Le calife Abdullah
Henri Deherain

Revue des Deux Mondes tome 136, 1896


LE CALIFE ABDULLAH

Chaque jour, aux heures de prière, le Mahdi Mohammed Ahmed, le destructeur fameux de la puissance égyptienne au Soudan, paraissait au milieu de ses fidèles assemblés. A aucune époque de sa vie, il ne faillit à cette règle. Il la pratiquait déjà, alors qu’il vivait dans l’île d’Abba, sur le Nil blanc, entouré seulement d’un petit nombre de disciples. Il continua à s’y conformer après le triomphe, lorsqu’il fut devenu le maître de toute la vallée du Nil moyen. Aussi, au mois de juin 1885, l’étonnement fut-il général dans Omdurman[1], la capitale du nouvel État théocratique, quand on constata que, depuis plusieurs jours, le maître s’abstenait de venir à la mosquée. Le bruit se répandit qu’il était dangereusement malade. On multiplia les prières, pour obtenir du ciel sa guérison. Mais cet élan de ferveur resta inefficace, et ce Mahdi attendu depuis des siècles, ce prétendu envoyé de Dieu, par lequel s’accomplirait sur terre le règne de la justice, qui devait, après le Soudan, conquérir l’Egypte, la Mecque et Médine, et dire en Syrie la prière suprême, mourut tout simplement du typhus comme le plus misérable des esclaves exposés au marché.

Cependant, quelques heures avant sa mort, ses forces lui permirent encore de manifester une fois de plus la volonté déjà souvent exprimée, d’avoir pour successeur le calife Abdullah, qui occupait, après lui, la place éminente sous le nouveau régime. Le Mahdi gisait sur un de ces lits peu élevés qu’au Soudan on nomme angarebs. Ses trois califes, ses parens, quelques officiers l’entouraient. Le moribond reprenait de temps à autre connaissance, et dans un de ses momens de lucidité, il prononça les paroles suivantes : « Le calife Abdullah est désigné par le Prophète pour être mon successeur. Vous m’avez suivi, vous avez accompli mes ordres. Agissez de même avec lui. Que Dieu ait pitié de moi ! »

L’histoire de l’Europe abonde en exemples de souverains qui paraissent n’avoir exprimé leurs volontés suprêmes que pour donner à leur entourage le malin plaisir de ne pas les exécuter. On n’est pas, sur ce point, plus scrupuleux au Soudan qu’en Europe ; mais le calife était trop intéressé à ce qu’on respectât le dernier vœu du Mahdi pour n’y pas veiller. Il a déjoué toutes les tentatives dirigées contre son pouvoir. Et depuis onze ans le territoire qui s’étend de Dongola jusqu’au-delà de la région marécageuse du lac Nô, sur le haut Nil, et du Darfour à la rivière Atbara, est resté sous sa domination.

Quelques détails sur ce personnage ne sembleront peut-être pas, dans les circonstances actuelles, dénués de tout intérêt. Il est en Europe plus d’un homme d’Etat dont le repos est troublé par l’existence du chef à demi barbare qui règne à Omdurman. Sans sa fermeté, le Soudan oriental se serait vraisemblablement désagrégé. Darfour, Kordofan et Sennar, pays de Chendy, de Berber et de Dongola auraient repris leur indépendance respective. Un tel état politique ressemblerait beaucoup à celui qui existait dans cette partie du continent africain au XVIIIe siècle. Si le calife Abdullah ne s’était pas rencontré, la question du Soudan égyptien et par conséquent la question d’Egypte se poseraient très différemment devant les diplomates.

Or depuis quelques semaines, nous possédons justement sur lui un document nouveau, qui complète les renseignemens que nous tenions de ce Père Ohrwalder, dont un éminent écrivain a naguère présenté l’intéressante figure aux lecteurs de la Revue[2].

Les touristes réunis à Assouan en mars 1895 assistèrent à un spectacle inattendu, qui, nous le gagerions, laissa dans leur esprit une impression plus profonde que la vue des paysages des îles de Philé et d’Eléphantine, pourtant si nouveaux à des yeux d’Européens. Le 16, dans la matinée, ils virent un personnage d’allure singulière arriver des contrées lointaines du Sud et comme surgir d’entre les sables orangés et les roches brunâtres du désert. Il était vêtu et armé comme un Soudanais. Son teint bronzé par le soleil témoignait d’un long séjour dans l’Afrique tropicale. Cependant l’ensemble des traits de son visage dénotait une origine européenne. L’inconnu, qui excitait une vive curiosité, était l’Autrichien Rodolphe Slatin, l’ancien gouverneur du Darfour. Il était arrivé à Khartoum en janvier 4879, avait été nommé d’abord moudir de Dara, puis gouverneur de tout le Darfour. Ses administrés ayant fait cause commune avec les rebelles, il avait été obligé en 1884 de se rendre au Mahdi. Depuis il était resté prisonnier à Omdurman. Le silence avait succédé au bruit qui s’était fait naguère autour de son nom. Cet oubli même avait favorisé les audacieux projets des amis qui préparaient son évasion. Et voilà qu’après le voyage le plus aventureux, tantôt en une fuite éperdue, traversant le désert de toute la vitesse de son chameau, tantôt restant des journées entières caché derrière des rochers, il avait enfin réussi à gagner Assouan.

Slatin a vécu onze ans dans l’intimité ou plutôt dans la domesticité du calife Abdullah. Il a assisté aux principaux actes de sa vie publique, de même qu’il l’a vu dans la familiarité de sa vie privée. Il a eu avec lui d’innombrables conversations.

Il vient de publier ses souvenirs sous ce titre quelque peu emphatique : Le Soudan à feu et à sang[3].

Nous ne relèverons pas les longueurs et les répétitions qui se rencontrent dans cet ouvrage : elles n’ont rien de surprenant, car séjourner onze ans à la porte d’un chef soudanais en qualité de factotum est une préparation médiocre à l’art délicat de la composition et du style. Quant au fond, on ne saurait faire usage de ce document sans prudence ni circonspection. Slatin doit sa délivrance aux officiers anglais préposés en Égypte au « Service des nouvelles » (Office of intelligence). Depuis son retour, il a été élevé à la dignité de pacha, promu au grade de colonel, et il a pris rang parmi les officiers anglais de l’état-major égyptien. Accordons, puisque des personnes absolument dignes de foi nous l’ont affirmé au Caire, que l’auteur du Soudan à feu et à sang n’a subi, pendant qu’il composait son ouvrage, la pression directe d’aucun conseil intéressé. Tout au moins y a-t-il lieu d’admettre que, sous l’influence de sentimens légitimes de reconnaissance, l’évadé d’Omdurman a été enclin à favoriser les vues de la nation actuellement prépondérante en Égypte. Ces réserves faites, rassemblons les traits relatifs au calife Abdullah, épars en ce livre, et tentons d’exposer les origines de ce personnage, son caractère et ses principaux actes politiques.


I

Abdullah est un Arabe nomade. Il appartient à la tribu des Taacha, dont les terrains de parcours s’étendent du Darfour au Ouadaï. Son père, Mohammed, n’était pas un simple pasteur de troupeaux. Il jouissait parmi ses compatriotes d’une certaine considération. Il passait pour quelque peu sorcier et possédait, croyait-on, des formules magiques capables de rendre la santé aux malades, et la raison aux démens. Il avait aussi quelques notions de théologie et enseignait le Koran à la jeunesse. Abdullah ne fit pas honneur aux leçons de son père. Il avait beau répéter indéfiniment les versets en se balançant d’avant en arrière, selon la singulière méthode pédagogique que tous les voyageurs ont pu voir en usage au Caire sous les arceaux de la mosquée d’El Azhar, c’est à peine si sa mémoire rebelle réussissait à retenir quelques bribes du texte sacré.

Vers 1873, Mohammed résolut d’accomplir un pèlerinage à la Mecque. Il partit du Darfour avec toute sa smala, ses femmes, sa fille et ses quatre fils.

Les Orientaux en voyage ne connaissent ni notre hâte, ni nos impatiences. Ils se déplacent si lentement que parfois, à l’arrivée, l’adolescent s’est transformé en un homme fait, celui-ci en un vieillard, que parfois aussi la mort surprend le voyageur sur la route. Tel fut le cas du père d’Abdullah. Il avançait par petites étapes, s’attardant ici et là, quand dans un village du Kordofan oriental la maladie le prit et l’emporta. Il avait donné le conseil à son fils de faire une retraite chez quelque pieux personnage avant d’atteindre la Mecque, et ainsi détermina involontairement tout son avenir. À cette époque-là en effet, on parlait beaucoup d’un certain derviche, nommé Mohammed Ahmed, on vantait ses prédications et on admirait l’austérité de sa vie. Abdullah résolut de se rendre auprès de lui, non dans l’île d’Abba, sa résidence habituelle, mais bien plus loin dans l’est, à Musselemie, sur le Nil bleu, où Mohammed Ahmed, accomplissant un pieux devoir, édifiait un tombeau à l’un de ses maîtres.

Ce fut pour Abdullah un voyage très pénible. A pied, il lui fallut du Kordofan atteindre le Nil blanc, puis traverser cette large presqu’île que les deux Nils limitent avant de s’unir à Khartoum, et qu’on nomme la Gézireh de Sennar. L’âne, qu’il possédait pour toute fortune, n’était pas un de ces beaux ânes blancs d’Egypte, qui naguère, en 1889, au Champ-de-Mars, conquirent la faveur du public, mais un pauvre bourriquet malingre et blessé, tout juste en état de porter une outre et un panier. Abdullah était obligé, pour vivre, de recourir à la charité publique. Or il était très mal vu des populations dont il traversait le pays. À la coupe caractéristique de sa grande chemise de coton, à son accent de terroir, on le reconnaissait aisément pour un homme de l’Ouest. La vieille haine des riverains du Nil pour les gens du Darfour était justement à cette époque plus vigoureuse que jamais, ceux d’entre eux qui allaient commercer au Bahr-el-Ghasal ayant été victimes de vols répétés de la part des Arabes nomades et particulièrement des Taacha. Abdullah subissait leurs représailles.

Cependant, en dépit des quolibets et des railleries, secouru par quelques personnes charitables, il finit par arriver à Musselemie. Mohammed Ahmed consentit à le recevoir au nombre de ses fidèles. Il recueillit son serment d’éternelle soumission, le mit en rapport avec Ali, l’un de ses disciples, leur recommanda de vivre dans une intimité fraternelle, puis parut complètement le négliger. Après un mois de séjour à Musselemie, la troupe entière revint à File d’Abba. Abdullah souffrait cruellement de la dysenterie. Mais son compagnon le soignait, partageait avec lui le peu de grain qu’il possédait, et allait au Nil puiser de l’eau. Un jour Ali ne revint pas. Un crocodile avait emporté l’unique ami d’Abdullah, qui, désormais, se trouvait seul au monde.

Il gisait donc abandonné, sur une misérable natte, dans une pauvre hutte, quand la nuit quelqu’un entra et s’approcha. C’était Mohammed Ahmed en personne, celui qui bientôt allait se proclamer le Mahdi. En dépit de son indifférence feinte, il n’avait pas oublié son nouveau disciple. Il tendit à Abdullah une écuelle renfermant le breuvage composé d’eau, de farine, de beurre, et nommé au Soudan médida. Il lui dit : « Bois, et tu guériras. » À ce moment, Abdullah se sentit plus fort. « Et pourquoi s’étonner de ma guérison, concluait-il en racontant cette scène à Slatin bien des années après, n’était-ce pas le Mahdi qui avait parlé en ces termes, celui qui jamais ne ment et dont toute parole est vérité ? »

Cette date fut capitale dans la vie d’Abdullah. Le Mahdi en fit dorénavant son confident intime. Il lui révélait ses ambitions, et ses espoirs, lui répétait qu’il était le Mahdi élu par Dieu, et investi de sa mission par le Prophète, exaltait sa ferveur, et lui faisait partager cette absolue confiance dans le triomphe, qui fut sa plus grande force. Aussi, quand les circonstances l’obligèrent à passer d’une existence purement contemplative à l’action, à donner une manière d’organisation à la troupe confuse de ses disciples, Abdullah fut-il naturellement parmi les dignitaires de la nouvelle secte. C’était en août 1881. Le gouverneur général du Soudan Egyptien, inquiet de la popularité croissante du soi-disant Mahdi, voulut arrêter la rébellion avant son développement, et, pour ainsi dire, en détruire les germes. Deux compagnies de soldats furent envoyées pour l’arrêter. Mais les officiers prirent des dispositions si malheureuses qu’à peine débarqués dans l’île, ils furent attaqués et massacrés avec leur troupe par les disciples fanatiques du Mahdi, qui se mettait ainsi ouvertement en révolte contre le gouvernement. Se jugeant désormais trop près de Khartoum, car Abba n’est guère à plus de 220 kilomètres en amont sur le Nil, il se dirigea avec tous les siens au sud-ouest vers le Kordofan méridional. Mais auparavant, à l’exemple du Prophète, dont il s’efforçait d’imiter la vie en tous ses détails, il nomma califes Abdullah, Ali Woled Helou et Mohammed-Chérif. Abdullah fut le premier en titre et conserva toujours une place d’élection dans la faveur du Mahdi. Il en reçut des témoignages publics et répétés d’estime, et fut nettement présenté par lui comme son successeur éventuel.

On en jugera par les quelques faits suivans. Une querelle s’était élevée entre Abdullah et un certain Manna, chef de l’importante tribu arabe des Djauama. Ils en vinrent aux violences de langage et aux injures. Le Mahdi ne balança pas, soutint son calife, et comme Manna irrité de cette partialité tentait de créer avec les siens un parti séparatiste, il donna l’ordre en sa justice expéditive de lui faire trancher la tête. — Tous les vendredis, le Mahdi passait une revue. Chacun des autres califes se tenait au centre de son corps d’armée. Mais Abdullah déléguait son frère Yacoub au commandement du sien, et, au lieu d’être inspecté par le Mahdi, passait à son côté devant le front des troupes. — Les décisions graves étaient toujours prises d’un commun accord. Le 17 janvier 1883, le gouverneur égyptien d’El Obeïd, la ville principale du Kordofan, offre de se rendre : la garnison, réduite à vivre de cuir de sandales bouilli, est à bout de forces. La conquête de cette place est pour les mahdistes un grand succès, puisqu’elle donne à ces vagabonds, pauvres et mal armés, des fusils, de l’argent, et un substratum territorial. Le Mahdi ne fixe pas seul les conditions de la capitulation, mais en délibère longuement avec Abdullah.

Cette haute position avait valu à Abdullah beaucoup d’envieux. Les parens du Mahdi, les Dongolais ses compatriotes considéraient cet homme de l’Ouest comme un intrus. Derrière leurs sourires et leurs manières affables, Abdullah devinait leur haine implacable. Il voulut prouver à ses ennemis qu’ils espéraient en vain le voir frappé d’une disgrâce. A sa requête, le Mahdi reconnut publiquement ses services dans une proclamation dont voici les passages essentiels :

« Sachez, mes disciples, qu’Abdullah est le représentant du Juste et l’Emir de l’armée du Mahdi dont il est fait mention dans la vision du Prophète. Il est moi et je suis lui. Honorez-le comme moi ; ajoutez foi à tout ce qu’il vous dit, et ne doutez pas de lui. Il agit en tout par ordre du Prophète ou avec ma permission…

« Si quelqu’un d’entre vous dit ou pense du mal de lui, il sera anéanti et perdu dans l’autre monde comme dans celui-ci. Sachez qu’aucune de ses paroles, qu’aucun de ses actes ne doit être discuté par vous, car ils lui sont inspirés par sa sagesse et son équité intérieures. S’il condamne quelqu’un de vous à mort ou à la perte de ses biens, sachez qu’il le fait pour votre bien et votre foi : inutile donc de raisonner, obéissez. Le Prophète a dit en personne que le plus grand et le plus juste des hommes vivant sous le soleil près de lui était Abou Bakr. Le calife Abdullah est son représentant, et par ordre du Prophète mon calife… Je termine comme j’ai commencé. Croyez en lui, exécutez ses ordres. Ne doutez jamais de ce qu’il vous dit. »

Ce document a dans l’histoire du mahdisme une grande importance. Le Mahdi avait déjà exprimé la volonté d’avoir Abdullah pour successeur. Mais ce texte écrit confirmait ses paroles avec une force singulière. C’est un véritable acte d’investiture. Aussi Abdullah s’en est-il servi chaque fois qu’on a contesté son pouvoir, et l’a-t-il en toute circonstance opposé à ses ennemis.

Les esprits étaient donc bien préparés à la future domination d’Abdullah. Et quand, le 22 juin 1885, du grabat où il languissait, le Mahdi le désigna formellement pour son successeur, il ne suscita pas la moindre surprise. Devant le cadavre encore tiède, tous les assistans prêtèrent serment à Abdullah. En annonçant la nouvelle à la foule, on affirma que le Mahdi avait volontairement quitté cette vallée de misères et qu’il fallait s’abstenir de signes de douleur. Mais sa première épouse, qui pendant l’agonie s’était tenue accroupie et silencieuse dans un coin, alla faire part de l’événement à ses compagnes. Elles commencèrent leurs lamentations, et bientôt des cris funèbres s’élevèrent de tous les coins de la ville.

Sur l’ordre du calife, les dernières cérémonies s’accomplissaient. Le cadavre est enseveli dans une tombe creusée au milieu du sol même de la chambre mortuaire. Puis tous les assistans, les mains élevées, disent la prière suprême.

Le moment était venu pour le calife de haranguer la foule. Très ému, la figure en larmes, il monta dans la chaire du Mahdi et, d’une voix tremblante, parla en ces termes : « Compagnons du Mahdi, la volonté de Dieu est irrévocable. Le Mahdi nous a quittés. Il est au ciel, là seulement où règne une joie éternelle. Nous aussi nous l’y retrouverons un jour. Mais jusque-là conformons-nous à ses préceptes. Soutenons-nous les uns les autres comme les pierres d’une muraille s’étayent réciproquement…

« Compagnons du Mahdi, je suis le Calife du Mahdi, c’est-à-dire son successeur, jurez-moi fidélité. »

Les plus rapprochés prêtèrent serment, puis ils cédèrent la place à d’autres, auxquels d’autres encore succédèrent. Jusqu’à la nuit tombante, la foule se pressa en masse compacte au pied de la chaire. Le calife répétait toujours la même allocution. À force de parler, il était devenu presque aphone, et parfois il descendait pour s’humecter la bouche. Mais l’orgueil de se sentir le maître d’aussi grandes masses d’hommes lui donnait force et patience.

Telles furent les premières heures du règne du calife Abdullah. Mais avant d’en considérer la suite, il paraîtra sans doute bon d’envisager le personnage lui-même.


II

Les traits d’Abdullah sont réguliers. Il a de grands yeux noirs, un nez droit, une bouche finement dessinée. Son visage brun clair est entouré d’une barbe peu touffue, noire jadis et maintenant devenue blanche. Lorsque Slatin le vit pour la première fois, il était svelte et élancé. Avec les années, il s’est alourdi. C’est qu’il a changé de régime. Naguère il se contentait des mets les plus simples, de galette de dourra, et de viande rôtie. Maintenant il lui faut des plats succulens. Qu’on lui parle de Turcs et d’Egyptiens, et il s’emporte ; il ne trouve pas de termes assez abjects pour exprimer le mépris qu’ils lui inspirent. Mais son obésité dément ses paroles et fait l’éloge de leur cuisine raffinée, en dépit qu’il en ait.

Il est toujours vêtu d’une grande robe de coton blanc, sur laquelle sont cousus des morceaux d’étoffe de couleurs diverses. Il se chausse de souliers jaunes et se coiffe d’un bonnet en soie bariolée, entouré d’un turban.

Il habite au centre même de la ville d’Omdurman. Un groupe de bâtimens séparés les uns des autres par des cours irrégulières et entouré d’un mur en briques forme son domaine particulier. Ses appartemens privés, son vaste harem, sont rassemblés dans cette enceinte. Une extrême simplicité règne dans la salle d’audience : un angareb pour le calife, des nattes sur le sol pour les personnes admises en sa présence, voilà tout le mobilier. Le luxe a été réservé pour les appartemens privés : lits ornés de dorures et protégés par des moustiquaires, tapis, coussins brochés de soie, portières et rideaux. En un mot on a rassemblé là tout ce qui échappa, pendant le sac de Khartoum, à la fureur destructrice des assaillans.

Le harem du calife renferme quatre cents femmes ; quatre d’entre elles sont libres et occupent la position d’épouse légitime. La première de toutes est Sara, originaire, elle aussi, de la tribu des Taacha, la compagne des années difficiles, la mère d’Etman, le fils chéri du calife. Les autres ont été achetées ou capturées pendant des campagnes heureuses. Le hasard a rapproché les types les plus variés : les unes sont de couleur brun très clair, d’autres bronzées, d’autres encore absolument noires. Les Abyssines au fin profil coudoient d’affreuses négresses du Bahr el Ghazal au nez épaté, aux lèvres proéminentes. Bref, c’est une collection sans pareille d’ethnographie africaine.

Pour maintenir un peu d’ordre dans ce bataillon de femmes, on les a divisées en groupes de quinze à vingt. L’une d’elles est chargée de surveiller les autres. Elle reçoit chaque mois de quoi nourrir ses subordonnées et acheter les accessoires de toilette, parmi lesquels le beurre, la graisse et les parfums violens tiennent le premier rang.

De temps à autre, le calife passe une revue de ses femmes. Il n’en revient jamais complètement satisfait. Il a été choqué du caractère de l’une, des défauts physiques d’une autre. Il exclut donc de ses faveurs celles qui ont cessé de lui plaire pour les remplacer par de nouvelles recrues, et gratifie de sa desserte ses parens, ses serviteurs, ou ceux qu’il prétend honorer.

Parfois aussi cette apparente libéralité n’est qu’une ruse politique. L’inquiétude est un des traits du caractère d’Abdullah, il redoute toujours quelque complot. Il examine ceux qui rapprochent du turban aux babouches, et rien ne lui échappe. Un soir, Slatin apprit que la position de Gordon à Khartoum était désespérée. L’anxiété et le chagrin le tinrent éveillé toute la nuit. Le lendemain matin, le calife lui demanda, dès qu’il l’eut dévisagé, pourquoi il avait les yeux rouges et quelle était la raison de son insomnie.

Il voudrait connaître les pensées les plus intimes de ses sujets et voir clair dans leur esprit, de même qu’il surveille à toute heure sa ville d’Omdurman, d’une tour vitrée construite au sommet de sa maison. C’est un ingénieux moyen d’espionnage, que d’introduire l’une de ses femmes dans l’intimité de ceux qui lui sont suspects. Il doutait fort de l’attachement de Slatin, en dépit de ses sermens, et l’événement a prouvé qu’il n’était point si malavisé. Aussi cherchait-il à l’envelopper d’un réseau d’affections féminines. Slatin était constamment l’objet de ses propositions matrimoniales. Il s’y dérobait de son mieux, non cependant sans donner une piteuse idée de la galanterie européenne.

Sa méfiance provient de sa conception générale de l’humanité, qui n’est pas à l’honneur de celle-ci. Il ne croit ni à la véracité, ni à la bonne foi. Il est convaincu que tous ceux qui l’approchent ont le mensonge à la bouche, mais il ne demeure pas avec eux en reste d’hypocrisie. En un jour d’humeur expansive, il fit cette déclaration de principes : « Un homme de gouvernement doit toujours dissimuler ses intentions ; qu’il se garde de les trahir par ses attitudes ou par ses gestes, car il la donnerait trop belle à ses ennemis et à ses sujets pour les traverser. » Aussi n’est-on jamais en confiance avec lui. S’il est redoutable dans ses emportemens, il l’est peut-être davantage encore quand il sourit et parle avec bonhomie et douceur. On est d’autant plus fondé à craindre sa colère que ses châtimens sont terribles ; il a une prédilection pour les mesures de rigueur. Du temps qu’il était conseiller du Mahdi, il combattait toujours ses tendances à la clémence. Ce fut lui qui, le jour de la prise de Kharloum, se prononça pour le massacre général et s’opposa à ce qu’on fît aucun quartier.

Il prononce volontiers des punitions corporelles. Ses gardes sont toujours sur le qui-vive, car à la moindre infraction ils sont fouettés avec la courbache, la terrible cravache en peau d’hippopotame, ou bien ils sont mis aux fers. Slatin, dont on avait surpris les relations suspectes avec Gordon, subit cette peine pendant des mois : deux anneaux, réunis par une chaîne, étaient scellés à ses chevilles, et son cou était pris dans un cercle si étroitement serré qu’il pouvait à peine remuer la tête.

Le calife considère les supplices comme un procédé indispensable de gouvernement. Quelqu’un qui s’aviserait de lui parler de l’abolition de la peine de mort, serait sûrement regardé de travers. Il n’a jamais dit, comme cet ancien, que l’odeur du cadavre de son ennemi lui était agréable, mais il a maintes fois prouvé que la vue de son sang n’était pas pour lui déplaire.

Les Batahin qui habitent sur la rive droite du Nil bleu avaient eu l’audace de lui désobéir. Il en fait prendre soixante-sept qui sont, tout d’une voix, condamnés à mort par les cadis bien stylés. On les amène devant le calife, entourés de la troupe hurlante de leurs femmes et de leurs enfans. Il glisse quelques mots à l’oreille de son exécuteur des hautes œuvres, et les condamnés sont entraînés vers la place du marché. Un quart d’heure s’écoule, puis le calife monte à cheval et se rend au lieu d’exécution. Le spectacle qui s’offrait à la vue était terrible. Les Batahin avaient été divisés en trois groupes : les uns étaient pendus, d’autres décapités, aux autres enfin on avait coupé la main droite et le pied gauche. Le calife tourna autour des gibets qui fléchissaient sous le poids des corps, examina les têtes qui avaient roulé loin des torses, et le tas des mutilés écroulés les uns sur les autres et baignant dans leur sang. Slatin, qui était contraint de le suivre dans cette terrible promenade, atteste qu’il ne surprit sur son visage aucune émotion, et que même, à certain moment, il l’entendit risquer une plaisanterie macabre.

Cet homme était pauvre et il est devenu riche. Il ne possédait pour tout bien qu’un âne, et maintenant le tribut d’une immense région afflue dans ses coffres. Il couchait sur la dure et repose aujourd’hui ses membres alanguis sur de moelleux divans. Il peut faire fouetter tout son content des gens dont naguère il était obligé de subir les risées. Il possède un harem mieux pourvu qu’il ne l’avait jamais espéré dans les rêves les plus extravagans de son imagination débridée. Comment, parvenu à une pareille fortune, n’aurait-il pas mis de côté toute modestie ? Comment n’aurait-il pas atteint les extrêmes limites de l’orgueil ? Il croit tout savoir et tout comprendre. Il s’attribue sans hésitation les mérites des autres, et si un émir accomplit une razzia fructueuse, il la doit certainement aux ordres venus d’Omdurman. Un de ses cadis avait un jour comparé l’état passé du Soudan à sa situation actuelle, et mis en parallèle le khédive Ismaïl et le calife Abdullah. Ces propos le courroucèrent. « Je ne permettrai jamais, dit-il, qu’on me compare, moi le descendant du Prophète, au khédive, qui est un Turc. » Et l’imprudent fut déporté à Redjaf, sur le Nil blanc, où il médita tout à loisir sur les dangers de certains développemens littéraires.

C’était aussi par satisfaction d’orgueil qu’il avait retenu Slatin près de lui, et lui avait attribué ses fonctions singulières. Il lui avait dit : « Tu exécuteras mes ordres. Tout le jour tu te tiendras à ma porte avec mes cawass ; le soir, quand je reposerai, tu pourras regagner ta maison. Tu m’accompagneras dans mes sorties, tu marcheras à côté de ma monture. » Il a trop de serviteurs à sa disposition pour que Slatin lui fût vraiment utile. Mais il éprouvait de la fierté à sentir à ses côtés, en humble posture, l’ancien fonctionnaire égyptien, l’ancien gouverneur du Darfour, auquel naguère obéissait sa propre tribu des Taacha. Par sa simple présence, Slatin faisait éclater aux yeux de tous la puissance d’Abdullah : de même qu’aux temps antiques les chefs captifs qui suivaient, derrière son char, l’Imperator triomphant, témoignaient publiquement de sa victoire.

Débauché, hypocrite, cruel, vaniteux, voilà sous quels traits peu flatteurs le calife Abdullah nous est représenté par son biographe. Nous comprenons l’état d’esprit de Slatin. Pendant onze années, il est resté sous l’étreinte d’Abdullah. Par son caprice, cet Européen civilisé est revenu à la vie barbare, a été tenu loin des siens, loin de tout ce qu’il aimait, loin de tout ce qui l’aimait. Il a dû subir les traits de sa froide ironie, ses silences hostiles, ses regards haineux, et demeurer impassible. Il lui a fallu formuler des complimens qui lui écorchaient les lèvres. Ses pieds ont été enchaînés et son cou a été torturé dans un carcan. Par ce calife maudit, il a souffert dans sa chair et dans sa dignité d’homme. Que dis-je ? Des disgrâces soudaines lui prouvaient qu’auprès d’un tel maître, nul n’était sûr du lendemain. Il a senti sous son menton le frôlement de la corde et sur sa nuque le tranchant du glaive. La haine de Slatin s’explique donc d’elle-même. Toutefois nous serions bien davantage tentés de partager son animosité, si nous ne savions pas que le gouvernement anglais est intéressé à ce que, par le monde, on se représente le calife Abdullah comme un très méchant homme.

Cependant même dans le ciel le plus chargé de nuages, un coin bleu apparaît parfois ; il est rare que l’on ne découvre pas quelque trace de bons sentimens dans l’homme le plus mauvais. Ainsi le calife Abdullah, ce tyran sans miséricorde, a un vif amour de la famille. Il a mis toute sa confiance dans son frère Yacoub, qui a repris le rôle que lui-même tint naguère auprès du Mahdi. Il chérit ses enfans. Quand il maria Etman, son fils aîné, il viola par affection paternelle l’une des prescriptions somptuaires à laquelle le Mahdi était le plus attaché. Ce puritain consentait qu’il y eût des mariages, mais interdisait les noces et les festins. Abdullah passa outre, et pendant huit jours on fit bombance dans Omdurman.

Abdullah aime les siens, non seulement en chef de famille, mais encore en politique. C’est qu’il a cette ambition commune à tous les parvenus de créer quelque chose de durable. Il veut fonder une dynastie.

III

Maintenir unies toutes les régions du Soudan qui se sont soulevées à la voix du Mahdi, rester le chef de cet État, et ensuite le transmettre à son fils ou à son frère, tel est l’objet que se propose le calife Abdullah, auquel toute sa volonté s’est appliquée depuis tantôt onze ans. De nombreux précédens de l’histoire de l’Afrique encouragent cette ambition. Les origines d’un tel État rappelleraient celles des sultanats de Sokoto et de Mouri, qui furent fondés au début de ce siècle dans le Soudan central.

Les procédés politiques du calife Abdullah ont été très simples, si simples même qu’il était difficile qu’ils le fussent davantage. Il a abaissé les opposans et fait disparaître les plus dangereux. Il a élevé ses adhérens et leur a donné une place prépondérante dans le nouveau régime.

Les parens du Mahdi, ses fils (sauf l’un qu’Abdullah désarma en le mariant à l’une de ses filles), ses oncles, ses cousins, ses nombreux alliés ne se consolèrent jamais de n’être pas au pouvoir. On n’a pas tous les jours un Mahdi dans une famille, et il est cruel de ne pas profiter d’une pareille aubaine.

Leur chef était le calife Mohammed Chérif, l’un des fidèles de la première heure, que le Mahdi avait investi de sa charge le même jour qu’Abdullah. Le gros de leurs forces était formé par les riverains du Nil : Dongolais, Djaalin, Sennariens, humiliés d’être contraints d’obéir à un nomade du Darfour. Un autre personnage, le calife Ali Woled Helou, aurait pu être redoutable, à cause de l’importance de sa charge. Mais il appartient au type de ces soldats respectueux de leur consigne, quoi qu’il arrive. Tant que le calife Abdullah vivra, il lui sera fidèle, parce que le Mahdi en a donné l’ordre. Toutefois il a conservé pour l’avenir des espérances, qui pourraient bien devenir un jour l’origine d’un conflit.

Le calife Abdullah eut l’occasion, peu après son avènement, de porter un coup sensible à ses adversaires.

Le calife Chérif avait envoyé des troupes dont il était le chef nominal, et, pour ainsi dire, le possesseur, guerroyer au Sennar sous le commandement de son lieutenant Abdel Kerim. Un jour celui-ci se vanta de substituer aisément, grâce à ses soldats, Chérif à Abdullah. Ce dernier est informé du propos ; il mande Abdel Kerim à Omdurman avec sa troupe. A la tête de toutes ses forces mobilisées, il le reçoit amicalement, le complimente sur sa campagne, mais lui prouve sa supériorité par le simple déploiement de ses compagnies. Le soir même Abdullah invitait à une réunion les deux califes, Abdel Kerim, et les personnages officiels. Il fait d’abord lire la proclamation du Mahdi, qui exalte ses mérites, puis il se démasque, reproche ses menaces à Abdel Kerim, et l’accuse de déloyauté. Celui-ci tente de démentir les propos qu’on lui prête. Mais il n’est pas soutenu par l’assemblée intimidée, et est reconnu coupable. Toutefois Abdullah se calme, consent à pardonner, pourvu qu’on lui livre les troupes. Le lendemain le calife Chérif se dessaisissait du commandement de ses soldats. Pour prouver son zèle, le calife Ali en fit de même. Leurs grands étendards rouges et verts, les guidons de leurs émirs furent plantés à côté de ceux d’Abdullah devant la porte de la maison de son frère Yacoub. Par ce signe, il devint visible aux yeux de tous, qu’il n’y avait plus qu’un seul maître dans Omdurman, et que c’était Abdullah.

Quelques années se passèrent. Les parens du Mahdi étaient de plus en plus écartés du pouvoir. Exaspérés ils tentèrent de le reprendre par un coup de force. Mais le secret de leur conspiration fut trahi. Une nuit ils furent enveloppés dans leur quartier général, essayèrent en vain de résister et durent se rendre. Le calife fit semblant de leur pardonner. Mais un jour, dans la mosquée, il déclara que le Prophète lui était apparu, lui avait désigné les rebelles et ordonné de les punir. Treize d’entre eux furent immédiatement saisis, embarqués pour Fachoda et massacrés. Deux oncles du Mahdi subirent bientôt un sort analogue, pendant que ses deux plus jeunes fils étaient étroitement emprisonnés. Le calife Chérif se croyait préservé par sa dignité même. « Il n’oserait ! » semblait-il penser, comme ce personnage de notre Révolution placé dans des circonstances aussi tragiques. Il blâma ces mesures de rigueur, Abdullah l’attendait à cette imprudence. Il le déclara rebelle à son tour, le fit arrêter dans la mosquée, avec si peu de formes qu’on ne lui permit pas de reprendre ses babouches, qu’il avait, selon l’usage, retirées à la porte, et le fit jeter en prison.

Tout en frappant ainsi ses ennemis à la tête, Abdullah se mettait aussi en garde contre ces populations des bords du Nil, avec lesquelles il est, depuis vingt ans bientôt, en haine réglée. Tous les procédés sont employés pour les affaiblir. On les ruine, on leur prend leurs biens, on les chasse de leurs terres, on les décime en les exposant de préférence au feu. Au combat de Toski, comme à celui de Tokar, livrés aux Anglo-Egyptiens, en Abyssinie comme sur le Nil blanc, ce sont toujours les contingens originaires de la vallée du Nil qui donnent, tandis que les Darfouriens sont à l’abri.

En même temps qu’il rendait ainsi ses ennemis impuissans, Abdullah s’entourait de dévouemens.

Le soir même de son avènement, malgré sa lassitude, il réunissait en particulier ceux des émirs qui étaient nés au Darfour. Il leur expliquait que le Soudan était à eux s’ils voulaient, quoi qu’il advint, rester unis. C’était toute sa ligne de conduite qu’il traçait en quelques paroles. Il n’a cessé de provoquer l’immigration des gens de l’ouest. Il a envoyé au Darfour émissaire sur émissaire pour décider les tribus nomades à venir habiter la vallée du Nil. On leur dépeignait cette vie nouvelle sous des couleurs enchanteresses. Le calife Abdullah, leur compatriote, disposait des richesses du pays. Ils posséderaient troupeaux innombrables, gras pâturages, esclaves à foison. En accomplissant un pèlerinage au tombeau du Mahdi, ajoutait-on, ils se sanctifieraient par la même occasion. Ces efforts répétés aboutirent. La tribu des Taacha tout entière s’ébranla. Guerriers, femmes, enfans, esclaves avec les bœufs, les ânes et les chameaux se mirent en marche vers l’est. Le calife avait jalonné leur route d’approvisionnemens de grains. Cette précaution ne prévint pas leurs instincts de rapine. Dès le Kordofan, ils se conduisirent en maîtres, pillèrent les habitans, leur enlevèrent tout jusqu’à leurs pauvres haillons. Sur le Nil, des bateaux les attendaient et les emportèrent à Omdurman. Ils furent, à leur arrivée, habillés de neuf aux frais de la caisse de l’État. On les installa dans des maisons du quartier sud dont, au préalable, les habitans avaient été expulsés. Des combinaisons louches leur permirent d’acheter du grain à des prix dérisoires.

Cette première tribu a été suivie de beaucoup d’autres. Une véritable migration des populations du Darfour vers l’est a eu lieu. Elle continue encore maintenant.

Les nouveaux arrivans sont pourvus des bonnes terres du Sennar. Non contens de s’installer à la place des anciens habitans, ils s’emparent de leurs esclaves, de leurs bestiaux, les obligent à servir eux-mêmes comme corvéables sur leurs propres domaines.

En même temps qu’il peuplait les environs d’Omdurman de tribus dévouées, Abdullah éloignait les fonctionnaires suspects et distribuait à ses parens toutes les charges importantes. Les places de Dongola, Berber, Gallabat, Gedaref sont gouvernées par ses cousins et ses alliés. Ceux-ci ont à leur tour investi leurs parens d’emplois subalternes. Seul Osman Digma, quoique non Taacha d’origine, a conservé une grande situation, grâce aux nombreux cliens qu’il possède dans l’arrière-pays de Souakim.

On voit donc combien le mouvement de 1881 a dévié de sa direction primitive. Le soulèvement mahdiste fut un élan vers l’idéal. Le Mahdi avait été défini par le Prophète, un homme qui remplirait la terre de justice, autant qu’elle l’est d’iniquité ; et les populations le suivaient. Pour les milliers et les milliers d’humbles qui se firent tuer pour lui, il représentait l’avènement de la justice. Tous ces sacrifices ont été inutiles. Toutes ces hautes espérances ont simplement abouti à la conquête d’une partie du Soudan oriental par l’autre. Les populations agricoles et commerçantes de la vallée du Nil, paisibles de mœurs, sont subjuguées par des nomades qui ont conservé l’habitude de la guerre.


IV

La constante nécessité de veiller au maintien de son autorité n’a pas donné au calife Abdullah le loisir de se lancer dans une politique de conquête. Les expéditions envoyées par lui en Abyssinie et sur le Nil blanc avaient beaucoup moins pour objet l’annexion de nouvelles provinces que le pillage. Après avoir pris Gondar, la ville principale de l’Amhara, avoir saisi le maigre butin qui s’y trouvait, et l’avoir incendiée, les mahdistes se retirèrent. Du poste de Redjaf, qu’ils ont occupé sur le haut Nil blanc, ils n’ont pas tenté de conquérir progressivement le pays à l’ouest et à l’est. Mais ils tombaient à l’improviste sur un village, le saccageaient, puis, pareils à des oiseaux de proie, rapportaient le butin dans leur aire. La destinée économique de ces pays du haut Nil n’a pas changé. Ils sont maintenant comme naguère les pourvoyeurs d’ivoire et d’esclaves.

Le calife a encore moins de velléité de s’étendre vers le nord, où ses bandes mal armées se heurteraient à des troupes régulièrement organisées. L’Egypte n’a rien à craindre de sa part. C’est en vain que l’on grossira l’importance des actes de brigandage, tels que ceux qui ont pu se commettre cet hiver aux environs de Ouady Halfa. Quiconque aura lu attentivement l’ouvrage de Slatin, sera fermement convaincu que le calife Abdullah ne menace pas l’Egypte.

En revanche, ce même ouvrage prépare singulièrement bien les esprits à la nouvelle expédition anglaise vers le Soudan. Il a paru à une époque fort opportune. On n’a pas manqué en Angleterre de le faire servir aux besoins de la politique du jour, et le chef du gouvernement tout le premier, comme on l’a pu voir dans le grand discours prononcé par lui le 29 avril dernier à la réunion de la Primrose League. Les descriptions de la cruauté d’Abdullah, de la barbarie des bandes sur lesquelles il s’appuie, de la misère du reste des populations soudanaises forment le commentaire très détaillé à ce passage du discours de lord Salisbury : « Une moitié de la puissance égyptienne a été enlevée et est restée au pouvoir du despotisme le plus infernal qui ait jamais affligé une portion quelconque de l’humanité. » À cette conclusion de Slatin : « C’est une folie de croire que ce pays pourra jamais se relever de lui-même ; le secours doit venir du dehors, » répond cette phrase du ministre anglais : « Est-ce que nous nous conformerions à notre mission, est-ce que nous justifierions la confiance qu’on a mise en nous si nous prétendions notre tâche accomplie, alors que la moitié du dépôt qu’on nous a confié resterait soumise au sort terrible que je viens de décrire ? »

Assurément il est fort ingénieux de prétendre que cette fameuse expédition a pour objet de rétablir la civilisation dans un pays redevenu barbare.

Toutefois nous sommes pleinement autorisés, à émettre quelques doutes sur l’absolu désintéressement de ces intentions. Ce n’est pas un secret que, parmi les partisans de « la Plus grande Bretagne », beaucoup espèrent voir le Nil tout entier devenir fleuve anglais. Et si d’aventure quelqu’un l’ignore ou en doute, il n’aura pour s’en instruire et s’en convaincre qu’à jeter les yeux sur les cartes politiques que dressent les plus autorisés des géographes d’outre-Manche. Déjà la pénétration a commencé par le sud. Si on a déployé tant de ténacité à occuper l’Ouganda, c’est assurément pour tenir l’Ouganda lui-même, mais c’est aussi parce qu’il est placé comme au seuil même des pays du Nil. Des officiers anglais partis du lac Victoria, à la tête de troupes nègres, ont atteint le Nil à Ouadelaï. Y ont-ils établi un poste permanent ? Sont-ils allés plus au nord ? On est à cet égard dans l’ignorance. Mais le silence même qui entoure ces mouvemens de troupes dévoile les motifs secrets qui les déterminent. A qui fera-t-on croire que, venus les uns du nord, et les autres du sud, les officiers anglais qui se rencontreront quelque part aux environs d’Omdurman se retireront, satisfaits d’avoir bien mérité de l’humanité, et laisseront au Khédive le soin de réorganiser le pays naguère conquis par ses ancêtres ?

Pour être en pleine confiance sur l’avenir de cette entreprise, il faudrait oublier toute l’histoire coloniale de l’Angleterre et tout ce qui s’y rencontre d’actes arbitraires. Il faudrait n’avoir pas présent à l’esprit le souvenir de quelque énorme supercherie de politique coloniale, telle par exemple que l’expédition au secours d’Emin-Pacha. En ce temps-là aussi on le prenait de très haut. Les organisateurs paraissaient agir par pure philanthropie. On s’apitoyait sur le sort de ce savant, de cet « héroïque piqueur d’insectes », de ce « pionnier de la civilisation » qui en « tenait haut et ferme le drapeau au milieu de l’Afrique centrale » : belles phrases qui recouvraient l’intention de livrer l’exploitation des pays du haut Nil au syndicat de capitalistes dont feu sir W. Mackinnon était le président. Présentement, on est un peu surpris de l’angoisse qu’on éprouve en Angleterre sur le sort du bon Djaalin ou de l’excellent Dongolais, et de l’indignation que suscite la conduite du méchant Taacha. Nous n’étions pas accoutumés à tant de sensibilité.

Enfin les sentimens humanitaires dont nos voisins se sont sentis subitement envahis nous causent encore une inquiétude. Bien des publicistes français, et en particulier l’éminent écrivain qui au terme de chaque quinzaine en expose ici l’histoire politique, ont avancé que l’expédition de Dongola avait surtout pour objet de maintenir en Égypte le régime irrégulier qui s’y est établi depuis bientôt quatorze ans. Pourquoi ne pas le répéter ? Il y a dans le discours précité de lord Salisbury une phrase grosse de menaces : « Il se peut que bien des années s’écoulent avant que notre tâche soit entièrement accomplie. » Nous avons donc lieu de craindre qu’à cause du calife Abdullah l’occupation anglaise ne se prolonge, en dépit d’engagemens réitérés ; que trop longtemps on n’entende dans les rues du Caire les notes aigres des fifres anglais ; et que, trop longtemps encore, on ne voie sur le terre-plein de la citadelle les habits rouges monter la faction devant le tombeau de Mehemet Ali.


HENRI DEHERAIN.


  1. Omdurman est située face au confluent du Nil blanc et du Nil bleu, sur la rire gauche ; Khartoum, l’ancienne capitale du Soudan égyptien, était bâtie au point de jonction des deux fleuves.
  2. Voyez, dans la Revue du 1er janvier 1893, le Père Joseph Ohrwalder et ses armées de captivité dans le Soudan, par M. G. Valbert.
  3. Feuer und Schwert im Sudan. Meine Kæmpfe mit den Derwischen, meine Gefangenschaft und Flucht, 1879-1895. Von Rudolph Slatin Pascha, Oberst im Ægyptischen Generalstab, frueher gouverneur und commandant von Darfur ; Leipzig, 1896.