Le Caoutchouc et la Gutta-Percha

QUESTIONS SCIENTIFIQUES

LE CAOUTCHOUC
ET
LE GUTTA-PERCHA


Les plantes à caoutchouc et à gutta dans les colonies françaises, par Henri Jumelle ; Paris, 1898. — Origine botanique des caoutchoucs et gutta-percha, par Paul Grelot ; Nancy, 1899. — Les arbres à gutta-percha : leur culture, par H. Lecomte ; Paris, 1899. — Revue des Sciences, Revue Scientifique, Revue de Botanique ; passim.


I

La gomme élastique, que les Indiens de Quito appelaient cauchuc ou caoutchouc, n’a été comme en Europe qu’au milieu du XVIIIe siècle. Le célèbre savant et voyageur Ch. de La Condamine, envoyé en 1736 au Pérou avec Bouguer et Godin pour y mesurer un arc de méridien et déterminer la figure de la Terre, fit parvenir, quelque temps après, à l’Académie des Sciences des morceaux « d’une substance noirâtre et résineuse » qui n’était autre chose qu’un échantillon de caoutchouc. Les habitans en faisaient des torches qui brûlaient fort bien sans mèche et en jetant une clarté assez belle. Les indigènes Maïnas et Omagas, qui récoltaient cette espèce de gomme sur les bords de l’Amazone, s’en servaient pour fabriquer des bouteilles légères, « capables de contenir toutes sortes de liquides non corrosifs. » En moulant la substance sur des formes d’argile qu’ils brisaient ensuite, ils formaient des gourdes, des récipiens à goulot en forme de poire, analogues pour leur forme et leur usage aux poires à insufflation usitées aujourd’hui en médecine, et aussi des souliers et des bottes imperméables. L’arbre qui produisait cette substance était appelé Ievé ou Hhévé : il croissait, disait-on, en abondance dans la forêt des Emeraudes, qui fait aujourd’hui partie de la république de l’Equateur. Un ingénieur français, Fresneau, fixé à Cayenne, frappé des qualités précieuses de la gomme en question et des applications qui pouvaient en être faites pour imperméabiliser les toiles, se donna beaucoup de mal pour découvrir la plante qui en était l’origine. Il semble avoir réussi à trouver non pas l’Hhévé véritable, qui avait fourni le caoutchouc de La Condamine, mais un arbre voisin, le Manihot Glaziovii, le caoutchoutier de Céara.

Quant à l’arbre de La Condamine il n’a été connu botaniquement, décrit et nommé que plus tard, en 1702, par F. Aublet. C’est l’Hevea Brasiliensis ou caoutchoutier de Para. L’arbre est de grande taille, c’est une euphorbe gigantesque : le fût s’élève jusqu’à 20 et 25 mètres du sol ; il est nu, les branches du tronc étant caduques, sauf les plus hautes, qui forment au sommet une espèce de bouquet feuillu. Tel est le végétal qui fournit aujourd’hui plus de la moitié du caoutchouc utilisé dans le monde entier et celui dont la qualité est incomparablement supérieure à tous les autres. Si l’on joint à cette plante l’Hevé de la Guyane et le Manihot de Géara, on aura, avec ces trois euphorbiacées, à peu près toute la flore à caoutchouc du Brésil qui est le pays producteur, par excellence, de cette gomme précieuse. La récolte, en 1897, y a dépassé 22 000 tonnes.

Dans le reste de l’Amérique, la production est beaucoup moins considérable. Elle se restreint d’ailleurs aux régions centrales, Guayaquil, Nouvelle-Grenade, Equateur, Antilles, Nicaragua, Guatemala, Mexique. Et ce ne sont plus alors des euphorbiacées qui fournissent le caoutchouc, ce sont d’autres arbres également riches en suc laiteux, appartenant aux artocarpées, aux figuiers. Le plus important, de beaucoup, est le Castilloa elastica. Les Mexicains l’appellent l’Ulequathuitl ou arbre d’Ulé. Ils en ont fort anciennement extrait une gomme élastique, dont ils façonnaient différens objets, parmi lesquels Fernandez d’Oviedo, au XVIe siècle, cite les balles à-jouer.

Les usages du caoutchouc restèrent assez limités jusqu’en 1840, c’est-à-dire jusqu’au moment où l’Américain N. Goodyear découvrit le procédé de vulcanisation qui écarte ses principaux inconvéniens. Auparavant, on s’en servait, depuis Priestley, pour effacer sur le papier les traits du dessin au crayon ; d’où le nom d’effaceur indien, indian rubber, sous lequel il a été longtemps désigné. On continuait de l’employer, comme le physicien Charles, en 1785, en avait donné le premier l’exemple, pour rendre imperméable au gaz l’enveloppe des ballons. Plus tard, vers 1820, on apprit à le découper en fils. Des industriels habiles, Hancock et Mac-Intosh, réussirent à le préparer en lames assez minces pour en doubler des vêtemens.

La découverte de la vulcanisation donna une impulsion considérable à l’industrie du caoutchouc, dont cette opération supprimait la plupart des défauts. Beaucoup d’instrumens, que l’orthopédie, la chirurgie, ou la petite mécanique ne pourraient façonner avec la substance pure, devinrent possibles grâce au caoutchouc vulcanisé.

Néanmoins, le grand développement de la fabrication et de l’exploitation du caoutchouc date seulement de ses récentes applications aux roues de bicyclettes, d’automobiles ou même de voitures ordinaires. Les progrès de l’industrie électrique ont contribué également à vulgariser l’emploi du caoutchouc, parallèlement à celui de la gutta-percha. L’ébonite, qui est fréquemment employée dans l’instrumentation électrique, est un caoutchouc durci par sa combinaison avec le soufre ; ses propriétés sont tout à fait différentes de celles du produit naturel et la rapprochent de la gutta. La vulcanite est une ébonite colorée. Le caoutchouc traité par la magnésie a fourni un produit dur, un ivoire végétal, dont on s’est servi pour faire des billes de billard. L’éburite est un corps du même genre, obtenu en traitant la gomme élastique par le chlore. Enfin, le linoleum, si employé comme tapis de pieds, est formé d’un mélange de caoutchouc et de poudre de liège, marouflée et laminée sur une toile grossière enduite de plusieurs couches d’huile de lin.


II

La consommation du caoutchouc, dans l’industrie du monde entier, augmente d’année en année. Elle dépasse actuellement 50 000 tonnes. Au Brésil, qui d’abord a été l’unique centre de production, et qui est resté le plus important, les quantités exportées ont plus que doublé en moins de cinq ans. En 1882, la récolte était d’environ 9 000 tonnes[1] ; en 1887, elle était de 13 000 ; en 1891, de 18 000 ; en 1896, elle atteignait 22 216 tonnes. La progression est encore plus marquée du côté de l’Inde, de la Malaisie, de l’Afrique où cette exploitation se crée et grand il sous nos yeux. Et cela ne suffit point encore. Les besoins croissent plus vite que la production : les prix s’élèvent.

De tous côtés l’on s’applique à accroître le rendement de cette précieuse matière. Des missions botaniques recherchent, dans les pays qui se prêtent au développement de ces végétaux, toutes les espèces nouvelles qui peuvent en fournir et les espèces connues qui sont susceptibles d’y être acclimatées. On s’efforce de créer des cultures. On se préoccupe d’améliorer les procédés d’extraction. Des sociétés et des compagnies coloniales se fondent, en vue d’utiliser les indications des savans et des techniciens : l’India Rubber of Mexico pour le Mexique ; la Mexican Gulf agricultural C° pour l’isthme de Tehuantepec ; la Columbian India Rubber Exploration C° pour la Bolivie ; la Colonial Rubber Estates pour l’Afrique occidentale. Les gouvernemens encouragent et stimulent l’initiative privée. Le gouvernement de Guatemala donne en prime de vastes étendues des terres nationales pour les plantations du caoutchoutier mexicain (Castilloa elastic) ; le Nicaragua interdit l’exportation des plants sauvages. Le gouvernement français accepte, au Sénégal et au Soudan, le payement de l’impôt en caoutchouc ; il favorise les plantations aux Antilles et à Madagascar.

Ce mouvement, pour être efficace, a besoin de s’appuyer sur des notions scientifiques que les botanistes surtout sont en état de recueillir et de répandre. Une institution fort utile, celle des Musées et des Jardins coloniaux, dont il existe à l’étranger quelques modèles parfaits, est en train de se développer chez nous. L’Institut colonial de Marseille, dirigé par le docteur Heckel, a déjà rendu de grands services et en rendra de plus grands encore. Des hommes distingués, parmi lesquels il faut citer au premier rang M. H. Jumelle, et avec lui MM. Pierre, Chalot, J. de Cordemoy, P. Grelot, se sont livrés à des études pleines d’intérêt au point de vue théorique, et qui peuvent être fort avantageuses pour le développement commercial de nos colonies.


III

Le caoutchouc et la gutta-percha ont une origine analogue ; ils proviennent des sucs laiteux ou latex de certaines plantes exotiques. Et cette comparaison avec le lait, qui est impliquée par le nom donné au liquide et inspirée par son aspect au moment où il s’échappe du végétal incisé, offre l’avantage de fixer dans l’esprit quelques notions exactes relativement à la nature de cette production.

Le lait, en effet, est une sécrétion ; et il ne viendra à l’idée de personne de le confondre avec le sang de l’animal. On sait bien qu’il s’agit d’un liquide produit dans un appareil sécréteur spécial. De même, le latex du caoutchoutier ou du guttier ne doit pas être confondu avec la sève du végétal, bien que l’opinion vulgaire ait quelque propension à commettre cette confusion, et que quelques savans, comme Schultz, A. de Jussieu, Decaisne et Naudin, l’aient commise délibérément. Le suc laiteux n’est pas un liquide circulant, c’est un produit de sécrétion. Il est engendré dans des cellules spéciales, qui prennent le plus souvent la forme de longs tubes glandulaires : les vaisseaux laticifères. En principe, ces tubes, plus ou moins ramifiés, ne s’anastomosent pas plus entre eux que les branches des glandes titulaires, si communes chez les animaux ; et l’on sait que le rein offre, en effet, la seule exception à cette règle.

Ces vaisseaux laticifères, d’un diamètre très faible, microscopique, mais d’une grande longueur, sont souvent cloisonnés, c’est-à-dire formés d’articles cellulaires disposés bout à bout, en files. C’est ce qui arrive dans le pavot et chez beaucoup d’autres plantés, campanules, lobélies, Aroïdées, Musacées ; et c’est aussi ce qui existe chez les Sapotacées qui produisent précisément la gutta-percha. La conséquence de celle disposition est que ces laticifères articulés, lorsqu’ils viennent à être blessés en un point, ne laissent écouler que la faible portion du suc laiteux contenue dans les segmens atteints. Le latex, gutta-percha est difficile à recueillir : il faut, pour l’obtenir en quantité appréciable, multiplier les incisions, broyer les tissus, écraser les écorces.

D’autres fois, — et c’est la seconde alternative, — les laticifères ne présentent pas de cloisonnement ; ils ne semblent pas formés de segmens juxtaposés et distincts. Ils sont d’une seule pièce et constituent un article unique à paroi parfaitement lisse et continue. Les orties appartiennent à ce type, et avec elles, précisément, les familles végétales dont font partie les plantes à caoutchouc, c’est-à-dire les Euphorbiacées, les Artocarpées, les Apocynées et les Asclépiadées. Ces laticifères continus, lorsqu’ils viennent à être rompus en quelque point, laissent échapper le suc qu’ils contiennent dans toute leur étendue. Celle circonstance rend facile la récolte du latex caoutchouc, au moyen d’un petit nombre d’incisions.

Laissons les botanistes discuter la question de savoir si ces deux types de laticifères, l’articulé et le continu, sont exclusifs l’un de l’autre ; s’ils ont une origine distincte dans les tissus primaires ; si, comme le veulent Pax et H. Scott, le vaisseau continu dérive de Particule par résorption des cloisons et fusionnement des cellules, ou si, au contraire, comme le pense M. Chauvaud, c’est le tube continu qui se cloisonne ultérieurement. Il est seulement utile de noter que ces vaisseaux laticifères, abondans à la surface et dans la profondeur de l’écorce, existent encore dans les autres parties de la plante, dans les rayons médullaires, dans la moelle et surtout dans les feuilles, autres sources de latex, ordinairement négligées.

La comparaison du lait végétal avec le lait animal éclaire encore le mode de formai ion du caoutchouc et de la gutta. Le lait véritable, abandonné à lui-même, ou soumis à l’action des acides, de certains fermens et de substances diverses, se coagule ; un caillot solide se sépare du sérum ou petit-lait, et le caillot, caseum ou vulgairement fromage, est, en quelque sorte, un corps nouveau, que l’on ne saurait considérer comme un simple produit d’évaporation du lait. De même en est-il pour le latex végétal. Le caoutchouc et la gutta se forment par coagulation ; ce sont des caillots séparés d’un sérum. Si, comme cela se pratique à Bahia et au Nicaragua, on ajoute au suc laiteux sortant de l’écorce un égal volume d’eau, on ne tarde pas à voir le caillot de caoutchouc qui vient surnager à la surface.

Bien des agens sont employés pour hâter cette coagulation spontanée : on s’est servi de l’alun, à Pernambouc ; à Maranhao et à Madagascar, on a eu recours à l’acide sulfurique et à d’autres acides ; au Congo et à Mozambique, on asperge la blessure de l’écorce avec de l’eau salée ou de l’eau de mer. Le tamarin, le jus de citron, d’autres sucs végétaux ont été employés avec succès. On ne saurait énumérer tous les moyens. Une question théorique très intéressante se pose, c’est de savoir s’il n’y aurait pas, pour cette coagulation, un agent naturel analogue à celui qui coagule le sang et le lait, c’est-à-dire une diastase spéciale comparable à la présure et à la thrombose du sang.

En tout cas, de tous ces moyens, celui qui est de beaucoup préféré par les acheteurs européens, c’est l’enfumage, pratiqué dans la région de l’Amazone, et qui fournit le caoutchouc de Para, le plus estimé. L’ouvrier, le cauchero, trempe dans le vase qui contient la récolte du liquide laiteux une palette en bois qu’il expose à la fumée d’un feu de branches. Le latex se coagule et se sèche, en même temps qu’il s’imprègne de vapeurs empyreumatiques qui en assurent la conservation. L’homme répète cette opération en trempant une seconde fois la palette dans le récipient, et ainsi de suite, jusqu’à ce que les couches accumulées forment à peu près un poids de 5 kilogrammes. Il incise alors la masse sur le côté et la sépare de la palette. Cette opération est simple et économique. Il faut ajouter qu’elle est souvent pernicieuse pour les yeux et que beaucoup de ces ouvriers caucheros y perdent la vue.

En ce qui concerne la gutta, on l’obtient en abandonnant le suc à la coagulation spontanée, ou quelquefois en le jetant dans l’eau chaude et en l’y soumettant à une sorte de brassage.


IV

Au point de vue chimique, le caoutchouc est formé de carbures d’hydrogène, terpènes ou polyterpènes. Mais il est mêlé à des produits azotés plus ou moins abondans qui l’exposent à une sorte de putréfaction. Cette altération le rend visqueux et gluant. M. Jumelle a indiqué un moyen de le régénérer. Il le réduit en pâte au moyen de l’éther, puis le précipite par addition d’un égal volume d’alcool. La partie visqueuse reste en solution : la masse ; est ainsi débarrassée du produit poisseux qui la souillait.

Trois particularités ont nui pendant assez longtemps aux applications du caoutchouc : il perd son élasticité) et sa souplesse au-dessous de la température de 10° ; au-dessus de 30°, il se soude à lui-même comme fait la glu ; enfin, il est altérable, comme nous venons de le dire. La vulcanisation fait disparaître ces défauts. On ajoute à la matière une petite quantité de soufre et l’on chauffe le mélange au-dessus de 100°. Cette opération conserve à la substance son élasticité, même aux températures basses ; elle permet aux différentes parties d’entrer en contact les unes avec les autres sans s’attacher ; enfin elle la protège contre les altérations. Aussi est-ce seulement de cette invention que date le rôle industriel du caoutchouc.

Ses principaux usages dérivent de son extrême élasticité. Une lame de caoutchouc peut être allongée jusqu’à quintupler de longueur, et revenir ensuite à ses dimensions primitives. Cette propriété lui permet d’intervenir dans les appareils mécaniques à la façon ordinaire des corps élastiques, c’est-à-dire pour transmettre les actions brusques et les transformer en actions progressives ; en d’autres termes, pour diminuer l’effet brisant des chocs. De là l’emploi des caoutchoucs pleins ou des pneumatiques adaptés aux roues des bicyclettes et des voitures.

Les gaz peuvent se dissoudre dans le caoutchouc. M. d’Arsonval a montré récemment que, plongés dans de l’acide carbonique à haute pression (de 1 à 50 atmosphères), les fragmens de cette substance absorbaient une grande quantité de gaz, se gonflaient en se ramollissant et décuplaient de volume. Ils reviennent ensuite, lentement, à leurs dimensions ordinaires, en abandonnant le fluide momentanément incorporé. En définitive, les membranes de caoutchouc sont perméables aux gaz, et si l’on analysait, au bout d’un certain temps, le contenu d’un pneumatique, maintenu sous l’eau, on constaterait que, sans aucune fissure, une grande partie aurait disparu : l’acide carbonique plus vite, puis l’oxygène. Et, au bout du compte, c’est l’azote qui subsisterait.

Les plantes qui fournissent le caoutchouc se présentent sous deux formes, à l’état d’essences forestières de grande taille, ou à l’état de lianes. On les trouve dans toutes les contrées du globe à l’état spontané. On signale chaque jour de nouvelles trouvailles.

Ce qui nous intéresse le plus, à cet égard, ce sont nos colonies africaines. L’exploitation à Madagascar a commencé en 1851 ; elle a pris en ces dernières années une assez grande extension pour qu’il ait été permis de dire que tous les colons avaient la fièvre du caoutchouc.

On a découvert en 1891 un petit arbre, l’euphorbe intisy, de 6 à 7 mètres, qui fournit une matière excellente. M. H. Jumelle signalait, il y a peu de temps, le piralahy, nouvelle liane du genre Landolphia, que l’on trouve dans les forêts du Boueni, à Majunga, à Andriba et dans la vallée du Betsiboka.

Au Congo français, on recueille également le caoutchouc de quelques Apocynées voisines des Landolphia. La production serait de 500 tonnes par an. « Tout le pays, dit M. Savorgnan de Brazza, est, à la lettre, couvert de vignes à caoutchouc. Il y a là des trésors. » La production du Sénégal est encore faible. Les indigènes commencent seulement à apporter aux comptoirs un produit clair, le kouroussa, dont la valeur commerciale est très voisine de celle du caoutchouc de Para.


V

La gutta-percha est une substance très différente du caoutchouc, au moins quant à ses propriétés et à ses usages. Elle ne lui ressemble que par son origine. Elle provient comme lui du suc laiteux de quelques plantes exotiques. Tandis que le principal caractère du caoutchouc est l’élasticité, celui de la gutta est la plasticité. Elle prend, lorsqu’elle est légèrement chauffée, toutes les formes que l’on veut lui imprimer et elle les conserve, après refroidissement, tout en restant parfaitement souple. De même, elle garde les plus fines empreintes, ce qui la rend précieuse pour la confection des moules galvanoplastiques.

On ne la connaît en Europe que depuis l’année 1843. Ce furent deux médecins de Singapour, le docteur José d’Almeïda et le docteur Montgomerie, qui l’y introduisirent. Son nom veut dire, selon quelques auteurs, gomme de Sumatra (Perxa est le nom malais de l’île de Sumatra), et selon Sérullas, gomme chiffon (pertcha signifie chiffon), désignation que lui vaudrait son extrême malléabilité. Des explorateurs de l’archipel Malais en avaient eu quelques morceaux dans les mains. Un de ces échantillons était venu échouer au musée de South-Lambeth, près de Londres, en 1656, où il était désigné par le nom de Mazer wood (bois surprenant), à cause des formes changeantes qu’on peut lui donner en le travaillant dans l’eau.

On fut quelque temps sans connaître exactement le nom de l’arbre qui avait fourni aux indigènes ce curieux produit. En 1847, W. Hooker put étudier la plante et la caractériser sous le nom d’Isonandra gutta. D’autres espèces voisines furent ensuite reconnues.

Ce qu’il y a de remarquable, c’est que toutes ou presque toutes appartiennent à la même famille des Sapolacées et à deux genres voisins, les Payena et les Palaquium. Au contraire, en ce qui concerne les plantes à caoutchouc, on en a signalé un nombre considérable, de familles très diverses.

Ce qui a assuré le succès de la gutta, c’est sa miraculeuse appropriation aux usages électriques et particulièrement à la fabrication des câbles sous-marins. Tandis, en effet, que la gutta s’altère par oxydation à l’air libre, et devient friable et cassante, elle conserve, au contraire, parfaitement ses propriétés lorsqu’elle est immergée dans l’eau, et particulièrement dans l’eau de mer. Elle y reste, après des années, telle qu’au premier jour, avec sa souplesse, sa plasticité et ses autres qualités. La plus essentielle de ces propriétés, c’est son pouvoir isolant à peu près parfait. Elle constitue le diélectrique par excellence. Faraday, dès son apparition, avait signalé cette particularité remarquable.

L’industrie des câbles, qui se développe chaque jour et qui consomme des quantités considérables de gutta, est absolument liée à l’exploitation de cette substance qu’aucune autre ne peut remplacer. Ce que le cyclisme et l’automobilisme ont été pour le caoutchouc, l’industrie des câbles marins l’a été pour la gutta. Et ses progrès expliquent les besoins croissans de cette substance.


>VI

A l’exception de quelques centaines de tonnes de pseudo-guttas, telles que la gutta-balata des Guyanes, toute la production est concentrée dans les Indes néerlandaises et presque toute l’exportation se fait par le port de Singapour. Depuis l’année 1844, dont on peut évaluer le rendement à 100 kilos, le mouvement commercial de cette matière a pris un développement extraordinaire. En 1854, l’exportation malaise dépasse 600 tonnes ; en 1864, 1 800 tonnes ; en 1882, 3 800 tonnes ; en 1890, 45 000 tonnes.

De même que pour le caoutchouc, la production, malgré cette très rapide progression, ne suffit pas à la demande. Les prix s’élèvent d’une manière continue. De 1876 à 1882, la valeur a doublé ; de 1889 à 1898, elle a augmenté d’un tiers, pour les bonnes espèces.

Les sociétés commerciales et les gouvernemens eux-mêmes, particulièrement intéressés aux communications télégraphiques, n’ont cessé, en ces dernières années, de donner leur attention aux problèmes que pose cette nécessité de nouvelles sources de gutta-percha. De là des missions scientifiques qui ont beaucoup contribué à faire connaître toutes les particularités relatives à la production et aux propriétés de ces substances.


L’arbre qui a fourni la première gutta introduite en Europe, l’Isonandra gutta, est devenu un mythe. En quelques années, les indigènes avaient abattu toutes les plantations autour de Singapour. Il y a peu de ces guttiers qui aient échappé à leur cupidité imprévoyante. M. Serullas, en 1887, en a retrouvé un îlot oublié, dans les ravins de Bukit-Timah, dont on peut dire qu’ils avaient été protégés par la terreur qu’inspirent les tigres, abondans dans cette région. D’autres exemplaires se rencontrent encore, comme curiosités botaniques, dans quelques jardins coloniaux. Ils fournissent des boutures et des graines pour les essais de repeuplement qui sont tentés dans quelques exploitations des Indes néerlandaises.

La gutta commerciale dont il est fait une si grande consommation, dans le monde entier, ne vient donc pas de celle espèce décimée. Elle provient d’espèces voisines, les Palaquium et les Payena. Il semble que cinq ou six espèces de Palaquium fournissent un produit utilisable, parmi lesquelles le P. oblongifolium en donne un excellent. Le nombre des Payena exploitables est moindre encore. Si l’on ajoute un ou deux Bassia, on a épuisé la liste des plantes à gutta.

On voit combien restreint est le nombre des producteurs de gutta. Leur aire géographique n’est pas moins limitée. Ils appartiennent tous à l’archipel Malais, mais non pas même à tout cet archipel. Ils couvrent surtout les régions orientales ou nord-orientales des îles de la Sonde et de la presqu’île de Malacca.

En tous cas, on ne les rencontre pas en dehors de ces régions. Il est bien remarquable qu’ils fassent défaut aux Célèbes, ou aux Philippines, si voisines, à tant d’égards, des îles Malaises.

A plus forte raison, les recherches que les ministères des Colonies et des Postes et Télégraphes ont fait exécuter dans nos possessions de l’Indo-Chine devaient rester infructueuses. L’administration forestière a vainement fouillé le pays : M. Seligmann-Lui, M. Serullas, M. Langlebert n’ont pas été plus heureux. On n’a trouvé nulle part le guttier de Hooker ni même aucune des bonnes espèces de Palaquium ou de Payena des Indes néerlandaises.

Et, en effet, à défaut des bons guttiers, le gouvernement colonial se rejette sur un mauvais, dont il se propose d’améliorer le produit. Cet arbre, le Palaquium Krantzianum ou Dichopsis Krantziana, a l’avantage de croître spontanément dans la province cambodgienne de Kampot, dans l’île de Phu-qûoc et dans certaines régions montagneuses de la Cochinchine. M. L. Pierre l’avait signalé comme la seule espèce indigène dont le produit se rapproche plus ou moins de la gutta-percha. C’est un grand arbre que les Cambodgiens appellent théor, dont les feuilles, comme celles de certains caoutchoutiers, sont rassemblées en bouquet au sommet des rameaux. Son suc laiteux fournit une gutta mélangée d’une trop grande quantité de résine pour pouvoir être utilisée dans l’industrie électrique. L’administration a fait étudier un moyen d’écarter cette impureté. Un traitement convenable, qui peut être appliqué sans grands frais, débarrasse la gomme de la résine et fournit une masse qui renferme jusqu’ici 82 pour 100 de gutta. Un rapport officiel du 12 mars 1809 annonce que ce produit va être soumis à l’épreuve ; on l’emploiera à constituer une âme de câble sous-marin d’un kilomètre de longueur.


A défaut de bonnes espèces naturelles, croissant spontanément dans nos possessions, on devait penser à l’acclimatement des espèces malaises transplantées. Cet acclimatement est difficile. Les guttiers véritables présentent des conditions d’existence très étroites. Lorsqu’elles sont exactement réalisées, ils poussent très vigoureusement ; si elles ne le sont que d’une manière approximative. Ils végètent et périssent. En fait, ils sont distribués le long de l’équateur thermique. Ils y rencontrent une température, à peu près invariable, de 27° à 28°. La température moyenne de la Cochinchine, qui est de 22°, est déjà trop basse pour eux et ses oscillations sont trop fortes. Ces exigences, si particulières, on n’en a pas tenu assez de compte. On a transplanté les guttiers à peu près partout. Ils ont péri, presque tous.

M. Seligmann-Lui, envoyé à Sumatra avec la mission d’y recueillir des plants pour les importer en Indo-Chine, conseillait, en 1883, de créer des exploitations de ce genre, sur place, « dans un pays de production actuelle, où la présence spontanée des arbres à gutta est la plus sûre preuve qu’ils peuvent y prospérer ; » il désignait, par exemple, la Côte orientale de la presqu’île de Malacca. Les Hollandais, sur divers points de leurs possessions, sont, en effet, parvenus à établir de nombreuses plantations de guttiers. Ces plantations réussiront-elles ailleurs ? L’explorateur Raoul a recueilli à Sumatra et rapporté, dans les serres de Marseille, en juillet 1898, environ 1 500 plants provenant de graines tombées au pied des arbres et entrées en germination. Le tiers de ces plants a été transporté au Congo par M. P. Boudarie ; un autre tiers a été distribué à des planteurs des Antilles et de la Guyane par M. H. Lecomte. D’autre part, M. Jacquet, inspecteur de l’agriculture en Cochinchine, rapporta de Singapour, en 1897, sept cents plans, dont une centaine se trouvaient, deux ans plus tard, dans un état de végétation suffisant, particulièrement au champ d’essais de Ong-Yem. L’avenir fera connaître si ces tentatives d’acclimatation peuvent fournir des résultats comparables, fût-ce de très loin, à ceux des plantations hollandaises.


VII

Ce sont là des expériences à longue portée. En attendant les récoltes futures, on a songé, à mieux régler l’exploitation des plantations actuelles. En quelques années, le procédé barbare qui est encore en usage avait détruit des millions de ces arbres précieux. Il faut songer qu’un guttier qui a mis plus de trente ans à croître ne peut guère fournir au-delà de 250 grammes de gutta, et que, pour obtenir cette minime quantité, il faut sacrifier l’arbre. Les indigènes le coupent à un mètre du sol.

Il est difficile d’opérer autrement dans les forêts vierges, où les espèces végétales forment des lacis inextricables. Mais, dans les plantations culturales, on pourra se contenter de récolter les branches et les feuilles. Celles-ci contiennent des quantités très appréciables de suc. Lorsque l’on déchire une feuille fraîche de Palaquium, les deux fragmens sont retenus par des fils nombreux de gutta qui s’étirent.

Il y a de nombreux vaisseaux laticifères dans la feuille : il y en a dans le bois, dans la moelle et dans les branches. Le vieux bois sec contient de 9 à 10 pour 100 de gutta : les bourgeons et les feuilles en donnent autant. MM. Jungfleisch et Serullas ont indiqué un moyen industriel de l’extraire. Il faut broyer et pulvériser les fragmens séchés et les traiter par le toluène, qui dissout la gutta-percha. On sépare la solution d’avec les matériaux solides et, pour récupérer le toluène, on fait passer, dans cette bouillie fluide, de la vapeur d’eau à 100° qui entraîne le dissolvant. On peut aussi précipiter la gutta par l’acétone. Un arbre de trente ans fournirait 10 kilos de feuilles sèches, et par suite un kilo de gutta, « alors que l’arbre abattu en donne à peine 265 grammes. » La récolte des feuilles se fait en grand à, Sumatra et à Bornéo. Les feuilles sont expédiées sèches en Europe, et traitées dans les usines de Bruxelles, d’Orléans et d’Asnières.

Le procédé Obach et le procédé Siemens consistent à dissoudre la gomme dans l’éther de pétrole et à la précipiter par refroidissement.

Dès à présent, dans les plantations prospères de Buitenzorg, les Hollandais ont commencé de substituer la saignée à l’abatage. Des incisions, ménagées de distance en distance, permettent d’obtenir les deux tiers de la récolte que fournirait l’arbre abattu. Et cela sans nuire à la vitalité de la plante. L’arbre saigné fleurit dans l’année même.


VIII

La gutta-percha a des succédanés. À défaut des véritables guttiers, dont la propagation, en dehors de l’archipel Malais, est incertaine, on a essayé de tirer parti d’autres plantes de la même famille, qui fournissent un produit un peu différent, mais qui peut remplacer celui-ci dans quelques-uns de ses usages.

La gomme balata est fournie par des arbres, les mimusops, qui croissent spontanément dans les Guyanes anglaise et hollandaise, le Brésil, le Venezuela, et dans certaines des îles Antilles : la Trinité, Saint-Domingue, la Jamaïque. Ils sont très répandus aussi dans la Guyane française, où ils constituent l’une des grandes essences forestières. M. Geoffroy, envoyé en mission en 1890, pour en faire la recherche dans notre possession, les a rencontrés à peu près sur tous les points. Leur bois est propre à l’ébénisterie et à la charpente ; il est rouge comme la chair du cheval (de là son nom hollandais). Sa nature résineuse le met à l’abri de l’attaque des insectes : il ne pourrit pas en terre, ou du moins très lentement ; il sert à faire de bonnes traverses pour les voies ferrées. La Compagnie des chemins de fer de l’Ouest l’a utilisé pour cet usage. Mais sa gomme n’est l’objet d’aucune exploitation, dans notre colonie pénitentiaire.

Au contraire, la Guyane anglaise en tire un grand profit. Elle en produit environ une centaine de tonnes. La balata est estimée à la moitié environ de la valeur de la gutta ordinaire.

La production de la Guyane hollandaise est sensiblement équivalente : elle a atteint en 1896 le chiffre de 125 tonnes.

La gutta-balata ne constitue pas un isolant parfait ; mais elle présente une grande ténacité et une souplesse persistante. On en fait des cravaches, des courroies de transmission, des manches d’instrumens, et des moules pour la galvanoplastie.

Un autre succédané de la gutta est la gomme de Karité dont M. Heckel a, le premier, en 1887, signalé les qualités. Le Karité, ou Butyrospermum, est un bel arbre dont le port ressemble à celui de nos chênes. Il est commun dans le centre africain, dans les vallées du haut Niger et du Baoulé, dans l’Oubanghi et la Sangha ; il existe au Fouta-Djallon et dans l’hinterland du Dahomey. Les Soudanais aiment à abriter leurs cases sous son ombrage.

Il produit un fruit comestible qui ressemble à la prune ; et l’on extrait de sa graine une sorte de beurre très estimé au Soudan. Mais le Karité peut donner aussi une gomme qui, d’après MM. Heckel et Schlagdenhauffen, a la composition même de la guffa ; on l’appelle gutta-shea. Elle est très malléable dans l’eau chaude ; elle permet de fabriquer des moules qui ne sont pas inférieurs à ceux que l’on façonne avec la gutta ordinaire. Elle semble jouir d’une faculté d’isolement marquée au point de vue électrique. Il est donc possible qu’elle soit susceptible de remplacer la véritable gutta dans tous ses usages. Si ces observations préliminaires se confirment, c’est une importante ressource qui aura été créée pour le Soudan, et peut-être le plus sérieux élément de la prospérité de cette colonie.


A. DASTRE.

  1. Exactement 9 753.