Le Canapé couleur de feu : Histoire galante (1741)
Texte établi par Guillaume ApollinaireBibliothèque des curieux (p. 43-47).


CHAPITRE X

Le canapé vendu à une dévote, les peines et les mortifications qu’il essuie à son service.


Je vous ai déjà dit que mon dernier exercice de chez la Fillon m’ayant réduit dans un état qui faisait pitié, il n’était pas possible que je demeurasse longtemps où la fatigue était si grande : aussi me vendit-on bientôt. Ce fut une dévote qui m’acheta ; cela me faisait une condition tranquille, à la vérité, mais ennuyeuse au delà de toute expression.

Ma très révérende et dégoûtante maîtresse me fit placer dans sa chambre, de sorte que j’avais l’avantage d’être toujours en sa présence et celui de l’entendre faire ses oraisons. Tout son train et sa compagnie ordinaire consistaient en une idiote de servante, un chat, un chien et un vieux directeur qui l’aidait charitablement à médire de son prochain et à manger son revenu. — Cet homme-là était bien complaisant, dit la procureuse. — Tous ceux de sa profession le sont extraordinairement, repartit le chevalier, surtout quand ils trouvent leur avantage de l’être ; celui-ci n’eut point à se repentir de l’avoir été, car la bonne dame lui légua tout son bien, au préjudice d’un frère qui n’était rien moins qu’à son aise. — Quoi ! cette malheureuse se piquait de piété et commit une injustice aussi criante ! — Que vous connaissez peu les privilèges de la dévotion ! s’écria Commode. Ce qui serait inique pour des profanes tels que vous ne l’est nullement pour les dévots. Ils ont fait un concordat avec le ciel qui les dispense de bien faire. Une action dont la noirceur révolterait l’humanité chez les gens ordinaires devient, par leur crédit, une action digne d’être gravée dans les fastes et proposée à l’univers pour exemple. — Et quel était, demanda le procureur, votre emploi dans cette boutique ? — Je servais à tout, hormis à l’essentiel, répondit le chevalier, et jamais le nom de Commode ne me convint mieux qu’en ce lieu-là.

M. Ventru, c’était le nom du directeur, grommelait ordinairement son bréviaire sur moi ou y reposait sa sainte personne après les repas ; et le bonhomme ayant le défaut, ainsi que ses semblables, de manger un peu goulûment, donnait, sans façon, carrière à son ventre et m’empoisonnait tous les jours par les vapeurs d’une fausse digestion. — La peste soit du bouc ! dit le procureur en se portant la main au nez. Ce n’est point là le pire, continua Commode ; la dévote prenait journellement un anodin, et, comme vous savez que cela ne se prend pas si exactement qu’il ne s’en échappe toujours quelque chose, j’avais la mortification de humer ce qu’elle ne pouvait retenir. Il arriva même un jour que je pensai être noyé par la méprise de la servante : c’était elle qui était chargée du soin d’abreuver le derrière de madame. L’innocente femme, ayant mal pris cette fois-là ses dimensions lui échauda le canal de l’urètre et ses dépendances. La bonne dame, peu habituée à être injectée en pareil endroit, serra les fesses et emporta la canule d’un coup de croupe, de manière que je ne perdis pas une goutte de la décoction. — Et que fit-on à la pauvre Jeanne, demanda le procureur, pour l’expiation d’une semblable faute ? — On la condamna à recevoir vingt coups d’étrivières, laquelle sentence M. Ventru prit la peine d’exécuter dans la minute, et ce fut sur moi que la tragédie se passa. Jeanne, reconnaissant son crime, se coucha modestement et livra son derrière à la merci du vieux directeur, qui, malgré sa résignation, ne lui fit grâce de rien. — Ces gens d’église, dit la procureuse, sont sans pitié. — Il est vrai, repartit Commode, la dureté de cœur est un défaut qu’on leur reproche avec justice, mais en telle circonstance un homme du monde n’aurait pas été plus traitable. Jeanne était jeune et jolie, elle avait la peau belle et de l’embonpoint ; tant de charmes flattaient trop la vue pour ne pas mettre à profit les instants où il était permis de les admirer : et comme cela ne se pouvait faire décemment qu’à l’occasion de la peine infligée à la pénitente, le bonhomme Ventru ne se pressait pas de finir et comptait distinctement tous les coups qu’il lâchait, ainsi que tout paillard, prêtre ou non, aurait fait en sa place… — La pauvre fille ! interrompit le procureur, il fallait qu’elle eût bien de la patience. — Par sambleu ! répliqua le chevalier, il fallait que j’en eusse bien davantage, moi. Ce n’était point assez que je fusse sans cesse infecté et sali par les deux plus vilains derrières de France, j’étais encore le souffre-douleur des bêtes de la maison. Théâtre éternel des querelles du chien et du chat, j’avais toujours à pâtir de leur mésintelligence. Le moindre petit os à croquer allumait entre eux une guerre civile dans laquelle j’héritais d’ordinaire de maints coups de griffes et de dents. Maître Minet même, en sa meilleure humeur, aiguisant nonchalamment ses ongles crochus sur ma peau, me découpait chaque jour quelque partie du corps. Et monsieur est témoin que j’étais presque en lambeaux lorsque madame eut la courtoisie de prendre congé de ce monde pour aller en l’autre.