de Vallombreuse lui-même ? Isabelle sentit à ce mouvement qui avertit la colombe de la présence du vautour, bien qu’elle ne le voie pas encore, que c’était bien l’ennemi et non un autre. Ses belles joues en devinrent pâles comme cire vierge, et son pauvre petit cœur se mit à battre la chamade dans la forteresse de son corsage quoiqu’il n’eût aucune envie de se rendre. Mais bientôt faisant effort sur elle-même, cette courageuse fille rappela ses esprits et se prépara pour la défense. « Pourvu, se disait-elle, que Chiquita arrive à temps et m’amène du secours ! » et ses yeux involontairement se tournaient vers le médaillon placé au-dessus de la cheminée : « Ô toi, qui as l’air si noble et si bon, protège-moi contre l’insolence et la perversité de ta race. Ne permets pas que ces lieux où rayonne ton image soient témoins de mon déshonneur ! »

Au bout d’une heure, que le jeune duc employa à réparer le désordre qu’apporte toujours dans une toilette un voyage rapide, le majordome entra cérémonieusement chez Isabelle et lui demanda si elle pouvait recevoir monsieur le duc de Vallombreuse.

« Je suis prisonnière, répondit la jeune femme avec beaucoup de dignité ; ma réponse n’est pas plus libre que ma personne, et cette demande, qui serait polie en situation ordinaire, n’est que dérisoire en l’état où je suis. Je n’ai aucun moyen d’empêcher monsieur le duc d’entrer dans cette chambre d’où je ne puis sortir. Sa visite, je ne l’accepte point ; je la subis. C’est un cas de force majeure. Qu’il vienne s’il lui plaît de venir, à cette heure ou à une autre : ce m’est tout un. Allez lui redire mes paroles. »

Le majordome s’inclina, se retira à reculons vers la porte, car les plus grands égards lui avaient été recommandés à l’endroit d’Isabelle, et disparut pour aller dire à son maître que « mademoiselle » consentait à le recevoir.

Au bout de quelques instants le majordome reparut, annonçant le duc de Vallombreuse.

Isabelle s’était levée à demi de son fauteuil, où l’émotion la fit retomber couverte d’une mortelle pâleur. Vallombreuse s’avança vers elle, chapeau bas, dans l’attitude du plus profond respect. Comme il la vit tressaillir à son approche, il s’arrêta au milieu de la chambre, salua la jeune comédienne, et lui dit de cette voix qu’il savait rendre si douce pour séduire :

« Si ma présence est trop odieuse maintenant à la charmante Isabelle, et qu’elle ait besoin de quelque temps pour s’habituer à l’idée de me voir, je me retirerai. Elle est ma prisonnière, mais je n’en suis pas moins son esclave.

— Cette courtoisie vient tard, répondit Isabelle, après la violence que vous avez exercée contre moi.

— Voilà ce que c’est, reprit le duc, que de pousser les gens à bout par une vertu trop farouche. N’ayant plus d’espoir, ils se portent aux dernières extrémités, sachant qu’ils ne peuvent empirer leur situation. Si vous aviez bien voulu souffrir que je vous fisse ma cour, et montrer quelque complaisance à ma flamme, je serais resté parmi les rangs de vos adorateurs, essayant, à force de galanteries délicates, de magnificences amoureuses, de dévouements chevaleresques, de passion ardente et contenue, d’attendrir lentement ce cœur rebelle. Je vous aurais inspiré sinon de l’amour, du moins cette pitié tendre qui parfois le précède et l’amène. À la longue, peut-être, votre froideur se serait trouvée injuste, car rien ne m’eût coûté pour la mettre dans son tort.

— Si vous aviez employé ces moyens si honnêtes, dit Isabelle, j’aurais plaint un amour que je n’aurais pu partager, puisque mon cœur ne se donnera jamais, et, du moins, je n’eusse pas été contrainte de vous haïr, sentiment qui n’est point fait pour mon âme, et qu’il lui est douloureux d’éprouver.

— Vous me détestez donc bien ? fit le duc de Vallombreuse avec un tremblement de dépit dans la voix. Je ne le mérite pas, cependant. Mes torts envers vous, si j’en ai, viennent de ma passion même ; et quelle femme, pour chaste et vertueuse qu’elle soit, en veut sérieusement à un galant homme de l’effet que ses charmes ont produit sur lui malgré elle ?

— Certes, ce n’est point un motif d’aversion lorsque l’amant se tient dans les limites du respect et soupire avec une timidité discrète. La plus prude le peut supporter ; mais quand son impatience insolente se livre tout d’abord aux derniers excès et procède par le guet-apens, le rapt et la séquestration, comme vous n’avez pas craint de le faire, il n’est pas d’autre sentiment possible qu’une invincible répugnance. Toute âme un peu haute et fière se révolte quand on la prétend forcer. L’amour, qui est chose divine, ne se commande ni ne s’extorque. Il souffle où il veut.

— Ainsi, une répugnance invincible, voilà tout ce que je puis attendre de vous, répondit Vallombreuse dont les joues étaient devenues pâles et qui s’était mordu plus d’une fois les lèvres pendant qu’Isabelle lui parlait avec cette fermeté douce qui était le ton naturel de cette jeune personne aussi sage qu’aimable.

— Vous auriez un moyen de reconquérir mon estime et de gagner mon amitié. Rendez-moi noblement la liberté que vous m’avez prise. Faites-moi reconduire par un carrosse à mes compagnons inquiets qui ne savent ce que je suis devenue et me cherchent éperdument, avec transes mortelles. Laissez-moi reprendre mon humble vie de comédienne avant que cette aventure, dont mon honneur pourrait souffrir, ne s’ébruite parmi le public étonné de mon absence.

— Quel malheur, s’écria le duc, que vous me demandiez la seule chose que je ne saurais vous accorder sans me trahir moi-même. Que ne désirez-vous un empire, un trône, je vous le donnerais ; une étoile, j’irais vous la chercher en escaladant le ciel. Mais vous voulez que je vous ouvre la porte de cette cage où vous ne rentreriez jamais une fois sortie. C’est impossible ! Je sais que vous m’aimez si peu que je n’ai d’autre ressource pour vous voir que de vous enfermer. Quoi qu’il en coûte à mon orgueil, je l’emploie ; car je ne peux pas plus me passer de votre présence qu’une plante de la lumière. Ma pensée se tourne vers vous comme vers son soleil, et il fait nuit pour moi où vous n’êtes point. Si ce que j’ai hasardé est un crime, il faut au moins que j’en profite, car vous ne me le pardonneriez pas, quoique vous le disiez. Ici, du moins, je vous tiens, je vous entoure, j’enveloppe votre haine de mon amour, je souffle sur les glaçons de votre froideur la chaude haleine de ma passion. Vos prunelles sont forcées de refléter mon image, vos oreilles d’entendre le son de ma voix. Quelque chose de moi s’insinue malgré vous dans votre âme ; j’agis sur vous, ne fût-ce que par l’effroi que je vous cause, et le bruit de mon pas dans l’antichambre vous fait tressaillir. Et puis, cette captivité vous sépare de celui que vous regrettez et que j’abhorre pour avoir détourné ce cœur qui eût été mien. Ma jalousie satisfaite se résout à ce mince bonheur et ne veut point le jouer en vous rendant cette liberté dont vous feriez usage contre moi.

— Et jusques à quand, dit la jeune femme, avez-vous la prétention de me tenir en chartre privée, non pas comme seigneur chrétien, mais comme corsaire barbaresque ?

— Jusqu’à ce que vous m’aimiez ou que vous me le disiez, ce qui revient au même, » répondit le jeune duc avec un sérieux parfait et de l’air le plus convaincu du monde. Puis il fit à Isabelle le salut le plus gracieux et opéra une sortie pleine d’aisance, comme un véritable homme de cour qu’aucune situation n’embarrasse.

Une demi-heure après, un laquais apportait un bouquet, assemblage des fleurs les plus rares, mêlant leurs couleurs et leurs parfums ; d’ailleurs, toutes étaient rares à cette époque de l’année, et il avait fallu tout le talent des jardiniers et l’été factice des serres pour déterminer ces charmantes filles de Flore à s’épanouir si précocement. La queue du bouquet était serrée d’un bracelet magnifique et digne d’une reine. Parmi les fleurs un papier blanc plié en deux attirait l’œil. Isabelle le prit, car, dans sa situation, ces menus détails de galanterie n’avaient plus la signifiance qu’ils auraient eue si elle eût été libre.

Ce papier était un billet de Vallombreuse conçu en ces termes et tracé d’une écriture hardie congruant au caractère du personnage. La prisonnière y reconnut la main qui avait écrit « pour Isabelle » sur la cassette à bijoux laissée dans sa chambre à Poitiers :


« Chère Isabelle,

Je vous envoie ces fleurs quoique je sois certain qu’elles seront mal accueillies. Venant de moi, leur fraîcheur et nouveauté ne trouveront pas grâce devant vos rigueurs non pareilles. Mais, quel que soit leur sort, et ne vous occupiez-vous d’elles que pour les jeter par la fenêtre en signe de grand dédain, elles obligeront, par la colère même, votre pensée à s’arrêter un instant, ne fût-ce que pour le maudire, sur celui qui se déclare, en dépit de tout, votre opiniâtre adorateur.

Vallombreuse. »


Ce billet, d’une galanterie précieuse, mais qui révélait chez celui qui l’avait écrit une tenacité formidable, et que rien ne saurait rebuter, produisit en partie l’effet que le duc s’en était promis. Isabelle le tenait à la main d’un air morne, et la figure de Vallombreuse se présentait à son esprit sous une apparence diabolique. Les parfums des fleurs, la plupart étrangères, posées près d’elle, sur le guéridon, où le laquais les avait mises, se développaient à la chaleur de la chambre, et leurs aromes exotiques s’épandaient puissants et vertigineux. Isabelle les prit et les jeta dans l’antichambre, sans retirer le bracelet de diamants qui entourait les queues, craignant qu’elles ne fussent imprégnées de quelque philtre subtil, narcotique ou aphrodisiaque, propre à troubler la raison. Jamais plus belles fleurs ne furent plus maltraitées, et cependant Isabelle les aimait fort ; mais elle eût craint, si elle les eût conservées, que la fatuité du duc n’en prît avantage ; et d’ailleurs ces plantes aux formes bizarres, aux couleurs étranges, aux parfums inconnus n’avaient pas le charme modeste des fleurs ordinaires ; leur beauté orgueilleuse rappelait celle de Vallombreuse et lui ressemblait trop.

Elle avait à peine déposé le bouquet proscrit sur une crédence de la pièce voisine, et s’était remise sur son fauteuil, qu’une fille de chambre se présenta pour l’accommoder. Cette fille, assez jolie, très-pâle, l’air triste et doux, avait dans son empressement quelque chose d’inerte, et semblait brisée par une terreur secrète ou un ascendant terrible. Elle offrit ses services à Isabelle, sans presque la regarder, et d’une voix atone comme si elle eût craint d’être entendue par l’oreille des murailles. Sur un signe affirmatif de la jeune femme, elle lui peigna ses cheveux blonds tout en désordre, à la suite des scènes violentes de la veille et des inquiétudes nerveuses de la nuit, en noua les boucles soyeuses avec des nœuds de velours et s’acquitta de sa besogne en coiffeuse qui sait son métier. Elle tira ensuite d’une armoire pratiquée dans le mur plusieurs robes d’une richesse et d’une élégance rares, qui semblaient coupées à la taille d’Isabelle, mais dont la jeune actrice ne voulut point, encore que la sienne fût défraîchie et fripée, car elle eût paru porter ainsi la livrée du duc, et son intention bien formelle était de ne rien accepter qui vînt de lui, dût sa captivité se prolonger plus qu’elle ne pensait.

La fille de chambre n’insista point et respecta ce caprice, de même qu’on laisse faire aux personnes condamnées ce qu’elles veulent, dans l’enceinte de leur prison. On eût dit aussi qu’elle évitait de se lier avec sa maîtresse temporaire, de peur d’y prendre un intérêt inutile. Elle se réduisait autant que possible à l’état d’automate. Isabelle, qui pensait en tirer quelque lumière, comprit qu’il était superflu de l’interroger, et s’abandonna à ses soins muets non sans une espèce de terreur.

Quand la fille de chambre se fut retirée, on apporta le dîner, et, malgré la tristesse de sa situation, Isabelle y fit honneur ; la nature réclame impérieusement ses droits même chez les personnes les plus délicates. Cette réfection lui donna les forces dont elle avait grand besoin, les siennes étant épuisées par ces émotions et assauts divers. L’esprit un peu plus tranquille, la prisonnière se mit à songer au courage de Sigognac, qui s’était si vaillamment conduit, et l’eût arrachée aux ravisseurs, quoique seul, s’il n’eût perdu quelques minutes à se désencapuchonner du manteau jeté par le traître aveugle. Il devait être prévenu maintenant, et nul doute qu’il n’accourût à la défense de celle qu’il aimait plus que sa vie. À l’idée des dangers auxquels il allait s’exposer en cette entreprise périlleuse, car le duc n’était pas homme à lâcher sa proie sans résistance, le sein d’Isabelle se gonfla d’un soupir et une larme monta de son cœur à ses yeux ; elle s’en voulait d’être la cause de ces conflits, et maudissait presque sa beauté, origine de tout le mal. Cependant elle était modeste, et par coquetterie n’avait point cherché à exciter les passions autour d’elle, comme font beaucoup de comédiennes et même de grandes dames ou bourgeoises.

Elle en était là de sa rêverie, lorsqu’un petit coup sec vint à sonner contre la fenêtre dont un carreau s’étoila, comme s’il eût été frappé d’un grêlon. Isabelle s’approcha de la croisée, et vit dans l’arbre en face Chiquita, qui lui faisait mystérieusement signe d’ouvrir la fenêtre, et balançait la cordelette munie, à son extrémité, d’une griffe de fer. La comédienne prisonnière comprit l’intention de l’enfant, obéit à son geste, et le crampon, lancé d’une main sûre, vint mordre l’appui du balcon. Chiquita noua l’autre bout de la corde à la branche, et s’y suspendit comme la veille : mais elle n’était pas à moitié chemin, que le nœud se défit, à la grande frayeur d’Isabelle, et se détacha de l’arbre. Au lieu de tomber dans l’eau verte du fossé, comme on pouvait le craindre, Chiquita dont cet accident, si c’en était un, n’avait pas troublé la présence d’esprit, vint donner avec la corde retenue au balcon par le crampon de fer contre la muraille du château, au-dessous de la fenêtre, qu’elle eut bientôt gagnée, en s’aidant des mains et des pieds qu’elle appuyait contre la paroi. Puis elle enjamba le balcon et sauta légèrement dans la chambre ; et, voyant Isabelle toute pâle, et presque évanouie, elle lui dit avec un sourire :

« Tu as eu peur et tu as cru que Chiquita allait rejoindre les grenouilles du fossé. Je n’avais fait à la branche qu’un nœud coulant pour pouvoir ramener la corde à moi. Au bout de cette ligne noire je devais avoir l’air, maigre et brune comme je suis, d’une araignée qui remonte après son fil.

— Chère petite, dit Isabelle en baisant Chiquita au front, tu es une brave et courageuse enfant.

— J’ai vu tes amis, ils t’avaient bien cherchée ; mais sans Chiquita, ils n’auraient jamais découvert ta retraite. Le Capitaine allait et venait comme un lion ; sa tête fumait, ses yeux lançaient des éclairs. Il m’a posée sur l’arçon de sa selle, et il est caché dans un petit bois non loin du château avec ses camarades. Il ne faut pas qu’on les voie. Ce soir, dès que l’ombre sera tombée, ils tenteront ta délivrance ; il y aura des coups d’épée et de pistolet. Ce sera superbe. Rien n’est beau comme des hommes qui se battent ; mais ne va pas t’effrayer et pousser des cris. Les cris des femmes dérangent les courages. Si tu veux, je me tiendrai près de toi pour te rassurer.

— Sois tranquille, Chiquita, je ne gênerai pas par de sottes frayeurs les braves amis qui exposeront leur vie pour me sauver.

— C’est bien, reprit la petite, défends-toi jusqu’à ce soir avec le couteau que je t’ai donné. Le coup doit se porter de bas en haut, ne l’oublie pas. Pour moi, comme il ne faut pas qu’on nous voie ensemble, je vais chercher quelque coin où je puisse dormir. Surtout, ne regarde point par la fenêtre, cela inspirerait des soupçons et montrerait peut-être que tu attends du secours de ce côté. Alors on ferait une battue autour du château et l’on découvrirait tes amis. Le coup serait manqué et tu resterais au pouvoir de ce Vallombreuse que tu détestes.

— Je n’approcherai pas de la croisée, répondit Isabelle, je te le promets, quelque curiosité qui me pousse. »

Rassurée sur ce point important, Chiquita disparut et alla rejoindre dans la salle basse les spadassins qui, noyés de boisson, appesantis par un sommeil bestial, ne s’étaient même pas aperçus de son absence. Elle s’adossa contre le mur, joignit les mains sur sa poitrine, ce qui était sa position favorite, ferma les yeux et ne tarda pas à s’endormir ; car ses petits pieds de biche avaient fait plus de huit lieues la nuit précédente, entre Vallombreuse et Paris. Le retour à cheval, allure qui ne lui était pas habituelle, l’avait peut-être fatiguée davantage. Quoique son frêle corps eût la vigueur de l’acier, elle était rompue, et son sommeil était si profond qu’elle semblait morte.

« Comme cela dort, ces enfants ! dit Malartic qui s’était enfin éveillé ; malgré notre bacchanal, elle n’a fait qu’un somme ! Holà ! vous autres, aimables brutes, tâchez de vous dresser sur vos pattes de derrière, et allez dans la cour vous répandre un seau d’eau froide sur la tête. La Circé de l’ivresse a fait de vous des pourceaux ; redevenez hommes par ce baptême, et ensuite nous irons faire une ronde pour voir s’il ne se trame rien en faveur de la beauté dont le seigneur Vallombreuse nous a confié la garde et la défense. »

Les bretteurs se soulevèrent pesamment et sortirent non sans dessiner quelques crochets de la table à la porte, pour obtempérer aux prescriptions si sages de leur chef. Quand ils furent à peu près rentrés en leur sang-froid, Malartic prit avec lui Tordgueule, Piedgris et La Râpée, se dirigea vers la poterne, ouvrit le cadenas qui fermait la chaîne de la barque amarrée à la porte d’eau de la cuisine, et le batelet, poussé par une perche et déchirant le manteau glauque des lentilles aquatiques, aborda bientôt à un étroit escalier pratiqué dans le revêtement de la douve.

« Toi, dit Malartic à La Râpée, quand ses hommes eurent monté sur le revers du talus, tu vas rester là et garder la barque, en cas où l’ennemi voudrait s’en emparer pour pénétrer dans la place. Aussi bien, tu ne parais pas fort solide sur ton socle. Nous autres, nous allons faire la patrouille et battre un peu les buissons, afin d’en faire envoler les oiseaux. »

Malartic, suivi de ses deux acolytes, se promena autour du château pendant plus d’une heure, sans rien rencontrer de suspect ; et quand il revint à son point de départ, il trouva La Râpée qui dormait debout adossé à un arbre.

« Si nous étions une troupe régulière, lui dit-il en l’éveillant d’un coup de poing, je te ferais passer par les armes pour avoir tapé de l’œil en faction, chose contraire à toute bonne discipline martiale ; mais puisque je ne puis te faire arquebuser, je te pardonne et te condamne seulement à boire une pinte d’eau.

— J’aimerais mieux, répondit l’ivrogne, deux balles dans la tête, qu’une pinte d’eau sur l’estomac.

— Cette réponse est belle, fit Malartic, et digne d’un héros de Plutarque. Ta faute t’est remise sans punition, mais ne pèche plus. »

La patrouille rentra, et la barque fut soigneusement rattachée et cadenassée avec les précautions dont on use dans une place forte. Satisfait de son inspection, Malartic se dit à lui-même : « Si la charmante Isabelle sort d’ici, ou si le valeureux capitaine Fracasse y entre, car il faut prévoir les deux cas, que mon nez devienne blanc ou que ma face rougisse. »

Restée seule, Isabelle ouvrit un volume de l’Astrée, par le sieur Honoré d’Urfé, qui traînait oublié sur une console. Elle essaya d’attacher sa pensée à cette lecture. Mais ses yeux seuls suivaient machinalement les lignes. L’esprit s’envolait loin des pages, et ne s’associait pas un instant à ces bergerades déjà surannées. D’ennui, elle jeta le volume et se croisa les bras dans l’attente des événements. À force de faire des conjectures, elle s’en était lassée, et sans chercher à deviner comment Sigognac la délivrerait, elle comptait sur l’absolu dévouement de ce galant homme.

Le soir était venu. Les laquais allumèrent les bougies, et bientôt le majordome parut annonçant la visite du duc de Vallombreuse. Il entra sur les pas du valet et salua sa captive avec la plus parfaite courtoisie. Il était vraiment d’une beauté et d’une élégance suprêmes. Son visage charmant devait inspirer l’amour à tout cœur non prévenu. Une veste de satin gris de perle, un haut-de-chausses de velours incarnadin, des bottes à entonnoir en cuir blanc remplies de dentelles, une écharpe de brocart d’argent soutenant une épée à pommeau de pierreries, faisaient merveilleusement ressortir les avantages de sa personne, et il fallait toute la vertu et constance d’Isabelle pour ne point en être touché.

« Je viens voir, adorable Isabelle, dit-il en s’asseyant dans un fauteuil près de la jeune femme, si je serai mieux reçu que mon bouquet ; je n’ai pas la fatuité de le croire, mais je veux vous habituer à moi. Demain, nouveau bouquet et nouvelle visite.

— Bouquets et visites seront inutiles, répondit Isabelle, il en coûte à ma politesse de le dire, mais ma sincérité ne doit vous laisser aucun espoir.

— Eh bien, fit le duc avec un geste d’insouciance hautaine, je me passerai de l’espoir et me contenterai de la réalité. Vous ne savez donc pas, pauvre enfant, ce que c’est que Vallombreuse, vous qui essayez de lui résister. Jamais désir inassouvi n’est rentré dans son âme ; il marche à ce qu’il veut sans que rien le puisse fléchir ou détourner : ni larmes, ni supplications, ni cris, ni cadavres jetés en travers, ni ruines fumantes ; l’écroulement de l’univers ne l’étonnerait pas, et sur les débris du monde il accomplirait son caprice. N’augmentez pas sa passion par l’attrait de l’impossible, imprudente qui faites flairer l’agneau au tigre et le retirez. »

Isabelle fut effrayée du changement de physionomie opéré sur le visage de Vallombreuse pendant qu’il prononçait ces paroles. L’expression gracieuse en avait disparu. On n’y lisait plus qu’une méchanceté froide et une résolution implacable. Par un mouvement instinctif, Isabelle recula son fauteuil et porta la main à son corsage pour y sentir le couteau de Chiquita. Vallombreuse rapprocha son siège sans affectation. Maîtrisant sa colère, il avait déjà fait reprendre à sa figure cet air charmant, enjoué et tendre, qui jusque-là avait été irrésistible.

« Faites un effort sur vous-même ; ne vous retournez pas vers une vie qui doit être désormais comme un songe oublié. Abandonnez ces obstinations de fidélité chimérique à un languissant amour indigne de vous, et songez qu’aux yeux du monde vous m’appartenez dès à présent. Songez surtout que je vous adore avec un emportement, une frénésie, un délire qu’aucune femme ne m’a jamais inspirés. N’essayez pas d’échapper à cette flamme qui vous enveloppe, à cette volonté inéluctable que rien ne peut faire dévier. Comme un métal froid jeté dans un creuset où bout déjà du métal en fusion, votre indifférence jetée dans ma passion y fondra en s’amalgamant avec elle. Quoi que vous fassiez, vous m’aimerez de gré ou de force, parce que je le veux, parce que vous êtes jeune et belle, et que je suis jeune et beau. Vous avez beau vous roidir et vous débattre, vous n’ouvrirez pas les bras fermés sur vous. Donc toute résistance aurait mauvaise grâce, puisqu’elle serait inutile. Résignez-vous en souriant ; est-ce donc un si grand malheur, après tout, que d’être éperdument aimée du duc de Vallombreuse ! Ce malheur ferait la félicité de plus d’une. »

Pendant qu’il parlait avec cet entraînement chaleureux qui enivre la raison des femmes et fait céder leurs pudeurs, mais qui n’avait cette fois aucune action, Isabelle, attentive à la moindre rumeur du dehors d’où lui devait venir la délivrance, croyait entendre un petit bruit presque imperceptible arrivant de l’autre bord du fossé. Il était sourd et rhythmique comme le froissement d’un travail régulier dirigé avec précaution contre quelque obstacle. Craignant que Vallombreuse ne le remarquât, la jeune femme répondit de manière à blesser la fatuité orgueilleuse du jeune duc. Elle l’aimait mieux irrité qu’amoureux, et préférait ses éclats à ses tendresses. Elle espérait d’ailleurs, en le querellant, l’empêcher d’entendre.

« Cette félicité serait une honte à laquelle j’échapperais par la mort si je n’avais pas d’autre moyen. Vous n’aurez jamais de moi que mon cadavre. Vous m’étiez indifférent ; je vous hais pour votre conduite outrageuse, infâme et violente. Oui, j’aime Sigognac que vous avez essayé à plusieurs reprises de faire assassiner. »

Le petit bruit continuait toujours, et Isabelle, ne ménageant plus rien, haussait la voix pour le couvrir.

À ces mots audacieux, Vallombreuse pâlit de rage, ses yeux lancèrent des regards vipérins ; une légère écume moussa aux coins de ses lèvres ; il porta convulsivement la main à la garde de son épée. L’idée de tuer Isabelle lui avait traversé le cerveau comme un éclair ; mais, par un prodigieux effort de volonté, il se contint et se mit à rire d’un rire strident et nerveux en s’avançant vers la jeune comédienne.

« De par tous les diables, s’écria-t-il, tu me plais ainsi ; quand tu m’injuries, tes yeux prennent un lumineux particulier, ton teint un éclat surnaturel ; tu redoubles de beauté. Tu as bien fait de parler franc. Ces contraintes m’ennuyaient. Ah ! tu aimes Sigognac ! tant mieux ! il ne m’en sera que plus doux de te posséder. Quel plaisir de baiser ces lèvres qui vous disent : « Je t’abhorre ! » Cela a plus de ragoût que cet éternel et fade : « Je t’aime, » dont les femmes vous écœurent. »

Effrayée de la résolution de Vallombreuse, Isabelle s’était levée et avait retiré de son corset le couteau de Chiquita.

« Bon ! fit le duc en voyant la jeune femme armée, déjà le poignard au vent ! Si vous n’aviez oublié l’histoire romaine, vous sauriez, ma toute belle, que madame Lucrèce ne se servit de sa dague qu’après l’attentat de Sextus, fils de Tarquin le Superbe. Cet exemple de l’antiquité est bon à suivre. »

Et, sans plus se soucier du couteau que d’un aiguillon d’abeille, il s’avança vers Isabelle qu’il saisit entre ses bras avant qu’elle eût le temps de lever sa lame.

Au même instant, un craquement se fit entendre, suivi bientôt d’un fracas horrible ; la fenêtre, comme si elle eût reçu par dehors le coup de genou d’un géant, tomba avec un tintamarre de carreaux pulvérisés dans la chambre, où pénétrèrent des masses de branches formant une sorte de catapulte chevelu et de pont volant.

C’était la cime de l’arbre qui avait favorisé la sortie et la rentrée de Chiquita. Le tronc, scié par Sigognac et ses camarades, cédait aux lois de la pesanteur. Sa chute avait été dirigée de manière à jeter un trait d’union au-dessus de l’eau de la berge à la fenêtre d’Isabelle.

Vallombreuse, surpris de l’irruption soudaine de cet arbre se mêlant à une scène d’amour, lâcha la jeune actrice et mit l’épée à la main, prêt à recevoir le premier qui se présenterait à l’assaut.

Chiquita, qui était entrée sur la pointe du pied, légère comme une ombre, tira Isabelle par la manche, et lui dit : « Abrite-toi derrière ce meuble, la danse va commencer. »

La petite disait vrai, deux ou trois coups de feu retentirent dans le silence de la nuit. La garnison avait éventé l’attaque.