Le Canal maritime allemand et les Flottes modernes
Au mois de juin 1777, le prince Frédéric de Danemark, — qui fut roi en 1808 et resta toujours le fidèle allié de la France, — donnait le premier coup de pioche à la tranchée du canal qui relie l’Eider à la baie de Kiel, la mer du Nord à la Baltique. Quelques années plus tard, en 1784, ce canal était livré à la circulation des caboteurs, depuis la barque frisonne jusqu’à la lourde galiote de Lübeck ou de Rostock.
À cette époque il y avait quatre cents ans que le problème de la communication directe entre les deux mers avait été posé pour la première fois et résolu d’une manière approchée. Vers 1386, à la suite de leur conflit avec le Danemark pour les péages du Sund, les cinquante-deux villes qui avaient signé la charte de Cologne obtinrent aisément de l’empereur Wenceslas l’autorisation d’unir l’Elbe à la Trave par un canal qui partait de la Delvenau, affluent du premier de ces deux fleuves, pour atteindre et suivre quelque temps la Stecknitz, tributaire du second.
Cette voie navigable, qui subsiste encore et que Lubeck vient de faire approfondir, ne pouvait guère être utilisée que par des chalands de rivière. En cela, du reste, elle satisfaisait pleinement les intérêts de la capitale hanséatique, car c’était dans ses entrepôts qu’affluaient toutes les marchandises déchargées dans les ports de l’Elbe par les vaisseaux de Rotterdam, d’Anvers, de Londres ; c’était par son intermédiaire et sur ses propres navires que ces marchandises étaient réexpédiées pour Gotheborg, pour Danzig, pour Riga.
En dépit des frais qu’entraînait ce double transbordement, les services rendus par le canal de la Stecknitz furent si appréciés que l’on voulut, au bout d’un siècle et demi, le doubler d’une nouvelle coupure, qui établirait une communication plus courte entre Lübeck et sa jeune rivale, Hambourg, dont la puissance grandissait rapidement. Mais l’Allemagne entrait alors dans la longue période de troubles religieux et politiques qui a retardé presque jusqu’à nos jours le développement de ses industries. Le canal Alster-Beste (du nom des deux affluens de l’Elbe et de la Trave qu’il reliait) ne fut jamais achevé, non plus du reste que les trois canaux dont les rois de Danemark Christian III et Christian IV avaient arrêté les tracés dans le Schleswig du Nord, au XVIe et au XVIIe siècle.
Aussi, en creusant de l’Eider à la baie de Kiel, il y a quelque cent dix ans, une route de navigation accessible à la plus grande partie des bâtimens de mer employés alors, le gouvernement danois rendait-il au commerce du nord de l’Europe un service signalé. Pour en célébrer le bienfait, un concert de louanges s’éleva dans toute l’Allemagne. Eloges mérités, certes ; car, pour concevoir et achever un dessein si préjudiciable aux intérêts du Danemark lui-même, il avait fallu au roi Christian et au prince Frédéric, avec une rare élévation d’esprit, une constance plus rare encore et surtout un effort soutenu d’impartialité politique. Tout ce qui allait passer par le nouveau canal n’était-il pas en effet perdu pour les Belt et pour le Sund ? Outre qu’il était douteux que les finances de l’État pussent recouvrer du côté de l’Eider, par le rendement du capital engagé, ce qui leur manquerait du côté des détroits, les ports exclusivement danois, Elseneur, Odensée, Nyborg, Frédéricia, faisaient entendre de vives plaintes.
Mais Christian et Frédéric considéraient comme un devoir étroit de tenir la balance égale entre les deux parties de la monarchie, entre l’archipel, de langue Scandinave, et les duchés de la péninsule Cimbrique, dont la population appartenait en majorité à la langue tudesque. Au reste, le temps n’était pas encore arrivé où les agens de certaine puissance intéressée à semer la division découvriraient aux sujets allemands de la maison de Holstein que celle-ci négligeait leurs intérêts. En fait, pendant soixante années, le canal de l’Eider suffit aux besoins du commerce de la Baltique et fut pour la région qu’il traversait la source de revenus considérables.
La vapeur était venue, cependant. Elle abrégeait les traversées ; elle semblait accourcir les distances. Mais, par une pente inévitable, les peuples qu’elle rapprochait ne se trouvaient jamais assez proches et s’impatientaient des moindres retards. D’ailleurs le nouveau mode de navigation était plus cher que l’ancien, qui ne mettait en œuvre que des forces fournies gratuitement par la nature. Il fallait donc couper au plus court, supprimer les obstacles. Dès lors toute presqu’île devenait ennemie. D’autre part, le prix du navire s’était élevé. On trouvait donc avantage à augmenter ses dimensions, afin que, par le transport d’une plus grande quantité de marchandises, chaque voyage fût plus rémunérateur. Ces transformations du véhicule commandaient celle de la voie de communications, là du moins où elle dépend de l’homme, et l’on sentit bientôt la nécessité des canaux maritimes, des canaux larges, profonds, autant que possible sans écluses.
C’est à partir de 1848-49 — il n’était point encore question du canal de Suez — que l’on voit naître, en faveur d’une communication directe entre les deux mers du nord de l’Europe, les projets de tranchée à grande section. Dès cette époque aussi s’accusent nettement, par les tracés mêmes, les divers intérêts en jeu dans cette capitale affaire :
Intérêts locaux, en premier lieu. Les ports de l’Elbe, d’un côté, Lübeck, de l’autre, veulent prendre leur revanche du canal de l’Eider, qui leur dérobe une grande part du commerce de transit. Il ne faut donc pas que le canal projeté s’écarte du pédoncule de la presqu’île : c’est de Glückstadt, de Störort, de Brunsbüttel, de St-Margarethen, que l’on partira. C’est dans la baie de Neustadt, dans le Lübeckerbucht qu’on aboutira.
L’intérêt allemand ensuite, et même déjà l’intérêt militaire. On est à l’époque de la guerre des Duchés, la première, celle qui se termina par la victoire du Danemark, mais qui avait commencé par des revers. A peine « affranchis », les libéraux-nationaux du Holstein s’étaient hâtés de présenter un projet de canal de Brunsbüttel à Kiel, pour ouvrir les deux mers à cette flotte allemande que l’éphémère Parlement de Francfort entrevoyait dans ses rêves. Rêves, en effet, ce canal et cette flotte, mais réalités pourtant, cinquante années plus tard.
Enfin l’intérêt du commerce pur et simple, l’intérêt international ; et ce dernier, auquel s’attache aussitôt le Danemark, par un juste instinct politique, se traduit par des projets fort bien étudiés d’un certain nombre d’ingénieurs étrangers à l’Allemagne, des Anglais, des Américains, des Belges, un Français même, comme on l’a rappelé.
Malheureusement deux années de guerre et de révolution, puis les ardens débats auxquels donna lieu jusque vers 1855 la réorganisation politique du Schleswig-Holstein, firent rejeter au second plan les préoccupations de l’ordre » économique. Ce ne fut donc qu’en 1860, quand les esprits parurent apaisés de Flensburg à Neumünster, — la Prusse entrait alors dans une période de difficultés intérieures, — que le cabinet du roi de Danemark Frédéric VII reprit les études interrompues et fixa son attention sur le plan de l’ingénieur américain Hansen.
Ce plan, qui utilisait les dépressions de la Stör et de la Trave, en plein Holstein, faisait suivre au canal un parallèle en latitude, de St-Margarethen, dans l’Elbe, à Haffkrug, sur la grande plage de sable qui fait le fond de la baie de Neustadt. La longueur de la tranchée atteignait 120 kilomètres et sa profondeur 25 pieds anglais (8 mètres environ), ce qui paraissait alors considérable. Le canal avait 7 écluses, et la dépense totale était évaluée à 141 millions de marks ou 178 millions de francs. Cela mettait le kilomètre à 1 400 000 francs à peu près, prix de revient économique.
Peut-être n’était-ce pas là l’unique motif de la faveur du gouvernement danois. Peut-être même l’heureux choix des deux issues — la baie de Neustadt, surtout, est le meilleur débouquement dans la Baltique pour la navigation commerciale — n eût-il pas suffi à mériter son suffrage, si l’ensemble du tracé n’avait, au point de vue politique, parfaitement répondu aux secrètes et trop justes appréhensions du cabinet de Copenhague.
En effet, s’il fallait couper en deux les provinces continentales du royaume, et fixer d’avance, dans une région dont les tendances séparatistes étaient connues, ce que les métallurgistes appellent « une ligne de rupture préparée, » mieux valait adopter le tracé le plus méridional qui pût s’accorder avec les exigences économiques. D’ailleurs tous les plans qui, pour obtenir le plus court trajet, conduisaient le canal de l’embouchure de l’Elbe vers le nord-est, finissaient par aboutir à la baie de Kiel, à Holtenau ; de sorte qu’ils laissaient ce port splendide, objet des convoitises de la Prusse, au sud d’un grand fossé dont il serait facile de faire un jour une frontière politique, au-delà d’un fleuve artificiel dont le lit bornerait inévitablement l’action militaire de l’armée danoise. Au reste, et pour plus de sûreté, le cabinet de Copenhague se proposait d’assurer par un appel aux puissances européennes les bénéfices de la neutralité à la nouvelle voie de navigation, dont le caractère international ne pouvait être méconnu.
On en était là. Les études préliminaires s’achevaient ; les pourparlers diplomatiques s’engageaient ; lorsque la mort du roi Frédéric VII, suivie presque aussitôt de la seconde guerre des Duchés, vint ajourner la solution d’une question à laquelle la sagesse de la maison de Holstein avait préparé l’issue la plus favorable à la satisfaction des intérêts de l’Allemagne du Nord en même temps qu’au maintien de la paix.
Il était nécessaire de rappeler ces choses, qui sont peu connues en France, qui le sont beaucoup mieux en Allemagne, mais que les Allemands paraissent avoir oubliées. Car leur mémoire est tantôt fidèle, tantôt infidèle, au gré de leurs visées politiques ou de leurs antipathies de races, et nul peuple — pas même les Italiens — n’a poussé aussi loin, devant tant de choses à ses voisins, l’art de se persuader qu’il ne doit rien à personne.
On sait qu’après cette déplorable guerre de 1864, d’où l’on peut dater l’abaissement de notre pays, le sort des duchés de l’Elbe fut l’objet de négociations embrouillées en apparence, mais dont tous les fils aboutissaient à Berlin. La Prusse, qui avait affecté de prendre en mains avec un zèle désintéressé la cause des Allemands opprimés du Schleswig-Holstein, n’osa pas démasquer immédiatement ses batteries. Pourtant, dès le mois de février 1865, le comte de Bismarck présentait au candidat le plus en vue pour la couronne ducale, Frédéric d’Augustenbourg, un projet de convention qui confiait au gouvernement royal l’administration des postes et télégraphes, qui incorporait les contingens dans l’armée prussienne et qui remettait à la Prusse une bande de territoire suffisante — Kiel compris ! — pour la création d’un canal maritime. En 1865, les princes allemands n’étaient pas encore assouplis à la soumission. Frédéric d’Augustenbourg refusa de devenir un préfet de M. de Bismarck, et sa candidature fut écartée[1].
Les plans du canal dont il était question, fournis par l’ingénieur prussien Lentze, présentaient cette nouveauté d’une tranchée au niveau moyen de la mer, avec une seule écluse au débouché dans l’Elbe, écluse que le mouvement des marées rendait indispensable. La section transversale de cette tranchée devait avoir 70 mètres au plan d’eau, 24 mètres au plafond et 9m,50 de profondeur. C’était bien un canal maritime, et le trait final, la profondeur, en fixait le caractère particulier. Il s’agissait évidemment d’un instrument de guerre.
La période qui s’écoula jusqu’en 1877 n’était pas favorable aux grandes entreprises de travaux publics. Après de si grandes conquêtes, la Prusse avait assez à faire de s’établir solidement sur les territoires annexés et d’organiser à son profit l’Empire allemand. Quand cette tâche fut suffisamment avancée au gré de M. de Bismarck, un armateur de Hambourg, H. Dahlström, fit paraître — c’était en 1878 — une brochure qui ennuierait « les avantages économiques d’un canal maritime coupant le Schleswig-Holstein. » La presse officieuse fut lancée sur cette piste, et l’agitation commença dans toute l’Allemagne.
Préparer l’opinion publique n’était pas inutile, car il y avait des oppositions à vaincre, des intérêts à rassurer. Si l’on n’avait plus à compter avec Copenhague et ses Danois, c’était avec Hambourg, Lübeck, Brème ; avec des Allemands particularistes sans doute, mais enfin des Allemands. Or, nous l’avons déjà dit, le canal projeté menaçait les étapes où les produits étrangers avaient accoutumé de faire une pause en passant d’une mer dans l’autre. Les pétroles, les vins, les huiles exotiques (pour ne citer qu’une des branches de l’importation) allaient donc pénétrer directement dans la Baltique, au lieu de s’arrêter dans les ports de l’Elbe, du Weser, de la Trave ? — D’ailleurs, à ceux-ci l’entreprise apparaissait trop nettement prussienne. Qui donc en profiterait ? Kiel, d’abord, ruinant Lübeck du coup ; puis Stettin et Swinemünde, débouchés de la riche vallée de l’Oder ; Danzig, Pillau, Königsberg, Memel, entrepôts de la Prusse propre et de la Pologne.
Chose étrange, ces ports baltiques exprimaient des craintes analogues. Pour eux, la nouvelle voie de navigation devait favoriser surtout les ports russes, qui correspondraient ainsi directement avec Hambourg, Brème, Londres et Rotterdam. Pour calmer tant d’inquiétudes, il fallut de longs efforts, des conférences, des négociations. Il fallut surtout promettre l’appui financier de l’Etat, l’Empire pour les uns, le royaume de Prusse pour les autres, car bientôt sénats, municipalités, chambres de commerce, soucieux de retenir leur clientèle, s’avisèrent de creuser leurs ports, de rectifier leurs estuaires, de doter leurs nouveaux bassins d’un outillage perfectionné.
Königsberg se lia plus étroitement à Pillau par un chenal profond au travers du Frische-haff ; Danzig fit de son faubourg maritime, Neufahrwasser, un port de premier ordre ; Stettin transforma la Swine et l’Oder ; Lübeck approfondit son canal de la Stecknitz et améliora la Trave ; Bremerhaven, le Saint-Nazaire de Brème, vit s’ouvrir de grands bassins pour les transatlantiques du Norddeutsche Lloyd ; Hambourg, enfin, établissait un immense port franc dans l’archipel d’îlots marécageux qui lui fait face, et, — ceci est important, — créait à la pointe extrême de l’Elbe, à Cüxhaven, un port en eau profonde où la marine de guerre se réservait une place privilégiée.
Du côté des chemins de fer, peu d’obstacles en revanche. Outre qu’en Allemagne on ne craint pas de juxtaposer un canal à une voie ferrée, parce qu’on a compris une bonne fois que, se complétant l’un l’autre, les deux moyens de communication prospèrent en même temps, toutes les grandes lignes appartiennent à la Prusse, et leurs ingénieurs sont des fonctionnaires au sens le plus précis du mot : des hommes qui, ayant demandé et obtenu des fonctions de l’État, s’inspirent uniquement des intérêts de l’État.
Plus sérieuse se présentait l’opposition de certaines grandes industries, par exemple les charbonnages, les fonderies, les aciéries des bassins de la Sarre, de la Ruhr et de la haute Silésie. Et là, aux réclamations des producteurs se joignaient celles des entrepreneurs de transport de marchandises lourdes, corporation puissante dans un pays où la batellerie est très développée. Ne s’agissait-il pas, avec ce canal maritime, de livrer toute la côte de Prusse à la concurrence anglaise, déjà si redoutable ?
Pour désarmer ces intérêts coalisés, on adopta le meilleur parti : on compléta le réseau des voies de navigation transversales (Dortmund-Emden-Magdebourg) et on aménagea l’Oder supérieur, afin qu’au moment où le canal s’ouvrirait, les charbons et les fers allemands fussent en état de lutter sur la Baltique contre les produits similaires de la Grande-Bretagne.
Ce n’était pas tout que d’avoir converti des adversaires dont les intérêts pouvaient être, en effet, sérieusement lésés : il fallait en persuader d’autres, pour qui la hardiesse seule du projet était un suffisant motif de l’écarter, ou bien qu’arrêtait l’incertitude des résultats financiers. De fait, quand on calculait le prix de revient final, — ce ne pouvait être moins de 150 à 160 millions de marks, — et qu’on recherchait le revenu probable, des doutes naissaient dans l’esprit de nos voisins, portés par leur naturelle inclination à une prudente économie. Pour les dissiper, on dressa des tableaux très complets, très étudiés (la statistique allemande vaut la nôtre, pour le moins). On affirma que, sur 40 000 navires qui franchissaient les détroits danois, 12 000 ou 15 000 emprunteraient la nouvelle route. Mais ces calculs parurent optimistes, car si le gain était sensible (22 heures pour un navire venant de Londres ou de Rotterdam), il ne l’était pas assez pour qu’on fût assuré de la formation d’un courant commercial aussi important. Le dilemme ordinaire se posait par conséquent : ou bien tenir très bas les droits de transit, et alors l’amortissement n’était pas garanti, si même les Irais d’entretien étaient couverts ; ou bien élever les droits et n’attirer qu’une clientèle restreinte, celle des bâtimens qui voudraient aller par exemple de Hambourg ou de Brème à Lübeck ou à Rostock, les ports les plus voisins des deux issues du canal. Et dans ce cas, le rendement n’était pas meilleur.
On fit alors intervenir la philanthropie et les assurances. Il existe des cartes statistiques des naufrages qui se produisent chaque année sur les côtes du Jutland et du Schleswig occidental. Ces cartes sont habilement disposées : de gros points noirs, qui représentent les navires perdus, se pressent, s’accumulent contre le trait du littoral, donnant une impression lugubre, une impression qu’on voulait rendre suggestive. Mais le sentimentalisme exclusivement cérébral des Allemands le cède toujours en temps utile au légitime souci de bien employer leur argent. Des raisonneurs avisés observèrent qu’il valait mieux multiplier les stations de sauvetage et se garder d’un mauvais placement. Quant aux assurances, c’était affaire aux étrangers, qui fournissaient naturellement le plus de victimes, aux Anglais surtout, d’apprécier l’avantage d’un abaissement des primes. D’ailleurs, les cartes statistiques révélaient que les chances de sinistres étaient beaucoup plus fortes en automne que dans les autres saisons. Le canal, à ce compte, ne serait guère fréquenté que pendant trois mois, tandis que les frais d’entretien et d’exploitation courraient pendant toute l’année, ce qui n’était pas pour améliorer le rendement.
Y avait-il lieu, du moins, d’espérer que cette voie maritime développerait la production des contrées qu’elle allait couper, ou qu’elle favoriserait l’éclosion d’industries nouvelles ? Les optimistes officieux l’affirmaient, sans le prouver. Car si, en France, on pouvait admettre que, tout le long du canal des deux mers, traversant 450 kilomètres d’une région riche, mais mal exploitée, il se créerait de grandes escales commerciales et que l’instrument de transit deviendrait ainsi l’instrument de trafic, une telle hypothèse perdait beaucoup de sa valeur dès qu’il s’agissait du canal allemand. Celui-ci, quatre fois plus court, devait desservir un pays exclusivement agricole, dont toute la puissance d’exportation paraissait atteinte, la culture y étant depuis longtemps poussée à un haut point de perfection ; un isthme étroit, en somme, au littoral très articulé et dont les points les plus éloignés d’un port n’en étaient pas à plus de 35 ou 40 kilomètres. Après tout, que les produits des grandes fermes qui entourent Legeberg, Bramstedt, Neumünster, fussent dirigés sur Kiel, sur Lübeck, sur Glückstadt ou enfin sur Rendsburg, devenu le port intérieur du Holstein, grâce au canal, le profit était le même, le trajet ne différant guère.
Toutes ces objections étaient judicieuses. Elles frappaient les esprits, et la question posée devant l’opinion publique ne faisait pas de progrès sensibles.
Pour M. de Bismarck, pour ceux qui, avec lui, jugeaient l’œuvre en se plaçant à un point de vue plus élevé que le vulgaire et qui la considéraient comme une consécration de la grandeur allemande, il restait une dernière carte qu’on eût voulu ménager, un argument péremptoire, décisif, mais sur lequel il fallait éviter d’appuyer : l’intérêt militaire, l’intérêt de la marine allemande.
Plusieurs motifs sérieux justifiaient l’hésitation des hommes d’Etat prussiens à placer la question sur ce terrain. En premier lieu, il était au moins inutile d’attirer l’attention des nations rivales sur l’accroissement de puissance maritime que l’on se promettait de l’entreprise. Ensuite, si l’on faisait montre de l’intérêt de l’Etat, l’opinion ne manquerait pas d’imposer à l’État lui-même la poursuite directe des voies et moyens. Or on aurait préféré que l’affaire fût conduite par une compagnie privée, sauf à passer avec elle les contrats convenables. Enfin, et surtout, le seul homme qui, sans être marin, fût en possession d’une indiscutable autorité dans ces matières, le maréchal de Moltke, se montrait froid, presque hostile, depuis plusieurs années.
On savait quelles étaient ses raisons. Il avait développé les unes devant le Reichstag (séance du 23 juin 1873) et réservé les autres, les plus graves, pour les conseils supérieurs de l’Empire. Voici, en tout cas, les trois principales :
— La dépense était forte et le succès incertain. Si l’on avait 200 millions à dépenser en faveur de la marine impériale, mieux valait les dépenser à construire une nouvelle Hotte, à doubler celle que l’on possédait et qu’il reconnaissait insuffisante. — Les tracés proposés ne résolvaient pas complètement le problème de la mise en communication des deux grands ports de guerre allemands, puisque le navire parti de Kiel débouchait dans l’Elbe ou sur la côte occidentale du Schleswig et que, dans l’un ou dans l’autre cas, il lui restait à parcourir 40 milles marins pour gagner Wilhelm’shaven. Il résultait de là que, si l’ennemi venait s’établir à l’issue du canal et qu’il manœuvrât habilement, il réussirait toujours à tenir séparées les deux fractions de la flotte allemande. Il en serait autrement si le canal se prolongeait au-delà de l’Elbe jusqu’à la Jade… mais alors ce n’étaient plus 200 millions, c’étaient 300, 400 peut-être ! — Si du moins ce trajet en haute mer du débouché du canal à la Jade était couvert vis-à-vis de l’ennemi par un obstacle quelconque, par un poste avancé, une île, que l’on pût fortifier et qui constituât un solide point d’appui ? — Il y en avait un, Helgoland, et placé à souhait. Mais cet îlot appartenait à l’Angleterre, qui le gardait jalousement.
— Ce canal maritime, à supposer qu’il réalisât l’idéal de la ligne de communications intérieure, présentait un grave inconvénient : il coupait en deux l’isthme germano-danois, laissant le Holstein au sud et le Schleswig au nord, qu’il isolait du reste de l’Allemagne, car un fleuve de 70 mètres de large et de 9 mètres de profondeur n’est point si facile à franchir en dehors des passages préparés. Qu’arriverait-il si l’ennemi débarquait dans le Schleswig et s’avançait rapidement jusqu’au canal en coupant les ponts, en détruisant les bacs ? Comment lui enlever ensuite le terrain conquis et si nettement délimité par cette ligne d’eau artificielle ?
Ces objections avaient une grande valeur, mais une valeur inégale. On s’efforça donc, soit de persuader peu à peu l’éminent homme de guerre, soit de donner satisfaction à ses justes scrupules.
Sur le premier point la réponse était assez facile : études, sondages, calculs établis avec un soin scrupuleux, on avait encore majoré les prix de revient probables, afin de tenir compte à l’avance des incidens imprévus : on ne dépasserait certainement pas 200 millions. Quant à demander cette somme pour la flotte, ce n’était pas possible : le Reichstag ne l’accorderait pas. Dût-il s’y résigner que l’on ne retirerait pas de cette solution les mêmes avantages que du percement du canal. En effet, avec ces 200 millions, on n’aurait pas plus de huit navires de premier rang, car il fallait, parallèlement à ces constructions, entreprendre de grands travaux dans les ports, creuser de nouveaux bassins de radoub, augmenter l’outillage et surtout porter brusquement du simple au double le personnel de toute catégorie, au risque d’affaiblir sa valeur militaire. Les choses de la marine devaient être menées avec plus de circonspection. — Au contraire, si on creusait le canal, le Reichstag aurait toujours mauvaise grâce à s’opposer à l’accroissement normal de la marine. On trouverait même à cet accroissement un motif de plus dans la nécessité de défendre, en temps de guerre, les deux issues de la nouvelle route maritime, de sorte qu’au bout de quelques années on aurait à la fois et le canal et une flotte puissante.
Autre point de vue de la question : dépensés immédiatement à construire des navires, les 200 millions ne rapportaient rien. C’était un capital immobilisé, sinon réellement improductif ; tandis que, dépensés au canal, et si faible que l’on supposât le rendement de l’exploitation, ils porteraient un intérêt que rien n’empêchait de consacrer à l’augmentation de la flotte. C’était l’affaire de quelques années. Au reste, la situation politique, la conclusion des alliances permettaient d’attendre.
Sur le second point — l’inconvénient de la distance qui sépare la Jade du débouché du canal — il fallait reconnaître que le maréchal avait raison, au moins au point de vue théorique. Mais, en réalité, cette offensive de l’ennemi était-elle à craindre ? On avait vu, en 1870, la flotte française toujours hésitante devant ces estuaires, n’ayant ni cartes exactes ni renseignemens précis, ni navires à faible tirant d’eau. Il ne semblait pas que rien fût changé depuis douze ans, et on avait, de plus, le bénéfice de la légende de l’inaccessibilité du littoral.
Etait-il d’ailleurs impossible d’acquérir Helgoland ? M. de Bismarck était homme à mener à bien cette négociation. Il fallait seulement saisir une occasion favorable, et les affaires coloniales la fourniraient. On pouvait compter sur la bonne volonté de l’Angleterre pour toute combinaison ayant pour résultat de gêner la flotte française, dans une guerre éventuelle. — Enfin il n’était pas dit qu’on ne pousserait pas, plus tard, jusqu’à la Jade. Mais il fallait garder le silence là-dessus pour ne pas effrayer l’opinion.
Au danger incontestable d’une coupure nette entre le Holstein et le Schleswig on pouvait parer de plusieurs manières. Aucune des voies de communication du Nord avec le Sud ne serait supprimée ; on s’efforcerait au contraire d’en augmenter le nombre. La défense du Schleswig serait assurée par les moyens les plus sûrs, et la garde du canal établie avec un vrai luxe de précautions. L’armée du littoral, comptant au moins 100 000 hommes de troupes de deuxième ligne, mais de troupes solides, serait concentrée sur la ligne Altona-Lübeck, afin de pouvoir se porter facilement soit sur les côtes de la Baltique, soit sur celles de la mer du Nord. En cas de menace contre le canal, trois voies de chemins de fer conduiraient en quelques heures ses têtes de colonne à Kiel, Rendsburg, Grünthal et Brunsbüttel, les quatre points essentiels de la ligne du canal maritime. Rendsburg même, le vrai point de manœuvres de la région, recevrait des établissemens militaires qui permettraient d’en faire un débouché commode et une sérieuse base d’opérations pour les corps qui défendraient le Schleswig. D’ailleurs l’augmentation de puissance qu’une ligne de communication intérieure devait donner à la flotte allemande n’élnit-elle pas la meilleure garantie contre un débarquement ?…
Toutes ces raisons, mûries par des réflexions personnelles, finirent par convaincre le chef du grand état-major, dont l’opposition cessa vers 1883. C’était un grand pas de fait. Lorsqu’il fut bien acquis que l’intérêt militaire et particulièrement celui de la marine impériale, très populaire en Allemagne, étaient en jeu dans le percement du canal, il se produisit un revirement d’opinion dont l’habile chancelier de l’Empire s’empressa de profiter. L’affaire fut mise aux enquêtes, comme nous dirions en France, au mois d’octobre 1883 ; mais, reconnaissant qu’il n’était guère possible de faire fond sur l’initiative privée pour une entreprise aussi considérable, M. de Bismarck soumit au Bundesrath et au Reichstag, en 1885-86, un projet de creusement du canal maritime par les États confédérés. Le coût total, arrêté définitivement à 156 millions de marks (195 millions de francs), devait être réparti au prorata de la contribution de chacun des États aux dépenses générales de l’Empire. La part de la Prusse s’élevait à 50 millions de marks (62 500 000 francs).
Le chancelier fit entendre, au surplus, que ces fonds seraient pris pour la plus grande part sur le reliquat de l’indemnité versée par la France. Les vaincus payaient ainsi la route militaire de la flotte impériale, après avoir payé les chemins de fer stratégiques de l’armée allemande et ses grandes forteresses. Cette proposition, qui faisait jouer à « l’ennemi héréditaire » le rôle qui convient, emporta tous les suffrages. Le 16 mars 1886, était promulguée une loi de l’Empire dont le premier paragraphe ne laisse aucun doute sur le but réellement poursuivi :
« Nous, Guillaume, par la grâce de Dieu, empereur allemand, roi de Prusse, etc., au nom de l’Empire, avec l’assentiment du Bundesrath et du Reichstag, ordonnons ce qui suit :
« Il sera établi, pour l’usage de la flotte militaire allemande, un canal maritime allant, par Rendsburg, de l’embouchure de l’Elbe à la baie de Kiel, » etc., etc. Le 17 juillet 1880, on créa une Commission impériale du canal, qui fut chargée, sous le contrôle du ministère de l’intérieur prussien, de l’exécution des travaux. Le 3 juin 1887, l’empereur Guillaume Ier posait la première pierre de l’écluse de Holtenau, et le 20 juin 1895, à l’expiration du délai de huit années, fixé d’avance, l’empereur Guillaume II inaugurait le « Wilhelm der Grosse Kanal, » en le traversant sur le yacht Hohenzollern, suivi d’une nombreuse escadre de bâtimens légers et de paquebots.
La Revue des Deux Mondes a déjà donné, il y a dix-huit mois, une description technique du canal[2]. Elle a dit quelles difficultés spéciales la nature du sol opposait aux ingénieurs, comment ces difficultés ont été surmontées, ou plutôt comment on se flatte de les avoir surmontées. Nos lecteurs savent aussi, autant que les statistiques permettent d’en juger à l’avance, quelles espérances on peut fonder sur la valeur économique de cette voie de navigation, dont la loi du 16 mars 1880 consent à permettre l’usage « aux navires n’appartenant pas à la marine de guerre impériale. » Nous n’examinerons par conséquent aujourd’hui que le côté politique et militaire de la question, et nous allons rechercher les changemens qui résultent de la mise en jeu du nouvel instrument de guerre dans l’équilibre des forces européennes.
Toutefois, pour asseoir solidement cette étude, il convient de rappeler les caractéristiques essentielles du canal maritime et de fixer les traits principaux de la flotte dont cette ligne de communication intérieure doit favoriser les opérations.
Tracé de Brunsbüttel, dans l’estuaire de l’Elbe, à Holtenau, dans la baie de Kiel, en passant par Rendsburg, où il vient se confondre avec l’ancien canal danois, le canal maritime a une longueur de 98,6 kilomètres, soit 53 milles marins ; une largeur de 64 à 76 mètres au plan d’eau et de 22 à 32 mètres au plafond, les plus grandes largeurs étant réservées aux courbes ; enfin une profondeur de 9m, 30 à 9m, 80. Il n’y a qu’un seu lbief, que limitent les écluses de Brunsbüttel et de Holtenau. Le plan d’eau étant tenu à la cote du niveau normal de la Baltique, il n’y aura lieu de fermer l’écluse d’Holtenau que lorsque des vents persistans, soit du nord-est, soit du sud-ouest, auront fait varier ce niveau d’une manière sensible. L’écluse de Brunsbüttel, en revanche, ne pourra rester ouverte que quelques heures par jour, lorsque le mouvement de la marée rapprochera le niveau de l’Elbe de celui du canal. Encore la crainte de laisser s’introduire les sédimens que les eaux de l’estuaire tiennent en suspension imposera-t-elle des limites étroites à la durée de l’ouverture des portes.
Malgré la haute valeur technique de la « commission impériale » qui a présidé à l’achèvement du canal, certaines parties de cette grande œuvre laissent à désirer. Il semble que l’on se soit plus préoccupé d’arriver au terme dans les délais fixés, et de ne pas dépasser les prix de revient admis en 1886, que de donner à l’entreprise un caractère durable et définitif. On reconnaît là, d’une part, l’influence personnelle de l’empereur régnant, toujours attentif à frapper les imaginations, de l’autre, cette tendance générale, et peut-être inconsciente dans une certaine mesure, de l’Allemagne actuelle à produire bon marché et médiocre, — schlecht und billig.
Quoi qu’il en soit, les revêtemens des berges sont presque partout insuffisans pour en assurer la solidité ; quelques courbes sont trop prononcées — un peu moins de 1 000 mètres de rayon — parce qu’on a voulu profiter le plus possible de la tranchée de l’ancien canal ; enfin, pris dans leur ensemble, les profils en travers qui ont été adoptés ne prévoient pas, entre la section d’eau et le maître-couple des carènes, un rapport convenable pour le cheminement rapide des grandes unités de combat.
Voilà, pour le temps de guerre, trois inconvéniens fort graves qui se traduiraient par l’augmentation de la durée du trajet et aussi par une incertitude pénible sur l’issue des traversées.
Faut-il admettre maintenant que tous les navires qui figurent sur la liste de la flotte allemande se serviraient de la nouvelle route maritime ? Au premier abord, le doute semble permis. Il y a là quatre cuirassés neufs, du poids de 10 000 tonnes et qui s’enfoncent dans l’eau de 8m, 50. Assurément, les pilotes du canal ne répondaient pas de conduire sans encombre le Wörth et ses trois frères, de Kiel à Brunsbüttel. Ils n’oseraient s’engager davantage, aujourd’hui, pour le vieux König-Wilhelm transformé, qui cale à peu près autant que le Wörth, ni pour le grand croiseur Kaiserin Augusta, long de 118 mètres. Or, ces navires de combat constituent justement le noyau de l’escadre offensive allemande. Mais on apprécierait mal la ténacité de nos voisins, et l’on risquerait d’entretenir de fâcheuses illusions sur le véritable rôle qu’ils destinent au canal maritime, si l’on pensait qu’ils se résigneront à n’utiliser cette ligne intérieure que pour les élémens défensifs de leur force navale. Coûte que coûte, en temps de guerre surtout, ils entretiendront la profondeur nécessaire pour le passage des grandes unités. Quant aux courbes à faible rayon, il est entendu déjà qu’on les rectifiera ou que l’on agrandira sur leur parcours la section transversale de la cuvette. Ce sera sans doute un assez grand travail et qui durera quelques mois, mais tout le monde sait bien qu’un canal inauguré n’est pas un canal achevé.
Répondons par conséquent par une affirmation nette à la question posée tout à l’heure : oui, tous les bâtimens de guerre allemands pourront circuler dans le canal maritime, en 1896, sans courir de risque trop marqué. Et à qui nous reprocherait de faire ainsi la part belle à la marine impériale nous rappellerions ce sage principe que, en appréciant la portée des desseins stratégiques de l’adversaire, il convient de le supposer en possession normale des moyens par lesquels il compte lui-même assurer l’exécution de ses plans.
Cela posé, quel est « l’ordre de bataille » de la flotte allemande, ou du moins quels en seraient les élémens actifs, abstraction faite des navires trop démodés ou de ceux que l’on destine à la défense locale de tel ou tel port ?
21 cuirassés de types très variés, mais tous susceptibles de combattre en haute mer ;
10 croiseurs de 2 000 à 0 000 tonnes et de 16 à 22 nœuds de vitesse ;
18 éclaireurs légers (avisos torpilleurs compris), filant de 16 à 26 nœuds ;
96 torpilleurs de haute mer, de 85 à 125 tonneaux, voilà ce que nous montrent les relevés officiels. Mais il y a lieu de faire tout de suite de sérieuses réserves. A la mer comme à terre la différence est grande des effectifs sur le papier et de ceux qui se présentent réellement sur le champ de bataille. D’ailleurs, parmi les bâtimens que nous venons d’énumérer, quelques-uns sont employés déjà ou seraient employés, en cas de guerre, dans les mers lointaines. Enfin on peut affirmer sans trop de témérité qu’il n’entrerait dans les vues de l’amirauté allemande ni de faire sortir de la Baltique certaines unités de combat à qui leur mode de construction ne permet guère d’affronter les longues houles de l’ouest ni de démunir le Deutsch bucht, le fond de la mer du Nord, de certains élémens de défense rapprochée dont la présence serait indispensable pour assurer la liberté des atterrages si importans de l’Elbe et du Weser.
Ainsi, d’éliminations en éliminations, on tombe aisément aux chiffres que voici :
12 cuirassés, depuis le type Wörth (10 000 t ) jusqu’au type Siegfried (4 000 t) ;
4 croiseurs et 8 éclaireurs (avisos torpilleurs compris) ;
24 torpilleurs de haute mer.
Ceci donne bien, croyons-nous, une idée juste de ce que serait la fraction essentiellement mobile de la flotte allemande ; de ce que serait « l’escadre d’opérations », chargée soit de prendre résolument l’offensive contre le littoral ennemi, soit, grâce au canal maritime, d’accabler successivement les escadres de blocus d’un adversaire obligé départager ses forces entre la mer du Nord et la Baltique.
48 bâtimens ! Il y a là, certes, de quoi faire réfléchir, et il suffit, pour apprécier le poids que l’Allemagne jetterait ainsi dans la balance, de comparer cet effectif à ceux de notre flotte de la Manche et du « Channel squadron » des Anglais. La première comptera 20 navires (dont 6 cuirassés et 2 croiseurs blindés) à la fin de cette année-ci ; la seconde n’en a que 9, dont 4 cuirassés de 14 000 tonnes. Que si, à ces unités de combat toutes prêtes à marcher, on ajoute les réserves mobilisables en deux ou trois jours, on trouve que la flotte française pourrait doubler son effectif, — péniblement, à la vérité, et en faisant flèche de tout bois, tandis que l’Amirauté anglaise ajouterait aisément 10 cuirassés et 20 éclaireurs de toute catégorie à son escadre permanente.
Par conséquent, la flotte allemande conserverait sur chacune de ces deux forces navales une supériorité que n’affaiblit pas à nos yeux la proportion considérable de navires légers, de torpilleurs surtout, qu’on y remarque.
Ce n’est pas tout encore ; car s’il convient de se préoccuper d’abord du présent, il n’est guère moins essentiel de jeter un coup d’œil ferme sur l’avenir, sur l’avenir prochain. Dussions-nous troubler certaine quiétude, n’hésitons pas à dire que la marine allemande va prendre un rapide essor. Pour obtenir l’assentiment du Reichstag à la grande et coûteuse entreprise du canal, on a bien fait entrevoir à cette assemblée qu’on pourrait modérer la progression des dépenses qu’entraîne depuis quinze ans le développement régulier de la marine impériale, puisque l’efficacité des forces navales actuelles allait se trouver doublée. Mais il n’en sera rien en réalité, et c’est l’existence même du canal qui provoquera, si même elle ne justifiera de nouveaux sacrifices ; car il est naturel, il est « humain » qu’en possession d’une route militaire si commode, on veuille se mettre en état d’en tirer tout le parti possible. C’est ainsi qu’après l’achèvement de ce réseau de chemins de fer stratégiques qui accélère singulièrement le transport des grandes masses, on a vu, — transformation que l’on n’a pas assez remarquée en France, — l’armée allemande de première ligne, l’armée d’opérations, avec laquelle on veut frapper des coups immédiats et accablans, prendre une importance considérable au détriment des formations de réserve, au détriment de l’armée de défense.
Au fond c’est un résultat analogue à celui que l’observation des faits économiques permet d’enregistrer tous les jours : les voies et les engins de communication réagissent inévitablement les uns sur les autres, de sorte que si l’on ouvre de nouvelles routes, de nouveaux chemins de fer, de nouveaux canaux pour faciliter la circulation des véhicules et par conséquent celle des produits naturels ou fabriqués, la mise en service de ces routes, de ces canaux favorise la production de tous les objets d’échange, et par conséquent la création de nouveaux engins de transport. Le besoin fait naître l’outil, mais l’outil, à son tour, provoque, suggère le besoin.
Qu’on ne pense pas, du reste, qu’en signalant l’inévitable application de ce principe au développement de la marine allemande à la suite de l’ouverture du canal maritime, nous nous livrions au jeu facile des hypothèses. Déjà lorsque le chancelier de l’Empire avait soumis au Eeichstag le programme naval de 1889, il avait invoqué la nécessité de protéger les deux issues du canal pour faire voter le principe de la construction de huit « petits cuirassés ». Mais il se trouva, expériences faites, que ces gardes-côtes étaient d’excellens navires de mer, fort capables de porter la guerre chez l’ennemi, si bien qu’aujourd’hui leur place est marquée dans l’escadre d’opérations. Chaque année, au surplus, l’amirauté célèbre les facultés defensives des torpilleurs pour lesquels elle demande — et obtient toujours — d’abondans subsides. Or ces torpilleurs, aussi remarquables dans leur genre que les prétendus gardes-côtes du type Siegfried, sont tous des navires de haute mer, c’est-à-dire de précieux engins d’attaque.
Il faut donc savoir le reconnaître, la marine impériale ne borne plus ses vues au soin de la défense du littoral, ni même à la liberté des atterrages : c’est une marine d’offensive, marine d’opérations actives, étendues, liées aux mouvemens généraux des armées allemandes, dont elle formera l’aile droite dans la Manche et l’aile gauche dans la Baltique ; enfin une marine qui compte bien appliquer pour son compte l’axiome célèbre du maréchal de Moltke : « Faire la guerre, c’est attaquer. »
Pourquoi donc, en définitive, l’organisme maritime de nos voisins de l’Est resterait-il au-dessous de leur organisme militaire, arrivé aujourd’hui à un si haut degré de perfection ? — Sait-on bien, sans parler de la puissance absolue d’un empire de 50 millions d’hommes, aussi bien outillé pour les luttes économiques que pour la guerre, et dont la force d’expansion extérieure commence à paraître redoutable à l’Angleterre elle-même, sait-on bien que la marine de commerce allemande est la troisième du monde et qu’elle sera bientôt la seconde, gagnant rapidement du terrain sur celle des États-Unis, tandis que la nôtre, descendue au cinquième rang, s’affaisse tous les jours un peu plus ? Sait-on que, si la population maritime est là-bas sensiblement inférieure à ce qu’elle est chez nous, où l’on compte un nombre considérable de pécheurs, la « population fluviale » y est, en revanche, de beaucoup supérieure, et que cette population fournit de riches et précieux contingens de mécaniciens ? Sait-on qu’avec un plus petit nombre de ports, et des côtes quelquefois assez peu hospitalières, les Allemands balancent presque notre mouvement commercial ; que Hambourg, par exemple, laisse loin derrière lui Marseille et le Havre, ne le cédant en Europe qu’à Londres même ?
Apprécie-t-on comme il convient la valeur des intérêts qu’une émigration depuis longtemps considérable et un Empire colonial déjà étendu créent à l’Allemagne sur tous les points du globe ? Et si l’on contestait que le développement de la marine de guerre fût l’inéluctable conséquence de ces immenses progrès économiques ou de ces grands mouvemens sociaux, ignore-t-on aussi que, de l’aveu de M. de Caprivi, la liberté des arrivages par mer serait indispensable à l’Allemagne, au cours d’une grande guerre, pour se ravitailler, en combustibles, en objets d’alimentation, en matières premières nécessaires à l’industrie ? — Eh bien ! comment maintenir cette liberté, comment être assuré de garder la mer du Nord et la Baltique sans une flotte puissante, sans une flotte dont la composition soit dans un rapport plus exact que l’actuelle avec les besoins économiques et militaires de la nation ?
On ne prétendra pas sans doute que cette grande marine de l’avenir, — de l’avenir le plus rapproché, répétons-le sans nous lasser, — considérerait le méridien des bouches de l’Ems ou celui de Memel comme les limites extrêmes de son champ d’action. Il appartient donc à l’Angleterre, à la Russie, aux Royaumes Scandinaves autant qu’à la France (et cela sans aucun parti pris d’hostilité ou seulement de défiance) d’examiner, chacune en ce qui la concerne, la portée des conséquences politiques qui vont découler, d’abord de l’ouverture même du canal, ensuite du « coup de fouet » que cet événement capital ne peut manquer de donner aux progrès de la puissance maritime allemande.
Il ne faudrait guère moins d’un gros volume pour traiter à fond un sujet sur lequel pâlissent en ce moment, sans doute, les états-majors militaires et maritimes des États que nous venons de nommer. Aussi bien une étude poussée un peu loin dans ce sens ne laisserait-elle pas d’offrir des inconvéniens de plus d’un genre. Nous resterons donc dans le domaine des idées générales, où se sont tenus jusqu’ici tous ceux qui ont discuté cette intéressante question.
Et d’abord, si juste que soit la théorie fondamentale sur laquelle se sont appuyés les prôneurs du canal « Guillaume le Grand », doit-on admettre sans conteste que la nouvelle route de navigation ouverte à la marine impériale fournisse à celle-ci la ligne de communication intérieure si recherchée des stratégistes qui veulent racheter l’infériorité des forces actives par la rapidité des mouvemens ? — Non, vraiment. À se contenter d’une vue aussi superficielle, on risquerait d’adopter sur l’efficacité militaire du canal une de ces opinions toutes faites que les Allemands excellent à imposer quand ils y voient un intérêt d’État.
En effet, non seulement cette ligne intérieure n’est pas assez étendue, comme le remarquait M. de Moltke, puisqu’elle ne relie pas d’une manière immédiate les deux bases naturelles de la flotte impériale, Kiel et Wilhelm’shaven ; non seulement (en dépit d’Helgoland, acquis enfin et fortifié aussitôt, mais placé trop loin de l’issue occidentale du canal maritime) les escadres de la Baltique et de la mer du Nord s’exposent à se faire battre séparément, si elles tentent de se réunir en présence de l’adversaire établi au débouché de l’Elbe ; mais encore — et ceci est capital — il n’est pas certain que l’usage de cette route directe intérieure assure toujours à la marine allemande, sur un adversaire obligé de faire, le tour par le cap Skagen, l’avantage essentiel d’une plus grande rapidité de mouvemens.
Paradoxe ! dira-t-on. — Point du tout ; et il nous sera facile d’en faire la démonstration si l’on veut bien nous autoriser à mettre en jeu, dans un thème d’opérations nettement déterminé, des acteurs spécialement choisis.
Eh bien ! supposons l’Allemagne en guerre à la fois avec la Russie et les États-Unis. Admettons aussi — et cette hypothèse répond actuellement à la réalité — que les forces navales se balancent de telle sorte que la marine allemande soit plus puissante que chacune des marines russe et américaine, mais plus faible, très sensiblement, que ces deux marines réunies. Attribuons à l’escadre d’opérations des États-Unis la composition suivante, qui n’a d’ailleurs rien de fantaisiste :
2 croiseurs cuirassés, New-York et Brooklyn (8 000-9 000 t ; 20 nœuds de vitesse) ;
6 croiseurs protégés, Olympia, Columbia, Minneapolis, Baltimore, Cincinnati, Raleigh, (3 300-7 300 t ; de 20 à 23 nœuds) ;
3 éclaireurs type Vesuvius (750-950 t ; de 21 à 23 nœuds).
6 torpilleurs de 1re classe, ou de haute mer (120-140 t ; de 22 à 25 nœuds) ;
2 grands paquebots rapides, ravi tailleurs de charbon, eau douce et munitions.
Cette force navale, remarquons-le tout de suite, peut donner aisément de 17 à 18 nœuds pendant 30 heures.
Cela posé, voici la situation des belligérans sur l’échiquier stratégique : l’escadre russe est concentrée à Libau, prête à agir contre le littoral ennemi dès qu’elle aura fait sa jonction avec ses alliés. L’escadre américaine vient de déboucher du Pas de Calais dans la mer du Nord. Si elle continue sa route tout droit vers le Skager-Rack pour entrer dans la Baltique, elle s’expose à être arrêtée au Grand-Belt par la flotte ennemie tout entière, la fraction de cette flotte qui est affectée à la mer du Nord ayant franchi le canal maritime aussitôt que ses éclaireurs l’ont avertie de la route suivie par les Américains. Or ceux-ci, nous venons de le dire, ne sont pas assez forts pour lutter seuls contre les Allemands réunis, surtout dans des parages resserrés et difficiles, que ces derniers connaissent fort bien. Il faut donc que le commandant en chef américain use de stratagème, et il adopte le plan suivant : il feindra de vouloir bloquer le Deutscher-bucht, ou de méditer un coup de main contre Helgoland. Cette attitude obligera la fraction de la flotte allemande chargée de la mer du Nord de rester entre la Jade, l’îlot et l’Eider, afin de s’opposer aux entreprises éventuelles des Américains, tandis que la fraction chargée de la mer Baltique croisant soit devant Kiel, soit devant l’île de Rügen, avec ses éclaireurs à l’ouvert du golfe de Danzig, surveillera les Russes.
Cette situation une fois bien acquise, l’escadre des États-Unis, profitant de la nuit et d’un concours de circonstances favorables, se dérobera derrière un rideau de navires légers, et passera rapidement dans la Baltique avant que l’escadre allemande de la mer du Nord, prévenue trop tard, ait eu le temps de franchir le canal.
Que si les défenseurs essayaient, avant cette opération décisive, de réunir toutes leurs forces dans la mer du Nord contre l’escadre américaine, celle-ci n’en aurait que plus de facilités à exécuter le plan de son chef, puisque, disposant d’une vitesse supérieure à celle de la flotte allemande, elle pourrait entraîner celle-ci vers le large, tout en refusant de s’engager à fond, et se dérober, la nuit venue.
Suivons maintenant d’un peu plus près le développement de l’opération.
Dans les eaux d’Helgoland, pendant plusieurs jours, s’engagent de fréquentes escarmouches entre les bâtimens légers des deux partis, tandis que, des deux masses principales, l’une reste mouillée, mais sous les feux, à l’est de l’îlot, et que l’autre croise au large, à petite vitesse. Les adversaires s’observent ainsi et gardent le contact. À l’entrée d’une nuit assez noire, par un vent de sud-ouest poussant les eaux du golfe dans le Skager-Rack, et au moment où le flot remonte le long de la côte occidentale du Jutland, le commandant en chef américain lance sa division légère à l’attaque du gros de l’escadre allemande : c’est une fausse attaque, bien entendu, qui n’a d’autre but que de masquer le mouvement qui va s’exécuter. En effet, à la nuit close — mettons entre 8 heures et 9 heures, — les huit grands croiseurs au pavillon étoile mettent le cap au nord et font route pour le cap Skagen à la vitesse de 17 nœuds.
Combien d’heures leur faudra-t-il pour atteindre le Fehmarn-Belt, où ils verront s’ouvrir pour eux l’horizon de l’est ? — Vingt-six, car il y a 450 milles marins ; de sorte que l’escadre américaine, rejointe vers le matin par sa division légère, se trouvera entre 10 heures et 11 heures du soir, le lendemain de son départ d’Helgoland, sur le méridien de la pointe nord de Fehmarn, à 30 milles à l’est de la baie de Kiel.
Que devient, pendant ce temps-là, l’escadre allemande ?
L’attaque repoussée, elle a fait poursuivre la division légère américaine par ses torpilleurs et ses avisos ; mais cette poursuite ne peut guère, dans une nuit venteuse et noire, être prolongée longtemps. Les éclaireurs allemands sont donc revenus à Helgoland, où ils reprennent leur service de surveillance pour le compte de leur escadre. Le jour venu, la disparition complète des Américains commence à éveiller des soupçons. Mais de quel côté s’est dirigé l’ennemi ? Que menace-t-il en ce moment ? L’Ems, la Jade, le Skager-Rack,,.. ou même l’Elbe, Cüxhaven et Brunsbüttel ? — Les éclaireurs sont lancés dans toutes les directions, et le gros de l’escadre, à tout hasard, se rapproche de la côte ferme. Enfin, vers midi, le sémaphore de Neuwerk met fin à toute incertitude. A 10 heures, les grand’gardes allemandes (escadrille de torpilleurs) du cap Skagen ont aperçu l’escadre américaine se dirigeant vers les détroits ; l’un d’eux a couru à Skagen même, l’autre à Gotheborg, sur la côte de Suède. Des dépêches ont été expédiées, et l’amirauté ordonne à l’escadre de la mer du Nord de franchir le canal maritime sans perdre un instant.
Nous voici au point délicat. Cette escadre ne peut donner plus de 15 nœuds. Elle a encore 30 milles à faire avant d’arriver à Brunsbüttel. C’est donc déjà deux heures d’employées. Admettons, pour lui faire la part belle, qu’elle arrive tout juste à l’entrée du canal au moment où les portes des écluses sont ouvertes, le niveau de l’Elbe étant à peu près le même que celui de la Baltique, et ne comptons par conséquent que la durée de la traversée. Admettons aussi que le canal est parfaitement achevé, que ses berges sont consolidées, ses courbes rectifiées, enfin qu’aucun échouage n’est à craindre, sauf erreur accidentelle des pilotes. Il n’en faut pas moins, — à 15 kilomètres à l’heure, vitesse maxima, — six heures et demie ou sept heures pour chaque navire, et bien près de dix heures pour l’escadre tout entière, qui forme dans le canal un long chapelet.
Ce n’est pas fini : il y a encore 28 milles au moins d’Holtenau, dans la baie de Kiel, à la pointe sud de Langeland, et c’est presque deux heures de plus, — en tout treize, si nous comptons bien ; — d’où il résulte que l’escadre américaine aura eu largement le temps de franchir le Fehmarn-Belt, lorsque les Allemands y pénétreront, d’ailleurs en pleine nuit, et par conséquent dans les plus mauvaises conditions pour découvrir l’ennemi.
Nous reprochera-t-on d’avoir tout arrangé pour le succès des uns et la confusion des autres ? Nous fera-t-on observer que, si l’amirauté allemande a pu télégraphier à son escadre de la mer du Nord de franchir le canal, rien ne l’empêchait d’ordonner en même temps à son escadre de la Baltique d’attaquer l’ennemi et de retarder sa marche ? Soit ! Mais, outre que l’exécution de cet ordre dépend de la position qu’occupera la force navale dont il s’agit sur le théâtre des opérations, ne serait-ce pas là une tactique dangereuse au premier chef, la tactique des combats décousus et des petits paquets ? Mettons les choses au pis pour les Américains : que l’escadre allemande de la Baltique, prévenue en temps utile, leur barre le Grand-Belt. Croit-on que des navires aussi puissans, et qui d’ailleurs peuvent tous donner 20 nœuds au moment du danger, se laisseront arrêter quand il y aura un intérêt essentiel à passer coûte que coûte ? On ne se met plus comme autrefois, et pour cause, en travers de la route d’un grand navire à vapeur. Tout ce qu’on peut faire, c’est de lui infliger des avaries graves, et encore cela n’est-il point aisé dans un seul et rapide croisement. Au surplus, l’intérêt de réunir leurs forces, serait tel, ici, pour les alliés que le commandant en chef américain n’hésiterait pas à sacrifier sa division légère, cette fois dans une attaque à fond, en la jetant sur l’adversaire qui prétend l’arrêter. Les avantages matériels et l’effet moral de la jonction ne seraient pas, à ce prix, payés trop cher.
Il y a deux conclusions à tirer de notre exemple, de notre type — nullement irréalisable — d’opération stratégique. En premier lieu, et c’est ce que nous avons voulu montrer, la différence entre l’arc et la corde, dans le cas de la péninsule Cimbrique et du canal « Guillaume le Grand », n’est pas assez marquée pour que le bénéfice de la ligne intérieure apparaisse toujours bien nettement. Il faudrait que le canal eût un tracé tout différent, qu’il débouchât dans la mer du Nord à Meldorf-Busum et que sa largeur fût au moins de 100 mètres (nous ne disons rien de la solidité des berges). S’il n’en est pas ainsi ce n’est pas faute d’études et de réflexions, on a pu s’en convaincre en lisant la première partie de cet article. La nature ni la politique n’ont permis de mieux faire.
Il est assez curieux de remarquer, à ce propos, que, dans le cas plus particulièrement intéressant pour nous du canal français des Deux-Mers, la différence entre la route intérieure et la route extérieure, par le détroit de Gibraltar, serait beaucoup plus considérable. Elle le serait assez pour justifier pleinement l’entreprise au point de vue militaire. En effet, pour aller de Toulon à Ouessant, une escadre française marchant à une allure modérée et empruntant la voie intérieure ne mettrait, en dépit des 16 biefs du canal, que quatre-vingt-cinq heures environ. Elle arriverait en pleine possession de ses moyens d’action, ayant du combustible dans ses soutes et des mécaniciens suffisamment reposés.
Pour aboutir au même point (en partant par exemple de la Maddalena) et dans le même laps de temps, l’adversaire devrait régler l’allure de ses machines à 19 nœuds. Or il n’y a pas et il n’y aura pas de longtemps d’escadre qui puisse soutenir cette vitesse pendant quatre-vingt-cinq heures, pendant trois jours et demi ! — Vingt-six heures à 17 nœuds (notre hypothèse de tout à l’heure), c’était déjà beaucoup.
Non, ni le matériel, ni le personnel des marines d’aujourd’hui ne seraient capables de tels efforts. En tout cas l’approvisionnement de charbon ne serait pas suffisant, la dépense par cheval développé s’accroissant singulièrement à mesure que l’on s’élève dans l’échelle des vitesses. Et ce n’est pas tout ! On a déjà fait observer, avec juste raison, que les cuirassés ou les grands croiseurs qui au raient réussi à exécuter ce « raid » épique se présenteraient au combat dans de fâcheuses conditions de stabilité, leurs fonds s’étant allégés d’un millier de tonneaux au moins.
Ainsi le grand bénéfice de l’ouverture du canal des Deux-Mers pour la marine militaire française résulterait non pas tant de la différence des longueurs de la corde (le canal) et de l’arc (le circuit par Gibraltar), différence qui pourrait être rachetée par la supériorité de vitesse de l’adversaire, que de la longueur absolue de cet arc et de l’impossibilité pratique de le parcourir jusqu’au bout avec la vitesse convenable.
La marine allemande, au contraire, ne doit compter avec le canal Guillaume que sur la différence de longueur des trajets, puisque le circuit extérieur peut être parcouru dans un nombre d’heures relativement restreint. En face de la plupart des flottes actuelles, à vitesse moyenne médiocre, c’est encore suffisant ; mais nous avons montré qu’il en existe une, au moins, en présence de laquelle le jeu de navette exécuté sur la ligne intérieure du canal maritime ne réussirait pas toujours, parce que ceux qui l’ont créée surent apprécier en temps utile l’importance du facteur vitesse dans les guerres modernes.
Il y a là un enseignement, et le meilleur : l’exemple, la leçon de choses. Voudra-t-elle en profiter, la marine à laquelle appartient le Dupuy-de-Lôme, et qui, si elle comptait sept ou huit navires de ce type, au lieu d’un seul, se rirait, à son tour, de la flotte allemande et de son canal ?
Il est tard déjà ; il faut se hâter de regagner le temps perdu !… Mais aussi pourquoi cette marine s’est-elle hypnotisée pendant trente années sur la mêlée d’escadre, sur le « corps à corps » de deux mastodontes, sur la lutte insoluble d’un canon géant contre une cuirasse massive ? Pourquoi a-t-elle si longtemps sacrifié les facultés stratégiques, vitesse, rayon d’action, endurance à la mer, aux facultés tactiques et, qui pis est, parmi celles-ci, au stérile armement défensif ?
Ayons donc des unités de combat rapides, des navires qui donnent 17 ou 18 nœuds aussi facilement qu’en donnaient 12 ceux de 1860, et à qui l’on en puisse demander 20 pendant quelques heures sans craindre de les surmener. Avec cet outillage nos marins feront de bonne besogne, et il serait imprudent de les en priver sous le prétexte que l’on vit un jour une escadre démodée combattre avec succès une escadre toute neuve. Les Lissa sont rares ; la fortune ne se met pas toujours du côté des faibles bataillons. Avoir les vaisseaux de Persano et les conduire comme Tegethof, c’est le plus sûr, — et voilà la deuxième conclusion que nous suggère notre étude stratégique.
Peut-être, en discutant dans le public les questions militaires que pose le percement du canal de Kiel, s’est-on tenu trop exclusivement au point de vue maritime et n’a-t-on pas assez examiné si l’existence de ce détroit artificiel n’allait pas introduire un facteur nouveau dans la stratégie générale. Et il ne s’agit pas seulement de constater (cela devient évident à la première réflexion) que toute opération maritime a son contre-coup sur l’ensemble des événemens d’une grande guerre. Quand on serre la question de plus près, quand on la place sur le terrain où la plaçait déjà, il y a quelque douze ou quinze ans, le maréchal de Moltke, on ne tarde pas à reconnaître que l’instinct aiguisé du chef du grand état-major ne l’avait pas trompé ; que cette coupure nette du canal maritime en plein pays de conquête récente, à 12 lieues à peine de la limite reconnue de la langue danoise, pourrait bien devenir une cassure, et qu’il est par conséquent d’un haut intérêt pour « l’Empire », sinon pour l’Allemagne, de fortifier sa situation militaire dans les duchés.
Ce n’est point d’aujourd’hui, au surplus, que l’on admet cet intérêt. Le plus élémentaire bon sens faisait comprendre au gouvernement prussien, dès le lendemain de la conquête violente du Schleswig, qu’il y avait là un terrain tout préparé pour une descente ; une base d’opérations d’autant plus précieuse pour l’adversaire qui oserait s’en servir qu’il aurait forcément pour lui l’appui de la nation spoliée et que, dans le cas d’un insuccès, il trouverait une sûre retraite, soit dans le Jutland, soit dans la grande île de Fionie, séparée de la terre ferme par un bras de mer de 900 mètres à peine, une rivière d’eau salée.
On sait quels étaient les projets d’expédition du gouvernement français au début de la guerre de 1870. On sait moins — et à certains égards il faut s’en féliciter — quels furent les motifs de l’abandon d’un plan dont l’exécution pouvait, même après les batailles malheureuses du commencement d’août, modifier profondément la face des affaires. Mais à cette époque déjà il n’y avait plus rien à attendre d’organismes militaires et politiques en proie au vertige des grandes catastrophes !
Les craintes du grand état-major prussien avaient été si vives qu’en outre des formations de réserve, dont la solidité semblait insuffisante, il avait maintenu plusieurs semaines sur le littoral de la Baltique et dans l’isthme Holsteinois soixante mille hommes de ses meilleures troupes de première ligne, le 2e corps (Poméranie) et deux divisions détachées qui constituèrent plus tard le noyau de l’armée du grand-duc de Mecklembourg. Fait remarquable et significatif, le 2e corps, appelé sur le théâtre principal des opérations lorsque l’on fut assuré que la France renonçait à rien tenter dans la péninsule Cimbrique, atteignit l’armée allemande le soir de la bataille de Saint-Privat et fut lancé aussitôt par le général de Moltke à l’assaut de la gauche française, établie sur la forte position du Point-du-Jour. L’attaque, aussi vaillamment reçue que vaillamment conduite, ne réussit pas. Mais la solidité des Poméraniens après leur échec ne permit pas à notre gauche de compléter un succès qui eût balancé la glorieuse défaite de notre droite à Saint-Privat même.
On ne rendrait pas justice à la prudence politique, non plus qu’à la fermeté du sens militaire de nos vainqueurs, si l’on pensait qu’éblouis de leur triomphe ils eussent oublié les appréhensions que leur avait fait concevoir au début de la guerre ce point faible de leur cuirasse, cette ouverture béante au nord, dans le flanc de leurs lignes naturelles d’opérations. Dans les années qui suivirent la campagne de France, une série de mesures intéressantes furent prises pour parer autant que possible, en cas de nouveau conflit, un coup que l’on continuait à considérer comme dangereux. Le développement de la marine allemande, qui a pris depuis un caractère offensif, fut poursuivi à cette époque avec l’objectif bien marqué d’assurer la défense des débouchés de la mer Baltique — les types adoptés alors en font foi. Les forts extérieurs de Kiel furent entrepris ; Sonderbourg-Düppel, déclassé d’abord, fut maintenu comme point d’appui des opérations éventuelles dans le Sundewitt et l’île d’Alsen ; Rendsburg devint un dépôt très important de matériel d’artillerie et de génie ; Altona — le Hambourg prussien, la cité-sœur, mais aussi la cité rivale de la grande ville hanséatique, — fut désignée comme centre du commandement du 9e corps et vit s’accumuler dans ses immenses gares militaires des milliers de locomotives et, de wagons. Nous avons dit déjà ce que l’on lit pour les chemins de fer : quatre lignes plus ou moins bifurquées remontent au nord, convergeant vers Flensburg, la ville principale du Schleswig, et la ligne centrale est à double voie, comme prolongement de la ligne stratégique Berlin-Hambourg-Altona.
Les précautions militaires ne suffisaient pas. D’ailleurs, quand on a beaucoup à conserver il est naturel de s’attacher à prévenir les difficultés. On agit donc sur l’opinion publique avec cet art consommé dont M. de Bismarck ne semble pas avoir livré tous les secrets. Les avertissemens les plus précis furent officieusement donnés au Danemark : une presse qui se renseignait sans doute aux bons endroits déclara — sans être démentie — que le premier acte de la guerre future serait l’occupation de l’archipel Danois et du Jutland par les troupes allemandes. À cette même époque on voyait, coïncidence remarquable, s’élever en Danemark, entre la couronne et le parti avancé, un long conflit politique qui se traduisait surtout par le refus des crédits destinés à mettre ce qui reste du royaume à l’abri du coup qui le menaçait. En même temps la littérature militaire s’enrichissait de traités fort habiles où les stratèges d’outre-Rhin démontraient qu’en présence des énormes effectifs modernes les débarquemens n’étaient plus possibles et qu’il y aurait folie pure à y songer désormais. Ces doctrines, propagées en France avec adresse, furent accueillies avec la faveur irréfléchie qui attend chez nous tout ce qui vient de l’étranger, et surtout de l’étranger victorieux. Ne justifiaient-elles pas aussi l’instinctive réserve avec laquelle beaucoup de militaires, de l’armée ou de la marine, envisageaient l’éventualité d’une action commune ?…
Quoi qu’il en soit, ces divers moyens — nous ne les énumérerons pas tous — furent mis en œuvre avec un plein succès et toute préoccupation relative à la situation militaire des duchés dans le cas d’une grande guerre européenne parut écartée pour longtemps.
Les années ont passé cependant et la question va renaître, nous en sommes convaincu.
Elle va renaître, d’abord et tout simplement, parce que les yeux se sont portés de nouveau sur ces pièces toujours intéressantes de l’échiquier stratégique européen ;
— Parce que le canal maritime allemand, puisqu’il est un instrument de guerre, attirera forcément la guerre : si les uns ont tant d’intérêt à s’en servir, les autres n’en verront pas moins à le détruire, ou à le tourner contre le défenseur ;
— Parce que le nombre perd de son prestige ; parce que chacun commence à entrevoir le retour aux armées de métier, aux armées relativement faibles d’effectifs mais très fortes par la valeur individuelle de leurs élémens ; — Parce qu’on n’a qu’une médiocre estime pour ces « formations de réserve » que les pays européens affectent à la garde de leurs côtes, et, en général pour ces masses d’hommes dépourvus de cohésion que l’on décore du nom d’armées de deuxième ligne ;
— Parce que les opérations maritimes reprennent faveur en même temps que la marine elle-même ; parce que l’on voit mieux tout le parti qu’il est possible d’en tirer, surtout depuis que la vitesse des navires de guerre et de commerce facilite les mouvemens étendus ;
— Et puis enfin — n’est-ce pas assez pour l’observateur philosophe ?… — parce que tout renaît, tout revient, tout surnage à son tour dans le remous des opinions humaines, et qu’il n’est point de si faible parcelle de vérité qu’un jour ne mette en lumière.
Nous ne pousserons pas plus loin cette étude. Il suffit d’avoir montré en quoi le canal allemand mérite l’attention des militaires, des politiques, de tous ceux qui, par profession ou par goût, cherchent à pénétrer un peu des secrets de l’avenir. Résumons nos observations en disant que les conséquences de l’ouverture de la nouvelle route maritime nous semblent devoir être :
L’accroissement rapide de la marine allemande et l’accentuation nette de son caractère offensif. Il n’est pas prouvé que, de ceci, ce soit la France qui se doive inquiéter le plus ;
Le développement des facultés stratégiques et en particulier de la vitesse des escadres appelées à opérer dans les mers du nord de l’Europe ;
Un retour d’attention sur les hautes questions militaires qui se rattachent à la péninsule Cimbrique, attention que nous n’avons pas à regretter. Toute dérivation du « potentiel » militaire accumulé sur notre frontière continentale nous est une faveur de la fortune : saurons-nous y répondre le cas échéant ?…
- ↑ « C’est la campagne diplomatique dont je suis le plus fier, » disait M. de Bismarck à Varzin, en 1877. — « Dès le début, vous vouliez les duchés, lui répondit le baron von Holstein. — Oui, répliqua le chancelier, certainement, et aussitôt après la mort du roi de Danemark. Mais c’était une affaire difficile… plusieurs coteries à la cour, les petits États allemands, l’Autriche, les Anglais qui ne voulaient pas nous laisser prendre le port de Kiel… » etc., etc. (Le Prince de Bismark, sa vie et son œuvre, par Mme Marie Dronsart.)
- ↑ Voyez dans la Revue du 15 novembre 1893. Le Canal de la Baltique à la mer du Nord, par M. J. Fleury.