Ollendorff (p. 273-276).

X

Voilà huit jours que je ne puis dormir. J’ai, sur le crâne, un casque de fer rougi. Mon sang bout, on dirait que mes artères tendues se rompent, et je sens de grandes flammes qui me lèchent les reins. Ce qui restait d’humain en moi, ce que la douleur morale avait laissé, sous les ordures entassées, de pudeur, de remords, de respect, d’espoirs vagues, ce qui me rattachait, par un lien, si faible fût-il, à la catégorie des êtres pensants, tout cela a été emporté par une folie de brute forcenée… Je n’ai plus la notion du bien, du vrai, du juste, des lois inflexibles de la nature. Les répulsions sexuelles d’un règne à l’autre qui maintiennent les mondes en une harmonie constante, je n’en ai plus conscience : tout se meut, se confond en une fornication immense et stérile, et, dans le délire de mes sens, je ne rêve que d’impossibles embrassements… Non seulement l’image de Juliette prostituée ne m’est plus une torture, elle m’exalte au contraire… Et je la cherche, je la retiens, je tâche de la fixer par d’ineffaçables traits, je la mêle aux choses, aux bêtes, aux mythes monstrueux, et, moi-même, je la conduis à des débauches criminelles, fouettée par des verges de fer… Juliette n’est plus la seule dont l’image me tente et me hante… Gabrielle, la Rabineau, la mère Le Gannec, la demoiselle de Landudec défilent toujours, devant moi, dans des postures infâmes… Ni la vertu, ni la bonté, ni le malheur, ni la vieillesse sainte ne m’arrêtent et, pour décors à ces épouvantables folies, je choisis de préférence les endroits sacrés et bénits, les autels des églises, les tombes des cimetières… Je ne souffre plus dans mon âme, je ne souffre plus que dans ma chair… Mon âme est morte dans le dernier baiser de Juliette, et je ne suis plus qu’un moule de chair immonde et sensible, dans lequel les démons s’acharnent à verser des coulées de fonte bouillonnante !… Ah ! je n’avais pas prévu ce châtiment !

L’autre jour, sur la grève, j’ai rencontré une pêcheuse de palourdes… Elle était noire, sale, puante, semblable à un tas de goémon pourrissant. Je me suis approché d’elle avec des gestes fous… Et, subitement, je me suis enfui, car j’avais la tentation infernale de me ruer sur ce corps et de le renverser, parmi les galets et les flaques d’eau… À travers la campagne, je marche, je marche, les narines au vent, flairant, comme un chien de chasse, des odeurs de femelles… Une nuit, la gorge en feu, le cerveau affolé par des visions abominables, je m’engage dans les ruelles tortueuses du village, frappe à la porte d’une fille à matelots… Et je suis entré dans ce bouge… Mais sitôt que j’ai senti sur ma peau cette peau inconnue, j’ai poussé un cri de rage… et j’ai voulu partir… Elle me retenait.

— Laisse-moi ! ai-je crié.

— Pourquoi t’en vas-tu ?

— Laisse-moi.

— Reste… Je t’aimerai… Sur la côte, souvent, je t’ai suivi… Souvent, près de la maison que tu habites, j’ai rôdé… Je voulais de toi… Reste !

— Mais laisse-moi donc ! Tu ne vois pas que tu me dégoûtes !…

Et comme elle se penchait à mon cou, je l’ai battue… Elle gémissait :

— Ah ! ma Doué ! il est fou !

Fou !… Oui, je suis fou !… Je me suis regardé dans la glace et j’ai eu peur de moi… Mes yeux agrandis s’effarent au fond de l’orbite qui se creuse ; les os pointent, trouant ma peau jaunie ; ma bouche est pâle, tremblante, elle pend, pareille à celle des vieillards lubriques… Mes gestes s’égarent, et mes doigts, sans cesse agités de secousses nerveuses, craquent, cherchant des proies, dans le vide…

Fou !… Oui, je suis fou !… Lorsque la mère Le Gannec tourne autour de moi, lorsque j’entends glisser ses chaussons sur le plancher, lorsque sa robe me frôle, des pensées de crime me viennent, m’obsèdent, me talonnent et je crie :

— Allez-vous-en !… mère Le Gannec, allez-vous-en !

Fou !… Oui, je suis fou !… Souvent la nuit j’ai passé des heures à la porte de sa chambre, la main sur la clef de la serrure, prêt à me précipiter dans l’ombre… Je ne sais ce qui m’a retenu… La peur, sans doute ; car je me disais : « Elle se débattra, criera, appellera, et je serai forcé de la tuer !… » Une fois, surprise par le bruit, elle s’est levée… Me voyant en chemise, les jambes nues, elle est restée un moment stupéfaite.

— Comment !… c’est vous, nostre Mintié !… Qu’est-ce que vous faites ici ?… Êtes-vous malade ?

J’ai balbutié des mots incohérents, et je suis remonté…

Ah ! que l’on me chasse, que l’on me traque, que l’on me poursuive avec des fourches, des pieux et des faux, comme on fait d’un chien enragé !… Est-ce que des hommes n’entreront pas, là, tout à l’heure, qui se jetteront sur moi, me bâillonneront et m’emporteront dans l’éternelle nuit du cabanon !

Il faut que je parte !… Il faut que je retrouve Juliette !… Il faut que j’épuise sur elle cette rage maudite !…

Quand l’aube paraîtra, je descendrai, et je dirai à la mère Le Gannec :

— Mère Le Gannec, il faut que je parte !… Donnez-moi de l’argent… Je vous le rendrai plus tard… Donnez-moi de l’argent… il faut que je parte !…