Le Canapé couleur de feu : Histoire galante (1741)
Texte établi par Guillaume ApollinaireBibliothèque des curieux (p. 19-22).


CHAPITRE V

Une célèbre embaucheuse de filles achète le canapé ; un abbé recommandable par ses exploits d’amour en a l’étrenne.


Il n’est pas, continua le chevalier Commode, que vous n’ayez ouï parler de la Fillon, cette femme si recommandable par les plaisirs clandestins qu’elle procurait à tout le monde en bien payant. Ce fut à elle à qui je fus adjugé par enchère, et l’on me plaça aussitôt mon arrivée dans un cabinet préparé pour les joyeux ébats. Comme la Fillon était extrêmement achalandée, je n’y fus pas longtemps sans étrenne.

Le premier que j’eus l’honneur de porter fut un abbé que ses talents à récréer le beau sexe ont fait parvenir à la prélature. J’avoue que de mes jours je ne fus secoué si vigoureusement et à tant de reprises. — Est-il possible, interrompit le procureur, que des gens de cette robe fréquentent de semblables endroits ? — Eh ! pourquoi non ? reprit le chevalier. L’affublement apostolique est-il un préservatif contre l’incontinence ? Si vous le croyez, que vous êtes dans l’erreur ! Mettez-vous en tête que la plupart de ceux qui embrassent cet état n’ont en vue que de se procurer une vie tranquille et voluptueuse : exempts de tous les embarras de ce monde, ils ne connaissent que les plaisirs ; et c’est pour se les assurer qu’ils se sont imposé la loi du célibat. À leur habit évangélique, toutes les portes leur sont ouvertes ; ils s’insinuent adroitement dans le sein des familles et s’en rendent tôt ou tard les maîtres ; de pauvres maris se voient contraints, pour entretenir la paix dans le ménage, d’inviter les cafards à boire leur vin ; heureux encore si on les quitte à si bon marché ! Mais, tandis qu’ils sont occupés du soin de leurs affaires, que n’ont-ils point à redouter des manœuvres de ces pieux fainéants ? — Fi ! fi ! s’écria la procureuse, j’aimerais mieux recevoir chez moi le régiment des gardes qu’un homme d’église. — Ma mie, dit le procureur, ne voyons ni les uns ni les autres, ce sont de mauvaises connaissances. — Oh ! mon fils, ce que j’en dis n’est que pour vous prouver combien je suis éloignée d’avoir de liaison avec aucun membre du clergé. — Il ne faut jurer de rien, répondit Commode : si vous aviez connu celui qui me remua de si bonne grâce, vous auriez eu bien de la peine à lui refuser votre estime ; au moins suis-je très persuadé qu’il n’y a point de femmes à la Cour qui ne lui aient accordé la leur, et vous conviendrez qu’elles y sont connaisseuses en mérite autant et plus qu’ici. — C’était donc un homme bien rare ? dit la procureuse, d’un ton de convoitise. — Rare au point que, si j’avais eu souvent affaire à gens aussi déterminés, je n’y aurais jamais résisté, eussé-je été de fer ; et j’avoue, à sa gloire, que pendant plusieurs assemblées du clergé, où j’ai eu l’honneur d’être exercé par tous les gros abbés et monseigneurs du monde, je n’en ai jamais trouvé de si francs sur l’article, pas même chez messieurs du grand couvent. — Quoi ! s’écria le procureur, vous aviez la pratique des cordeliers ! — Qu’y a-t-il d’extraordinaire à cela ? Nous avions celle de tous les ordres réguliers et séculiers de la ville, et bien nous en prenait, car les gens du bel air nous escroquaient si fréquemment que nous aurions été contraints mille fois à fermer la boutique, sans les secours quotidiens dont l’Église nous gratifiait. Aussi le sacerdoce était-il servi de préférence aux autres états. Dès qu’il se présentait un pucelage à dénicher, c’était un prélat ou quelque prieur bien renté qu’on en accommodait. À propos d’aubaine de cette espèce, il faut que je vous fasse part de l’entretien d’un doyen de chapitre avec une jeune personne dont il eut les prémices.