Le Canard sauvage, Rosmersholm/Notice sur Rosmersholm


NOTICE
SUR ROSMERSHOLM




Dans ses drames modernes, Ibsen nous montre le résultat des conventions politiques et sociales qui étouffent l’individualité humaine et entravent notre libre développement. Pour ne citer que ses dernières pièces, Maison de Poupée traite de l’émancipation de la femme, les Revenants montrent le vice introduit au foyer par un marasme corrupteur qui empoisonne jusqu’aux germes de l’avenir, un Ennemi du Peuple revendique violemment les droits de l’individu en face des majorités triomphantes, le Canard sauvage, cette âpre et cruelle satire, indique symboliquement combien la gangrène est avancée et raille l’impuissance de quelques naïfs réformateurs qui prêchent la vérité à des gens vivant de mensonge et incapables de vivre d’autre chose.

En attaquant ainsi les politiciens libéraux et quelques apôtres, leurs alliés, Ibsen semblait avoir donné des gages aux conservateurs, qui s’étaient hâtés de l’applaudir. Il y avait là un malentendu que cet homme essentiellement indépendant a tenu à dissiper. Il l’a fait dans Rosmersholm avec une exquise délicatesse et des égards dont il n’est pas prodigue, on pourrait presque dire avec une tristesse de scalde chantant les choses qui s’en vont. On retrouve dans ce drame l’accent qui vibre dans les vieilles ballades scandinaves et que M. Leconte de Lisle a si bien saisi. Une fois de plus, Ibsen répète la question jadis posée dans son poème dramatique de Brand : « La race peut-elle être sauvée ? » — Hélas ! répond-il à regret, en fixant les yeux sur ceux que Rosmer représente, hélas ! ce ne sera pas par vous. Je connais vos vertus et vos charmes : il n’en est pas de plus grands dans ce monde condamné. Mais il y a un malheur : vous êtes impuissants. »

Ce sont là choses qu’on n’aime pas à s’entendre dire. Aussi le poète déchaîna-t-il bien des colères, encore accrues par la déception qu’il avait causée.

Il est juste d’ajouter que, chez quelques-uns, l’indignation ne fut pas exclusivement provoquée par un esprit de caste. On se demanda ce que visait à vrai dire le nouveau trait lancé par ce redoutable joûteur. N’est-ce pas la caducité des croyances établies, n’est-ce pas même leur action énervante, attristante sur l’âme humaine, oui, pour tout dire, n’est-ce pas le germe de faiblesse qui gît dans notre civilisation chrétienne qu’Ibsen indique avec une attitude pleine de respect pour cette grandeur qui s’éteint, mais aussi avec une insistance qui ne laisse guère de doute sur sa pensée ? « Rosmersholm ennoblit, mais il tue le bonheur. » Or il faut du bonheur, de la joie de vivre pour nous rendre nos énergies. Cette joie de vivre, où l’a-t-il donc aperçue ? N’est-ce pas dans ce monde latin que la pure doctrine évangélique accuse de sacrifier aux idoles ? C’est aux bords du golfe de Naples, où passent encore des souffles païens, que le poète a écrit les Revenants. Dans Rosmersholm, enfin, cette Rébecca qui détache Rosmer de la foi qu’il enseigne, que représente-t-elle, à proprement parler ?

Elle vient de l’extrême nord, de cette région mystérieuse où les caractères et les passions ont quelque chose de primitif qui trouble et qui étonne. Étrange population que ces hyperboréens d’Islande, de Norvège, de Suède et de Finlande ! En bas, tout vestige de paganisme n’a pas encore disparu. En haut, dans le petit noyau civilisé, composé d’employés, de commerçants, de médecins, règne une inquiétude d’esprit plus favorable aux idées révolutionnaires les plus avancées qu’aux doux enseignements de l’Évangile. Les tempéraments, dans ces parages glacés, sont souvent aussi vifs, les humeurs aussi capricieuses que sous le ciel sicilien, et le couteau y joue trop fréquemment le même rôle. Mais les volontés y sont plus âpres et les imaginations plus libres, plus avides, plus assoiffées d’inconnu, plus disposées à acceuillir les enseignements nouveaux. Se souvenant de quelque fille du lointain Finmark, Ibsen a symbolisé en elle l’action de ce ferment caché au fond des âmes, que les civilisations n’étouffent pas, qui renverse leurs œuvres et émancipe l’esprit des formes qui l’emprisonnent. C’est parce que Rébecca West est une force de la nature que nous lui pardonnons, que nous l’aimons même et que nous sommes tout près de la plaindre quand elle parle de l’impuissance à laquelle Rosmersholm l’a réduite.

N’importe ! Pour le cœur comme pour le goût, ce milieu dissolvant est rempli de séduction. L’œuvre d’Ibsen est plein de paysages et d’intérieurs dessinés de main de maître. (Dans sa jeunesse, il avait voulu, se faire peintre et, sans cesse, on voit percer chez lui cette première vocation). Mais, de tous ces décors, aucun n’a plus de charme que celui de Rosmersholm, avec sa vieille maison de bois, son allée d’arbres séculaires, son salon meublé à l’ancienne mode, au poêle orné de branches de bouleau et de fleurs des champs. La simple et gracieuse mélancolie de ce milieu tout norvégien s’harmonise avec le caractère du pasteur Rosmer, figure singulièrement poétique et captivante, bien faite pour développer dans un cœur de femme passionnée le sensualisme mystique propre à quelques natures du nord et si énervant dans ses effets.

Comme le fanatisme, la fausseté, la mesquinerie des partis politiques personnifiés dans Kroll et dans Mortensgaard détonnent dans un tel milieu ! Il n’y a pas une de nos petitesses et de nos lâchetés auxquelles la noblesse de Rosmer ne fasse honte. Pourquoi faut-il, hélas ! que cet homme, affaibli par sa conscience timorée, par ce sentiment de culpabilité qui est le propre de notre foi, ne soit pas capable de lutter contre la bassesse envahissante ?…

Il y a dans Rosmersholm une guerre de principes et un combat de passions admirablement combinées. Les personnages, pour être symboliques, n’en sont pas moins vrais jusque dans les moindres détails. Il y a là un phénomène propre au génie scandinave. Mais il ne s’était jamais produit avec autant d’éclat que chez Ibsen. C’est à croire que, pour lui, les tendances de l’âme, les forces de la nature, les lois du monde moral sont réellement représentées par les individus qu’on voit vivre et agir. Il ne s’agit que d’observer pour apercevoir d’éternelles vérités sous de fugitives apparences. Plus l’observation est minutieuse, plus le symbole se montre clair et vivant.

Les étiquettes d’idéaliste et de réaliste n’ont pas de sens pour Ibsen, l’idée et la réalité ne faisant qu’un pour lui. L’un et l’autre le possèdent jusqu’à l’obsession.

« J’éprouve un étrange sentiment de solitude à être ainsi séparé tout à coup d’un travail qui, durant plusieurs mois, a exclusivement occupé mon temps et mes pensées. Au demeurant, il est vraiment heureux qu’il soit fini. Cette communion constante avec des êtres d’imagination commençait, en effet, à me rendre passablement nerveux. »

J’ai tenu à citer ce passage d’une lettre que le poète m’a fait l’honneur de m’adresser après avoir envoyé à l’imprimerie le manuscrit de son dernier drame : ne fait-il pas bien comprendre l’imagination à la fois forte et naïve, et la conscience artistique de cet homme de génie ?…


M. Prozor.