Le Canal d’irrigation du Rhône

Le Canal d’irrigation du Rhône
Revue des Deux Mondes3e période, tome 19 (p. 921-936).
LE
CANAL D’IRRIGATION DU RHÔNE

Depuis quelques années, la vallée du Rhône est frappée dans ses produits agricoles par des pertes croissantes et vraiment désastreuses. La production de la soie, à laquelle Lyon doit son importance manufacturière, constituait la seule ressource de la partie montagneuse de cette région. Ce sol pauvre, paraissant déshérité de toute culture lucrative, s’est trouvé admirablement propre à la végétation du mûrier, qui y donne à la soie une finesse sans égale. La population, d’abord misérable et clair-semée, commençait à s’accroître graduellement, avec les progrès de cette industrie, répandant autour d’elle une aisance agricole d’autant mieux appréciée qu’elle est plus lente à venir. Voilà qu’une néfaste épidémie envahit les magnaneries ; les vers languissent, meurent en grand nombre, ou ne filent qu’une soie médiocre, et les papillons déposent dans leurs œufs le germe du mal incurable. Les recherches les plus persévérantes restent infructueuses : M. Pasteur indique le moyen de reconnaître au microscope les papillons infestés dont la ponte est à rejeter; mais ce moyen de sélection, et non de guérison, ne suffit pas encore à rendre à cette industrie son ancienne prospérité. Jusqu’alors les importations de la Chine et du Japon n’avaient fourni qu’un modeste appoint aux belles soies du midi de la France; maintenant les rôles sont intervertis, au grand détriment de la fortune privée et des revenus du trésor.

La montagne redevenait pauvre, mais il restait ces beaux vignobles du Rhône, qui s’étagent d’abord sur la côte et finissent par s’étaler en plein soleil le long du littoral méditerranéen. Cette immense étendue de vignes, sans pareille au monde, voyait sa vermeille vendange plus abondante d’année en année. Tout à coup les pampres se flétrissent comme épuisés, et le vigneron constate avec épouvante les progrès d’un mal inconnu qui tend, des bords du Rhône, à répandre partout ses ravages. L’agent de destruction est enfin découvert : c’est un microscopique puceron venu d’Amérique dans les flancs de quelque néfaste navire ; ses légions, multipliées à l’infini, aspirent le suc de la plante dans les racines les plus profondes. Pour la vigne comme pour le ver à soie, la culture aurait-elle été excessive ? La nature surmenée se refuserait-elle à suivre l’homme dans cet avide acharnement au travail qui est le fait de notre temps ?

Après avoir envahi la montagne, la détresse avait gagné les coteaux ; mais la plaine était encore prospère avec la culture de cette plante aux racines pénétrantes qui fournissent la teinte de la pourpre. Cette culture assurait une large rétribution aux ouvriers agricoles, tout en étant merveilleusement appropriée aux champs desséchés du pays d’Avignon, auxquels elle était seule capable de donner quelque valeur. Voici que, des résidus les plus vils de la fabrication du gaz d’éclairage, on extrait les couleurs rouges les plus éclatantes. Le bas prix de cette fabrication nouvelle fait à la garance une ruineuse concurrence ; il en rend la culture désormais impossible.

C’est ainsi que, par la gattine, le phylloxéra et l’alizarine, les productions les plus importantes de la vallée du Rhône se trouvent anéanties ou ruinées. Les pertes qui en résultent dans le rendement du sol et dans les salaires s’aggravent chaque année ; aujourd’hui estimées officiellement à plus de 80 millions, elles dépasseront ce chiffre l’an prochain. 80 millions de pertes annuelles, que de misères, de désespoirs, de désolations dans les chaumières ! C’est l’émigration et sa fuite douloureuse atteignant parfois le quart des villages dans les localités les plus éprouvées ; c’est la dépopulation, encore plus désastreuse que le manque des plus riches récoltes. Mais cette détresse pourrait être atténuée et même réparée par une vaste et grandiose amélioration agricole, par une large répartition du flot du Rhône dans la vallée. C’est l’eau, cet indispensable aliment dont les plantes sont privées dans cette région, c’est l’eau qui, sous l’influence vivifiante du chaud et clair soleil du Midi, donnerait aux récoltes une luxuriante abondance, capable de compenser en peu d’années les désastres passés.

Amplement distribuée, l’eau permettrait de transformer en grasses prairies ces terrains secs et d’un travail ingrat qui, faute de donner la garance, ne rendent plus que de maigres produits. Ces prairies faciliteraient l’entretien d’un bétail nombreux ; elles se prêteraient surtout à l’élevage de meilleurs chevaux, dont l’insuffisance est une des plus grosses difficultés de notre organisation militaire. La création de ces vastes pâturages donnerait aussi le moyen de garder avantageusement dans la plaine ces nombreux troupeaux de moutons qui chaque été émigrent vers les Alpes, quand le soleil et le mistral ont desséché leurs pacages d’hiver. Or il est fort difficile de protéger les parties reboisées de ces montagnes contre la dent meurtrière des animaux qui détruisent toute végétation, laissant le sol dénudé et sans défense contre les érosions des pluies ou des neiges. Les matériaux ainsi charriés constituent le plus grand danger des inondations, parce qu’en barrant et obstruant le lit des rivières, ils en rejettent le flot sur les rives submergées. Les reboisemens, seuls capables de s’opposer à ces funestes érosions, ne feront donc des progrès sérieux dans les Alpes que le jour où, grâce aux irrigations, les troupeaux transhumans trouveront dans la plaine un pâturage plus substantiel et moins pénible que les pâtures alpestres. De ce jour-là seulement les inondations seront sinon moins fréquentes, du moins infiniment moins dangereuses. On voit donc par quelle étroite solidarité la préservation des montagnes dépend de l’amélioration des plaines par les arrosages.

L’eau serait surtout le salut des vignobles atteints par le phylloxéra. Bien des essais ont été faits contre cet imperceptible ennemi, dont l’invasion menace de laisser autant de maux que celle des hordes qui nous ont si méthodiquement pillés. De mille expériences répétées et suivies avec la plus grande attention, il résulte qu’il n’y a vraiment que deux moyens de préservation : l’emploi du sulfure de carbone et la submersion durant quelques semaines en hiver. Le premier moyen est plus coûteux et moins absolu que le second, dont l’usage tend à se développer. Malheureusement il ne saurait être général; pourtant les Alpes et les Pyrénées, où les neiges accumulent chaque hiver d’immenses provisions d’eau, dominent nos vignobles les plus importans, ceux de la vallée du Rhône et ceux de la Garonne jusqu’au Bordelais. L’impossibilité de préserver ainsi la grande majorité des vignes en France tient donc au manque de canaux et non au manque d’eau. Il est même constaté que le coût de tels travaux, quelque grand qu’il puisse être, serait remboursé en deux ou trois ans au plus par la conservation et mieux encore par l’accroissement des produits de nos vignobles sous l’action fertilisante de l’eau.

Tout en réduisant les cultivateurs à la misère, la graduelle disparition de ces produits nuit à nos exportations maritimes, tarit un des meilleurs revenus du trésor et provoque dans les choses de la vie un enchérissement général. Il est certain que, si le déficit du vin continue à s’aggraver, il en résultera dans les moyens d’existence une perturbation qui aura le plus funeste contre-coup sur notre production industrielle, en atteignant surtout la classe ouvrière. Le recours immédiat à une plus générale utilisation de l’eau, comme matière fertilisante et préservérante, peut seul détourner un danger sur lequel on aurait tort de fermer les yeux, car il est imminent.


I. — PROJET DE M. ARISTIDE DUMONT.

Un projet de dérivation du Rhône étudié depuis plusieurs années par M. Aristide Dumont, ingénieur en chef des ponts et chaussées, s’impose donc à l’attention publique avec un caractère d’impérieuse urgence. Après avoir été examiné et approuvé par le conseil général des ponts et chaussées, ce projet a été soumis à une enquête d’utilité publique dans les départemens de l’Isère, de la Drôme, du Vaucluse, du Gard, de l’Hérault et de l’Aude. Accueilli avec un véritable enthousiasme par les populations qu’aiguillonne l’effroi d’une détresse menaçante, il a donné lieu à la formation de vingt-quatre syndicats qui seront chargés de la répartition des eaux à la sortie du canal principal. Des souscriptions d’abonnement à l’arrosage sont déjà réalisées pour plus de 13,000 hectares. Tous les habitans du Midi pressent leurs représentans pour qu’une loi relative à ce grand travail soit promptement présentée aux chambres, qui la discuteront certainement dans le courant de la session actuelle, car déjà le conseil d’état, réuni en assemblée générale le 1er février dernier, a approuvé le projet de loi déclarant d’utilité publique le canal d’irrigation qu’il s’agit d’établir.

Certes il a fallu une calamité sans précédens, comme la destruction des vignes par le phylloxéra, pour provoquer chez les cultivateurs du Midi un tel élan vers les dépenses que nécessitera cette amélioration agricole. Il a fallu surtout un saisissement violent et soudain dans leur existence hier encore si tranquille et prospère, pour les décider à se plier à cette discipline nouvelle des associations syndicales. L’utilisation de l’eau implique essentiellement chez les usufruitiers une résignation aux dépenses productives, une harmonie et un esprit de conciliation, dont le manque trop général à la campagne est l’obstacle le plus sérieux à cette œuvre de multiplication des récoltes. Mille intérêts divers s’accordent pour la demander : les capitaux, qui trouveraient dans les canaux d’arrosage le plus sûr et le plus utile des placemens, les chemins de fer, qui sollicitent un trafic rendu plus actif par l’abondance agricole, l’état lui-même, qui ne peut corriger l’impôt ancien que par l’impôt nouveau, enfin ce peuple entier de consommateurs dont les rentes ou les salaires succombent sous le poids de la-croissante cherté des vivres. Mais les plus intéressés, les producteurs eux-mêmes, sont trop souvent les moins zélés pour ces entreprises, dont les bénéfices à venir exigent un déboursé dans le présent. Que de projets de canalisation les plus avantageux ont été paralysés par l’avide défiance, les sournois calculs ou l’incorrigible discorde de ceux qui devaient profiter de l’eau! L’esprit d’association surtout n’est point encore entré dans les idées des campagnes, où l’action reste trop individuelle, isolée et indépendante comme par le passé. Les progrès si désirables de l’instruction pourront seuls éclairer les cultivateurs sur une entente plus raisonnée de leurs intérêts, alors qu’ils ne seront pas entraînés vers des sacrifices immédiats en vue de bénéfices futurs avec cette irrésistible ardeur des habitans de la vallée du Rhône.

La prise d’eau du canal se fait un peu en aval de la ville de Vienne, vers les roches de Condrieu. De là, le tracé se dirige sur la rive gauche, suivant à peu près les inflexions d’une ligne de pente régulière de 0m, 24 par kilomètre, ce qui est la déclivité ordinaire des conduites d’eau de cette importance. Comme la pente naturelle du Rhône est beaucoup plus considérable, le canal se relève graduellement au-dessus du lit du fleuve en se tenant sur les coteaux qui le bordent. Il passe ainsi au-dessus de Valence et de Montélimart, qu’il embellira de ses eaux jaillissantes. Comme le but capital de l’œuvre est la résurrection des vignobles du Gard, de l’Hérault et de l’Aude, le canal passe de la rive gauche sur la rive droite, au resserrement produit dans la vallée vers Mornas, un peu au-dessus de Pont-Saint-Esprit. Un vaste réservoir y est donc établi au point où la rive gauche surplombe en falaise, à une hauteur de 70 mètres. Les eaux descendent ensuite, dans la vallée profonde, par d’énormes tuyaux en tôle, qui traversent le fleuve sur un pont et remontent en siphon sur la rive opposée, pour déboucher dans un second réservoir.

Ce siphon, qui aura près de 3 kilomètres de long, constitue l’ouvrage d’art le plus important du projet. Bien que la dépense en soit de 7 millions, on peut le dire conçu dans un louable esprit d’économie. Certes M. Dumont aurait pu concevoir le plan d’un grandiose aqueduc, dépassant le légendaire pont du Gard, qui est dans le voisinage, éclipsant même l’ouvrage monumental de Roquefavour, construit par M. de Montricher au passage du canal de Marseille sur la rivière d’Arc ; mais le temps est passé où nos ingénieurs pouvaient faire grand : ils se contentent de faire bien, parce qu’il faut faire beaucoup. L’établissement de ce siphon aurait été évité en portant le canal sur la rive droite dès le point de départ; c’est ce tracé qu’indique M. Krantz dans son rapport à la commission nommée en 1871 par l’assemblée nationale pour l’étude de l’amélioration de nos voies de communication. Mais, s’inspirant des études faites sous la restauration par l’éminent ingénieur Cavenne pour la construction d’un canal de navigation latéral au Rhône, M. Dumont a jugé la direction par la rive gauche préférable sous tous les rapports, même au prix du siphon de Mornas. Le conseil général des ponts et chaussées a approuvé ce choix, qui permet d’utiliser une partie du canal d’arrosage pour les communications directes avec Marseille. En sortant da réservoir où débouche le siphon, le canal se recourbe vers le littoral méditerranéen, qu’il longe en passant à proximité des centres les plus importans du Midi : Nîmes, Lunel, Montpellier, Béziers et Narbonne. C’est ainsi qu’il apporte la fécondité au sol et la salubrité aux villes. Dans ce magnifique parcours de près de 500 kilomètres, ce canal domine une étendue de plus de 220,000 hectares, qui deviennent arrosables, et il répartit ses eaux à des centres de population contenant ensemble plus de 500,000 habitans.

Le projet est basé sur une dérivation des eaux du Rhône, qui serait de 30 mètres cubes à l’origine, pour atteindre ultérieurement 60 mètres cubes à la seconde. Quelque considérable que puisse paraître une telle dérivation, en comparaison du débit des autres canaux français, il ne faut pas oublier qu’elle a été de beaucoup dépassée à l’étranger. Ainsi le canal Cavour emprunte au Pô plus de 410 mètres cubes à la seconde, pour arroser les plaines de Verceil, de Novare et venir déboucher dans le Tessin. Ce canal a été conçu en projet, voté et exécuté en moins de trois ans, alors que chez nous, chez un peuple dont la réputation de vivacité est pourtant proverbiale, le canal d’irrigation du Rhône est projeté et réclamé comme suprême salut par six départemens depuis plus de vingt ans. Même hors d’Europe, des travaux de canalisation ont été exécutés sur des bases plus importantes, dans les pays les plus reculés. Ainsi, au pied de l’Himalaya, les Anglais ont fait au Gange une dérivation de 200 mètres cubes à la seconde, pour arroser le Doab sur un parcours de plus de 600 kilomètres. Ce magnifique canal, dont le volume d’eau est plus que triple de celui projeté en France, sert également à la navigation; il a été commencé en 1837 à la suite d’une sécheresse prolongée, ayant provoqué une de ces famines épouvantables comme, au dire des chroniqueurs, il en venait chez nous au moyen âge, et comme il s’en présente encore périodiquement dans cet innombrable groupe de populations asiatiques. Toutefois les provinces du Gange supérieur que le canal arrose sont désormais et pour toujours à l’abri des fléaux du passé. Ce travail, exécuté sous le plus inclément des climats, fait le plus grand honneur à cet esprit d’énergique persévérance qui est le fond du caractère anglais. Quelque grande qu’ait été la dépense en hommes et en argent, elle a été compensée au centuple par les résultats matériels et moraux qu’ont réalisés les intelligens dominateurs de l’Inde,

Ainsi le canal projeté par M. Dumont ne saurait atteindre des proportions téméraires et inexécutables. Son débit sera de 930 millions de mètres cubes, durant toute la période estivale du 15 avril au 15 septembre, et seulement de 700 millions de mètres cubes pendant la période hivernale comprenant les six autres mois de l’année. La prise d’eau est moindre en hiver qu’en été; c’est la conséquence du régime du Rhône, que la fonte des neiges alpines alimente abondamment en temps chaud, tandis que les autres fleuves de France se grossissent des pluies d’hiver et des neiges peu durables. Le mois de chômage nécessaire aux réparations de tout canal sera donc choisi en hiver pour la dérivation du Rhône.

D’après les prévisions du projet, les deux tiers du volume d’eau seront consacrés à l’arrosage ou à la submersion du sol; l’autre tiers se décompose en un sixième destiné aux distributions à courant continu pour l’usage des villes, et en un sixième considéré comme perdu par l’évaporation et par les fuites dans le réseau des canaux ou des rigoles.

Sur quelle étendue la quantité d’eau disponible pour les arrosages pourra-t-elle être répartie afin de produire le plus grand effet utile? c’est une question des plus complexes en économie rurale que celle du volume d’eau nécessaire pour arroser convenablement un terrain. Tant d’élémens divers peuvent modifier la donnée : d’abord la nature du sol, qui varie du sable pur des dunes toujours insatiables à l’argile compacte que la moindre rosée entretient en constante humidité. Il faut aussi tenir compte de la déclivité, l’eau glissant sur les terrains très inclinés sans les saturer. Enfin l’influence du climat est aussi très grande; les arrosages devront être d’autant plus répétés que l’évaporation est plus active sous un ciel plus clair et plus chaud.

Dans la vallée du Rhône, on estime généralement qu’une couche d’eau d’un mètre d’épaisseur, répartie en une vingtaine d’arrosages espacés de huit jours environ, est suffisante pour les cultures ordinaires durant la période estivale. Cette donnée correspond à 10,000 mètres cubes à l’hectare. Si l’on ne se préoccupe que d’entretenir dans le sol et les plantes le degré d’humidité convenable pour la facile circulation de la sève et la rapide croissance des végétaux, cette couche liquide d’un mètre, venant en supplément à la pluie, est certes suffisante pour le but proposé. Toutefois le rôle de l’eau est ainsi trop borné dans les irrigations; elle doit non-seulement rafraîchir les plantes, mais encore les nourrir par les substances fertilisantes tenues en dissolution ou en suspension, et par ses propres élémens, dont une partie se décompose pour s’incorporer aux tissus mêmes des végétaux. Si l’on veut que l’eau entre pour une large part dans la formation des plantes, il faut évidemment qu’elle soit donnée abondamment. Ainsi 10,000 mètres cubes pour l’arrosage d’un hectare durant tout l’été sont une dose qui est bien loin d’atteindre la limite à laquelle il y aurait excès d’humidité. C’est donc par pénurie d’eau que l’on se contente de si faibles arrosages dans le Midi, alors que dans les régions montagneuses des Vosges, du Limousin et des Pyrénées, où les ruisseaux ne manquent pas, on arrose plus largement les prairies pour nourrir l’herbe et accumuler dans le gazon des réserves de matières fertiles. De tels arrosages suffisent pour assurer d’abondans fourrages, alors que dans le Midi ces irrigations réduites exigent le secours de puissantes fumures. On ne peut donc qu’approuver le conseil général des ponts et chaussées, qui, dans la rédaction des conditions de souscription au canal du Rhône, a forcé un peu la dose usuelle en prenant pour base de l’arrosage d’un hectare le volume d’eau que donnerait le débit d’un litre par seconde, pendant la période estivale comptée à 180 jours, ce qui correspond à 15,500 mètres cubes à l’hectare. La quantité disponible pour les arrosages pendant l’été étant de 622,000,000 de mètres cubes environ, 40,000 hectares pourraient seulement bénéficier des irrigations, c’est-à-dire à peine un cinquième des terres dominées par le canal.

Tout en appelant de ses vœux la prompte réalisation de cette féconde entreprise, on ne peut s’empêcher d’être frappé de la disproportion qui existe entre le développement des canaux et la quantité d’eau qu’ils débiteront. L’œuvre sera évidemment tronquée, elle ne donnera pas son maximum d’effet utile, si l’on ne peut accroître ce volume d’eau, et le rendre ainsi capable de fournir de plus abondantes irrigations. Les frais de construction en seraient accrus, mais non en proportion de l’augmentation des services rendus. C’est surtout après le passage sur la rive droite, après le tribut payé à la plaine d’Orange, qu’il faudrait réparer les pertes de la canalisation par des emprunts faits à divers cours d’eau traversés, tels que le Gardon, l’Hérault, l’Orb et l’Aude. Ce réapprovisionnement paraîtrait d’autant plus à propos que les crues de ces rivières en hiver pourraient suppléer au déficit d’eau du Rhône à l’état d’étiage. La demande de ces dérivations a été faite dans quelques commissions d’enquête, mais il n’y a pas été encore donné suite. Craint-on que ces rivières, torrentueuses en hiver, n’ensablent le canal? d’inextricables difficultés sont-elles à redouter par suite des servitudes d’usines, de moulins, etc., qui sont toujours d’autant plus grandes que le cours d’eau est plus petit? Du reste on ne saurait trouver mauvais que ces diverses rivières soient utilisées par leurs propres bassins. Il faut même souhaiter que des travaux de petite canalisation, relativement peu coûteux, puissent permettre l’irrigation des terrains au-dessus du grand canal projeté.

C’est donc au Rhône même qu’il faut demander une plus large provision d’eau. Cela est d’autant plus facile que le débit moyen de ce fleuve dépasse 400 mètres cubes à la seconde. En considérant que cet énorme flot roule à la mer d’immenses provisions de substances fertilisantes dont la valeur seule atteint les vingt ou trente millions que l’agriculture française consacre annuellement à l’achat d’engrais étrangers, en songeant à tant de ressources perdues pour une culture appauvrie par la stérilité naturelle du sol, on se prend à regretter la parcimonie avec laquelle le grand canal projeté s’alimente à ce fleuve sans utilité. C’est au moins 120 mètres cubes, comme pour le canal Cavour, que l’on devrait et pourrait dériver du Rhône, si tant est qu’on ne puisse lui prendre les sept huitièmes de ses eaux, comme les Anglais l’ont fait au Gange.

Le défaut d’abondance, constaté pour les arrosages d’été, se reproduit aussi pour les arrosages d’hiver. Il est vrai que ces arrosages sont peu pratiqués dans le Midi, alors qu’on en est très partisan dans le Centre, parce qu’ils sont favorables aux prairies, qu’ils protègent contre le froid par la tiédeur des eaux courantes ou par la couche de glace dont ils recouvrent le gazon.

Le canal ne donnant durant la période hivernale qu’un volume de 6 millions de mètres cubes pour l’emploi sur le sol, cette provision devra être réservée à la submersion des vignes. D’après les expériences réitérées de M. Faucon, une couche d’eau de 0m, 60, donnée graduellement à une vigne, doit suffire pour l’entretenir submergée en hiver durant un mois. Cela nécessite 6,000 mètres cubes d’eau à l’hectare. Cette dose est un peu faible. Le succès de l’opération exigeant la continuité de la submersion pour assurer la complète asphyxie de l’insecte, ce rationnement pourrait exposer à des mécomptes, s’il était rigoureusement observé. Il est donc prudent de disposer des réserves pour les vignobles.

Le prix de l’abonnement est de 63 francs par hectare, soit pour les arrosages d’été, soit pour les submersions d’hiver. Les souscripteurs recevront l’eau aux limites mêmes de leur patrimoine et n’auront d’autres frais que l’aménagement de leurs propres terrains. Une telle taxe semble modérée, si l’on considère la plus-value que les arrosages procurent à la rente du sol. Les terres soumises aux cultures sèches ne sont en général affermées dans le Midi que 50 fr. l’hectare, tandis qu’elles sont très recherchées à 150 et 200 francs lorsqu’elles deviennent arrosables. La taxe d’irrigation est plus élevée sur les canaux italiens, où elle atteint ordinairement le taux de 75 francs par hectare.

Quand nous aurons ce flot coulant à 50 mètres en moyenne au-dessus du fond de la vallée, la chute d’une partie de ses eaux créera sur son long parcours de 500 kilomètres une puissance motrice de plus de 5,000 chevaux. Ces forces seront attribuées par souscription pour cinquante ans, à raison de 200 francs par an et par cheval évalué à 100 litres tombant à la seconde d’une hauteur de 1 mètre. Si l’on songe que le coût ordinaire d’une telle force motrice est au minimum de 500 francs quand on la produit par la vapeur, on reconnaîtra quelles facilités économiques la création de ce canal apportera à notre industrie, dont les développemens sont compromis par la cherté croissante de la houille. Comme le canal longe presque le chemin de fer de Lyon à Marseille sur un parcours de plus de 140 kilomètres, les usines hydrauliques pourront être établies à proximité des gares de la voie; elles se trouveront ainsi dans les meilleures conditions possibles de communications promptes et aisées. Du reste, entre les roches de Condrieu et Mornas, ce fleuve artificiel, large de 15 mètres, profond de 3 mètres et coulant en pente douce continue, pourrait être utilisé comme voie navigable, ainsi que cela a lieu pour la plupart des grands canaux d’irrigation construits dans ces derniers temps.

Nous avons dit que les pertes subies par la vallée du Rhône et par le littoral méditerranéen, que doit desservir le canal, étaient estimées annuellement à plus de 80 millions de francs. L’exécution du proiet de M. A. Dumont doit sûrement ranimer en peu d’années cette richesse évanouie, et par suite reconstituer très promptement le capital de 120 millions suffisans pour la construction du réseau complet de la canalisation. L’état, qui par les mille bras du fisc saisit la meilleure part de la fortune publique, sera le premier à profiter de l’accroissement des récoltes créées par l’eau. Il est certes équitable qu’il participe aux dépenses comme aux bénéfices. Les populations du Midi demandent donc que le trésor intervienne pour le tiers des frais du canal principal, évalués à 90 millions; ce serait ainsi 30 millions que l’état aurait à payer. Cette dépense ne serait pas imputée sur le présent; elle pourrait être répartie en annuités de 1,350,000 francs, si le paiement s’effectuait en quatre-vingt-dix ans au taux de 4 1/2 pour 100. C’est au prix de ce modeste sacrifice que le trésor sauverait la source d’un impôt presque centuple.

Outre ces résultats matériels considérables, l’œuvre aura des conséquences d’un ordre plus élevé. En engageant l’industrie à se porter le long du canal, loin de la funeste accumulation des villes, elle ne pourra qu’améliorer le sort des ouvriers, toujours plus précaire dans les grands centres qu’en rase campagne, et contribuer à la continuité de cet état de paix intérieure que le régime républicain nous a conservé dans ces cinq dernières années, et dont il a le sentiment d’avoir besoin plus que tout autre.

Favorisant la substitution des prairies au labourage, cette entreprise tendra aussi à améliorer l’existence des populations agricoles. Partout où le climat et le sol ne concourent pas à rendre les récoltes rémunératrices, la culture n’est qu’un duel inégal de l’homme et de son action éphémère contre les éternelles forces de la nature. En fécondant incessamment le sein de la terre par l’eau, sous l’influence vivifiante du soleil, l’homme n’entre plus en lutte contre ces forces naturelles, il les asservit, il s’en fait des instrumens dociles dont il devient l’intelligent directeur. Il se réserve ainsi pour un labeur qui exige plus de discernement que d’efforts musculaires, qui l’expose moins aux maladies et ne l’use point avant l’âge[1]. Tout en retirant un meilleur effet utile de ses peines, l’homme parvient aussi à rendre plus substantielle une nourriture que fournira abondamment le laitage des troupeaux plus nombreux Ainsi par le progrès des irrigations se trouveraient atténuées les deux grandes causes de la désertion des campagnes : le travail pénible et la nourriture insuffisante. Ces causes sont anciennes : urbanum otium ingrato labori prœtulerat, écrit Salluste à propos de cette bande de campagnards émigrés à Rome, chez lesquels Catilina trouvait un naturel appui.


II. — LA NAVIGATION DU RHÔNE.

On s’étonnera qu’un projet de cette importance n’ait point encore été réalisé. La cause des retards ne saurait tenir au manque d’argent, alors que tant de capitaux inertes en France sont en quête d’un placement utile et sûr, sous peine de devenir la proie de ces fantastiques opérations financières qui ont déjà dévoré des milliards. Ces délais préjudiciables tiennent exclusivement à la crainte que la dérivation d’une telle quantité d’eau ne vienne aggraver les difficultés de la navigation du Rhône, qui est déjà si précaire. Rien n’est en effet aussi chétif et aussi misérable que le trafic actuel sur la grande voie d’eau reliant la plus importante de nos cités industrielles au port le plus commerçant de la Méditerranée. Indigne de Lyon et de Marseille est l’état de sauvage abandon dans lequel on laisse le prince de nos fleuves. Que cette désolante solitude ressemble peu à l’animation des grandes rivières du Nouveau-Monde ou même de la Chine, par exemple du Yang-tsé, que sans cesse sillonnent de magnifiques navires couverts d’écume par leurs immenses roues, portant un triple étage de ponts où passagers et marchandises se rangent à l’aise, tandis que l’énorme masse se lance à toute vapeur sur les profondes eaux! C’est une muette admiration qu’inspire un tel spectacle, au lieu du sentiment de tristesse amère que cause la vue de ces rares bateaux qui remontent péniblement le mince courant du Rhône. Ainsi quelle immense disproportion entre ces deux choses que l’on voudrait mettre en balance, entre le salut d’une grande partie de la France et les intérêts de quelques milliers de tonnes de marchandises!

Le Rhône a rendu d’utiles services qu’il serait injuste d’oublier; il a eu son histoire, lorsqu’en l’absence de toute autre voie de communication il servait seul aux relations de la Bourgogne et du Languedoc et au trafic de la moitié de la France avec la mer. À cette époque, de vigoureux et hardis mariniers, dont la race est perdue, gouvernaient avec leurs massifs avirons de lourdes gabares chargées de grain, de sel et de vin. Parfois leurs rapides rames poussaient de légères barques emportant quelques voyageurs vers la Provence, u Je suis en peine de votre embarquement et de savoir ce que vous a paru ce furieux Rhône en comparaison de notre pauvre Loire, à laquelle vous avez tant fait de civilités, » écrivait à sa fille une mère dont la charmante correspondance vivra autant que notre langue. Mais depuis Mme de Sévigné bien des choses nouvelles sont venues, enrichissant les unes de la ruine des autres; les voyageurs ne prennent plus le coche à Lyon ; les marchandises elles-mêmes vont en chemin de fer, bien que le transport en soit ainsi plus coûteux que par eau. Le mouvement commercial du Rhône se ralentit surtout depuis la disette croissante des récoltes dans le Midi. C’est principalement de l’agriculture que vivait la batellerie du Rhône, et c’est par le retour seul de ses abondans produits du sol que cette batellerie pourra reprendre vie. Il y a donc un fatal aveuglement de la part de cette industrie à vouloir paralyser la résurrection de sa mère nourricière. Une plus frappante application de l’apologue des membres et de l’estomac ne s’était jamais vue avant un tel antagonisme suscité contre la production agricole. N’est-ce pas la solidarité la plus étroite qui doit exister entre l’industrie qui crée et celle qui transporte? Cette solidarité est si bien dans la nature même des choses, qu’une canalisation conçue dans des proportions assez larges pour satisfaire complètement l’agriculture fournirait aussi les facilités les plus grandes au mouvement commercial entre la Méditerranée et l’intérieur de la France.

Les difficultés de la navigation du Rhône entre Lyon et la mer tiennent à deux causes, dont la première est la pente rapide du fleuve. Il en résulte qu’au moment des grandes crues, le courant impétueux affouille les rives et le fond, partout où le terrain est de nature peu résistante; il élargit ainsi outre mesure un lit dans lequel les basses eaux s’épanouissent en n’offrant plus à la navigation une suffisante profondeur. Les matériaux provenant des érosions forment des bancs d’autant plus dangereux qu’ils sont mouvans. Le second obstacle à la navigation vient de ce que le Rhône débouche dans une mer privée des courans rapides du flux et du reflux, qui entretiennent un passage toujours libre à l’entrée de la Loire, de la Seine et de la Tamise. Comme le Nil, le Pô et le Tibre, le Rhône a une embouchure formée d’un delta marécageux dans lequel il se perd par différens canaux, tous trop peu profonds pour offrir un passage assuré aux navires. Les efforts tentés afin de contenir le lit de ce fleuve et de redresser son embouchure au moyen de digues n’ont pas abouti jusqu’ici à un résultat absolument heureux, bien que dirigés avec la plus prudente attention.

L’art de l’ingénieur n’a point à exécuter d’œuvre plus difficile que cette amélioration des fleuves, parce qu’il s’y trouve aux prises avec les irrésistibles forces d’immenses masses d’eau d’une impétueuse rapidité. De semblables endiguemens ont été essayés en France sur le Rhône, la Gironde, la Loire et la Seine, en Angleterre sur la Tamise, la Tees, la Tweed, en Écosse sur la Clyde, dans les Pays-Bas sur l’Escaut et la Meuse. L’expérience a prononcé son irrécusable jugement. Excellens pour les rivières coulant avec peu de pente sur des terrains d’une nature homogène, les résultats ont été déplorables partout où il s’est trouvé une alternance de fonds affouillables et de fonds résistans. Dans ce dernier cas, au lieu de produire un dragage uniforme, les endiguemens ont aggravé l’irrégularité primitive du lit naturel, en provoquant des fosses dans les terrains désagrégeables, et en mettant en relief des hauts-fonds sur les terrains inattaquables par le courant. L’étude de ces diverses tentatives heureuses ou malheureuses permet de douter que par des digues il soit jamais possible d’approprier à la navigation et de rendre accessible par la mer un fleuve aussi rapide que le Rhône, exposé comme lui à des crues violentes, coulant comme lui sur un fond de résistance variable, et comme lui aboutissant à une mer privée des courans de marée. A la vérité, les difficultés d’accès sont atténuées par la construction d’un canal partant de la Tour Saint-Louis pour déboucher dans le golfe de Foz; mais ce travail semble condamné à l’inutilité par le mauvais état du fleuve auquel il doit servir de dégagement.

Le but à atteindre dans le plan général d’amélioration de nos voies navigables est la conquête même du transit entre l’Orient et l’Europe centrale. Nous devons faire de ces voies le prolongement naturel du canal de Suez. Un tel résultat n’est possible qu’à deux conditions expresses. Pour soutenir avantageusement la concurrence des chemins de fer étrangers, qui tendent à dévier le trafic vers les ports de l’Adriatique, il faut d’abord aux bateaux circulant dans notre réseau intérieur une capacité assez grande pour que leurs transports atteignent le plus bas prix possible. La limite minima de ce tonnage utile et économique exige un tirant d’eau de 3 mètres ou de 2m, 5 au moins. C’est en effet la profondeur que l’on veut maintenir dans la Seine entre Paris et la mer. La réalisation d’un tel programme ne saurait être partielle; l’application doit en être également faite au Rhône, pour arriver à une homogénéité complète de nos voies et les rendre accessibles aux bateaux du même type. Or les partisans les plus acharnés des endiguemens du Rhône confessent l’impuissance de leur système à assurer un tirant d’eau dépassant 1m,60 en basses eaux. Ils ne sauraient donc continuer la fondation de leurs digues insuffisantes.

En second lieu, l’économie sans rivale qui est à réaliser dans les transports ne peut se prêter à des transbordemens coûteux et toujours funestes aux marchandises. Lorsqu’un chaland viendra dans les docks de Marseille accoster un grand steamer de la Chine ou des Indes pour charger les balles de soie et de coton, il devra les transporter sans rompre charge jusqu’à Lyon, Mulhouse et Bâle. Il faudra qu’il puisse partir à heure dite, comme un train de chemin de fer, sans se préoccuper de la houle et des vents, sans courir les risques fréquens d’une navigation côtière. Or, en conservant le Rhône dans le réseau des voies navigables intérieures, on n’assurerait ni ces facilités ni ces sécurités au mouvement commercial. Les communications entre Marseille et les bouches du fleuve sont fort pénibles même en été; elles deviennent réellement dangereuses dans les mauvais temps d’hiver. Dans tous les cas, le type de navires agiles, qui seuls sont aptes à cette traversée, ne convient pas parfaitement aux transports par canaux; leur emploi impliqua le plus souvent un transbordement opéré à Arles.

Ces considérations ne permettent guère de songer à relever le niveau des eaux du Rhône au moyen de barrages mobiles. Du reste, aucun fleuve de cette importance n’a encore été ployé à cette servitude des barrages, même avec les ingénieuses dispositions adoptées pour supprimer promptement ces obstacles en cas de crues rapides. Il y aurait donc de grands risques à tenter un tel essai, qui n’assurerait même pas la sécurité et la régularité de nos communications par eau. L’amélioration de la Seine au moyen de barrages est au contraire opportune à tous les égards. Le fleuve s’y prête lui-même par son régime assez régulier, par sa pente peu rapide, par son fond assez résistant. Sa position est aussi des plus heureuses : baignant Paris, il passe à Rouen dans un grand foyer de travail et d’activité ; enfin il débouche au Havre dans le courant commercial universel. En se ramifiant à la Seine, le réseau intérieur des voies navigables est mis en relations directes avec l’entrepôt de la Manche, de la mer du Nord et de tout l’Océan, il pénètre tout droit dans ces bassins où les deux mondes échangent leurs richesses», tandis qu’asservi au Rhône il n’arrive à aucun port, pas même à une rade ; il n’aboutit qu’à une plage insalubre, déserte, sauvage.

Ainsi, à quelque point de vue qu’on examine la question, on en vient toujours à cette conclusion que l’entrepôt universel de Marseille doit être dans le sud la tête de ligne directe de nos voies navigables. Leur réseau débuterait donc par un large et profond canal aboutissant en un point où le cours du Rhône commencerait à se prêter aux améliorations nécessaires. Cette canalisation a déjà été projetée sous la restauration; elle aurait été incontestablement exécutée sans le discrédit momentané dans lequel la venue des chemins de fer a fait tomber l’œuvre utile des canaux. Il est urgent de reprendre ce projet, au nom du travail industriel qu’on doit secourir contre la concurrence étrangère par la réduction des prix de transport, au nom de nos intérêts commerciaux, menacés par l’imminente perte de la part du transit conservée jusqu’ici, au nom de la production agricole, qu’il faut sauver dans le Midi par de puissans arrosages. Comme nous l’avons dit, comme le prouvent de nombreux exemples, il n’est pas impossible de concilier les facilités de la navigation et les besoins de l’agriculture; c’est même seulement en réunissant ces deux intérêts, en utilisant l’eau à la fois pour la production et pour la locomotion que l’on peut obtenir un excellent résultat financier de ces coûteuses canalisations, qui paient difficilement l’intérêt des capitaux dépensés quand elles sont faites exclusivement en vue des transports.

L’examen du projet de M. Dumont nous montre d’abord un magnifique fleuve artificiel roulant son flot tranquille sur une longueur de 150 kilomètres, entre la dérivation faite à Condrieu et le bassin de retenue établi à Mornas. Son lit, large de 15 mètres environ et profond de 3 mètres, serait aussi bien approprié à la navigation que le meilleur de nos canaux, si quelques travaux d’art suffisans pour une rigole d’arrosage prenaient l’ampleur nécessaire à une voie navigable. La convenance à la navigation serait plus grande encore, si les dimensions en largeur et en profondeur adoptées dans le projet étaient augmentées de façon à assurer le débit plus considérable que nous avons reconnu si utile à l’agriculture. Ce canal mixte ne présenterait point l’inconvénient d’un excessif allongement, qui est reproché à beaucoup de canaux construits dans un double dessein. La montée des bateaux serait, il est vrai, gênée par le courant descendant; mais le bien absolu est irréalisable, et dans tous les cas, ce courant serait moins fort que celui que donnerait le Rhône barré, et surtout le Rhône endigué.

Le bassin établi à Mornas pour le fonctionnement du canal d’arrosage servirait de port de garage et constituerait une immense réserve pour l’alimentation de la voie navigable prolongée jusqu’à Marseille. Ainsi serait levée la plus grosse difficulté de l’établissement d’un canal direct du Rhône à ce port. Sans nul doute, il resterait d’autres obstacles très graves dans l’exécution de ce travail à travers un pays accidenté, avec des rivières telles que la Durance, qu’il faudrait traverser. Mais l’importance du résultat est bien en proportion de la dépense nécessaire. En tout cas, le canal projeté, qu’il faut exécuter pour les irrigations seules, offre la moitié du chemin de Lyon à Marseille pour son alliance avec la navigation; celle-ci ferait une vraie faute en ne profitant pas de ce don magnifique.

Souhaitons donc un heureux et prompt succès au projet de M. Dumont, surtout si l’on doit lui donner le développement indispensable pour qu’il produise tout son effet utile dans la triple utilisation de l’eau comme moteur, comme moyen de transport et comme agent de fertilisation du sol. La goutte d’eau que le soleil, cause de toute chaleur et de tout mouvement, puise dans les océans et élève sur les montagnes par le vent qu’il excite, peut en descendant transporter nos produits, puis mettre en mouvement les machines qui les transforment, puis enfin créer de nouvelles richesses en se répandant sur le sol. Telles sont les précieuses ressources de ce fécond élément, dont nous n’avons fait jusqu’ici qu’un très médiocre usage. Désirons encore l’immédiate réalisation de l’entreprise si ardemment demandée par les populations de la vallée du Rhône, parce que les résultats de cette entreprise nous décideront prochainement à aménager les eaux des Pyrénées, des Cévennes et de nos autres montagnes, comme celles des Alpes. Alors sur la majeure partie de la France nous aurons fait subir à l’agriculture une efficace transformation, grâce à laquelle elle contribuera vaillamment à solder la plus lourde portion des écrasantes dettes publiques qui sont le fruit des guerres et des désastres passés. C’est dans la mise en œuvre de l’eau, dans le développement de production agricole qui en résultera, dans les avantages économiques que l’industrie retirera de son emploi comme moteur, c’est dans la prompte création de toutes ces richesses encore tenues à l’état latent et qui ne demandent qu’à s’épanouir sous notre beau ciel de France, c’est dans cette somme de biens qu’il nous faut chercher l’allégement de nos impôts, ce grave problème du moment. Ce grand et intelligent effort pour associer plus intimement les forces de la nature au travail de l’homme contribuera à réparer, autant qu’il est possible, la fortune et la puissance de la patrie mutilée.


F. VIDALIN.

  1. Ce changement est d’autant plus opportun, qu’amollis par le secours des machines et aussi par une sorte d’avant-goût de la vie moderne, les cultivateurs n’ont plus la rude résistance au travail d’autrefois.