Le Capitaine Fracasse/Chapitre II

G. Charpentier (Tome 1p. 31-79).

II

LE CHARIOT DE THESPIS


Sigognac descendit l’escalier, protégeant sa lampe avec sa main contre les courants d’air qui menaçaient de l’éteindre. Le reflet de la flamme pénétrait ses phalanges amincies et les teignait d’un rouge diaphane, en sorte que, quoique ce fût la nuit et qu’il marchât suivi d’un chat noir au lieu de précéder le soleil, il méritait l’épithète appliquée par le bon Homère aux doigts de l’Aurore.

Il abaissa la barre de la porte, entr’ouvrit le battant mobile, et se trouva en face d’un personnage au nez duquel il porta sa lampe. Éclairée par ce rayon, une assez grotesque figure se dessina sur le fond d’ombre : un crâne couleur de beurre rance luisait sous la lumière et la pluie. Des cheveux gris plaqués aux tempes, un nez cardinalisé de purée septembrale, tout fleuri de bubelettes, s’épanouissant en bulbe entre deux petits yeux vairons recouverts de sourcils très épais et bizarrement noirs, des joues flasques, martelées de tons vineux et traversées de fibrilles rouges, une bouche lippue d’ivrogne et de satyre, un menton à verrue où s’implantaient quelques poils revêches et durs comme des crins de vergette, composaient un ensemble de physionomie digne d’être sculptée en mascaron sous la corniche du Pont-Neuf. Une certaine bonhomie spirituelle tempérait ce que ces traits pouvaient présenter de peu engageant au premier coup d’œil. Les angles plissés des yeux et les commissures des lèvres remontées vers les oreilles indiquaient d’ailleurs l’intention d’un sourire gracieux. Cette tête de fantoche, servie sur une fraise de blancheur équivoque, surmontait un corps pendu dans une souquenille noire qui saluait en arc de cercle avec une affectation de politesse exagérée.

Les saluts accomplis, le burlesque personnage, prévenant sur les lèvres du Baron la question qui allait en jaillir, prit la parole d’un ton légèrement emphatique et déclamatoire :

« Daignez m’excuser, noble châtelain, si je viens frapper moi-même à la poterne de votre forteresse sans me faire précéder d’un page ou d’un nain sonnant du cor, et cela à une heure avancée. Nécessité n’a pas de loi et force les gens du monde les plus polis à des barbarismes de conduite.

— Que voulez-vous ? interrompit assez sèchement le Baron ennuyé par le verbiage du vieux drôle.

— L’hospitalité pour moi et mes camarades, des princes et des princesses, des Léandres et des Isabelles, des docteurs et des capitaines qui se promènent de bourgs en villes sur le chariot de Thespis, lequel chariot, traîné par des bœufs à la manière antique, est maintenant embourbé à quelques pas de votre château.

— Si je comprends bien ce que vous dites, vous êtes des comédiens de province en tournée et vous avez dévié du droit chemin ?

— On ne saurait mieux élucider mes paroles, répondit l’acteur, et vous parlez de cire. Puis-je espérer que Votre Seigneurie m’accorde ma requête ?

— Quoique ma demeure soit assez délabrée et que je n’aie pas grand’chose à vous offrir, vous y serez toujours un peu moins mal qu’en plein air par une pluie battante. »

Le Pédant, car tel paraissait être son emploi dans la troupe, s’inclina en signe d’assentiment.

Pendant ce colloque, Pierre, éveillé par les abois de Miraut, s’était levé et avait rejoint son maître sous le porche. Mis au fait de ce qui se passait, il alluma une lanterne, et tous trois se dirigèrent vers la charrette embourbée.

Le Léandre et le Matamore poussaient à la roue, et le Roi piquait les bœufs de son poignard tragique. Les femmes, enveloppées de leurs manteaux, se désespéraient, geignaient et poussaient de petits cris. Ce renfort inattendu, et surtout l’expérience de Pierre, eurent bientôt fait franchir le mauvais pas au lourd chariot, qui, dirigé sur un terrain plus ferme, atteignit le château, passa sous la voûte ogivale et fut rangé dans la cour.

Les bœufs dételés allèrent prendre place à l’écurie à côté du bidet blanc ; les comédiennes sautèrent à bas de la charrette, faisant bouffer leurs jupes fripées, et montèrent, guidées par Sigognac, dans la salle à manger, la pièce la plus habitable de la maison. Pierre trouva au fond du bûcher un fagot et quelques brassées de broussailles qu’il jeta dans la cheminée et qui se mirent à flamber joyeusement. Quoiqu’on ne fût encore qu’au début de l’automne, un peu de feu était nécessaire pour sécher les vêtements humides de ces dames ; d’ailleurs la nuit était fraîche et l’air sifflait par les boiseries disjointes de cette pièce inhabitée.

Les comédiens, bien qu’habitués par leur vie errante aux gîtes les plus divers, regardaient avec étonnement cet étrange logis que les hommes semblaient avoir abandonné depuis longtemps aux esprits et qui faisait naître involontairement des idées d’histoires tragiques ; pourtant ils n’en témoignaient, en personnes bien élevées, ni terreur ni surprise.

« Je ne puis vous donner que le couvert, dit le jeune Baron, mon garde-manger ne renferme pas de quoi faire souper une souris. Je vis seul en ce manoir, ne recevant jamais personne, et vous voyez, sans que je vous le dise, que la fortune n’habite pas céans.

— Qu’à cela ne tienne, répliqua le Pédant ; si, au théâtre, l’on nous sert des poulets de carton et des bouteilles de bois tourné, nous nous précautionnons, pour la vie ordinaire, de mets plus substantiels. Ces viandes creuses et ces boissons imaginaires iraient mal à nos estomacs, et, en qualité de munitionnaire de la troupe, je tiens toujours en réserve quelque jambon de Bayonne, quelque pâté de venaison, quelque longe de veau de Rivière, avec une douzaine de flacons de vin de Cahors et de Bordeaux.

— Bien parlé, Pédant, exclama le Léandre ; va chercher les provisions, et, si ce seigneur le permet et daigne souper avec nous, dressons ici même la table du festin. Il y a dans ces buffets assez de vaisselle, et ces dames mettront le couvert. »

Au signe d’acquiescement que fit le Baron tout étourdi de l’aventure, l’Isabelle et la donna Sérafina, assises toutes deux près de la cheminée, se levèrent et rangèrent les plats sur la table préalablement essuyée par Pierre et recouverte d’une vieille nappe usée, mais blanche.

Le Pédant reparut bientôt portant un panier de chaque main, et plaça triomphalement au milieu de la table une forteresse de pâté aux murailles blondes et dorées, qui renfermait dans ses flancs une garnison de becfigues et de perdreaux. Il entoura ce fort gastronomique de six bouteilles, pour ouvrages avancés, qu’il fallait emporter avant de prendre la place. Une langue de bœuf fumée et une tranche de jambon complétèrent la symétrie.

Béelzébuth, qui s’était perché sur le haut d’un buffet et suivait curieusement de l’œil ces préparatifs extraordinaires, tâchait de s’approprier, au moins par l’odorat, toutes ces choses exquises étalées en abondance. Son nez couleur de truffe aspirait profondément les émanations parfumées ; ses prunelles vertes jubilaient et scintillaient, une petite bave de convoitise argentait son menton. Il aurait bien voulu s’approcher de la table et prendre sa part de cette frairie à la Gargantua si en dehors des sobriétés érémitiques de la maison ; mais la vue de tous ces nouveaux visages l’épouvantait et sa poltronnerie combattait sa gourmandise.

Ne trouvant pas la lueur de la lampe suffisamment rayonnante, le Matamore était allé chercher dans la charrette deux flambeaux de théâtre, en bois entouré de papier doré et munis chacun de plusieurs bougies, renfort qui produisit une illumination assez magnifique. Ces flambeaux, dont la forme rappelait celle du chandelier à sept branches de l’Écriture, se plaçaient ordinairement sur l’autel de l’hyménée, au dénoûment des pièces à machines, ou sur la table du festin, dans la Marianne de Mairet et l’Hérodiade de Tristan.

À leur clarté et à celle des bourrées flambantes, la chambre morte avait repris une espèce de vie. De faibles rougeurs coloraient les joues pâles des portraits, et si les douairières vertueuses, engoncées dans leurs collerettes et roides sous leur vertugadin, prenaient un air pincé à l’aspect des jeunes comédiennes folâtrant dans ce grave manoir, en revanche, les guerriers et les chevaliers de Malte semblaient leur sourire du fond de leur cadre et se trouver heureux d’assister à pareille fête, à l’exception de deux ou trois vieilles moustaches grises boudant obstinément sous leur vernis jaune, et gardant, malgré tout, les mines rébarbatives dont le peintre les avait dotées.

Un air plus tiède et plus vivace circulait dans cette vaste salle, où l’on ne respirait habituellement que l’humidité moisie du sépulcre. Le délabrement des meubles et des tentures était moins visible, et le spectre pâle de la misère semblait avoir abandonné le château pour quelques instants.

Sigognac, à qui cette surprise avait d’abord été désagréable, se laissait aller à une sensation de bien-être inconnue. L’Isabelle, donna Sérafina, et même la soubrette, lui troublaient doucement l’imagination et lui faisaient l’effet plutôt de divinités descendues sur la terre que de simples mortelles. C’étaient, en effet, de fort jolies femmes et qui eussent préoccupé de moins novices que notre jeune baron. Tout cela lui produisait l’effet d’un rêve, et il craignait à tout moment de se réveiller.

Le Baron donna la main à donna Sérafina, qu’il fit asseoir à sa droite. Isabelle prit place à gauche, la soubrette se mit en face, la duègne s’établit à côté du Pédant, Léandre et le Matamore s’assirent où ils voulurent. Le jeune maître du château put alors étudier tout à son aise les physionomies de ses hôtes vivement éclairées et ressortant avec un plein relief. Son examen porta d’abord sur les femmes, dont il ne serait pas hors de propos de tirer ici un léger crayon, tandis que le Pédant pratique une brèche aux remparts du pâté.

La Sérafina était une jeune femme de vingt-quatre à vingt-cinq ans, à qui l’habitude de jouer les grandes coquettes avait donné l’air du monde et autant de manège qu’à une dame de cour. Sa figure, d’un ovale un peu allongé, son nez légèrement aquilin, ses yeux gris à fleur de tête, sa bouche rouge, dont la lèvre inférieure était coupée par une petite raie, comme celle d’Anne d’Autriche, et ressemblait à une cerise, lui composaient une physionomie avenante et noble à laquelle contribuaient encore deux cascades de cheveux châtains descendant par ondes au long de ses joues, où l’animation et la chaleur avaient fait paraître de jolies couleurs roses. Deux longues mèches, appelées moustaches et nouées chacune par trois rosettes de ruban noir, se détachaient capricieusement des crêpelures et en faisaient valoir la grâce vaporeuse comme des touches de vigueur que donne un peintre au tableau qu’il termine. Son chapeau de feutre à bord rond, orné de plumes dont la dernière se contournait en panache sur les épaules de la dame et les autres se recroquevillaient en bouillons, coiffait cavalièrement la Sérafina ; un col d’homme rabattu, garni d’un point d’Alençon et noué d’une bouffette noire, de même que les moustaches, s’étalait sur une robe de velours vert à manches crevées, relevées d’aiguillettes et de brandebourgs, et dont l’ouverture laissait bouillonner le linge ; une écharpe de soie blanche, posée en bandoulière, achevait de donner à cette mise un air galant et décidé.

Ainsi attifée, Sérafina avait une mine de Penthésilée et de Marphise très-propre aux aventures et aux comédies de cape et d’épée. Sans doute tout cela n’était pas de la première fraîcheur, l’usage avait miroité par places le velours de la jupe, la toile de Frise était un peu fripée, les dentelles eussent paru rousses au grand jour ; les broderies de l’écharpe, à les regarder de près, rougissaient et trahissaient le clinquant ; plusieurs aiguillettes avaient perdu leurs ferrets, et la passementerie éraillée des brandebourgs se défilait par endroits ; les plumes énervées battaient flasquement sur les bords du feutre, les cheveux étaient un peu défrisés, et quelques fétus de paille, ramassés dans la charrette, se mêlaient assez pauvrement à leur opulence.

Ces petites misères de détail n’empêchaient pas donna Sérafina d’avoir un port de reine sans royaume. Si son habit était fané, sa figure était fraîche, et, d’ailleurs, cette mise paraissait la plus éblouissante du monde au jeune baron de Sigognac, peu habitué à de pareilles magnificences, et qui n’avait jamais vu que des paysannes vêtues d’une jupe de bure et d’une cape de calmande. Il était, du reste, trop occupé des yeux de la belle pour faire attention aux éraillures de son costume.

L’Isabelle était plus jeune que la donna Sérafina, ainsi que l’exigeait son emploi d’ingénue ; elle ne poussait pas non plus aussi loin la braverie du costume et se bornait à une élégante et bourgeoise simplicité, comme il convient à la fille de Cassandre. Elle avait le visage mignon, presque enfantin encore, de beaux cheveux d’un châtain soyeux, l’œil voilé par de longs cils, la bouche en cœur et petite, et un air de modestie virginale, plus naturel que feint. Un corsage de taffetas gris, agrémenté de velours noir et de jais, s’allongeait en pointe sur une jupe de même couleur ; une fraise, légèrement empesée, se dressait derrière sa jolie nuque où se tordaient de petites boucles de cheveux follets, et un fil de perles fausses entourait son col ; quoiqu’au premier abord elle attirât moins l’œil que la Sérafina, elle le retenait plus longtemps. Si elle n’éblouissait pas, elle charmait, ce qui a bien son avantage.

La soubrette méritait en plein l’épithète de morena que les Espagnols donnent aux brunes. Sa peau se colorait de tons dorés et fauves comme celle d’une gitana. Ses cheveux drus et crespelés étaient d’un noir d’enfer, et ses prunelles d’un brun jaune petillaient d’une malice diabolique. Sa bouche, grande et d’un rouge vif, laissait luire par éclairs blancs une denture qui eût fait honneur à un jeune loup. Du reste, elle était maigre et comme consumée d’ardeur et d’esprit, mais de cette maigreur jeune et bien portante qui ne fait point mal à voir. À coup sûr, elle devait être aussi experte à recevoir et à remettre un poulet à la ville qu’au théâtre ; mais elle devait bien compter sur ses charmes, la dame qui se servait d’une pareille Dariolette ! En passant par ses mains, plus d’une déclaration d’amour n’était pas arrivée à son adresse, et le galant oublieux s’était attardé dans l’antichambre. C’était une de ces femmes que leurs compagnes trouvent laides, mais qui sont irrésistibles pour les hommes et semblent pétries avec du sel, du piment et des cantharides, ce qui ne les empêche pas d’être froides comme des usuriers lorsqu’il s’agit de leurs intérêts. Un costume fantasque, bleu et jaune avec un bavolet de fausse dentelle, composait sa toilette.

Dame Léonarde, la mère noble de la troupe, était vêtue tout de noir comme une duègne espagnole. Des coiffes d’étamine encadraient sa figure grasse à plusieurs mentons, pâlie et comme usée par quarante ans de fard. Des tons d’ivoire jauni et de vieille cire blêmissaient son embonpoint malsain, venu plutôt de l’âge que de la santé. Ses yeux, sur lesquels descendait une paupière molle, avaient une expression d’astuce, et faisaient comme deux taches noires dans sa figure blafarde. Quelques poils commençaient à obombrer les commissures de ses lèvres, quoiqu’elle les arrachât soigneusement avec des pinces. Le caractère féminin avait presque disparu de cette figure, dans les rides de laquelle on eût retrouvé bien des histoires, si l’on eût pris la peine de les y chercher. Comédienne depuis son enfance, dame Léonarde en savait long sur une carrière dont elle avait successivement rempli tous les emplois jusqu’à celui de duègne, accepté si difficilement par la coquetterie, toujours mal convaincue des ravages du temps. Léonarde avait du talent, et, toute vieille qu’elle était, savait se faire applaudir, même à côté des jeunes et jolies, toutes surprises de voir les bravos s’adresser à cette sorcière.

Voilà pour le personnel féminin. Les principaux emplois de la comédie s’y trouvaient représentés, et, s’il manquait un personnage, on racolait en route quelque comédien errant ou quelque amateur de théâtre, heureux de se charger d’un petit rôle, et d’approcher ainsi des Angéliques et des Isabelles. Le personnel mâle se composait du Pédant déjà décrit, et sur lequel il n’est pas nécessaire de revenir, du Léandre, du Scapin, du Tyran tragique et du Tranche-montagne.

Le Léandre, obligé par état de rendre douces comme brebis les tigresses les plus hyrcaniennes, de duper les Truffaldins, d’écarter les Ergastes et de passer à travers les pièces toujours superbe et triomphant, était un garçon de trente ans que les soins excessifs qu’il prenait de sa personne faisaient paraître beaucoup plus jeune. Ce n’est pas une petite affaire que de représenter, pour les spectatrices, l’amant, cet être mystérieux et parfait, que chacun façonne à sa guise d’après l’Amadis ou l’Astrée. Aussi messer Léandre se graissait-il le museau de blanc de baleine, et s’enfarinait-il chaque soir de poudre de talc ; ses sourcils, dont il arrachait avec des pinces les poils rebelles, semblaient une ligne tracée à l’encre de Chine, et finissaient en queue de rat. Des dents, brossées à outrance et frottées d’opiat, brillaient comme des perles d’Orient dans ses gencives rouges, qu’il découvrait à tout propos, méconnaissant le proverbe grec qui dit que rien n’est plus sot qu’un sot rire. Ses camarades prétendaient que, même à la ville, il mettait une pointe de rouge pour s’aviver l’œil. Des cheveux noirs, soigneusement calamistrés, se tordaient au long des joues en spirales brillantes un peu alanguies par la pluie, ce dont il prenait occasion pour leur redonner du tour avec le doigt, et montrer ainsi une main fort blanche, où scintillait un solitaire beaucoup trop gros pour être vrai. Son col rabattu laissait voir un cou rond et blanc rasé de si près que la barbe n’y paraissait pas. Un flot de linge assez propre bouillonnait entre sa veste et ses chausses tuyautées d’un monde de rubans, dont la conservation paraissait l’occuper beaucoup. En regardant la muraille, il avait l’air de mourir d’amour, et ne demandait point à boire sans pâmer. Il ponctuait ses phrases de soupirs et faisait, en parlant des choses les plus indifférentes, des clins d’yeux, des airs penchés et des mines à crever de rire ; mais les femmes trouvaient cela charmant.

Le Scapin avait une tête de renard, futée, pointue, narquoise : ses sourcils remontaient sur son front en accent circonflexe, découvrant un œil émerillonné toujours en mouvement, et dont la prunelle jaune tremblotait comme une pièce d’or sur du vif-argent ; des pattes d’oie de rides malignes se plissaient à chaque coin de ses paupières pleines de mensonges, de ruses et de fourberies ; ses lèvres, minces et flexibles, remuaient perpétuellement, et montraient, à travers un sourire équivoque, des canines aiguës d’aspect assez féroce ; et, quand il ôtait sa barrette rayée de blanc et de rouge, ses cheveux coupés en brosse accusaient les contours d’une tête bizarrement bossuée. Ces cheveux étaient fauves et feutrés comme du poil de loup, et complétaient le caractère de bête malfaisante répandu sur sa physionomie. On était tenté de regarder aux mains de ce drôle pour voir s’il ne s’y trouvait pas des calus causés par le maniement de la rame, car il avait bien l’air d’avoir passé quelques saisons à écrire ses mémoires sur l’Océan avec une plume de quinze pieds. Sa voix fausse, tantôt haute, tantôt basse, procédait par brusques changements de tons et glapissements bizarres, qui surprenaient et faisaient rire sans qu’on en eût envie ; ses mouvements inattendus et comme déterminés par la détente subite d’un ressort caché, présentaient quelque chose d’illogique et d’inquiétant, et paraissaient servir plutôt à retenir l’interlocuteur qu’à exprimer une pensée ou un sentiment. C’était la pantomime du renard évoluant avec rapidité, et faisant cent tours de passe-passe sous l’arbre du haut duquel le dindon fasciné le regarde avant de se laisser choir.

Il portait une souquenille grise par-dessus son costume, dont on entrevoyait les zébrures, soit qu’il n’eût pas eu le temps de se déshabiller après sa dernière représentation, soit que sa garde-robe exiguë ne lui permît pas d’avoir habit de ville et habit de théâtre au grand complet.

Quant au Tyran, c’était un fort bon homme que la nature avait doué, sans doute par plaisanterie, de tous les signes extérieurs de la férocité. Jamais âme plus débonnaire ne revêtit une enveloppe plus rébarbative. De gros sourcils charbonnés, larges de deux doigts, noirs comme s’ils eussent été en peau de taupe, se rejoignant à la racine du nez, des cheveux crépus, une barbe épaisse montant jusqu’aux yeux, et qu’il ne taillait point pour n’avoir pas à s’en adapter une postiche lorsqu’il jouait les Hérodes et les Polyphontes, un teint basané comme un cuir de Cordoue, lui faisaient une physionomie truculente et formidable comme les peintres aiment à en donner aux bourreaux et à leurs aides dans les écorchements de saint Barthélemy ou les décollations de saint Jean-Baptiste. Une voix de taureau à faire trembler les vitres et remuer les verres sur la table, ne contribuait pas peu à entretenir la terreur qu’inspirait cet aspect de Croquemitaine rehaussé par un pourpoint de velours noir d’une mode surannée ; aussi obtenait-il un succès d’épouvante en hurlant les vers de Garnier et de Scudéry. Il était, du reste, entripaillé comme il faut, et capable de bien remplir un trône.

Le Tranche-montagne, lui, était maigre, hâve, noir et sec comme un pendu d’été. Sa peau semblait un parchemin collé sur des os ; un grand nez recourbé en bec d’oiseau de proie, et dont l’arête mince luisait comme de la corne, élevait sa cloison entre les deux côtés de sa figure aiguisée en navette, et encore allongée par une barbiche pointue. Ces deux profils collés l’un contre l’autre avaient beaucoup de peine à former une face, et les yeux pour s’y loger se retroussaient à la chinoise vers les tempes. Les sourcils à demi rasés se contournaient en virgule noire au-dessus d’une prunelle inquiète, et les moustaches, d’une longueur démesurée, poissées et maintenues à chaque bout par un cosmétique, remontaient en arc de cercle et poignardaient le ciel ; les oreilles écartées de la tête figuraient assez bien les deux anses d’un pot, et donnaient de la prise aux croquignoles et aux nasardes. Tous ces traits extravagants, tenant plutôt de la caricature que du naturel, semblaient avoir été sculptés par une fantaisie folâtre dans un manche de rebec ou copiés d’après ces coquecigrues et chimères pantagruéliques qui tournent le soir aux lanternes des pâtissiers ; ses grimaces de matamore étaient devenues, à la longue, sa physionomie habituelle, et, sorti de la coulisse, il marchait fendu comme un compas, la tête rejetée en arrière, le poing sur la hanche et la main à la coquille de l’épée. Un justaucorps jaune, bombé en cuirasse, agrémenté de vert et tailladé de crevées à l’espagnole disposées dans le sens des côtes, une golille empesée soutenue de fils de fer et de carton, large comme la table ronde et où les douze pairs eussent pu prendre leur repas, des hauts-de-chausses bouillonnés et rattachés d’aiguillettes, des bottes de cuir blanc de Russie, où ses jambes de coq ballottaient comme des flûtes dans leur étui quand le ménétrier les remporte, une rapière démesurée qu’il ne quittait jamais, et dont la poignée de fer, fenestrée à jour, pesait bien cinquante livres, formaient l’accoutrement du drôle, accoutrement sur lequel il drapait, pour plus de braverie, une couverture dont son épée relevait le bord. Disons, pour ne rien omettre, que deux pennes de coq, bifurquées comme un cimier de cocuage adornaient grotesquement son feutre gris allongé en chausse à filtrer.

L’artifice de l’écrivain a cette infériorité sur celui du peintre qu’il ne peut montrer les objets que successivement. Un coup d’œil suffirait à saisir dans un tableau où l’artiste les aurait groupées autour de la table les diverses figures dont le dessin vient d’être donné ; on les y verrait avec les ombres, les lumières, les attitudes contrastées, le coloris propre à chacun et une infinité de détails d’ajustement qui manquent à cette description, cependant déjà trop longue, bien qu’on ait tâché de la faire la plus brève possible ; mais il fallait vous faire lier connaissance avec cette troupe comique tombée si inopinément dans la solitude du manoir de Sigognac.

Le commencement du repas fut silencieux ; les grands appétits sont muets comme les grandes passions ! mais, les premières furies apaisées, les langues se dénouèrent. Le jeune baron, qui peut-être ne s’était pas rassasié depuis le jour où il avait été sevré, bien qu’il eût la meilleure envie du monde de paraître amoureux et romanesque devant la Sérafina et l’Isabelle, mangeait ou plutôt engloutissait avec une ardeur qui n’eût pas laissé soupçonner qu’il eût soupé déjà. Le Pédant, que cette fringale juvénile amusait, empilait sur l’assiette du sieur de Sigognac des ailes de perdrix et des tranches de jambon, aussitôt disparues que des flocons de neige sur une pelle rouge. Béelzébuth, emporté par la gourmandise, s’était déterminé, malgré ses terreurs, à quitter le poste inattaquable qu’il occupait sur la corniche du dressoir, et s’était fait ce raisonnement triomphal, qu’il serait difficile de lui tirer les oreilles, puisqu’il n’en possédait pas, et qu’on ne pourrait se livrer sur lui à cette plaisanterie vulgaire de lui affûter une casserole au derrière, puisque la queue absente interdisait ce genre de facétie plus digne de polissons que de gens de bonne compagnie, comme le paraissaient les hôtes réunis autour de cette table chargée de mets d’une succulence et d’un parfum inusités. Il s’était approché, profitant de l’ombre, ventre à terre, et tellement aplati que les jointures de ses pattes formaient des coudes au-dessus de son corps, comme une panthère noire guettant une gazelle, sans que personne eût pris garde à lui. Parvenu jusqu’à la chaise du baron de Sigognac, il s’était redressé, et, pour attirer l’attention du maître, il lui jouait sur le genou un air de guitare avec ses dix griffes. Sigognac, indulgent pour l’humble ami qui avait souffert de si longues famines à son service, le faisait participer à sa bonne fortune en lui passant sous la table des os et des reliefs accueillis avec une reconnaissance frénétique. Miraut, qui avait trouvé moyen de s’introduire dans la salle du festin sur les pas de Pierre, eut aussi plus d’un bon lopin pour sa part.

La vie semblait revenue à cette habitation morte ; il y avait de la lumière, de la chaleur et du bruit. Les comédiennes, ayant bu deux doigts de vin, pépiaient comme des perruches sur leurs bâtons et se complimentaient sur leurs succès réciproques. Le Pédant et le Tyran disputaient sur la préexcellence du poëme comique et du poëme tragique ; l’un soutenant qu’il était plus difficile de faire rire les honnêtes gens que de les effrayer par des contes de nourrice qui n’avaient de mérite que l’antiquité ; l’autre prétendant que la scurrilité et la bouffonnerie dont usaient les faiseurs de comédies ravalaient fort leur auteur. Le Léandre avait tiré un petit miroir de sa poche, et se regardait avec autant de complaisance que feu Narcissus le nez dans sa source. Contrairement à l’usage du Léandre, il n’était pas amoureux de l’Isabelle ; ses visées allaient plus haut. Il espérait, par ses grâces et ses manières de gentilhomme, donner dans l’œil à quelque inflammable douairière, dont le carrosse à quatre chevaux viendrait le prendre à la sortie du théâtre et le conduire à quelque château où l’attendrait la sensible beauté, dans le négligé le plus galant, en face d’un régal des plus délicats. Cette vision s’était-elle réalisée quelquefois ? Léandre l’affirmait… Scapin le niait, et c’était entre eux le sujet de contestations interminables. Le damné valet, malicieux comme un singe, prétendait que le pauvre homme avait beau jouer de la prunelle, lancer des regards assassins dans les loges, rire de façon à montrer ses trente-deux dents, tendre le jarret, cambrer sa taille, passer un petit peigne dans les crins de sa perruque et changer de linge à chaque représentation, dût-il se passer de déjeuner pour payer la lavandière, mais qu’il n’était pas parvenu encore à donner la plus légère envie de sa peau à la moindre baronne, même âgée de quarante-cinq ans, couperosée et constellée de signes moustachus.

Scapin, voyant Léandre occupé à cette contemplation, avait adroitement remis cette querelle sur le tapis, et le bellâtre furieux offrit d’aller chercher parmi ses bagages un coffre rempli de poulets flairant le musc et le benjoin, à lui adressés par une foule de personnes de qualité, comtesses, marquises et baronnes, toutes folles d’amour, en quoi le fat ne se vantait pas tout à fait, ce travers de donner dans les histrions et les baladins régnant assez par les morales relâchées du temps. Sérafine disait que si elle était une de ces dames, elle ferait donner les étrivières au Léandre pour son impertinence et son indiscrétion ; et Isabelle jurait par badinerie que s’il n’était pas plus modeste, elle ne l’épouserait pas à la fin de la pièce. Sigognac, quoique la male honte le tînt à la gorge, et qu’il n’en laissât sortir que des phrases embrouillées, admirait fort l’Isabelle, et ses yeux parlaient pour sa bouche. La jeune fille s’était aperçue de l’effet qu’elle produisait sur le jeune baron, et lui répondait par quelques regards langoureux, au grand déplaisir du Tranche-montagne, secrètement amoureux de cette beauté, quoique sans espoir, vu son emploi grotesque. Un autre plus adroit et plus audacieux que Sigognac eût poussé sa pointe ; mais notre pauvre Baron n’avait point appris les belles manières de la cour dans son castel délabré, et quoiqu’il ne manquât ni de lettres ni d’esprit, il paraissait en ce moment assez stupide.

Les dix flacons avaient été religieusement vidés, et le Pédant renversa le dernier, en faisant rubis sur l’ongle ; ce geste fut compris par le Matamore, qui descendit à la charrette chercher d’autres bouteilles. Le Baron, quoiqu’il fût déjà un peu gris, ne put s’empêcher de porter à la santé des princesses un rouge-bord qui l’acheva.

Le Pédant et le Tyran buvaient en ivrognes émérites qui, s’ils ne sont jamais tout à fait de sang-froid, ne sont non plus jamais tout à fait ivres ; le Tranche-montagne était sobre à la façon espagnole, et eût vécu comme ces hidalgos qui dînent de trois olives pochetées et soupent d’un air de mandoline. Cette frugalité avait une raison : il craignait, en mangeant et en buvant trop, de perdre la maigreur phénoménale qui était son meilleur moyen comique. S’il engraissait, son talent diminuait, et il ne subsistait qu’à la condition de mourir de faim, aussi était-il dans des transes perpétuelles, et regardait-il souvent à la boucle de son ceinturon pour s’assurer si, d’aventure, il n’avait pas grossi depuis la veille. Volontaire Tantale, abstème comédien, martyr de la maigreur, anatomie disséquée par elle-même, il ne touchait aux mets que du bout des dents, et, s’il eût appliqué des jeûnes à un but pieux, il eût été en paradis comme Antoine et Macaire. La duègne s’ingurgitait solides et liquides d’une manière formidable ; ses flasques bajoues et ses fanons tremblaient au branle d’une mâchoire encore bien garnie. Quant à la Sérafina et à l’Isabelle, n’ayant pas d’éventail sous la main, elles bâillaient à qui mieux mieux, derrière le rempart diaphane de leurs jolis doigts. Sigognac, quoiqu’un peu étourdi par les fumées du vin, s’en aperçut et leur dit :

« Mesdemoiselles, je vois, bien que la civilité vous fasse lutter contre le sommeil, que vous mourez d’envie de dormir. Je voudrais bien pouvoir vous donner à chacune une chambre tendue avec ruelle et cabinet, mais mon pauvre castel tombe en ruine comme ma race dont je suis le dernier… Je vous cède ma chambre, la seule à peu près où il ne pleuve pas ; vous vous y arrangerez toutes deux avec madame ; le lit est large, et une nuit est bientôt passée. Ces messieurs resteront ici, et s’accommoderont des fauteuils et des bancs… Surtout, n’allez pas avoir peur des ondulations de la tapisserie, ni des gémissements du vent dans la cheminée, ni des sarabandes des souris ; je puis vous certifier que, quoique le lieu soit assez lugubre, il n’y revient point de fantômes.

— Je joue les Bradamante et ne suis pas poltronne. Je rassurerai la timide Isabelle, dit la Sérafina en riant ; quant à notre duègne, elle est un peu sorcière, et si le diable vient, il trouvera à qui parler. »

Sigognac prit une lumière, et conduisit les dames dans la chambre à coucher, qui leur parut, en effet, très-fantastique d’aspect, car la lampe tremblotante, agitée par le vent, faisait vaciller des ombres bizarres sur les poutres du plafond, et des formes monstrueuses semblaient s’accroupir dans les angles non éclairés.

« Cela ferait une excellente décoration pour un cinquième acte de tragédie, » dit la Sérafina, en promenant ses regards autour d’elle, tandis qu’Isabelle ne pouvait comprimer un frisson, moitié de froid, moitié de terreur, en se sentant enveloppée par cette atmosphère de ténèbres et d’humidité. Les trois femelles se glissèrent sans se déshabiller sous la couverture. Isabelle se mit entre la Sérafina et la Duègne pour que si quelque patte pelue de fantôme ou d’incube sortait de dessous le lit, elle rencontrât d’abord une de ses camarades. Les deux braves s’endormirent bientôt, mais la craintive jeune fille resta longtemps les yeux ouverts et fixés sur la porte condamnée, comme si elle eût pressenti au delà des mondes de fantômes et de terreurs nocturnes. La porte ne s’ouvrit cependant pas, et aucun spectre n’en déboucha vêtu d’un suaire et secouant ses chaînes, quoique des bruits singuliers se fissent entendre parfois dans les appartements vides ; mais le sommeil finit par jeter sa poudre d’or sous les paupières de la peureuse Isabelle, et son souffle égal se joignit bientôt à celui plus accentué de ses compagnes.

Le Pédant dormait à poings fermés, le nez sur la table, en face du Tyran, qui ronflait comme un tuyau d’orgue et grommelait, en rêvant, quelques hémistiches d’alexandrins. Le Matamore, la tête appuyée sur le rebord d’un fauteuil et les pieds allongés sur les chenets, s’était roulé dans sa cape grise, et ressemblait à un hareng dans du papier. Pour ne pas déranger sa frisure, Léandre tenait la tête droite et dormait tout d’une pièce. Sigognac s’était campé dans un fauteuil resté vacant, mais les événements de la soirée l’avaient trop agité pour qu’il pût s’assoupir.

Deux jeunes femmes ne font pas ainsi irruption dans la vie d’un jeune homme sans la troubler, surtout lorsque ce jeune homme a vécu jusque-là triste, chaste, isolé, sevré de tous les plaisirs de son âge par cette dure marâtre qu’on appelle la misère.

On dira qu’il n’est pas vraisemblable qu’un garçon de vingt ans ait vécu sans amourette ; mais Sigognac était fier, et, ne pouvant se présenter avec l’équipage assorti à son rang et à son nom, il restait chez lui. Ses parents, dont il eût pu réclamer les services sans honte, étaient morts. Il s’enfonçait tous les jours plus profondément dans la retraite et l’oubli. Il avait bien quelquefois, pendant ses promenades solitaires, rencontré Yolande de Foix, montée sur sa blanche haquenée, qui courait le cerf en compagnie de son père et de jeunes seigneurs. Cette étincelante vision passait bien souvent dans ses rêves ; mais quel rapport pouvait jamais exister entre la belle et riche châtelaine et lui, pauvre hobereau ruiné et mal en point ? Loin de chercher à être remarqué d’elle, il s’était, lors de ses rencontres, effacé le plus qu’il avait pu, ne voulant pas donner à rire par son feutre bossué et piteux, son plumet mangé des rats, ses habits passés et trop larges, son vieux bidet pacifique, plus propre à servir de monture à un curé de campagne qu’à un gentilhomme ; car rien n’est plus triste, pour un cœur bien situé, que de paraître ridicule à ce qu’il aime, et il s’était fait, pour étouffer cette passion naissante, tous les froids raisonnements qu’inspire la pauvreté. Y avait-il réussi ?… C’est ce que nous ne pouvons dire. Il le croyait, du moins, et avait repoussé cette idée comme une chimère ; il se trouvait assez malheureux, sans ajouter à ses douleurs les tourments d’un amour impossible.

La nuit se passa sans autre incident qu’une frayeur de l’Isabelle causée par Béelzébuth, qui s’était pelotonné sur sa poitrine, en manière de Smarra, et ne voulait point se retirer, trouvant le coussin fort doux.

Quant à Sigognac, il ne put fermer l’œil, soit qu’il n’eût point l’habitude de dormir hors de son lit, soit que le voisinage de jolies femmes lui fantasiât la cervelle. Nous croirions plutôt qu’un vague projet commençait à se dessiner dans son esprit et le tenait éveillé et perplexe. La venue de ces comédiens lui semblait un coup du sort et comme une ambassade de la Fortune pour l’inviter à sortir de cette masure féodale où ses jeunes années moisissaient dans l’ombre et s’étiolaient sans profit.

Le jour commençait à se lever, et déjà des lueurs bleuâtres filtrant par les vitres à mailles de plomb, faisaient paraître la lumière des lampes près de s’éteindre d’un jaune livide et malade. Les visages des dormeurs s’éclairaient bizarrement à ce double reflet et se découpaient en deux tranches, de couleurs différentes, comme les surcots du moyen âge. Le Léandre prenait des tons de cierge jauni et ressemblait à ces Saint-Jean de cire emperruqués de soie et dont le fard est tombé malgré la montre de verre. Le Tranche-montagne, les yeux fermés exactement, les pommettes saillantes, les muscles des mâchoires tendus, le nez effilé comme s’il eût été pincé par les maigres doigts de la mort, avait l’air de son propre cadavre. Des rougeurs violentes et des plaques apoplectiques marbraient la trogne du Pédant ; les rubis de son nez s’étaient changés en améthystes, et sur ses lèvres épaisses s’épanouissait la fleur bleue du vin. Quelques gouttes de sueur, roulant à travers les ravines et les contrescarpes de son front, s’étaient arrêtées aux broussailles de ses sourcils grisonnants ; les joues molles pendaient flasquement. L’hébétation d’un sommeil lourd rendait hideuse cette face qui, éveillée et vivifiée par l’esprit, paraissait joviale ; incliné ainsi sur le bord de la table, le Pédant faisait l’effet d’un vieil égipan crevé de débauche au revers d’un fossé à la suite d’une bacchanale. Le Tyran se maintenait assez bien avec sa figure blafarde et sa barbe de crin noir ; sa tête d’Hercule bonasse et de bourreau paterne ne pouvait guère changer. La soubrette supportait aussi passablement la visite indiscrète du jour ; elle n’était point trop défaite. Ses yeux cerclés d’une meurtrissure un peu plus brune, ses joues martelées de quelques marbrures violâtres trahissaient seuls la fatigue d’une nuit mal dormie. Un lubrique rayon de soleil, se glissant à travers les bouteilles vides, les verres à demi pleins et les victuailles effondrées, allait caresser le menton et la bouche de la jeune fille comme un faune qui agace une nymphe endormie. Les chastes douairières de la tapisserie au teint bilieux tâchaient de rougir sous leur vernis à la vue de leur solitude violée par ce campement de bohèmes, et la salle du festin présentait un aspect à la fois sinistre et grotesque.

La soubrette s’éveilla la première sous ce baiser matinal ; elle se dressa sur ses petits pieds, secoua ses jupes comme un oiseau ses plumes, passa la paume de ses mains sur ses cheveux pour leur redonner quelque lustre, et, voyant que le baron de Sigognac était assis sur son fauteuil, l’œil clair comme un basilic, elle se dirigea de son côté, et le salua d’une jolie révérence de comédie.

« Je regrette, dit Sigognac en rendant le salut à la soubrette, que l’état de délabrement de cette demeure, plus faite pour loger des fantômes que des êtres vivants, ne m’ait pas permis de vous recevoir d’une façon plus convenable ; j’aurais voulu vous faire reposer entre des draps de toile de Hollande sous une courtine de damas des Indes, au lieu de vous laisser morfondre sur ce siège vermoulu.

— Ne regrettez rien, monsieur, répondit la soubrette ; sans vous nous aurions passé la nuit dans un chariot embourbé, à grelotter sous une pluie battante, et le matin nous aurait trouvés fort mal en point. D’ailleurs, ce gîte que vous dédaignez est magnifique à côté des granges ouvertes à tous les vents, où nous sommes souvent forcés de dormir sur des bottes de paille, tyrans et victimes, princes et princesses, Léandres et soubrettes, dans notre vie errante de comédiens allant de bourgs en villes. »

Pendant que le Baron et la soubrette échangeaient ces civilités, le Pédant roula par terre avec un fracas d’ais brisés. Son siège, las de le porter, s’était rompu, et le gros homme, étendu à jambes rebindaines, se démenait comme une tortue retournée en poussant des gloussements inarticulés. Dans sa chute, il s’était rattrapé machinalement au bord de la nappe et avait déterminé une cascade de vaisselle dont les flots rebondissaient sur lui. Ce fracas réveilla en sursaut toute la compagnie. Le Tyran, après s’être étiré les bras et frotté les yeux, tendit une main secourable au vieux comique et le remit en pied.

« Un pareil accident n’arriverait pas au Matamore, dit l’Hérode avec une sorte de grognement caverneux qui lui servait de rire ; il tomberait dans une toile d’araignée sans la rompre.

— C’est vrai, répliqua l’acteur ainsi interpellé en dépliant ses longs membres articulés comme des pattes de faucheux, tout le monde n’a pas l’avantage d’être un Polyphème, un Cacus, une montagne de chair et d’os comme toi, ni un sac à vin, un tonneau à deux pieds comme Blazius. »

Ce vacarme avait fait apparaître sur le seuil de la porte l’Isabelle, la Sérafina et la duègne. Ces deux jeunes femmes, quoiqu’un peu fatiguées et pâlies, étaient charmantes encore à la lumière du jour. Elles semblèrent à Sigognac les plus rayonnantes du monde, bien qu’un observateur méticuleux eût pu trouver à reprendre à leur élégance un peu fripée et défraîchie ; mais que signifient quelques rubans fanés, quelques lés d’étoffe éraillés et miroités, quelques misères et quelques incongruités de toilette lorsque celles qui les portent sont jeunes et jolies ? D’ailleurs, les yeux du Baron, accoutumés au spectacle des choses vieillies, poussiéreuses, passées de ton et délabrées, n’étaient pas capables de discerner de pareilles vétilles. La Sérafina et l’Isabelle lui paraissaient attifées superbement au milieu de ce château sinistre, où tout tombait de vétusté. Ces gracieuses figures lui donnaient la sensation d’un rêve.

Quant à la duègne, elle jouissait, grâce à son âge, du privilège d’une immuable laideur ; rien ne pouvait altérer cette physionomie de buis sculpté, où luisaient des yeux de chouette. Le soleil ou les bougies lui étaient indifférents.

En ce moment, Pierre entra pour remettre la salle en ordre, jeter du bois dans la cheminée, où quelques tisons consumés blanchissaient sous une robe de peluche, et faire disparaître les restes du festin, si répugnants la faim satisfaite.

La flamme qui brilla dans l’âtre, léchant une plaque de fonte aux armes de Sigognac peu habituée à de pareilles caresses, réunit en un cercle toute la bande comique, qu’elle illuminait de ses lueurs vives. Un feu clair et flambant est toujours agréable après une nuit sinon blanche, du moins grise, et le malaise, qui se lisait sur toutes les figures en grimaces et en meurtrissures plus ou moins visibles, s’évanouit complètement, grâce à cette influence bienfaisante. Isabelle tendait vers la cheminée les paumes de ses petites mains, teintes de reflets roses, et, vermillonnée de ce léger fard, sa pâleur ne se voyait pas. Donna Sérafina, plus grande et plus robuste, se tenait debout derrière elle, comme une sœur aînée qui, moins fatiguée, laisse s’asseoir sa jeune sœur. Quant au Tranche-montagne, perché sur une de ses jambes héronnières, il rêvait à demi éveillé comme un oiseau aquatique au bord d’un marais, le bec dans son jabot, le pied replié sous le ventre. Blazius, le pédant, passant sa langue sur ses lèvres, soulevait les bouteilles les unes après les autres pour voir s’il y restait quelque perle de liqueur.

Le jeune Baron avait pris à part Pierre pour savoir s’il n’y aurait pas moyen d’avoir dans le village quelques douzaines d’œufs pour faire déjeuner les comédiens, ou quelques poulets à qui on tordrait le col, et le vieux domestique s’était éclipsé pour s’acquitter de la commission au plus vite, la troupe ayant manifesté l’intention de partir de bonne heure pour faire une forte étape et ne pas arriver trop tard à la couchée.

« Vous allez faire un mauvais déjeuner, j’en ai bien peur, dit Sigognac à ses hôtes, et il faudra vous contenter d’une chère pythagoricienne ; mais encore vaut-il mieux mal déjeuner que de ne pas déjeuner du tout, et il n’y a pas, à six lieues à la ronde, le moindre cabaret ni le moindre bouchon. L’état de ce château vous dit que je ne suis pas riche, mais, comme ma pauvreté ne vient que des dépenses qu’ont faites mes ancêtres à la guerre pour la défense de nos rois, je n’ai point à en rougir.

— Non, certes, monsieur, répondit l’Hérode de sa voix de basse, et tel qui se targue de ses biens serait embarrassé d’en dire la source. Quand le traitant s’habille de toile d’or, la noblesse a des trous à son manteau, mais par ces trous on voit l’honneur.

— Ce qui m’étonne, ajouta Blazius, c’est qu’un gentilhomme accompli, comme paraît l’être monsieur, laisse ainsi se consumer sa jeunesse au fond d’une solitude où la Fortune ne peut venir le chercher, quelque envie qu’elle en ait ; si elle passait devant ce château, dont l’architecture pouvait avoir fort bonne mine il y a deux cents ans, elle continuerait son chemin, le croyant inhabité. Il faudrait que monsieur le Baron allât à Paris, l’œil et le nombril du monde, le rendez-vous des beaux esprits et des vaillants, l’Eldorado et le Chanaan des Espagnols français et des Hébreux chrétiens, la terre bénite éclairée par les rayons du soleil de la cour. Là, il ne manquerait pas d’être distingué selon son mérite et de se pousser, soit en s’attachant à quelque grand, soit en faisant quelque action d’éclat dont l’occasion se trouverait infailliblement. »

Ces paroles du bonhomme, malgré l’amphigouri et les phrases burlesques, réminiscences involontaires de ses rôles de pédant, n’étaient pas dénuées de sens. Sigognac en sentait la justesse, et il s’était dit souvent tout bas, pendant ses longues promenades à travers les landes, ce que Blazius lui disait tout haut.

Mais l’argent lui manquait pour entreprendre un si long voyage, et il ne savait comment s’en procurer. Quoique brave, il était fier, et avait plus peur d’un sourire que d’un coup d’épée. Sans être bien au courant des modes, il se sentait ridicule dans ses accoutrements délabrés et déjà vieux sous l’autre règne. Selon l’usage des gens rendus timides par la pénurie, il ne tenait aucun compte de ses avantages et ne voyait sa situation que par les mauvais côtés. Peut-être aurait-il pu se faire aider de quelques anciens amis de son père en les cultivant un peu, mais c’était là un effort au-dessus de sa nature, et il serait plutôt mort assis sur son coffre, mâchant un cure-dent comme un hidalgo espagnol, à côté de son blason, que de faire une demande quelconque d’avance ou de prêt. Il était de ceux-là qui, l’estomac vide devant un excellent repas où on les invite, feignent d’avoir dîné, de peur d’être soupçonnés de faim.

« J’y ai bien songé quelquefois, mais je n’ai point d’amis à Paris, et les descendants de ceux qui ont pu connaître ma famille lorsqu’elle était plus riche et remplissait des fonctions à la cour, ne se soucieront pas beaucoup d’un Sigognac hâve et maigre, arrivant avec bec et ongles du haut de sa tour ruinée pour prendre sa part de la proie commune. Et puis, je ne vois pas pourquoi je rougirais de le dire, je n’ai point d’équipage, et je ne saurais paraître sur un pied digne de mon nom ; je ne sais même, en réunissant toutes mes ressources et celles de Pierre, si je pourrais arriver jusqu’à Paris.

— Mais vous n’êtes pas obligé, répliqua Blazius, d’entrer triomphalement dans la grande ville, comme un César romain monté sur un char traîné par un quadrige de chevaux blancs. Si notre humble char à bœufs ne révolte pas l’orgueil de Votre Seigneurie, venez avec nous à Paris, puisque notre troupe s’y rend. Tel brille présentement qui a fait son entrée pédestrement, avec son paquet au bout de sa rapière et tenant ses souliers à la main de peur de les user. »

Une faible rougeur monta aux pommettes de Sigognac, moitié de honte, moitié de plaisir. Si, d’une part, l’orgueil de race se révoltait en lui à l’idée d’être l’obligé d’un pauvre saltimbanque, de l’autre, sa naturelle bonté de cœur était touchée d’une offre faite franchement et qui répondait si bien à son secret désir. Il craignait, en outre, s’il refusait Blazius, de blesser l’amour-propre du comédien, et peut-être de manquer une occasion qui ne se représenterait jamais. Sans doute la pensée du descendant des Sigognac pêle-mêle dans le chariot de Thespis avec des histrions nomades, avait quelque chose de choquant en soi qui devait faire hennir les licornes et rugir les lions lampassés de gueules de l’armorial ; mais, après tout, le jeune baron avait suffisamment boudé contre son ventre derrière ses murailles féodales.

Il flottait, incertain entre le oui et le non, et pesait ces deux monosyllabes décisifs dans la balance de la réflexion, lorsque Isabelle, s’avançant d’un air gracieux et se plaçant devant le Baron et Blazius, dit cette phrase qui mit fin aux incertitudes du jeune homme :

« Notre poëte, ayant fait un héritage, nous a quittés, et monsieur le Baron pourrait le remplacer, car j’ai trouvé, sans le vouloir, en ouvrant un Ronsard qui était sur la table, près de son lit, un sonnet surchargé de ratures, qui doit être de sa composition ; il ajusterait nos rôles, ferait les coupures et les additions nécessaires, et, au besoin, écrirait une pièce sur l’idée qu’on lui donnerait. J’ai précisément un canevas italien où se trouverait un joli rôle pour moi, si quelqu’un voulait donner du tour à la chose. »

En disant cela, l’Isabelle jetait au Baron un regard si doux, si pénétrant, que Sigognac n’y put résister. L’arrivée de Pierre, apportant une forte omelette au lard et un quartier assez respectable de jambon, interrompit ces propos. Toute la troupe prit place autour de la table et se mit à manger de bon appétit. Quant à Sigognac, il toucha, par pure contenance, les mets placés devant lui ; sa sobriété habituelle n’était pas capable de repas si rapprochés, et, d’ailleurs, il avait l’esprit préoccupé de plusieurs façons.

Le repas terminé, pendant que le bouvier tournait les courroies du joug autour des cornes de ses bœufs, Isabelle et Sérafine eurent la fantaisie de descendre au jardin, qu’on apercevait de la cour.

« J’ai peur, dit Sigognac, en leur offrant la main pour franchir les marches descellées et moussues, que vous ne laissiez quelques morceaux de votre robe aux griffes des ronces, car si l’on dit qu’il n’y a pas de rose sans épines, il y a, en revanche, des épines sans rose. »

Le jeune baron disait cela de ce ton d’ironie mélancolique qui lui était ordinaire lorsqu’il faisait allusion à sa pauvreté ; mais, comme si le jardin déprécié se fût piqué d’honneur, deux petites roses sauvages, ouvrant à demi leurs cinq pétales autour de leurs pistils jaunes, brillèrent subitement sur une branche transversale qui barrait le chemin aux jeunes femmes. Sigognac les cueillit et les offrit galamment à l’Isabelle et à la Sérafine, en disant : « Je ne croyais pas mon parterre si fleuri que cela ; il n’y pousse que de mauvaises herbes, et l’on n’y peut faire que des bouquets d’ortie et de ciguë ; c’est vous qui avez fait éclore ces deux fleurettes, comme un sourire sur la désolation, comme une poésie parmi les ruines. »

Isabelle mit précieusement l’églantine dans son corsage, en jetant au jeune homme un long regard de remercîment qui prouvait le prix qu’elle attachait à ce pauvre régal. Sérafine, mâchant la tige de la fleur, la tenait à sa bouche, comme pour en faire lutter le rose pâle avec l’incarnat de ses lèvres.

On alla ainsi jusqu’à la statue mythologique dont le fantôme se dessinait au bout de l’allée, Sigognac écartant les frondaisons qui auraient pu fouetter au passage la figure des visiteuses. La jeune ingénue regardait avec une sorte d’intérêt attendri ce jardin en friche si bien en harmonie avec ce château en ruine. Elle songeait aux tristes heures que Sigognac avait dû compter dans ce séjour de l’ennui, de la misère et de la solitude, le front appuyé contre la vitre, les yeux fixés sur le chemin désert, sans autre compagnie qu’un chien blanc et qu’un chat noir. Les traits plus durs de Sérafine n’exprimaient qu’un froid dédain masqué de politesse ; elle trouvait décidément ce gentilhomme par trop délabré, quoiqu’elle eût un certain respect pour les gens titrés.

« C’est ici que finissent mes domaines, dit le Baron, arrivé devant la niche de rocaille où moisissait Pomone. Jadis, aussi loin que la vue peut s’étendre du haut de ces tourelles lézardées, le mont et la plaine, le champ et la bruyère appartenaient à mes ancêtres ; mais il m’en reste juste assez pour attendre l’heure où le dernier des Sigognac ira rejoindre ses aïeux dans le caveau de famille, désormais leur seule possession.

— Savez-vous que vous êtes lugubre de bon matin ! répondit Isabelle, touchée par cette réflexion qu’elle avait faite elle-même, et prenant un air enjoué pour dissiper le nuage de tristesse étendu sur le front de Sigognac ; la Fortune est femme, et, quoiqu’on la dise aveugle, du haut de sa roue, elle distingue parfois dans la foule un cavalier de naissance et de mérite ; il ne s’agit que de se trouver sur son passage. Allons, décidez-vous, venez avec nous, et peut-être, dans quelques années, les tours de Sigognac, coiffées d’ardoises neuves, restaurées et blanchies, feront une aussi fière figure qu’elles en font une piteuse ; et puis, vraiment, cela me chagrinerait de vous laisser dans ce manoir à hiboux, » ajouta-t-elle à mi-voix, assez bas pour que Sérafine ne pût l’entendre.

La douce lueur qui brillait dans les yeux d’Isabelle triompha de la répugnance du Baron. L’attrait d’une aventure galante déguisait à ses propres yeux ce que ce voyage fait de la sorte pouvait avoir d’humiliant. Ce n’était pas déroger que de suivre une comédienne par amour et de s’atteler comme soupirant au chariot comique ; les plus fins cavaliers ne s’en fussent pas fait scrupule. Le dieu porte-carquois oblige volontiers les dieux et les héros à mille actions et déguisements bizarres : Jupiter prit la forme d’un taureau pour séduire Europe ; Hercule fila sa quenouille aux pieds d’Omphale ; Aristote le prud’homme marchait à quatre pattes, portant sur son dos sa maîtresse, qui voulait aller à philosophe (plaisant genre d’équitation !), toutes choses contraires à la dignité divine et humaine. Seulement Sigognac était-il amoureux d’Isabelle ? Il ne cherchait pas à approfondir la chose, mais il sentit qu’il éprouverait désormais une horrible tristesse à rester dans ce château, vivifié un moment par la présence d’un être jeune et gracieux.

Aussi eut-il bien vite pris son parti, il pria les comédiens de l’attendre un peu et, tirant Pierre à part, il lui confia son projet. Le fidèle serviteur, quelque peine qu’il eût à se séparer de son maître, ne se dissimulait pas les inconvénients d’un plus long séjour à Sigognac. Il voyait avec peine s’éteindre cette jeunesse dans ce repos morne et cette tristesse indolente, et quoiqu’une troupe de baladins lui semblât un singulier cortège pour un seigneur de Sigognac, il préférait encore ce moyen de tenter la fortune à l’atonie profonde qui, depuis deux ou trois ans surtout, s’emparait du jeune baron. Il eut bientôt rempli une valise du peu d’effets que possédait son maître, réuni dans une bourse de cuir les quelques pistoles disséminées dans les tiroirs du vieux bahut, auxquelles il eut soin d’ajouter, sans rien dire, son humble pécule, dévouement modeste dont peut-être le Baron ne s’aperçut pas, car Pierre, outre les divers emplois qu’il cumulait au château, avait encore celui de trésorier, une véritable sinécure.

Le cheval blanc fut sellé, car Sigognac ne voulait monter dans la charrette des comédiens qu’à deux ou trois lieues du château, pour dissimuler son départ ; il avait, de la sorte, l’air d’accompagner ses hôtes ; Pierre devait suivre à pied et ramener la bête à l’écurie.

Les bœufs étaient attelés et tâchaient, malgré le joug pesant sur leur front, de relever leurs mufles humides et noirs, d’où pendaient des filaments de bave argentée ; l’espèce de tiare de sparterie rouge et jaune dont ils étaient coiffés et les caparaçons de toile blanche qui les enveloppaient en manière de chemise, pour les préserver de la piqûre des mouches, leur donnaient un air fort mithriaque et fort majestueux. Debout devant eux, le bouvier, grand garçon hâlé et sauvage comme un pâtre de la campagne romaine, s’appuyait sur la gaule de son aiguillon, dans une pose qui rappelait, bien à son insu sans doute, celle des héros grecs sur les bas-reliefs antiques. Isabelle et Sérafine s’étaient assises sur le devant du char pour jouir de la vue de la campagne ; la Duègne, le Pédant et le Léandre occupaient le fond, plus curieux de continuer leur sommeil que d’admirer la perspective des landes. Tout le monde était prêt ; le bouvier toucha ses bêtes, qui baissèrent la tête, s’arc-boutèrent sur leurs jambes torses et se précipitèrent en avant ; le char s’ébranla, les ais gémirent, les roues mal graissées crièrent, et la voûte du porche résonna sous le piétinement lourd de l’attelage. On était parti.

Pendant ces préparatifs, Béelzébuth et Miraut, comprenant qu’il se passait quelque chose d’insolite, allaient et venaient d’un air effaré et soucieux, cherchant dans leurs obscures cervelles d’animaux à se rendre compte de la présence de tant de gens dans un lieu ordinairement si désert. Le chien courait vaguement de Pierre à son maître, les interrogeant de son œil bleuâtre et grommelant après les inconnus. Le chat, plus réfléchi, flairait d’un nez circonspect les roues, examinait d’un peu plus loin les bœufs, dont la masse lui imposait et qui, par un mouvement de corne imprévu, lui faisaient prudemment exécuter un saut en arrière ; puis il allait s’asseoir sur son derrière, en face du vieux cheval blanc avec lequel il avait des intelligences, et semblait lui faire des questions ; la bonne bête penchait sa tête vers le chat, qui levait la sienne, et brochant ses barres grises hérissées de longs poils, sans doute pour broyer quelque brin de fourrage engagé entre ses vieilles dents, semblait véritablement parler à son ami félin. Que lui disait-il ? Démocrite, qui prétendait traduire le langage des animaux, eût pu seul le comprendre ; toujours est-il que Béelzébuth, après cette conversation tacite, qu’il communiqua à Miraut par quelques clignements d’œil et deux ou trois petits cris plaintifs, parut être fixé sur le motif de tout ce remue-ménage. Quand le Baron fut en selle et eut rassemblé les courroies de la bride, Miraut prit la droite et Béelzébuth la gauche du cheval, et le sire de Sigognac sortit du château de ses pères entre son chien et son chat. Pour que le prudent matou se fût décidé à cette hardiesse si peu habituelle à sa race, il fallait qu’il eût deviné quelque résolution suprême.

Au moment de quitter cette triste demeure, Sigognac se sentit le cœur oppressé douloureusement. Il embrassa encore une fois du regard ces murailles noires de vétusté et vertes de mousse dont chaque pierre lui était connue ; ces tours aux girouettes rouillées qu’il avait contemplées pendant tant d’heures d’ennui de cet œil fixe et distrait qui ne voit rien ; les fenêtres de ces chambres dévastées qu’il avait parcourues comme le fantôme d’un château maudit, ayant presque peur du bruit de ses pas ; ce jardin inculte où sautelait le crapaud sur la terre humide, où se glissait la couleuvre parmi les ronces ; cette chapelle au toit effondré, aux arceaux croulants, qui obstruait de ses décombres les dalles verdies, sous lesquelles reposaient côte à côte son vieux père et sa mère, gracieuse image, confuse comme le souvenir d’un rêve, à peine entrevue aux premiers jours de l’enfance. Il pensa aussi aux portraits de la galerie qui lui avaient tenu compagnie dans sa solitude et souri pendant vingt ans de leur immobile sourire ; au chasseur de halbrans de la tapisserie, à son lit à quenouilles, dont l’oreiller s’était si souvent mouillé de ses pleurs ; toutes ces choses vieilles, misérables, maussades, rechignées, poussiéreuses, somnolentes, qui lui avaient inspiré tant de dégoût et d’ennui, lui paraissaient maintenant pleines d’un charme qu’il avait méconnu. Il se trouvait ingrat envers ce pauvre vieux castel démantelé qui pourtant l’avait abrité de son mieux et s’était, malgré sa caducité, obstiné à rester debout pour ne pas l’écraser de sa chute, comme un serviteur octogénaire qui se tient sur ses jambes tremblantes tant que le maître est là ; mille amères douceurs, mille tristes plaisirs, mille joyeuses mélancolies lui revenaient en mémoire ; l’habitude, cette lente et pâle compagne de la vie, assise sur le seuil accoutumé, tournait vers lui ses yeux noyés d’une tendresse morne en murmurant d’une voix irrésistiblement faible un refrain d’enfance, un refrain de nourrice, et il lui sembla, en franchissant le porche, qu’une main invisible le tirait par son manteau pour le faire retourner en arrière. Quand il déboucha de la porte, précédant le chariot, une bouffée de vent lui apporta une fraîche odeur de bruyères lavées par la pluie, doux et pénétrant arôme de la terre natale ; une cloche lointaine tintait, et les vibrations argentines arrivaient sur les ailes de la même brise avec le parfum des landes. C’en était trop, et Sigognac, pris d’une nostalgie profonde, quoiqu’il fût à peine à quelques pas de sa demeure, fit un mouvement pour tourner bride ; le vieux bidet ployait déjà son col dans le sens indiqué avec plus de prestesse que son âge ne semblait le permettre ; Miraut et Béelzébuth levèrent simultanément la tête, comme ayant conscience des sentiments de leur maître, et suspendant leur marche, arrêtèrent sur lui des prunelles interrogatrices. Mais cette demi-conversion eut un résultat tout différent de celui qu’on eût pu attendre, car il fit rencontrer le regard de Sigognac avec celui d’Isabelle, et la jeune fille chargea le sien d’une langueur si caressante et d’une muette prière si intelligible que le Baron se sentit pâlir et rougir ; il oublia complètement les murs lézardés de son manoir, et le parfum de la bruyère, et la vibration de la cloche, qui cependant continuait toujours ses appels mélancoliques, donna une brusque saccade de bride à son cheval, et le fit se porter en avant d’une vigoureuse pression de bottes. Le combat était fini ; Isabelle avait vaincu.

Le chariot s’engagea dans la route dont on a parlé à la première de ces pages, faisant fuir des ornières pleines d’eau les rainettes effarées. Quand on eut rejoint la route et que les bœufs, sur un terrain plus sec, purent faire mouvoir moins lentement la lourde machine à laquelle ils étaient attelés, Sigognac passa de l’avant-garde à l’arrière-garde, ne voulant pas marquer une assiduité trop visible auprès d’Isabelle, et peut-être aussi pour s’abandonner plus librement aux pensées qui agitaient son âme.

Les tours en poivrière de Sigognac étaient déjà cachées à demi derrière les touffes d’arbres ; le Baron se haussa sur sa selle pour les voir encore, et, en ramenant les yeux à terre, il aperçut Miraut et Béelzébuth, dont les physionomies dolentes exprimaient toute la douleur que peuvent montrer des masques d’animaux. Miraut, profitant du temps d’arrêt nécessité par la contemplation des tourelles du manoir, roidit ses vieux jarrets détendus et essaya de sauter jusqu’au visage de son maître, afin de le lécher une dernière fois. Sigognac, devinant l’intention de la pauvre bête, le saisit à hauteur de sa botte, par la peau trop large de son col, l’attira sur le pommeau de sa selle, et baisa le nez noir et rugueux comme une truffe de Miraut, sans essayer de se soustraire à la caresse humide dont l’animal reconnaissant lustra la moustache de l’homme. Pendant cette scène, Béelzébuth, plus agile et s’aidant de ses griffes acérées encore, avait escaladé de l’autre côté la botte et la cuisse de Sigognac, et présentait au niveau de l’arçon sa tête noire essorillée, faisant un ronron formidable et roulant ses grands yeux jaunes ; il implorait aussi un signe d’adieu. Le jeune Baron passa deux ou trois fois sa main sur le crâne du chat, qui se haussait et se poussait pour mieux jouir du grattement amical. Nous espérons qu’on ne rira pas de notre héros, si nous disons que les humbles preuves d’affection de ces créatures privées d’âme, mais non de sentiment, lui firent éprouver une émotion bizarre, et que deux larmes montées du cœur avec un sanglot, tombèrent sur la tête de Miraut et de Béelzébuth et les baptisèrent amis de leur maître, dans le sens humain du terme.

Les deux animaux suivirent quelque temps de l’œil Sigognac qui avait mis sa monture au trot pour rejoindre la charrette, et, l’ayant perdu de vue à un détour de la route, reprirent fraternellement le chemin du manoir.

L’orage de la nuit n’avait pas laissé, sur le terrain sablonneux des landes, les traces qui dénotent les pluies abondantes dans des campagnes moins arides ; le paysage, rafraîchi seulement, offrait une sorte de beauté agreste. Les bruyères, nettoyées de leur couche de poudre par l’eau du ciel, faisaient briller au bord des talus leurs petits bourgeons violets. Les ajoncs reverdis balançaient leurs fleurs d’or ; les plantes aquatiques s’étalaient sur les mares renouvelées ; les pins eux-mêmes secouaient moins funèbrement leur feuillage sombre et répandaient un parfum de résine ; de petites fumées bleuâtres montaient gaiement du sein d’une touffe de châtaigniers trahissant l’habitation de quelque métayer, et sur les ondulations de la plaine déroulée à perte de vue, on apercevait, comme des taches, des moutons disséminés sous la garde d’un berger rêvant sur ses échasses. Au bord de l’horizon, pareils à des archipels de nuages blancs ombrés d’azur, apparaissaient les sommets lointains des Pyrénées à demi estompés par les vapeurs légères d’une matinée d’automne.

Quelquefois la route se creusait entre deux escarpements dont les flancs éboulés ne montraient qu’un sable blanc comme de la poudre de grès, et qui portaient sur leur crête des tignasses de broussailles, de filaments enchevêtrés fouettant au passage la toile du chariot. En certains endroits le sol était si meuble qu’on avait été obligé de le raffermir par des troncs de sapin posés transversalement, occasion de cahots qui faisaient pousser des hauts cris aux comédiennes. D’autres fois il fallait franchir, sur des ponceaux tremblants, les flaques d’eau stagnante et les ruisseaux qui coupaient le chemin. À chaque endroit périlleux, Sigognac aidait à descendre de voiture Isabelle plus timide ou moins paresseuse que Sérafine et la duègne. Quant au Tyran et à Blazius, ils dormaient insouciamment ballottés entre les coffres, en gens qui en avaient bien vu d’autres. Le Matamore marchait à côté de la charrette pour entretenir, par l’exercice, sa maigreur phénoménale dont il avait le plus grand soin, et à le voir de loin levant ses longues jambes, on l’eût pris pour un faucheux marchant dans les blés. Il faisait de si énormes enjambées qu’il était souvent obligé de s’arrêter pour attendre le reste de la troupe ; ayant pris dans ses rôles l’habitude de porter la hanche en avant et de marcher fendu comme un compas, il ne pouvait se défaire de cette allure ni à la ville ni à la campagne, et ne faisait que des pas géométriques.

Les chars à bœufs ne vont pas vite, surtout dans les landes, où les roues ont parfois du sable jusqu’au moyeu, et dont les routes ne se distinguent de la terre vague que par des ornières d’un ou deux pieds de profondeur ; et quoique ces braves bêtes, courbant leur col nerveux, se poussassent courageusement contre l’aiguillon du bouvier, le soleil était déjà assez haut monté sur l’horizon, qu’on n’avait fait que deux lieues, des lieues de pays, il est vrai, aussi longues qu’un jour sans pain, et pareilles aux lieues qu’au bout de quinze jours durent marquer les stations amoureuses des couples chargés par Pantagruel de poser des colonnes milliaires dans son beau royaume de Mirebalais. Les paysans qui traversaient la route, chargés d’une botte d’herbe ou d’un fagot de bourrée, devenaient moins nombreux, et la lande s’étalait dans sa nudité déserte aussi sauvage qu’un despoblado d’Espagne ou qu’une pampa d’Amérique. Sigognac jugea inutile de fatiguer plus longtemps son pauvre vieux roussin, il sauta à terre et jeta les brides au domestique, dont les traits basanés laissaient apercevoir à travers vingt couches de hâle la pâleur d’une émotion profonde. Le moment de la séparation du maître et du serviteur était arrivé, moment pénible, car Pierre avait vu naître Sigognac et remplissait plutôt auprès du Baron le rôle d’un humble ami que celui d’un valet.

« Que Dieu conduise Votre Seigneurie, dit Pierre en s’inclinant sur la main que lui tendait le Baron, et lui fasse relever la fortune des Sigognac ; je regrette qu’elle ne m’ait pas permis de l’accompagner.

— Qu’aurais-je fait de toi, mon pauvre Pierre, dans cette vie inconnue où je vais entrer ? Avec si peu de ressources, je ne puis véritablement charger le hasard du soin de deux existences. Au château, tu vivras toujours à peu près ; nos anciens métayers ne laisseront pas mourir de faim le fidèle serviteur de leur maître. D’ailleurs, il ne faut pas mettre la clef sous la porte du manoir des Sigognac et l’abandonner aux orfraies et aux couleuvres comme une masure visitée par la mort et hantée des esprits ; l’âme de cette antique demeure existe encore en moi, et, tant que je vivrai, il restera près de son portail un gardien pour empêcher les enfants de viser son blason avec les pierres de leur fronde. »

Le domestique fit un signe d’assentiment, car il avait, comme tous les anciens serviteurs attachés aux familles nobles, la religion du manoir seigneurial, et Sigognac, malgré ses lézardes, ses dégradations et ses misères, lui paraissait encore un des plus beaux châteaux du monde.

« Et puis, ajouta en souriant le Baron, qui aurait soin de Bayard, de Miraut et de Béelzébuth ?

— C’est vrai, maître, » répondit Pierre ; et il prit la bride de Bayard, dont Sigognac flattait le col avec des plamussades en manière de caresse et d’adieu.

En se séparant de son maître, le bon cheval hennit à plusieurs reprises, et longtemps encore Sigognac put entendre, affaibli par l’éloignement, l’appel affectueux de la bête reconnaissante.

Sigognac, resté seul, éprouva la sensation des gens qui s’embarquent et que leurs amis quittent sur la jetée du port ; c’est peut-être le moment le plus amer du départ ; le monde où vous viviez se retire, et vous vous hâtez de rejoindre vos compagnons de voyage, tant l’âme se sent dénuée et triste, et tant les yeux ont besoin de l’aspect d’un visage humain : aussi allongea-t-il le pas pour rejoindre le chariot qui roulait péniblement en faisant crier le sable où ses roues traçaient des sillons comme des socs de charrue dans la terre.

En voyant Sigognac marcher à côté de la charrette, Isabelle se plaignit d’être mal assise et voulut descendre pour se dégourdir un peu les jambes, disait-elle, mais en réalité dans la charitable intention de ne pas laisser le jeune seigneur en proie à la mélancolie, et de le distraire par quelques joyeux propos.

Le voile de tristesse qui couvrait la figure de Sigognac se déchira comme un nuage traversé d’un rayon de soleil, lorsque la jeune fille vint réclamer l’appui de son bras afin de faire quelques pas sur la route unie en cet endroit.

Ils cheminaient ainsi l’un près de l’autre, Isabelle récitant à Sigognac quelques vers d’un de ses rôles dont elle n’était pas contente et qu’elle voulait lui faire retoucher, lorsqu’un soudain éclat de trompe retentit à droite de la route dans les halliers, les branches s’ouvrirent sous le poitrail des chevaux abattant les gaulis, et la jeune Yolande de Foix apparut au milieu du chemin dans toute sa splendeur de Diane chasseresse. L’animation de la course avait amené un incarnat plus riche à ses joues, ses narines roses palpitaient, et son sein battait plus précipitamment sous le velours et l’or de son corsage. Quelques accrocs à sa longue jupe, quelques égratignures aux flancs de son cheval prouvaient que l’intrépide amazone ne redoutait ni les fourrés ni les broussailles : quoique l’ardeur de la noble bête n’eût pas besoin d’être excitée, et que des nœuds de veines gonflées d’un sang généreux se tordissent sur son col blanc d’écume, elle lui chatouillait la croupe du bout d’une cravache dont le pommeau était formé d’une améthyste gravée à son blason, ce qui faisait exécuter à l’animal des sauts et des courbettes, à la grande admiration de trois ou quatre jeunes gentilshommes richement costumés et montés, qui applaudissaient à la grâce hardie de cette nouvelle Bradamante. Bientôt Yolande, rendant la main à son cheval, fit cesser ces semblants de défense et passa rapidement devant Sigognac, sur qui elle laissa tomber un regard tout chargé de dédain et d’aristocratique insolence.

« Voyez donc, dit-elle aux trois godelureaux qui galopaient après elle, le baron de Sigognac qui s’est fait chevalier d’une bohémienne ! »

Et le groupe passa avec un éclat de rire dans un nuage de poussière. Sigognac eut un mouvement de colère et de honte, et porta vivement la main à la garde de son épée ; mais il était à pied, et c’eût été folie de courir après des gens à cheval, et d’ailleurs il ne pouvait provoquer Yolande en duel. Une œillade langoureuse et soumise de la comédienne lui fit bientôt oublier le regard hautain de la châtelaine.

La journée s’écoula sans autre incident, et l’on arriva vers les quatre heures au lieu de la dînée et de la couchée.

La soirée fut triste à Sigognac ; les portraits avaient l’air encore plus maussade et plus rébarbatif qu’à l’ordinaire, ce qu’on n’eût pas cru possible ; l’escalier retentissait plus sonore et plus vide, les salles semblaient s’être agrandies et dénudées. Le vent piaulait étrangement dans les corridors, et les araignées descendaient du plafond au bout d’un fil, inquiètes et curieuses. Les lézardes des murailles bâillaient largement comme des mâchoires distendues par l’ennui ; la vieille maison démantelée paraissait avoir compris l’absence du jeune maître et s’en affliger.

Sous le manteau de la cheminée, Pierre partageait son maigre repas entre Miraut et Béelzébuth, à la lueur fumeuse d’une chandelle de résine, et dans l’écurie on entendait Bayard tirer sa chaîne et tiquer contre sa mangeoire.