Ollendorff (p. 225-242).

VIII

— Lirat !… Ah ! enfin, c’est vous !… Depuis huit jours, je vous cherche, je vous écris, je vous appelle, je vous attends… Lirat, mon cher Lirat, sauvez-moi !

— Hé ! mon Dieu !… Qu’y a-t-il ?

— Je veux me tuer.

— Vous tuer !… Je connais ça… Allons, ça n’est pas dangereux.

— Je veux me tuer… je veux me tuer !

Lirat me regarda, cligna de l’œil et marcha dans le bureau, à grands pas.

— Mon pauvre Mintié ! dit-il, si vous étiez ministre, agent de change…, je ne sais pas moi… épicier, critique d’art, journaliste, je vous dirais : « Vous êtes malheureux et vous en avez assez de la vie, mon garçon !… Eh bien, tuez-vous ! »… Et là-dessus je m’en irais… Comment, vous avez cette chance rare d’être un artiste, vous possédez ce don divin de voir, de comprendre, de sentir ce que les autres ne voient, ne comprennent et ne sentent !… Il y a, dans la nature, des musiques qui ne sont faites que pour vous et que les autres n’entendront jamais… Les seules joies de la vie, les nobles, les grandes, les pures, celles qui vous consolent des hommes et vous rendent presque pareils à Dieu, vous les avez toutes… Et, parce qu’une femme vous a trompé, vous allez renoncer à tout cela ?… Elle vous a trompé ; c’est évident qu’elle vous a trompé… Qu’est-ce que vous voulez qu’elle fasse ?… Et vous, qu’est-ce que cela peut bien vous faire ?

— Ne raillez point, je vous en prie !… Vous ne savez rien, Lirat… Vous ne soupçonnez rien… Je suis perdu, déshonoré !

— Déshonoré, mon ami ?… En êtes-vous sûr ?… Vous avez de sales dettes ?… Vous les paierez !

— Il ne s’agit pas de cela !… Je suis déshonoré ! déshonoré, comprenez-vous ?… Tenez, il y a quatre mois que je n’ai donné d’argent à Juliette… quatre mois !… Et je vis ici, j’y mange, j’y suis entretenu !… Tous les soirs… avant le dîner… tard… Juliette rentre… Elle est rompue, pâle, dépeignée… De quels bouges, de quelles alcôves, de quels bras sort-elle ? Sur quels oreillers sa tête s’est-elle roulée !… Quelquefois, je vois des raclures de drap danser, effrontées, à la pointe de ses cheveux… Elle ne se gêne plus, ne prend même plus la peine de mentir… on dirait que c’est affaire convenue entre nous… Elle se déshabille, et je crois qu’elle éprouve une joie sinistre à me montrer ses jupons mal rattachés, son corset délacé, tout le désordre de sa toilette froissée, de ses dessous défaits qui tombent autour d’elle, s’étalent, emplissant la chambre de l’odeur des autres !… Des rages me secouent, et je voudrais la mordre ; des colères s’allument, grondent, et je voudrais la tuer… et je ne dis rien !… Souvent, même, je m’approche pour l’embrasser… mais elle me repousse : « Non, laisse-moi, je suis éreintée ! » Dans les commencements de cette abominable existence, je l’ai battue… car il ne me manque rien, et toutes les hontes, Lirat, je les ai épuisées, — oui, je l’ai battue !… Elle courbait le dos… à peine si elle se plaignait… Un soir, je lui sautai à la gorge, je la renversai sous moi… Oh ! j’étais bien décidé à en finir… Pendant que je lui serrais le cou, dans la crainte d’être attendri, je détournais la tête, fixais obstinément une fleur du tapis, et, pour ne rien entendre, ni une plainte, ni un râle, je hurlais des mots sans suite comme un possédé… Combien de temps suis-je resté ainsi ?… Bientôt elle ne se débattit plus… ses muscles contractés se détendirent… je sentis, sous mes doigts, sa vie s’étouffer… encore quelques frissons… puis rien… elle ne bougeait plus… et tout à coup, j’aperçus son visage violet, ses yeux convulsés, sa bouche ouverte, toute grande, son corps rigide, ses bras inertes… Ainsi qu’un fou, je me précipitai dans toutes les pièces de l’appartement, appelant les domestiques, criant : « Venez, venez, j’ai tué Madame ! J’ai tué Madame ! » Je m’enfuis, dégringolant l’escalier, sans chapeau, j’entrai dans la loge du concierge : « Montez vite, j’ai tué Madame ! » Et me voilà, dans la rue, éperdu… Toute la nuit, j’ai couru, sans savoir où j’allais, enfilant d’interminables boulevards, traversant des ponts, m’échouant sur les bancs des squares, et revenant, toujours, machinalement, devant notre maison… Il me semblait qu’à travers les volets fermés, des cierges tremblotaient ; des soutanes de prêtres, des surplis, des viatiques, passaient, effarés ; que des chants funèbres, que des bruits d’orgues, que des sifflements de cordes sur le bois d’un cercueil, m’arrivaient. Je me représentais Juliette, étendue sur son lit, parée d’une robe blanche, les mains jointes, un crucifix sur la poitrine, des fleurs tout autour d’elle… Et je m’étonnais qu’il y n’eût point encore, à la porte, des draperies noires et, sous le vestibule, un catafalque avec des bouquets, des couronnes, des foules en deuil, se disputant l’aspergeoir… Ah ! Lirat, quelle nuit !… Comment je ne me suis pas jeté sous les voitures, fracassé la tête contre les maisons, élancé dans la Seine !… Je n’en sais rien !… Le jour parut… J’eus l’idée de me livrer au commissaire de police ; j’avais envie d’aller au-devant des sergents de ville et de leur dire : « J’ai tué Juliette… Arrêtez-moi ! »… Mais les pensées les plus extravagantes naissaient dans ma cervelle, s’y bousculaient, faisaient place à d’autres… Et je courais, je courais, comme si une meute aboyante de chiens m’eût poursuivi… C’était un dimanche, je me rappelle… il y avait beaucoup de monde dans les rues ensoleillées… J’étais convaincu que tous les regards s’attachaient sur moi, que tous ces gens, en me voyant courir, clamaient avec horreur : « C’est l’assassin de Juliette ! » Vers le soir, exténué, prêt à m’abattre sur le trottoir, je rencontrai Jesselin : « Hé ! dites donc, me cria-t-il, vous en faites de belles, vous ! — Vous savez déjà ?… » demandai-je, tremblant… Jesselin riait, il répondit : « Si je le sais ?… Mais tout Paris le sait, cher ami… Tantôt, aux courses, Juliette nous montrait son cou, et les marques que vos doigts y ont laissées. Elle disait : « C’est Jean qui m’a fait cela… » Sapristi ! vous allez bien, vous ! »… Et, en me quittant, il ajouta : « D’ailleurs, elle n’a jamais été plus jolie… Et un succès ! »… Ainsi, je la croyais morte, et elle se pavanait aux courses !… J’étais parti, elle pouvait penser que, plus jamais, je ne reviendrais, et elle était aux courses… plus jolie !…

Lirat, très grave, m’écoutait… Il ne marchait plus, s’était assis et balançait la tête… Il murmura :

— Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ?… Il faut vous en aller…

— M’en aller ? repartis-je… m’en aller ? Mais je ne veux pas !… Une glu, chaque jour plus épaisse, me retient à ces tapis ; une chaîne, chaque jour plus pesante, me rive à ces murs… Je ne peux pas !… Tenez, en ce moment, je rêve d’héroïsmes fous… je voudrais, pour me laver de toutes ces lâchetés, je voudrais me précipiter contre les gueules embrasées de cent canons. Je me sens la force d’écraser, de mes seuls poings, des armées formidables… Quand je me promène dans les rues, je cherche les chevaux emportés, les incendies, n’importe quoi de terrible où je puisse me dévouer… il n’est pas une action dangereuse et surhumaine que je n’aie le courage d’accomplir… Eh bien, ça !… je ne peux pas !… D’abord, je me suis donné les excuses les plus ridicules, les plus déraisonnables raisons… Je me suis dit que si je m’en allais, Juliette tomberait plus bas encore, que mon amour était, en quelque sorte, sa dernière pudeur, que je finirais bien par la ramener, par la sauver de la boue où elle se vautre… Vraiment, je me suis payé le luxe de la pitié et du sacrifice… Mais je mentais !… Je ne peux pas !… Je ne peux pas, parce que je l’aime, parce que, plus elle est infâme, et plus je l’aime… Parce que je la veux, entendez-vous, Lirat ?… Et si vous saviez de quoi c’est fait, cet amour, de quelles rages, de quelles ignominies, de quelles tortures ?… Si vous saviez au fond de quels enfers la passion peut descendre, vous seriez épouvanté !… Le soir, alors qu’elle est couchée, je rôde dans le cabinet de toilette, ouvrant les tiroirs, grattant les cendres de la cheminée, rassemblant les bouts de lettres déchirées, flairant le linge qu’elle vient de quitter, me livrant à des espionnages plus vils, à des examens plus ignobles !… Il ne me suffit pas de savoir, il faut que je voie !… Enfin, je ne suis plus un cerveau, plus un cœur, plus rien… Je suis un sexe désordonné et frénétique, un sexe affamé qui réclame sa part de chair vive, comme les bêtes fauves qui hurlent dans l’ardeur des nuits sanglantes.

J’étais épuisé… les paroles ne sortaient plus de ma gorge qu’en sons sifflants… néanmoins, je poursuivis :

— Ah ! c’est à n’y rien comprendre !… Parfois, il arrive à Juliette d’être malade… ses membres, surmenés par le plaisir, refusent de la servir ; son organisme, ébranlé par les secousses nerveuses, se révolte… Elle s’alite… Si vous la voyiez alors ?… Une enfant, Lirat, une enfant attendrissante et douce ! Elle ne rêve que de campagne, de petites rivières, de prairies vertes, de joies naïves : « Oh ! mon chéri, s’écrie-t-elle, avec dix mille francs de rente, comme nous serions heureux ! »… Elle forme des projets virgiliens et délicieux… Nous devons nous en aller loin, bien loin, dans une petite maison entourée de grands arbres… elle élèvera des poules qui pondront des œufs qu’elle-même dénichera, tous les matins ; elle fera des fromages blancs et des confitures… et elle fanera, et elle visitera les pauvres, et elle portera des tabliers comme ci, des chapeaux de paille comme ça, trottinera, le long des sentiers, sur un âne qu’elle appellera Joseph… « Hue ! Joseph, hue !… Ah ! que ce serait gentil ! » Moi, en l’écoutant, je sens l’espoir qui me revient, et je me laisse aller à ce rêve impossible d’une existence champêtre avec Juliette, déguisée en bergère. Des paysages calmes comme des refuges, enchantés comme des paradis, défilent devant nous… Et nous nous exaltons, et nous nous extasions… Juliette pleure : « Mon pauvre mignon, je t’ai causé bien de la peine, mais c’est fini, maintenant, va ; je te le promets… Et puis, j’aurai un mouton apprivoisé, pas !… Un beau mouton, tout gros, tout blanc, que je cravaterai d’un nœud rouge, pas !… Et qui me suivra partout, avec Spy, pas ! »… Elle exige que je dîne, près de son lit, sur une petite table ; et elle a pour moi des câlineries de nourrice, des attentions de mère… elle me fait manger ainsi qu’un enfant, ne cessant de répéter d’une voix émue : « Pauvre mignon !… Pauvre mignon !… » À d’autres moments, elle devient songeuse et grave : « Mon chéri, je voudrais te demander une chose qui me tracasse depuis longtemps… jure que tu la diras. — Je te le jure. — Eh bien ?… quand on est mort, dans le cercueil, est-ce qu’on a les pieds appuyés contre la planche ? — Quelle idée !… Pourquoi parler de cela ? — Dis, dis, dis, je t’en prie ! — Mais je ne sais pas, ma petite Juliette. — Tu ne sais pas ?… C’est vrai, aussi, tu ne sais jamais, quand je suis sérieuse… parce que, vois-tu ?… moi je ne veux pas que mes pieds soient appuyés contre la planche… Lorsque je serai morte… tu me mettras un coussin… et puis une robe blanche… tu sais… avec des fleurs roses… ma robe du Grand Prix !… Tu auras un gros chagrin, pauvre mignon ?… Embrasse-moi… viens là, tout près, plus près… je t’adore !… » Et je souhaitais que Juliette fût malade, toujours !… Aussitôt rétablie, elle ne se souvient de rien ; ses promesses, ses résolutions s’évanouissent, et la vie d’enfer recommence, plus emportée, plus acharnée… Et moi, de ce petit coin de ciel où j’ai fait halte, je retombe, plus effroyablement écrasé, dans la boue et dans le sang de cet amour !… Ah ! ce n’est pas tout, Lirat !… Je devrais rester, au fond de cet appartement, à cuver ma honte, n’est-ce pas !… Je devrais entasser sur moi tant d’ombre et tant d’oubli, qu’on pût me croire mort ?… Ah ! bien oui !… Allez au Bois, et vous m’y verrez tous les jours… Au théâtre, moi encore, que vous apercevrez, dans une avant-scène, le frac correct, la boutonnière fleurie… moi partout !… Juliette, elle, resplendit parmi les fleurs, les plumes, et les bijoux… Elle est charmante, elle a une robe nouvelle qu’on admire, des sourires de plus en plus virginaux, et le collier de perles, que je n’ai pas payé, avec lequel, du bout de ses doigts, elle joue gracieusement et sans remords… Et je n’ai pas un sou, pas un !… Et je suis à fin de dettes, de carottages, d’escroqueries !… Souvent, je frissonne… C’est qu’il m’a semblé que la main lourde d’un gendarme s’appesantissait sur moi… Déjà, j’entends des chuchotements pénibles, je saisis des regards obliques, chargés de mépris… peu à peu, le vide s’élargit, se recule autour de moi, comme autour d’un pestiféré… Des anciens amis passent, détournent la tête, m’évitent pour ne pas me saluer… Et, malgré moi, je prends les allures sournoises et serviles des gens tarés qui vont, l’œil louche, l’échine craintive, en quête d’une main tendue !… Ce qui est horrible, voyez-vous, c’est que je me rends compte très nettement que, seule, la beauté de Juliette me protège. Ce sont les désirs qu’elle excite, c’est sa bouche, c’est le mystère dévoilé et profané de son corps qui, dans ce monde de joie, me couvrent d’une fausse estime, d’une apparence menteuse de considération… Une poignée de main, un regard obligeant, cela veut dire : « J’ai couché avec ta Juliette, et je te dois bien cela… Tu aimerais peut-être mieux de l’argent… En veux-tu !… » Oui, que je quitte Juliette, et, d’un coup de pied, je serai rejeté hors de ce milieu même, de ce milieu facile, complaisant et perverti, et j’en serai réduit à l’amitié borgne des croupiers et des souteneurs !… »

J’éclatai en sanglots… Lirat ne remua pas… ne leva pas la tête sur moi… Immobile, les mains croisées, il regardait je ne sais quoi… rien sans doute… Je continuai, après quelques minutes de silence :

— Mon bon Lirat, vous souvenez-vous, dans l’atelier, de nos causeries ?… Je vous écoutais, et c’était si beau ce que vous me disiez !… Sans vous en douter peut-être, vous éveilliez en moi des désirs nobles, des enthousiasmes sublimes… Vous me souffliez un peu des croyances, des ambitions, des élans hautains de votre âme… vous m’appreniez à lire dans la nature, à en comprendre le langage passionné, à ressentir l’émotion éparse dans les choses… vous me faisiez toucher du doigt la beauté immortelle… vous me disiez : « L’amour, mais il est dans la cruche de terre, dans la guenille vermineuse que je peins… Une sensibilité, une joie, une souffrance, une palpitation, une lumière, un frisson, n’importe quoi de fugitif qui ait été de la vie, et rendre cela, fixer cela avec des couleurs, des mots ou des sons, c’est aimer !… L’amour, c’est l’effort de l’homme vers la création ! »… Et j’ai rêvé d’être un grand artiste !… Ah ! mes rêves, mes ivresses de voir, mes doutes, mes saintes angoisses, vous les rappelez-vous ?… Voilà donc ce que j’ai fait de tout cela !… J’ai voulu l’amour, et je suis allé à la femme, la tueuse d’amour… J’étais parti, avec des ailes, ivre d’espace, d’azur, de clarté !… Et je ne suis plus qu’un porc immonde, allongé dans sa fange, le groin vorace, les flancs secoués de ruts impurs… Vous voyez bien, Lirat, que je suis perdu, perdu, perdu !… et qu’il faut que je me tue !…

Alors, Lirat s’approcha de moi et posa ses deux mains sur mes épaules.

— Vous êtes perdu, dites-vous !… Allons donc, quand on est de votre race, est-ce qu’une vie d’homme est jamais perdue ?… Il faut vous tuer ?… Est-ce qu’un malade qui a la fièvre typhoïde crie : « Il faut me tuer »… Il dit : « Il faut me guérir »… Vous avez la fièvre typhoïde, mon pauvre enfant… guérissez-vous… Perdu !…mais il n’existe pas un crime, entendez-vous bien, un crime, si monstrueux et si bas soit-il, que le pardon ne puisse racheter… non pas le pardon de Dieu, non pas le pardon des hommes, mais le pardon de soi-même, qui est autrement difficile et meilleur à obtenir… Perdu !… Je vous écoutais, mon cher Mintié, et savez-vous à quoi je pensais ?… Je pensais que vous avez l’âme la plus belle et la plus noble que je connaisse… Non, non… un homme qui s’accuse comme vous faites… non, un homme qui met dans la confession de ses fautes les accents déchirants que vous y avez mis… non, celui-là n’est pas un homme perdu… Il se retrouve au contraire, et il est près de la rédemption… L’amour a passé sur vous, et il y a laissé d’autant plus de boue que votre nature était plus généreuse et plus délicate… Eh bien ! il faut vous laver de cette boue… et je sais où est l’eau qui l’efface… Vous allez partir d’ici… quitter Paris…

— Lirat ! suppliai-je… ne me demandez pas de partir ! Vingt fois je l’ai tenté et je n’ai pas pu.

— Vous allez partir, répéta Lirat, dont le visage, tout à coup, s’assombrit… Sinon, je me suis trompé, et vous êtes une canaille !

Il reprit :

— Il y a, au fond de la Bretagne, un village de pêcheurs qui s’appelle Le Ploc’h… L’air y est pur, la nature superbe, l’homme rude et bon. C’est là que vous allez vivre… trois mois, six mois, un an, s’il le faut… Vous marcherez à travers les grèves, les landes, les bois de pin, les rochers ; vous bêcherez la terre, vous pêcherez le goémon, vous soulèverez des blocs, vous gueulerez dans le vent… Enfin, mon ami, vous dompterez ce corps, empoisonné, affolé par l’amour… Dans les commencements, cela vous sera pénible, et vous éprouverez, peut-être, des nostalgies, des révoltes, vous aurez des envies furieuses de retour… Ne vous rebutez pas, je vous en supplie… Aux jours pesants, marchez davantage… passez des nuits en mer avec les braves gens de là-bas… Et, si vous avez le cœur gros, pleurez, pleurez… Surtout, pas de mollesse, pas de songeries, pas de lectures, pas de nom écrit sur les rocs et tracé sur le sable… Ne pensez pas, ne pensez à rien !… En ces occasions-là, la littérature et l’art sont de mauvais conseillers, ils auraient vite fait de vous ramener à l’amour… Une activité incessante des membres, des besognes de charretier, la chair brisée par l’écrasement des fatigues, le cerveau fouetté, étourdi par le vent, par la pluie, par les rafales… Je vous le dis, vous reviendrez de là, non seulement guéri, mais plus fort que jamais, mieux armé pour la lutte… Et vous aurez payé votre dette au monstre… Vous l’aurez payée de votre fortune ?… Qu’est-ce que c’est, cela ?… Ah ! tenez, je vous envie, et je voudrais bien aller avec vous… Allons, mon cher Mintié, un peu de courage !… Venez !

— Oui, Lirat, vous avez raison… il faut que je parte…

— Eh bien, venez !

— Je partirai demain, je vous le jure !

— Demain ?… Ah ! demain ! Elle va rentrer, n’est-ce pas ?… Et vous vous jetterez dans ses bras… Non, venez !

— Laissez-moi lui écrire !… Je ne peux pourtant pas la quitter comme ça, sans un mot, sans un adieu… Lirat, songez donc !… Malgré les souffrances, malgré les hontes, il y a des souvenirs heureux, des heures bénies… Elle n’est pas méchante… elle ne sait pas, voilà tout… mais elle m’aime… Je m’en irai, je vous promets que je m’en irai… Accordez-moi un jour… un seul jour !… Ce n’est pas beaucoup, un jour, puisque je ne la reverrai plus ! Ah ! un seul jour !

— Non, venez !

— Lirat !… mon bon Lirat !…

— Non !…

— Mais je n’ai pas d’argent !… Comment, voulez-vous que je parte, sans argent ?

— Il m’en reste assez pour votre voyage… Je vous en enverrai là-bas… Venez !

— Que je fasse une valise au moins !

— J’ai des tricots de laine et des bérets… ce qu’il vous faut… Venez !

Il m’entraîna. Sans rien voir, presque sans comprendre, je traversai l’appartement, me butant aux meubles… Je ne souffrais pas, car je n’avais conscience de rien ; je marchais derrière Lirat de ce pas lourd, de cette allure passive des bêtes que l’on conduit à l’abattoir…

— Eh bien, et votre chapeau ?

C’est vrai ! je sortais sans chapeau… Il ne me semblait pas que j’abandonnais, que je laissais derrière moi une partie de moi-même ; que les choses que je voyais, au milieu desquelles j’avais vécu, mouraient l’une après l’autre, à mesure que je passais devant elles…

Le train partait à huit heures, le soir… Lirat ne me quitta pas du reste de la journée. Voulant, sans doute, occuper mon esprit et tenir en haleine ma volonté, il me parlait en faisant de grands gestes ; mais je n’entendais rien qu’un bruit confus, agaçant, qui bourdonnait à mes oreilles, comme un vol de mouches… Nous dinâmes dans un restaurant, près de la gare Montparnasse. Lirat continuait de parler, m’abrutissant de gestes et de mots, traçant sur la table, avec son couteau, des lignes géographiques et bizarres.

— Vous voyez bien, c’est là !… Alors vous suivrez la côte, et…

Il me donnait, je crois bien, des explications relatives à mon voyage, à mon exil, là-bas… citait des noms de village, de personnes… Ce mot : la mer, revenait sans cesse, avec des froissements de galets que la vague remue.

— Vous vous rappellerez ?

Et, sans savoir exactement de quoi il était question, je répondais :

— Oui, oui, je me rappellerai.

Ce n’est qu’à la gare, en cette vaste gare, emplie de bousculades, que j’eus véritablement conscience de ma situation… Et j’éprouvai une affreuse douleur… J’allais donc partir ! C’était donc fini !… Plus jamais je ne reverrais Juliette, plus jamais !… En ce moment, j’oubliais les souffrances, les hontes, ma ruine, l’irréparable conduite de Juliette, pour ne me souvenir que des courts instants de bonheur, et je me révoltai contre l’injustice qui me séparait de ma bien-aimée… Lirat disait :

— Et puis, si vous saviez, quelle douceur c’est de vivre parmi les petits… d’étudier leur existence pauvre et digne, leur résignation de martyrs, leurs…

Je songeais à tromper sa surveillance, à m’enfuir tout à coup… Une espérance folle me retint… Je me répétais : « Célestine aura averti Juliette que Lirat est venu, qu’il m’a emmené de force… elle devinera tout de suite qu’il se passe une chose horrible, que je suis dans cette gare, que je vais partir… et elle accourra »… Sérieusement, je le croyais… Je le croyais si bien que, par les larges baies ouvertes, j’examinais les gens qui entraient, fouillais les groupes, interrogeais les files pressées de voyageurs stationnant devant les guichets… Et, si une femme élégante apparaissait, je tressaillais, prêt à m’élancer vers elle… Lirat poursuivait :

— Et il y a des gens qui les ont traités de brutes, ces héros… Ah ! vous les verrez, ces brutes magnifiques, avec leurs mains calleuses, leurs yeux tout pleins d’infini, et leurs dos qui font pleurer…

Même sur le quai, j’espérais encore la venue de Juliette… Certainement que, dans une seconde, elle serait là, pâle, défaite, suppliante, me tendant les bras : « Mon Jean, mon Jean, j’étais une mauvaise femme, pardonne-moi !… Ne m’en veux pas, ne m’abandonne pas… Que veux-tu que je devienne sans toi ?… Oh ! reviens, mon Jean, ou emmène-moi ! » Et des silhouettes s’effaraient, s’engouffraient dans les wagons… des ombres fantastiques rampaient, se cassaient aux murs ; de longues fumées s’échevelaient, blanchâtres, sous la voûte…

— Embrassez-moi, mon cher Mintié… Embrassez-moi…

Lirat m’étreignit sur sa poitrine… Il pleurait.

— Écrivez-moi, dès que vous serez arrivé… Adieu !

Il me poussa dans un wagon, referma la portière…

— Adieu !…

Claude Monet, Gare Saint-Lazare, 1877

Un sifflet, puis un roulement sourd… puis des lumières qui se poursuivent, des choses qui fuient, puis plus rien, qu’une nuit noire… Pourquoi Juliette n’est-elle pas venue ?… Pourquoi ?… et, distinctement, au milieu des jupons étalés sur les tapis, dans son cabinet de toilette, devant sa glace, les épaules nues, je l’aperçois qui secoue sur son visage une houppette de poudre de riz… Célestine, de ses doigts mous et flasques, coud, au col d’un corsage, une bande de crêpe lisse, et un homme, que je ne connais pas, à demi couché sur le divan, les jambes croisées, regarde Juliette, avec des yeux où le désir luit… Le gaz brûle, les bougies flambent, une botte de roses, qu’on vient d’apporter, mêle son parfum plus discret aux odeurs violentes de la toilette ! Et Juliette prend une rose, en tord la tige, en redresse les feuilles et la pique à la boutonnière de l’homme, tendrement, en souriant… Un petit chapeau, dont les brides pendent, se pavane au haut d’un candélabre.

Et le train marche, souffle, halète… La nuit est toujours noire, et je m’enfonce dans le néant.