Le Campanile de Venise

Le Campanile de Venise
Revue des Deux Mondes6e période, tome 8 (p. 130-149).
LE CAMPANILE DE VENISE

Le soir du 13 juillet 1902, après une journée sénégalienne, tout Venise fourmillait sur la place Saint-Marc transformée en fournaise. C’était un dimanche. Le flot populaire, dont les remous refluaient jusqu’aux arcades des Procuraties, entourait de ses méandres la plate-forme centrale où jouait une musique militaire. Membres de l’aristocratie vénitienne, yachtsmen vêtus de flanelle blanche, touristes américains de l’agence Yale, assis devant le café Florian, causaient avec animation, sous l’éclat brutal des globes électriques. L’écho répétait l’accord final du deuxième morceau, quand, tout à coup, les exécutans prirent leurs cuivres sous le bras et, rangés deux par deux, traversèrent en silence la foule étonnée.

— Qu’y a-t-il ? demanda quelqu’un.

— Ah ! monsieur, répondit sans sourciller un des garçons, le pauvre roi d’Angleterre est mort, et la questure a donné l’ordre de cesser la musique en signe de deuil.

Or, Edouard VII allait beaucoup mieux. Le malade, c’était le campanile de Saint-Marc. Depuis deux jours, les autorités vivaient dans une angoisse ignorée du public : une des faces de la tour se lézardait à vue d’œil. Avisée du désastre, le samedi, la « commission pour la conservation des monumens historiques » accourut et déclara que les fissures ne présentaient aucun caractère de gravité.

Le lendemain, le préfet ayant ordonné, par prudence, une nouvelle visite, la commission soumit cette fois à la sanction de ce haut fonctionnaire quelques mesures de précaution : défense de sonner les cloches, interdiction de l’entrée du campanile. Enfin, le soir, on interrompit brusquement la musique.

Dans la matinée du lundi, les lissures ayant progressé, la police fit promptement évacuer la place Saint-Marc et les boutiques voisines du monument en péril.

Le même jour, vers 10 heures, je me rendais à l’arsenal, par le vaporetto ; nous arrivions devant la Piazzetta, quand soudain, on entendit un bruit sourd pareil à un lointain coup de tonnerre ; un énorme nuage d’un blanc mat, parti de la place, monta dans l’azur du ciel, avec des bandes de pigeons effarés, battant précipitamment des ailes. Ce ne fut qu’un cri à bord du vapeur : Le Campanile s’est écroulé !

La tour carrée venait en effet de s’effondrer sur son axe, comme une glace qui fond ; heureusement pour Saint-Marc, le Palais des Doges et les Procura ti es, dont un angle seulement (appartenant au Palais Royal) fut emporté. Il ne restait qu’un tas de briques roses et de chaux blanche, donnant, comme forme, l’impression d’un Vésuve en miniature, moins la fumée. Colonnes de marbre, cloches, toiture de plomb, statues et bas-reliefs de la Loggetta, tout y était pêle-mêle, brisé, écrasé, pulvérisé, croyait-on, sauf l’ange du sommet qui, après avoir roulé sur la génératrice du cône, était venu s’abattre à la porte de Saint-Marc, le bras en l’air, comme pour protéger de la ruine la célèbre basilique. Les déblais s’arrêtèrent à quelques mètres, de sorte que l’angle d’apparence si fragile, en saillie sur la façade occidentale du Palais Ducal, ne reçut pas une égratignure. On frémit en songeant à la disparition soudaine de cet angle, entraînant peut-être dans sa chute tout un côté de l’église : « El campaniel xe sta galantomo anche morendo[1], » disaient les Vénitiens.

Aussitôt, la pensée se reporta vers ceux qui fréquentaient la Place, les étrangers, les enfans... La catastrophe n’avait fait aucune victime.

L’après-midi, le syndic fit afficher ce manifeste :


« Ce matin, à 9h. 53, Venise a été privée du campanile historique, debout depuis tant de siècles. Il y a quelques jours, on parlait d’un danger, et, ce matin, on fit évacuer la Place. A 9 h. 53, une pierre tomba du milieu de la face opposée à l’horloge. Quelques instans après, un fragment de l’arête elle-même vint s’écraser sur les dalles. Alors, ce fut un sauve-qui-peut général ; on fermait les magasins ; les femmes s’effondraient à terre en criant.

« Puis, avec un grand bruit, le clocher s’affaissa sur lui-même, comme une chose décrépite qui n’a plus la force de se soutenir. Les débris, en tas haut de quinze mètres, roulèrent jusqu’à l’église, sans l’endommager.

« Les décombres ont éventré la muraille du Palais Royal et englouti la Loggetta.


« Venise, 14 juillet 1902. »

Le roi d’Italie, en visite chez l’empereur de Russie, apprit le désastre par le télégraphe, et fit répondre de Péterhof :


« Sa Majesté connaissait déjà l’événement qui attriste Venise.

« Elle apprend avec une vive satisfaction qu’il n’y a pas eu de victimes humaines, et vous envoie ses remerciemens.

« Général PONZIO VAGLIA, ministre de la Maison royale. »


Comment décrire la consternation des Vénitiens ? Resté indifférent à tant de tremblemens de terre, le campanile avait vu crouler beaucoup d’autres tours. Un mois auparavant, le clocher de Corbetta (Lombardie) était tombé de ses 85 mètres de haut. Mais, des tours de cette espèce, l’Italie en possède des milliers. Le Campanile de Venise était plus qu’un clocher, c’était un monument historique, c’était « le campanile » par excellence. Les Vénitiens le considéraient comme éternel et ils disaient d’un événement invraisemblable : « Telle chose arrivera quand le campanile tombera. » Aussi sa chute fut-elle un deuil public. Les socialistes suspendirent un grand meeting annoncé pour le soir, en vue des élections municipales. D’accord avec le cardinal Sarto (aujourd’hui Pie X), le syndic remit à la première quinzaine d’août les fêtes si populaires du Rédempteur. On arrêta les travaux du pont de bateaux, que l’on jette chaque année sur le canal de la Giudecca, pour relier la ville à l’église du Rédempteur, dont la coupole sert de point de ralliement à la foule murmurante des pèlerins Vénètes. L’église devient le centre des fêtes, le point de départ des processions, bannières blanches déployées, avec dais cramoisi et chasubles d’or étincelant au soleil.

Glissant en masses compactes sur le quai des Esclavons, dans la Mercoria, dans la Frezzeria, la foule silencieuse restait consternée devant la palissade que l’on avait dressée en hâte autour des ruines. Deux vieilles femmes enveloppées du châle-mantille traditionnel, s’approchèrent de celle clôture en planches mal jointes. Après avoir plongé longuement leur regard à l’intérieur par une fente, elles s’éloignèrent. Et, versant d’abondantes larmes, elles répétaient à travers leurs sanglots, en dialecte vénitien : « Il n’y a plus rien, plus rien ! »

Matilde Serao adressa aux pigeons ce souvenir ému : « Ah dans le cri de douleur que la chute du campanile de Saint-Marc arrache à l’Italie et qui se répercute jusqu’aux limites du monde, personne que je sache n’a parlé de la poésie vivante de la place Saint-Marc, des pigeons, inoubliables pourtant, de cette forme légère et douce de la vie de la place. Que sont-ils devenus ? Combien le campanile en a-t-il écrasé dans sa chute ? Leurs nids attachés à la haute tour comme aux corniches des Procuraties neuves et vieilles, leurs nids là-haut, là-haut, sont ils tous détruits ? tristesse, ô pitié ! Qui pense en ce moment aux pauvres pigeons, à ces longs essaims qui s’abattaient sur la place d’une suave envolée, pour entourer les enfans, les femmes, les jeunes filles, les hommes, étrangers pour la plupart, qui leur distribuaient du maïs acheté à dix centimes le cornet, aux astucieux marchands ? Qui songe à eux ? Qui les appelle en secouant le cornet, en secouant la main ? Eux qui, à cet appel, descendaient en foule et se posaient sur les épaules, sur les mains, pour becqueter.

« La place Saint-Marc est couverte de débris, la population est consternée, et les pauvres pigeons ignorent tout cela ; ils savent seulement qu’un grand nombre de leurs nids sont détruits, et que beaucoup d’entre eux ont disparu. Ceux qui restent volètent à l’entour sans savoir où se poser ; car, aujourd’hui, qui peut s’occuper d’eux !

« O chère poésie qui remplit d’un bruissement d’ailes le grand silence de Saint-Marc, ô poésie des petits becs roses qui mangent dans la main des enfans. Leur vol est rapide le matin ; il est lent au crépuscule, quand le soleil se couche et que les oiseaux retournent à leurs nids. O poésie de ces choses chères, belles, ingénues, innocentes, les oiseaux, les enfans ! O poésie à laquelle se mêlait la puissance de l’art et la fascination de la femme, souvenir profond pour quiconque a vu Venise et l’a aimée, songe pour celui que l’a quittée, désir pour celui qui souhaite d’y retourner.

« O grand vol des pigeons sur la place majestueuse, grand vol doux, là-bas, là-bas vers le vêtement blanc d’une créature blanche qui rit parmi les oiseaux voltigeans, et elle rit, elle rit, dans sa chemisette blanche ! »

La bonne humeur ne perd jamais ses droits, même à Venise qui, malgré la légende, n’est point ou n’est plus « la ville aux joyeux ébats. » Un journal illustré représenta un groupe de clochers italiens, plus ou moins inclinés, pleurant à chaudes larmes la disparition de leur illustre confrère. Et parmi eux, naturellement, la tour penchée de Pise, qui « détient le record » de l’angle minimum avec l’horizon.

Le lendemain, la place Saint-Marc, qui concentre en un petit espace tant d’édifices merveilleux, présentait un spectacle inoubliable, à l’heure où tout flotte dans une atmosphère transparente comme celle de l’Attique, où « les sommets des campaniles gardent encore la lumière du soleil disparu. » Plus de campanile, mais la façade de Saint-Marc exhaussée, ses coupoles agrandies, la porte en dentelle de marbre du Palais des Doges entièrement dégagée. Devant ce décor magnifique, on se demandait : Pourquoi ne pas laisser les choses en l’état ? Economiser un campanile et y gagner en esthétique ! Ce fut l’avis d’hommes éminens dans les diverses branches de l’art. M. Marcel Prévost écrivait : « Un écroulement, c’est de l’histoire. A quoi bon corriger l’histoire ? » M. Jacques Normand trouve l’Eglise petite à côté du campanile en construction, du Palais Ducal, des Procuraties : « Elle fait moins l’effet d’un monument, que d’un immense reliquaire byzantin construit pour recevoir les restes du célèbre évangéliste. » Un architecte allemand, M. Wagner, déclare que la reconstruction du campanile ne s’impose pas : « A quoi servira-t-il désormais ? Il n’aura plus comme autrefois, quand Venise était une métropole commerciale, à communiquer avec les navires ou à prévenir la ville de l’approche d’un danger. Et puis, on ne saurait reproduire sa valeur artistique et historique. »

Cette idée paraissait un blasphème aux yeux des Vénitiens Ayant eu l’imprudence d’exposer à un lettré la théorie de la place « mutilée » plus belle que l’ancienne, mon interlocuteur m’accabla sous une abondance de points interrogatifs et d’interjections : « — Pensez-vous que le campanile se soit tu pour toujours ? Comment, la Mezza Terza ne sonnerait plus les matines à l’aube, pendant l’ouverture des portes de Saint-Marc ? Aux heures solennelles, la Marangona ne lancerait plus sa voix puissante, qui dominait les autres cloches et vibrait si longuement dans l’espace et dans les cœurs ? La Trottiera et la Renghiera seraient muettes à jamais ? Impossible, monsieur, tout à fait impossible. Le son des cloches, tantôt majestueux et grave, tantôt joyeux, plein d’une douce harmonie, c’était l’existence même de Venise et, depuis le fatal effondrement, la ville, désorientée comme un navire sans boussole, ne sait plus comment elle vit. Autrefois, les sonneries annonçaient, par des tintemens répétés, les offices, la messe, l’angelus, les vêpres, le salut ; par des tintemens « en larmes » le glas des grands citoyens. Le bourdon lancé à toute volée, c’était le couvre-feu, le tocsin, quelque événement extraordinaire. Nous n’avons plus aujourd’hui que les deux Maures de l’Horloge, qui battent les heures, avec monotonie. Ce n’est pas assez. Il faut que le bourdonnement sourd de la Marangona couvre encore l’océan des maisons et qu’il règle, comme jadis, sur la lagune lointaine, de Chioggia jusqu’au Lido, les occupations journalières des pêcheurs et des paysans. Il faut que le carillon familier, au rayon d’action moins étendu, réveille l’écho des calli, des rii, des traghetti, des fondamenta. Nous voulons qu’il reprenne son ancien rôle. Il le reprendra, croyez-moi. »

Relever ce monument millénaire devint à Venise une idée fixe, une obsession. Dov’era e come era, où il était et comme il était, fut désormais le mot d’ordre. Depuis le patricien qui embrasse du regard, sous tous les angles possibles, la façade de Saint-Marc en promenant son far niente sur la Piazzetta, jusqu’au gondolier qui dévore des spaghetti à l’avant de sa gondole, tous sont fiers des souvenirs que rappelait le géant disparu. Il avait vu le plus grand nombre des cent vingt-trois doges qui exercèrent le pouvoir pendant dix siècles. Que de fois il avait contemplé sur la lagune le Bucentaure tout battant d’or, avec ses cent rameurs, et le doge nouvellement élu, sous les plis de la bandiera leonata di porpora e d’oro, jetant à la mer l’anneau symbolique : O mare noi ti sposiamo, in seguo del nostro perpétua dominio ! A ses pieds, sortant de la basilique, avaient défilé, aux acclamations populaires, les pavillons des flottes de la Serenissima partant pour la guerre. Tous les Vénitiens savent que le campanile a répété les « Viva San Marco ! » des équipages victorieux de Mûrosini, rentrant sur leurs galères chargées d’or et de gloire ; que, de la coupole, Galilée dirigea son télescope vers la voûte céleste pour lui arracher le secret du mouvement de la terre afin de découvrir une preuve expérimentale de l’affirmation qui l’obsédait : E pur si muove !

La plupart de ces souvenirs très lointains datent, non point de la jeunesse, mais de l’âge mûr du campanile. À ce propos, nous hasarderons quelques remarques. On s’extasie volontiers sur l’antiquité de ce monument, bien que l’histoire, examinée à la loupe, refroidisse cet enthousiasme. La construction de cette tour célèbre remonte à 888. Mais l’architecte Montagnana la reconstruisit près de cinq cents ans plus tard (1329). Un siècle encore, et le sommet en bois, incendié par la foudre, fit place à une flèche de marbre. En 1490, nouvel incendie dû à la même cause : on rétablit la flèche de marbre, en l’alourdissant par une toiture en lames de plomb. En 1510, Bartolomeo Buon hissa au sommet un ange haut de cinq mètres. Ainsi, le campanile l’ut, au cours des siècles, revu, corrigé, considérablement augmenté, rendu de plus en plus lourd. Point capital, parce que les fondations, par leur nature et leur disposition, n’offraient qu’une résistance limitée. La tour primitive servait de poste aux gardes chargés de surveiller les ports du Lido et de Malamocco, à l’époque reculée où les barbares de la côte, audacieux pillards, inspiraient tant de terreur que, pour leur barrer la roule, on ferma par des chaînes l’entrée du Grand Canal. Plus tard, on y suspendit une cloche pour indiquer les cérémonies religieuses et convoquer le peuple aux assemblées communales.

« Seul au sommet de la ville endormie, l’ange du campanile de Saint-Marc sortait brillant du crépuscule, » écrivait Musset. Etincelant sous les rayons du soleil, cette statue dorée était le premier point que les navigateurs apercevaient de loin, comme les Grecs la statue de Minerve sur le Parthénon. Mobile autour d’un axe, l’ange tournait avec le vent, tel, aujourd’hui, le Mercure-girouette de la Dogana. Soustrait aux remous par son isolement à cent mètres de haut, il indiquait vraiment la direction du courant aérien soufflant au large ; par suite, le temps à espérer ou à redouter. Depuis quatre cents ans, pêcheurs et marins, avant de prendre la mer, ne manquaient point d’interroger l’ange. Regardait-il l’Adriatique ? C’était, en perspective, l’étouffant sirocco, la grosse houle du Sud-Est, qui part de la côte africaine, enfile le canal d’Otrante et monte jusqu’à Venise ; les voiles plates choquant les mâts au roulis, et, parfois, la tempête soudaine comme un coup de fouet. Donc, « veiller au grain » et ne pas se laisser surprendre par le « frisement » particulier de la mer, avant-coureur de la brise qui arrive sur vous plus vite qu’un cheval au galop. L’ange tourné vers le Nord, c’était signe de « bora, » et alors, attention ! Deux ris dans les voiles avant de partir. Songez que, suivant une ancienne coutume, dès que se lève ce mistral adriatique, les autorités des ports font élonger des cordes le long des rues pour empêcher les passans d’être renversés par ses rafales pesantes.

Des torrens d’encre ont coulé pour exprimer le chagrin du monde à la suite de la disparition du « campanile. » « Dans le Nord lointain, écrivait le Fremdenblatt, au milieu des fêtes de la cour scintillante de Pétersbourg, le roi d’Italie reçoit la nouvelle de la catastrophe. C’est une goutte d’amertume qui tombe dans son verre... Venise, disait Gœthe, ne peut se comparer qu’à elle-même. Elle a sa place marquée parmi les plus précieux joyaux de la terre. Venise n’a point besoin d’une fontaine de Trevi, où l’étranger boive le désir du retour, parce que tant que nous vivrons, son image ne pâlira jamais dans notre esprit. On pourra reconstruire le campanile, peut-être même la Loggetta de Sansovino ; mais l’escalier sans marches, que gravirent Bonaparte et Byron, a disparu pour toujours. »

Les alliés allemands se distinguèrent par leur ton dédaigneux et l’âpreté de leurs critiques. M. Wagner, nous l’avons vu, s’est prononcé contre la reconstruction du campanile. Si pourtant, ajoute-t-il, on se décide à le relever, il faudrait le rétablir en style moderne, d’autant plus que Venise représente tous les genres d’architecture. Cet article a soulevé en Italie d’énergiques protestations.

Le Berliner Tageblatt renchérit : < Depuis que le ministre italien de l’Instruction publique a lancé par le télégraphe l’ordre enfantin de reconstruire immédiatement le campanile de Saint-Marc, l’Italie semble considérer cette restitution comme une opération très simple. Au contraire, les étrangers estiment que ce travail présentera de sérieuses difficultés. Car, en somme, la reconstruction est une œuvre purement technique. Doit-on établir les fondations nouvelles sur ce terrain peu résistant ? Les architectes italiens ont-ils une expérience et des connaissances suffisantes ? Nos cercles techniques le nient formellement. On n’a encore exécuté qu’à Berlin un ouvrage important sur un terrain similaire : le musée de l’empereur Frédéric. Le conseiller intime Ihne et le conseiller édile Hasak ont inauguré pour ce monument un nouveau système de fondations. Que l’on consulte au moins ces deux experts ! Quant à la reconstruction elle-même, un concours international s’impose. Seuls, les architectes étrangers à l’Italie connaissent à fond l’art antique de la construction et savent traiter la pierre comme il convient. Eux seuls fourniront une solution supportable dans l’esprit de la Renaissance. Autrement, on tombera dans l’architecture de l’exposition de Turin !... »

Quelques jours après, la même feuille revenait à la charge ; « L’Italie néglige l’entretien de ses monumens. D’ailleurs, le ministre ne dispose que de 2 000 francs pour la conservation de 500 monumens historiques. Tous les étrangers donneraient leur obole pour augmenter ce fonds, surtout si les Italiens se débarrassaient de leurs gardiens si assoiffés de pourboires. »

Là-dessus, les journaux d’Italie écumans invitèrent le confrère berlinois à vouloir bien, pour l’amour de l’art italien, ne pas raconter à ses lecteurs de semblables sornettes.

Sans admettre absolument ces objurgations dédaigneuses, nombre de savans italiens concluaient à l’urgence d’entreprendre à Venise de sérieux travaux de restauration ; ils regardaient aussi comme nécessaire le rétablissement du magistrat et des agens de la lagune, qui suivaient autrefois avec attention le mouvement des eaux dans les provinces de Venise et de Mantoue. Depuis quarante ans, les Vénitiens cherchaient à faire voter une loi lagunaire. Par trois fois, les projets s’échouèrent entre la Chambre et le Sénat. Pendant ce temps, l’eau poursuivait ses ravages insoupçonnés. La catastrophe du 14 juillet 1902 détermina le gouvernement à rétablir ce service et à créer un bureau hydrographique pour recueillir et enregistrer les observations.

L’idée de la reconstruction étant passée à l’état de dogme, les artistes vénitiens rédigèrent un chaleureux appel au concours de tous : « En présence de l’immense infortune qui vient de frapper Venise, soit par l’impéritie des hommes, soit pour des causes encore inconnues, les artistes vénitiens s’adressent à tous ceux qui aiment Venise dans son histoire et dans ses monumens, pour que l’on procède immédiatement à la reconstruction de ce mole superbe, qui, pendant mille ans, fut le témoin de la grandeur et des revers de la ville. Sûrs d’être les. interprètes du sentiment universel, confians dans le concours de tous pour rétablir cette page glorieuse de l’histoire vénitienne, les artistes vénitiens espèrent que, du sommet de la tour, l’ange doré veillera encore sur le sort de la reine des lagunes. Ils prennent avec leurs confrères des mesures pour organiser de la manière la plus efficace leur contribution à cet accomplissement du devoir. »

Le Conseil municipal, réuni d’urgence, vota, séance tenante, 500 000 francs. Une fois donné, l’élan se répandit partout, comme une traînée de poudre. Le National Club, de New-York, ouvrit une souscription. L’Istrie proposa de fournir les pierres et les marbres. Une fonderie napolitaine offrit gratuitement la main-d’œuvre pour la réparation des bronzes de Sansovino. M. Groothaert, architecte belge, lança une liste de souscription parmi les artistes et les lettrés du monde entier.

M. Nasi, ministre des Beaux-Arts, coupa court à l’enthousiasme universel, en publiant à son de trompe ce simple avis : « Il faut reconstruire le campanile avec de l’argent exclusivement italien. » Venise renchérit : «... Avec de l’argent vénitien. » L’étranger annula les souscriptions qui commençaient à affluer, et Venise, exultante, se distingua par l’ingéniosité de ses sacrifices. Un juif conseilla de débiter les débris du campanile comme objets de curiosité. Le sénateur Breda, plus généreux donna 100 000 francs. Une pauvre maîtresse de dessin vénitienne, exerçant à Florence, offrait de prélever 10 francs par mois, sur un maigre salaire de 60 francs. Les gens du peuple, artisans, petits commerçans, barcarnoli, pêcheurs, furent les premiers à se cotiser. De longues listes circulèrent de boutique en boutique et de gondole en gondole. Avec moins de fracas, les patriciens couvrirent aussi des listes où des noms illustres figuraient en regard de souscriptions opulentes. Un jour, le syndic reçoit d’Amérique ce câblogramme laconique :


Sottoscrivo mezzo millione lire. — MOROSINI.

En présence de cette offrande magnifique, le syndic ouvre une enquête discrète. Le consul des Etats-Unis connaissait à New-York un banquier nommé Morosini, d’origine italienne. Morosini de nom seulement, ce financier n’avait rien de commun avec la famille qui fournit quatre doges à la République, entre autres le « Péloponnésiaque, » donateur généreux des lions de marbre rapportés de Grèce et accroupis depuis deux siècles à l’entrée de l’arsenal. Né à Venise en 1831, cet émigrant d’Italie se nommait Giovanni Pertegnazza. Quand Venise devint autrichienne, il partit pour Athènes, s’engagea comme mousse, et débarqua à New-York. Là, comme beaucoup de ses compatriotes, il végétait en cherchant sa voie, quand sa bonne étoile le mit sur le chemin du fils de Jay Gould et changea le cours de son existence. Il sauva la vie à ce jeune homme et, par reconnaissance, le père l’associa à ses affaires. C’est alors que Pertegnazza prit le nom de Morosini ; dans la suite, il devint multimillionnaire, digne de figurer sur la liste des 400. Un reporter, qui sollicitait une interview, reçut de lui le billet suivant :

« Cher monsieur, on a annoncé à tort que j’avais donné 500 000 francs pour la reconstruction du campanile de Saint-Marc. Veuillez, je vous prié, démentir dans votre estimable journal. Je souscrirai, mais une somme plus modeste. »

Agissant avec promptitude et décision, M. Nasi expédia durgence à Venise une commission d’enquête pour examiner les faits et vérifier les conditions statiques des autres monumens. La commission prouva bientôt son utilité. Elle découvrit à Venise quelque incohérence administrative, de ces chinoiseries si communes en tous pays et si favorables à l’éparpillement des responsabilités. Ainsi, le bureau régional s’occupait de la Loggetta de Sansovino, tandis que le campanile lui-même, clocher de la basilique, était sous la tutelle de la Fabrique de Saint-Marc. Or, la commission constata que la Fabrique ne possédait pas même les plans du monument confié à sa garde.

Afin d’examiner par lui-même, le ministre partit aussi. De Venise, il appela le commandeur Boni, archéologue éminent, chercheur infatigable et modeste, qui a découvert dans le sous-sol du Forum romain tant de merveilles, jusqu’à des ascenseurs pour le service des bêtes du cirque et des gladiateurs. Le ministre confia à M. Boni la direction des travaux de déblaiement, avec pleins pouvoirs. Ce choix s’imposait. Depuis 1885, on concevait des doutes sur la solidité du campanile et, à cette époque, M. Boni lui-même avait entrepris une série de recherches sur les fondations. Plusieurs versions couraient à ce sujet. Sabellino leur donnait une profondeur égale à la hauteur de la tour. D’autres assuraient que les fondations s’étendaient sous la basilique de Saint-Marc... On « exagère » à Venise, comme dans tout le Midi.

La vérité était beaucoup plus simple. Avant d’ériger la tour, on avait enfoncé des pilotis afin d’accroître la résistance du sol. Sur les tôles de ces pilotis, qui peut-être n’étaient pas toutes rigoureusement dans le même plan horizontal, on établit un plancher de bois de chêne, et, par-dessus, sept couches alternatives de trachyte, de pierre d’Istrie et d’une sorte de grès peu consistant. La hauteur totale de ces strates de pierre ne dépassait pas 3m, 32, le trentième de la hauteur totale du campanile. La surface de la base n’avait que 400 mètres carrés, soit 20 mètres de côté, alors que la tour en mesurait 12. Le tronc de pyramide écrasé qui constituait le bloc des fondations supportait un poids énorme de dix millions de kilogrammes (depuis les dernières surélévations). C’était excessif ; on marchait vers la catastrophe finale. Pour l’éviter, il eût fallu, d’après M. Boni, démolir le tiers supérieur du campanile, à peu près trente mètres ; procéder ensuite à l’épontillage de la tour et à l’élargissement de la base. Mais alors, c’était le campanile étêté, mutilé, ruine lamentable, qui déshonorait la place Saint-Marc et Venise vue du large.

Le géant est tombé, vaincu dans sa lutte obscure contre les forces naturelles, implacables, qui, alliées au temps, minent sourdement l’œuvre des hommes. Ce sont de très petits mouvemens, infiltrations, tassemens. glissemens, oscillations imperceptibles dues aux tremblemens de terre. On n’y prend pas garde ; la désagrégation chemine, les conditions de stabilité se modifient insensiblement ; un dernier effort, el, soudain, tout s’effondre comme un magnifique château de cartes. À ces causes d ébranlement, il faut ajouter l’action incessante des vaporetti, en vue desquels les canaux n’ont point été creusés. Ces bateaux-omnibus, dans leurs courses alternatives entre la gare et le Lido, soulèvent de petites lames qui brisent rageusement leurs volutes sur les marches disjointes des Palais en bordure du Grand Canal. Les canots automobiles, dont le nombre croît de jour en jour, contribueront à cet effet destructif. La lente et silencieuse gondole, qui ne traîne plus dans son sillage « de fastueuses pièces de velours, » disparaît en effet devant ce nouveau venu, à la vitesse tumultueuse et bruyante.

M. Boni accusait aussi le canon de Saint-Georges Majeur « placé juste en face, au cœur de Venise monumentale... Quand je me trouvais au Palais des Doges, chaque coup de canon que tirait cette batterie faisait trembler les vitres et les murailles ; il me semblait que l’âme tout entière de Venise tressaillait. » Il signalait aussi les cloches : « Autrefois, on les réservait pour les solennités. Plus tard, on en fit un véritable abus. Leurs vibrations ébranlent les clochers ; il faudrait diminuer l’amplitude de leurs oscillations. »

Le crollo du campanile ne surprit point les archéologues, mais il fit concevoir des craintes pour la plupart des monumens vénitiens, bâtis en général, comme le campanile de Saint-Marc, sur un ensemble de couches, pareil à un gâteau mille-feuilles, de pilotis, de plateaux de bois et de pierres diverses, unies par du ciment hydraulique. M. Wagner a condamné Venise en bloc : « Elle est destinée à périr, parce que le sous-sol qui lui sert de base repose sur de mauvais pilotis pourris, désormais incapables de supporter l’énorme poids dû aux réparations continuelles. » Moins absolu, Vendrasco considérait depuis longtemps trois clochers comme en péril : Saint-Marc, San Stefano et San Giorgio dei Greci. La chute du premier est donc un sérieux avertissement.

Une secousse sismique un peu forte sèmerait la ruine dans tout Venise. Cette menace perpétuelle rend l’œuvre de conservation plus difficile que celle d’une autre ville italienne et nécessite un plan général de défense.

On s’est hâté de jeter la pierre aux architectes anonymes de l’antiquité. On a critiqué ces fondations, l’hétérogénéité de leurs élémens, bois et pierre, de résistance inégale. Il est pourtant des circonstances atténuantes. Tant qu’a duré le règne de la voile, c’est-à-dire pendant des siècles, les marines anglaise, française et hollandaise, conservaient dans l’eau leurs approvisionnemens de bois de construction. La fosse à bois de Rochefort, célèbre dans les fastes maritimes, contenait 50 000 stères de pièces de chêne, droites pour les baux, courbes pour les varangues et les brions. Ces madriers énormes résistaient pour ainsi dire indéfiniment, enfouis dans la vase, à l’abri du contact de l’air et soustraits à l’attaque des terribles termites. Ces vrilles vivantes rendent en effet les bois inutilisables, en creusant sans relâche dans leurs épaisseurs des labyrinthes plus compliqués que les tunnels en escargot du Saint-Gothard.

Autre exemple pris à Christiania. Le « drakkar des Vikings, » contemporain possible du campanile, est sorti en parfait état d’une tourbière aqueuse, où, depuis des siècles, il voisinait avec le squelette d’un chef. Ces rudes Vikings, qui ne respiraient à l’aise que dans la tempête, enterraient un amiral avec son navire, comme les Gaulois inhumaient avec un chef militaire son cheval de guerre ; comme les Incas, plus pacifiques, déposaient dans la tombe de leurs caciques des épis de maïs et des poteries, pour qu’ils pussent manger et boire, pendant le « grand voyage. »

A la nouvelle de l’écroulement, l’Europe s’est écriée : « Venise tombe ! Venise est une chose morte dont les membres, désormais inanimés, se corrompent lentement. » Les constatations douloureuses de la commission présidée par M. Boni justifiaient ce cri d’angoisse. Venise a en effet le microbe de la destruction, microbe pathogène, réfractaire à tous les sérums. Mais, si la guérison radicale paraît illusoire, on peut du moins atténuer le mal. Les médecins n’y manquent point d’occupation. Le Ghetto est en ruine. Santa Maria Mater Domini présente de dangereuses lézardes. Le clocher de San Stefano surplombe de 1m, 70. Il y aurait urgence à en démolir la partie supérieure. M. Boni conseilla cette précaution ; alors, le curé de l’église, intervenant, déclara que l’on ne toucherait pas au campanile dont il avait la garde. Ce fut un curieux conflit.

La basilique de Saint-Marc continue à souffrir du mal chronique qui la désagrège, de cet effet de bascule dû aux inégalités de résistance des fondations. Ses voûtes fléchissent par endroits et son sol, incrusté de mosaïques vieillottes, semble une mer houleuse subitement figée. Le Palais Ducal (côté du Pont des Soupirs) réclame sans cesse de nouvelles réparations. Le pont du Rialto donne des signes d’affaissement. L’église des Frari va s’ouvrir, dirait-on, comme une grenade trop mûre. Les vieilles Procuraties, ancienne résidence des Procurateurs de Saint-Marc, ploient sous le faix. A l’intérieur, les locataires israélites, successeurs de ces hauts fonctionnaires, ont abattu les cloisons, afin de créer des musées de gros ameublement : nègres d’ébène sculpté, grandeur nature, que s’arrachent les Anglais, consoles massives avec abondance de hauts reliefs ; canapés cerise au bois doré dignes des nababs indous ; pendules monstres, armoires à glace monumentales, lustres pesans à pendeloques de cristal (???) lié, joie des beys de Tunis et des Ottomans jeunes et vieux. D’où, une surcharge qui parfois atteignait 35 kilogrammes par centimètre carré, limite maxima compatible avec la sécurité.

La commission prescrivit des allégemens considérables, avec défense absolue de modifier dorénavant l’état des lieux. Une mesure plus radicale eût consisté à liquider les expositions permanentes du premier étage des galeries. Mais ces locaux se louent fort cher, et la municipalité n’est pas riche. Fort heureusement. Venise, moins pauvre, ne serait peut-être plus que l’ombre d’elle-même. Déjà, les ingénieurs ont barré le Grand Canal par un pont métallique à treillis, qui s’enracine avec ironie devant le Palais des Beaux-Arts. Que ne rêverait line édilité en face d’excédens budgétaires ? « Elle ouvrirait certainement de larges voies, voudrait mener les trains jusqu’à la Dogana et jeter un pont sur le canal de la Giudecca[2]. » Nous en avons chez nous un exemple frappant. L’administration française n’a-t-elle pas saccagé la ville arabe d’Alger ? N’a-t-elle pas percé de boulevards les quartiers indigènes, éventrant les portiques, démolissant les moucharabiés, trouant les impasses mystérieuses, pulvérisant des blocs entiers de maisons ? N’a-t-on pas parlé un instant d’abattre la mosquée de la Pêcherie ?

A Venise, la chute du campanile marqua le signal d’une reprise générale des travaux de consolidation. Les architectes chargés de prolonger l’existence des monumens n’avaient que l’embarras du choix.

De Venise, la panique s’est répandue à l’Italie tout entière. Des commissions techniques dressèrent des listes de monumens suspects, et volontiers, on aurait demandé une enquête pour chacun des clochers. Les investigations amenèrent des découvertes importantes. Le palais ducal de Mantoue inspire des craintes. La basilique Palladina, de Vicence, est en péril à cause de la nature peu résistante du terrain. La fameuse Tour de l’Horloge de Castelfranco, à Trévise, menace de crouler, comme en 1637. La façade de la cathédrale d’Udine tend à se détacher des murs. Le rocher qui sert de piédestal à la cathédrale millénaire d’Ancône commence à s’ébouler. Le campanile de San Francisco, de Florence, est en danger. Le temple de la Concorde, à Girgenti, menace ruine. Le campanile de San Silvestro, à Rome, est d’une solidité douteuse. En présence de ces nouvelles alarmantes, l’édilité socialiste de la commune de Molinella donna la note gaie, en défendant de sonner les cloches, pour épargner au vieux clocher le risque d’un effondrement.

Devant les craintes si justifiées des archéologues, nous dirons aux Vénitiens : Conservez le plus longtemps possible votre patrimoine sacré. Retardez la chute de vos monumens. Mais quand ils tomberont, n’essayez pas de les relever. « Admirons et encourageons ceux qui consolident Venise ; mais, craignons les « restaurations » qui sont presque toujours des dévastations. » Referez-vous le Palais Ducal, lorsque le temps aura éventré la muraille saumon qui regarde Saint-Georges Majeur ? Auriez-vous reconstruit Saint-Marc si, par un malheur auquel on ose à peine songer, son campanile s’était couché sur lui, crevant la voûte, brisant les colonnes, écrasant les coupoles ? Heureusement, cette infortune irréparable a été épargnée à l’humanité.

En arrivant à Venise, avant de penser aux morts, M. Boni songea aux monumens debout et il prit des mesures urgentes, entre autres, l’enlèvement immédiat de 300 000 kilogrammes de livres qui surchargeaient l’étage supérieur du Palais des Doges. Cela fait, il attaqua, avec des précautions infinies, le tas énorme des décombres. Les travaux s’exécutèrent sous sa direction personnelle ; car il resta toujours à son poste sur ce nouveau champ de bataille, comme au Forum pendant les fouilles des tombes préromuliennes. La Marangona retrouvée intacte fut transportée dans la cour du Palais Ducal, tandis que le baptistère de Saint-Marc donnait asile à l’ange de la coupole. Des ouvriers de choix, procédant avec circonspection, enlevaient brique par brique, à la recherche des débris de la Loggetta, le moindre fragment étant nécessaire à la reconstitution du petit chef-d’œuvre de Sansovino (1540), Protomaestro des Procuraties de Saint-Marc. Quand il l’eut terminé, ses appointemens de 80 ducats d’or furent, par faveur spéciale, portés à 200 ducats. La Loggetta reçut d’abord un emploi en rapport avec sa valeur artistique. Elle servit de lieu de réunion aux assemblées de la noblesse. Puis, on y enferma les gardes pendant les séances du Grand Conseil. Ce changement de destination l’ut si peu favorable au petit monument, qu’on finit par le fermer et le laisser sans usage, comme un bibelot de prix. De nos jours, on n’en ouvrait plus la grille (horresco referens) que le samedi, pour le tirage du Lotto gouvernemental. Poussées par la cupidité, les commères de Venise rôdaient à l’entour, avec une impatience manifeste, une hâte fébrile, interpellant les employés pour tâcher d’obtenir, avant l’affichage, la primeur de l’arrêt du sort et constater une fois encore que le quaterne leur faisait faccia faruccia. Les six autres jours de la semaine, sous la lente ondulation des oriflammes hissées aux trois mâts gigantesques, les gondoliers sans emploi, les débitans de limonade, les marchands de maïs et les vols de pigeons se groupaient pittoresquement au pied de la grille de Sansovino fermée à double tour.

Le 22 juillet 1902, un premier chaland bondé de débris quitta la Piazzetta pour aller déverser son chargement en pleine mer : nombre d’artistes assistaient au départ de ces restes vénérables, de cette poussière de chaux blanche, d’où émergeaient des briques timbrées au nom d’Antonin le Pieux.

Le déblaiement terminé, on s’occupa des fondations, mais avec une lenteur extrême. On marchait dans la nuit et les architectes hésitaient à endosser la responsabilité des travaux. D’accord avec le ministre des Beaux-Arts, la municipalité avait désigné l’architecte Beltrami. A peine en fonction, celui-ci démissionna « pour raison de santé. » D’où premier embarras, suivi de plusieurs autres.

Bientôt, un vaste trou béant remplaça le cône de débris et les chocs répétés du mouton réveillèrent les échos de la Place. On consolidait la zone des fondations en enfonçant dans le sol 3 000 pilotis (une véritable forêt), mesurant 0m, 21 de diamètre et 4 mètres de long. En opérant ce travail, on doubla la superficie de la base, en la portant à 800 mètres carrés. Elle supportera facilement désormais un poids de 16 millions de kilogrammes, deux fois égal à celui de la nouvelle tour (8 900 000 kil., 1 1 00 000 kilogrammes de moins que l’ancienne). En même temps, on restaurait les statues et les bas-reliefs de la Loggetta.

Le 25 avril 1903, sous la présidence du comte de Turin représentant le Roi, en présence de MM. Nasi et Chaumié, ministres des Beaux-Arts d’Italie et de France, le cardinal Sarto posa, en grande pompe, la première pierre du nouveau campanile. Ce fut un enthousiasme indescriptible. La Place était noire de monde. Artisans, ouvriers, marins, femmes du peuple, manifestaient une joie exubérante ; les cris mille fois répétés de « Viva San Marco ! » dominaient le fracas des applaudissemens.

M. Boni travaillant pour la postérité choisit les matériaux les plus solides. Il commanda à une usine de Rovigo des briques fabriquées sous pression, d’une dureté à toute épreuve. Puis, ayant observé que le mortier de l’ancien campanile, devenu très friable, s’écrasait sous une pression légère, il résolut d’employer pour la nouvelle tour la pouzzolane rouge, considérée comme le premier facteur de la solidité des anciennes constructions romaines. M. Boni demanda au gouvernement de faire partir un bateau chargé de pouzzolane de l’embouchure du Tibre à destination du port du Lido, comme « salut augurai de Rome à la plus belle de ses filles, qui est aussi sa préférée. »

Plusieurs fois, sous différens prétextes, on interrompit les travaux. A peine les fondations affleuraient-elles le niveau de la Place, que des discussions très vives commencèrent. Tout le monde voulut dire son mot, les compétens et les autres, peintres, sculpteurs, conseillers municipaux, journalistes, sénateurs, députés et même simples dilettanti. Ce fut une cacophonie véritable. Dix mois durant, on critiqua les matériaux, leur disposition, et surtout le nombre des gradins de la base. A la fin de 1906, l’architecte Luxardo réclamait la démolition de la partie déjà reconstruite, à cause de la qualité médiocre des matériaux. On passa outre : mais la question du piédestal envenima singulièrement les choses. Autrefois, le campanile s’élevait sur le sol de la place Saint-Marc de cinq marches, dont deux disparurent au-dessous du dallage actuel. Fallait-il dresser le nouveau clocher sur les cinq gradins primitifs ou seulement sur les trois encore visibles au moment de sa chute ? On réclama des experts un examen artistique et technique, si bien que le Conseil municipal ordonna la suspension des travaux. L’affaire fit du bruit ; elle eut un écho à Rome, dans les deux Chambres. C’était le véritable moyen de perdre du temps. Qui ne connaît les retards dus aux discussions parlementaires, qu’il s’agisse d’exploitations minières, de programme naval, ou de campanile ?

Le 4 juillet 1906, le sénateur Tiepolo interpella le ministre au sujet des règles qui avaient amené la commission de reconstruction à décider l’émergence de cinq gradins au lieu de trois, à la base de la tour. Le ministre battit en retraite. En décembre 1905, dit-il, la commission de reconstruction adopta à l’unanimité un rapport du Conseil municipal de Venise. Mais, plus tard, l’architecte Manfredi combattit cette décision. Que faire ? Démolir le travail déjà fait pour retarder l’œuvre définitive ? Le gouvernement n’est pour rien dans tout cela. Cette décision regarde surtout le Conseil municipal de Venise.

Quelques jours plus tard, Montecitorio eut son tour. Le gouvernement désarmé, répondit le ministre, ne peut intervenir ; il a contribué aux travaux de reconstruction, mais sans endosser aucune responsabilité quant à l’exécution. En réalité, c’est la municipalité vénitienne qui dirige les opérations. Quand on découvrit les cinq gradins de la base, les habitans, les conseillers, les artistes, les cinq experts techniques, personne n’était d’accord au sujet de la restitution.

D’autre part, plusieurs commissions successives donnèrent des avis et des conseils. Une dernière cassa les opinions des précédentes et approuva la conclusion de l’architecte Moretti, au sujet des cinq gradins et de la disposition des matériaux. On décida en conséquence de monter la tour sur cinq marches visibles au-dessus du dallage de la Place.

Pendant ces discussions un peu oiseuses, le temps n’était pas tout à fait perdu : une armée d’ouvriers taillait les pierres et polissait les marbres. En juin 1907, on reprit enfin les travaux d’édification, avec ardeur cette fois, comme pour rattraper le temps perdu. Si bien qu’en avril 1908, la nouvelle tour avait 17 mètres, et l’on calculait qu’au taux de 3 mètres par mois, l’achèvement aurait lieu à la fin de 1910. Ces prévisions se vérifièrent. Le campanile grandissant peu à peu, il fallut s’occuper du nouveau jeu de cloches. En souvenir de son patriarcat, le Pape offrit à ses « prediletti veneziani » une batterie de cloches neuves. La municipalité accepta, et, en avril 1909, une usine de l’île Santa Elena fondit les fragmens de bronze recueillis parmi les décombres. Après le refroidissement du métal, il fallut s’assurer que les nouvelles cloches avaient le même timbre que la Maranzona, seule sauvée du désastre. Par un hasard providentiel, quelques jours avant le crollo, le maestro Perosi avait noté leur intonation en vue d’un Te Deum que l’on devait chanter dans la basilique.

La bénédiction du nouveau carillon fut faite en grande pompe. Le duc des Abruzzes, représentant la Maison de Savoie, présidait la cérémonie, avec, comme officiant, le cardinal Cavallari, patriarche et ami personnel de Pie X. Comme les anciennes, les nouvelles cloches portent des inscriptions : « La Marangona ayant survécu par miracle à la ruine de la vieille tour. Pie X, souverain pontife, ancien patriarche de Venise, a fait refondre à ses frais les morceaux des autres cloches, le huitième jour des calendes de mai 1909, Victor-Emmanuel III étant roi d’Italie, Aristide Cavallari cardinal... » Pour la première fois, une inscription mentionne à la fois le nom du souverain pontife et celui du roi d’Italie.

L’essai officiel du carillon eut lieu le dimanche de la Trinité ; un gramophone enregistra la première volée et la municipalité fit hommage au Saint-Père de ce document original.

Tout était désormais rétabli ; on avait même reconstruit morceau par morceau, le petit chef-d’œuvre de la renaissance italienne, la Loggetta, y compris le groupe en terre cuite dorée de la Vierge avec l’Enfant et saint Jean. Avec une patience angélique, M. Pierre Zei, du musée archéologique de Florence, a rapproché les milliers de fragmens recueillis çà et là dans les décombres, comme des paillettes d’or dans le sable d’une rivière. On a replacé dans les niches les statues de bronze (Apollon, Minerve, Mercure, la Paix) et les délicieux bas-reliefs de l’attique : la Charité, la Justice, Neptune...

Venise a été privée de son campanile pendant dix ans. Un nouveau clocher, copié sur l’autre, jaillit aujourd’hui du sol de la Place, devant l’antique basilique, au lieu précis où se dressait le précédent. L’illusion est-elle complète ? Oserait-on l’affirmer, même pour un Vénitien ?

Sans doute, Venise vue de la rade a repris son aspect d’autrefois. Mais le colosse actuel n’est que le fantôme de l’autre ; c’est presque un anachronisme auprès des monumens vénérables qui constituent le patrimoine artistique incomparable de la Reine des Lagunes.


COMMANDANT DAVIN.

  1. « Le campanile reste galant homme même en mourant. »
  2. M. Maurice Barrès.