Éditions Édouard Garand (p. 69-70).

IV


Au Château Saint-Louis, dans la salle des audiences, deux cadavres étaient étendus sur le parquet, et près de ces cadavres, à genoux et toute vêtue de noir, une femme pleurait.

Le gouverneur Murray était là, debout, les mains appuyées au dossier d’un fauteuil, laissant ses regards humides attachés sur la femme en noir.

Une pendule tinta la demie de onze heures.

Le plus grand silence régnait dans tout l’édifice.

Murray s’approcha de cette femme en pleurs et dit :

— Madame, voulez-vous que je vous fasse conduire dans une chambre où vous vous reposerez quelques instants ?

La femme leva sur le gouverneur son visage mouillé de larmes et balbutia d’une voix éteinte :

— Excellence je vous demande seulement de venger mon mari et mon fils, après… oui, après j’irai mourir à mon tour dans ma maison en deuil.

— Mais votre fils, madame, je vous l’ai dit, n’est pas mort !

— Ah ! Excellence, n’est-ce pas un vain espoir que vous essayez de donner à une épouse et une mère désespérée ?

Une main frappa doucement dans une porte.

Murray alla ouvrir. Un domestique précédait une jeune fille toute en larmes… c’était Thérèse.

Elle courut aux cadavres et se prosterna auprès de l’un en criant :

— Oh ! Étienne ! Étienne… les misérables t’ont assassiné aussi, comme ils ont assassiné ce bon capitaine Aramèle !

Alors, la femme en deuil se leva, s’approcha de Thérèse, se pencha, prit la jeune fille dans ses bras et demanda :

— Thérèse, ne me reconnaissez-vous pas ?

La jeune fille se pendit aussitôt au cou de cette femme en murmurant :

— Ah ! madame DesSerres, quel terrible malheur nous frappe tous !

Elle venait d’apercevoir le corps inanimé de M. DesSerres.

Elle se leva et laissant tomber sa tête blonde sur l’épaule de Mme DesSerres, elle balbutia, la voix éteinte :

— Madame, je sens que je vais mourir à mon tour !

— Non, Thérèse, ne mourrez pas maintenant, car j’ai demandé vengeance !

— Vous serez vengées bientôt ! dit une voix sombre derrière les deux femmes.

Murray était encore là. Il donna des ordres rapides et à voix basse au domestique qui avait amené l’orpheline, et le domestique s’éloigna.

— Et Léon ? interrogea d’une voix tremblante Thérèse.

— Je ne sais pas où il est, répondit Mme DesSerres : mais le gouverneur m’a assurée qu’il est vivant !

— Vivant !… murmura Thérèse. Oh merci, mon Dieu, de l’avoir épargné, lui au moins… Et elle s’agenouilla de nouveau auprès du cadavre de son frère, tandis que Mme DesSerres, épuisée, tombait dans un fauteuil que Murray avait approché.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Un quart d’heure s’écoula.

Le domestique, à qui Murray avait donné des ordres, reparut et lui parla à voix basse.

— C’est bien, dit Murray, allez et faites amener le prisonnier.

La minute d’après, Whittle entrait conduit par quatre soldats.

À la vue des deux cadavres et des deux femmes en pleurs il se troubla et devint très pâle, et il comprit que son sort était fixé.

Murray le fit approcher et demanda d’une voix sourde :

— Whittle, reconnaissez-vous ces deux victimes ?

Le major vit l’accusation venir, après l’accusation ce serait la condamnation. Il décida de faire face à l’orage et de sauver sa tête, et, calme et froid, il répondit :

— Non, Excellence, je ne connais pas ces cadavres. Mais ce qu’il importe de savoir à cette heure, c’est le motif qui me fait amener ici ainsi escorté.

Whittle avait pris un air arrogant en désignant les quatre soldats qui l’entouraient.

— Ah ! ah ! fit Murray en élevant la voix, vous voulez savoir pourquoi, par mes ordres, vous êtes amené ici ? Eh bien ! sachez-le, vous êtes accusé d’avoir assassiné ou fait assassiner ces deux personnes ainsi que le capitaine Aramèle !

— Mensonge ! hurla Whittle en faisant un geste énergique de dénégation.

— Whittle, prenez garde, nous avons des témoins. Aujourd’hui même vous avez ourdi la trame d’enlever cette jeune fille. Vous avez profité des circonstances qui semblaient favorables pour perpétrer votre crime. Vous avez aposté des gens à vos gages pour s’introduire au sein d’une foule de citoyens paisibles, et pour y frapper de leurs poignards M. DesSerres, son fils et Étienne Lebrand. Il était dans votre complot que le capitaine serait frappé d’une autre façon et dans un autre lieu, parce que vous avez eu peur que ce lion ne fût manqué et qu’il ne vous dévorât. Vous avez prémédité un enlèvement qui n’était qu’un piège pour attirer le capitaine dans une embuscade où vous l’avez fait tuer à coups de fusil. Vous étiez masqué, mais vous avez été reconnu.

— C’est une infamie, cria Whittle avec force, je suis innocent !

Au même instant, une porte s’ouvrait et par cette porte un homme, vêtu d’un long manteau et portant un masque de velours noir sur son visage, entra. Il s’approcha de Murray et prononça d’une voix tragique en désignant le major Whittle :

— Excellence, je reconnais bien l’homme qui a été l’âme du noir complot de cette nuit, l’homme qui a fait assassiner le capitaine Aramèle.

— Ah ! c’est vous qui…

Le major se tut aussitôt par crainte de prononcer des paroles qui le condamneraient. Mais pourtant il sentait la peur l’envahir, et instinctivement, comme s’il eût cherché une issue pour s’enfuir, il jeta un rapide regard autour de lui. Il vit, debout et le regardant avec haine et mépris, les deux femmes qu’il avait vues pleurer, et l’une d’elles était Thérèse. Tout son être trembla affreusement.

— Oui, reprit l’inconnu, je suis celui qui ai surpris votre trame ; malheureusement, je suis arrivé trop tard pour sauver vos victimes.

— Vous êtes un menteur et un imposteur ! cria Whittle hors de lui.

— Ah ! ah ! se mit à rire l’inconnu. Regardez-moi donc un peu et dites encore que je suis un imposteur !

Il enleva son masque.

Thérèse jeta un cri de joie et de reconnaissance.

Whittle tomba à genoux, et devant lui se dressait, la physionomie terrible et vengeresse, le jeune duc de Manchester.

— Grâce, Monseigneur, balbutia le major frappé du vertige de l’épouvante.

Le duc regarda Mme DesSerres et Thérèse pour les consulter du regard. Les deux femmes, pour toute réponse, s’agenouillèrent à nouveau près des cadavres.

Alors le duc se pencha vers Whittle, écrasé et pantelant, et murmura :

— Elles seules pourraient vous accorder la grâce que vous implorez, mais elles en sont incapables parce qu’elles souffrent trop.

— Oh ! s’écria Whittle avec folie, j’irai me traîner à leurs pieds…

Murray l’interrompit rudement en commandant aux soldats :

— Allez ! exécutez vos ordres !

Whittle jeta un hurlement et fit un bond énorme comme pour échapper au châtiment qui l’attendait.

Mais les soldats s’étaient jetés sur lui, et après une courte lutte il fut garrotté et entraîné hors de la salle.

Un long silence suivit.

Tout à coup les deux femmes s’entre-regardèrent avec surprise : elles venaient de s’apercevoir qu’elles étaient seules.

À la seconde précise plusieurs coups de feu éclatèrent dehors comme un seul, et le même silence tragique se fit à l’intérieur.

Mme DesSerres et Thérèse tressaillirent vivement, et elles comprirent que leurs morts étaient vengés.

Peu après, la porte du fond s’ouvrit doucement, une ombre humaine s’avança vers les deux femmes… une ombre pâle et chancelante, mais souriant doucement.

Mme DesSerres et Thérèse se jetèrent dans ses bras…

C’était Léon !


FIN