Le Capitaine Burle (Recueil)/La Rivière


AUX CHAMPS
Le Capitaine BurleG. Charpentier (p. 218-230).

LA RIVIÈRE

I


Voici l’hiver. J’en aime les premières tristesses, douces comme des mélancolies, l’odeur forte des feuilles tombées et le frisson matinal de la rivière. Parfois, je prends ma barque, je vais m’attacher au fond du petit bras, entre les deux îles. Et là, dans cette mort sereine de l’été, je suis enfin seul, retiré du monde, pareil à un ermite des vieux âges.

Ah ! que tout est loin et que tout semble petit ! Pourquoi donc me suis-je passionné hier et quelle sotte ambition avais-je d’affirmer la vérité ? À cette heure, je me sens perdu comme un atome au sein de la vaste nature, je ne sais plus ce qui est vrai dans notre agitation de fourmilière, dans ces batailles de la littérature et de la politique, que nous croyons décisives et qui ne courbent pas même les grands roseaux des berges. Ce que je sais, c’est que nous sommes emportés ainsi que des brins de paille au milieu de l’éternel labeur du monde, et que cela rend modeste et sage, lorsqu’on entend ce travail de la terre, seul, par une matinée d’automne.

Les eaux passent largement, quelques fins nuages, d’une blancheur de duvet, volent dans le ciel pâle, tandis qu’un silence frissonnant descend des arbres. Et je n’ai plus qu’un désir, celui de m’anéantir là, de m’abandonner à ces eaux, à ces nuages, de me perdre au fond de ce silence. Cela est si bon, de cesser les querelles de son doute et de s’en remettre à cette sérénité de la campagne, qui, elle, fait sa besogne sans un arrêt et sans une discussion ! Demain, nous reprendrons nos vaines disputes. Aujourd’hui, soyons forts et inconscients comme ces chevaux qu’on lâche dans les îles, avec de l’herbe jusqu’au ventre.

Toute ma jeunesse s’éveille. Je me rappelle le temps où nous partions en bande pour découvrir la Seine, à quelques lieues de Paris. L’heureuse époque, où l’on espérait tout conquérir, sans avoir encore rien à garder !


II


C’était un hameau, éloigné du chemin de fer, ce qui expliquait son isolement. Les maisons s’en allaient à la débandade sur une berge élevée ; pourtant, lors des grandes crues, il arrivait parfois que la rivière entrait chez les habitants, et ils en étaient réduits à se visiter en barque. L’été, on descendait à la Seine par un talus gazonné où se croisaient des sentiers. Nous avions trouvé là un hôte bonhomme qui mettait toute son auberge à notre disposition. Les clients étaient rares, il n’avait que quelques paysans, le dimanche ; aussi était-il enchanté de cette aubaine de Parisiens, dont la bande lui arrivait pour des semaines.

Pendant trois ans, nous fûmes les rois de la contrée. L’auberge était petite ; quand nous tombions une douzaine, il fallait chercher des chambres dans le village. J’avais choisi pour moi une chambre chez le maréchal ferrant. J’ai toujours devant les yeux cette vaste pièce, avec son armoire de chêne colossale, ses murs blanchis à la chaux où étaient collées des images, sa cheminée de plâtre sur laquelle s’étalait tout un luxe de paysan, des fleurs en papier sous verre, des boîtes dorées, gagnées dans les foires, des coquillages rapportés du Havre. Il fallait une échelle pour monter sur le lit. La pièce sentait le linge frais, la dernière lessive dont l’armoire était pleine.

C’était la chambre de sa fille aînée que le maréchal me cédait, et des jupes d’indienne, des corsages de toile pendaient encore à des clous. La bande me plaisantait, en disant que je dormais là en plein dans les jupons. Le fait est que toute cette garde-robe de paysanne me troublait un peu. J’avais parfois la curiosité de visiter l’armoire et d’examiner les effets pendus. Quelle gaillarde ! les ceintures de ces robes n’étaient pas trop étroites pour moi, et deux Parisiennes auraient dansé dans un de ces corsages. Un soir, je découvris un corset, derrière une pile de serviettes ; je fus stupéfait, c’était une vraie armure, une cuirasse bardée de baleines, grande à y mettre le torse de la Vénus de Milo. D’ailleurs, la seconde année de notre séjour, la belle Ernestine épousa un boucher de Poissy.

À quatre heures, le matin, des hirondelles qui avaient fait leur nid en haut de la cheminée, me réveillaient par un bavardage aigu. Pourtant, je me rendormais ; mais, vers six heures, j’entrais dans un branle assourdissant. En bas, le maréchal se mettait à la besogne. Ma chambre était juste au-dessus de la forge. Le soufflet ronflait avec une violence de tempête, les marteaux tombaient en cadence sur l’enclume, toute la maison sautait à cette musique. Mon lit, les premiers matins, me sembla secoué si rudement, que je dus me lever ; puis, je m’habituai, et, quand j’étais très las, les marteaux finissaient par me bercer.


III


Nous ne venions que pour la Seine et nous y passions nos journées. En trois ans, nous ne fîmes pas une promenade à pied ; tandis qu’il n’était point d’île, de petit bras, de baie que nous ne connussions. Les arbres du bord étaient devenus nos amis ; nous aurions dit le nombre des roches, nous étions chez nous à une lieue, en amont et en aval. Aujourd’hui, lorsque je ferme les yeux, ce bout de Seine se déroule encore, avec ses rideaux de peupliers, ses berges toutes fleuries de grandes fleurs bleues et violettes, ses îles désertes aux herbes géantes.

Notre aubergiste avait une barque, un peu lourde, construite au Havre, je crois, et qui pouvait contenir cinq ou six personnes. Elle devait être solide, pour résister aux terribles aventures qu’elle traversait. Nous la poussions contre les berges, sans ménagement aucun ; nous passions par-dessus les arbres tombés, nous l’enfoncions dans le sable, et si profondément, que nous devions nous mettre à l’eau, les jambes nues, afin de l’en tirer. Elle se contentait de craquer, ce qui nous faisait rire. Parfois, cédant à une pensée malfaisante, voulant l’éprouver, disions-nous, nous la jetions sur de grosses pierres, d’un violent coup de rames. Nous tombions à la renverse, tant le choc était rude ; elle, entamée, avait une plainte sourde, et nous étions enchantés.

J’ignore si l’aubergiste se doutait des expériences que nous faisions subir à la solidité de sa barque ; mais je me rappelle l’avoir vu, songeur et attendri devant elle, à des heures où il ne se croyait pas remarqué. Il se baissait, il l’examinait, la touchait d’un air de paternité inquiète. C’était un homme doux. Jamais il n’osa se plaindre.


IV


Puis, nous nous calmions, nous goûtions le charme profond de la rivière.

Les deux rives s’écartent ; la nappe d’eau s’élargit en un vaste bassin ; et, là, trois îles se présentent de front au courant. La première, à gauche, très longue, descend à près d’une demi-lieue ; la seconde ménage un bras de trois cents mètres au plus ; et, quant à la troisième, elle n’est qu’une butte de gazon, couverte de grands arbres. Derrière, d’autres touffes de verdure, d’autres petites îles, s’en vont à la débandade, coupées par des bras étroits de rivière. Sur la gauche du fleuve, des plaines cultivées s’étendent ; sur la droite, se dresse un coteau, planté au sommet d’un bois chevelu.

Nous remontions le courant, longeant les berges, pour éviter la fatigue ; puis, quand nous étions en haut du bassin, nous prenions le milieu et nous laissions aller notre barque à la dérive. Elle descendait lentement d’elle-même, sans un bruit. Nous, étendus sur les bancs, nous causions, pris de paresse. Mais, chaque fois que la barque arrivait en vue des îles, par les temps calmes, la conversation tombait, un recueillement invincible nous envahissait peu à peu.

En face, au-dessus de l’eau blanche, les trois îles se présentaient sur une même ligne, avec leurs pointes arrondies, leurs proues énormes de verdures. C’étaient, sur le couchant empourpré, trois bouquets d’arbres, au jet puissant, aux cimes vertes, endormies dans l’air. On aurait dit trois navires à l’ancre, trois Léviathans, dont les mâtures se seraient miraculeusement couvertes de feuillages. Et, dans la nappe d’eau, dans le miroir d’argent qui s’étendait, démesuré, sans une ride, les îles se reflétaient, enfonçant leurs arbres, prolongeant leurs rives. Une sérénité, une majesté, venaient de ces deux azurs, le ciel et le fleuve, où le sommeil des arbres était si pur. Le soir surtout, quand pas une feuille ne remuait, quand la nappe d’eau prenait le poli bleuâtre de l’acier, le spectacle s’élargissait encore et faisait rêver d’infini.

Nous descendions toujours, nous entrions dans un bras de rivière, entre les îles. Alors, c’était un charme plus intime. Les arbres, aux deux bords, se penchaient, changeaient la rivière en une grande allée de jardin. Sur nos têtes, il n’y avait plus qu’une bande de ciel ; tandis que, devant nous, au loin, s’ouvrait une échappée de Seine, un courant qui fuyait avec un froissement continu d’écailles d’argent, des coteaux boisés, le clocher perdu d’un village. Dans les îles, après la fenaison, des prairies déroulaient un velours tendre, coupé des rayons obliques du soleil. Un martin-pêcheur jetait un cri, mettait au-dessus de l’eau l’éclair rose et vert de son vol. En haut des arbres, des ramiers roucoulaient. C’était une paix souveraine, une fraîcheur délicieuse, l’impression grande et forte d’un parc séculaire, où de puissantes dames, anciennement, auraient aimé.

Puis, nous nous engagions dans un des petits bras ; et, là, nous trouvions une joie encore. Le maniement des rames devenait impossible. Il fallait s’abandonner et se servir de la gaffe, dans les endroits difficiles. Les murs des arbres s’étaient resserrés, les cimes se rejoignaient, on filait sous une voûte, sans apercevoir un coin de ciel. Des saules centenaires, à moitié déracinés par le courant, montraient l’emmêlement de leurs racines, pareilles à des nœuds de couleuvres ; leurs troncs semblaient pourris, se penchaient, dans des attitudes tragiques de noyés, retenus par les cheveux ; et, de ce bois crevassé, livide, sali des écumes du flot, toute une jeunesse de frêles tiges et de feuilles délicates s’épanouissait, montait, retombait en pluie. Nous devions, en passant, baisser la tête, le front caressé par les branches.

D’autres fois, nous filions au milieu des plantes d’eau ; les nénuphars étalaient leurs épaisses feuilles rondes, nageant comme des échines de grenouilles, et nous arrachions leurs fleurs jaunes, si charnues et si fades, ouvertes à la surface ainsi que des yeux de carpes curieuses. Il y avait encore d’autres fleurs, dont nous ignorions les noms ; une surtout, une petite fleur violette, d’une finesse exquise.

Mais la barque descendait toujours, au milieu du frôlement prolongé des plantes. À chaque instant, elle devait tourner, pour suivre les coudes du petit bras. Et c’était une émotion, car on n’était jamais certain de pouvoir passer. Souvent un banc de sable se présentait. Aussi quel triomphe, quand nous débouchions sans encombre dans un grand bras, en laissant derrière nous l’étroit passage, comme un de ces sentiers des bois, à peine frayés, où l’on a dû se couler un à un, et dont les buissons d’eux-mêmes se referment !


V


Que de belles matinées passées ainsi sur la rivière ! Le matin, une buée légère se dégageait de l’eau. On aurait dit des mousselines qui s’envolaient, en accrochant des lambeaux de leur fin tissu aux arbres de la rive. Les peupliers semblaient tout vêtus de blanc. Puis, quand le soleil se levait, leur robe tombait mollement comme une robe de mariée, au jour des noces ; ils fumaient un instant dans l’air, et luisaient, avec un petit frisson de leurs feuilles.

Nous aimions ces matinées de blanches vapeurs, nous allions sur l’eau voir le soleil grandir. Autour de nous, la rivière exhalait une haleine laiteuse. Brusquement, un rayon jaillissait, une trouée d’or empourprait le brouillard. Pendant quelques minutes, les tons les plus délicats, le rose pâle, le bleu tendre, le violet adouci d’une pointe de laque, se fondaient dans l’air vague. Puis, c’était comme si un coup de vent avait passé. Les vapeurs s’en étaient allées, la rivière, très bleue, se pailletait d’étincelles, sous le soleil triomphant.

La nuit, les nuits de lune surtout, nous aimions également nous rendre à un village voisin, en amont, et revenir tard, vers minuit, au fil du courant. La barque descendait très lente, dans le grand silence. Au ciel d’un bleu éteint, la lune pleine montait, jetant, sur la nappe élargie, son éventail d’argent. On ne distinguait rien autre, les deux rives, avec leurs champs et leurs coteaux, étaient comme deux masses d’ombre, entre lesquelles la coulée du fleuve passait toute blanche. Cependant, de ces campagnes qu’on ne voyait pas, montaient par moments des voix lointaines, le cri d’une chouette, le coassement d’une grenouille, le large frisson des cultures endormies. Et nous regardions la lune danser dans le sillage de notre barque, nous laissions pendre nos mains brûlantes dans l’eau fraîche.

Quand je revenais à Paris, je gardais longtemps en moi le balancement du canot. La nuit, je rêvais que je ramais, qu’une barque noire m’emportait à la dérive, au fond de l’ombre. C’étaient des retours pleins de tristesse. Le pavé des rues m’exaspérait, et, lorsque je passais les ponts, je jetais sur la Seine un regard d’amant jaloux. Puis, la vie recommençait, il fallait bien vivre. Ma besogne me reprenait tout entier, je rentrais dans le grand combat.


VI


Et c’est pourquoi je souhaite souvent, à cette heure que je suis mon maître, de m’anéantir dans un coin perdu, au bord d’une berge en fleurs, entre deux vieux troncs de saule. Il faut si peu de place à l’homme pour la paix éternelle ! Les vaines disputes de ce monde ne me passionneraient plus. Je me coucherais sur le dos, j’étendrais mes bras dans l’herbe, et je dirais à la bonne nature de me prendre et de me garder.