Le Café-chantant
Revue des Deux Mondes6e période, tome 51 (p. 522-556).


LE CAFÉ-CHANTANT


I

Blidah était en fête. Les Arabes célébraient le dernier soir du Ramadan. Pendant que sept heures sonnaient aux horloges, une salve de canon partait d’une des collines environnantes, se déployait en roulements sourds dans l’azur enflammé, et venait mourir sur la ville basse, déjà baignée d’ombre. Les maisons blanches de la ville haute, plus proches, s’ébranlaient. De toutes parts, des you-you éclataient, des cris de réjouissance, des invocations à la gloire d’Allah. Dans les rues étroites, des bandes joyeuses d’enfants, en gandourahs de soie bleues et roses, en babouches vernies, lançaient des pétards, applaudissaient de leurs petites mains rougies de henné jusqu’aux poignets, et entonnaient à tue-tête des refrains populaires. De loin en loin, le battement assourdi d’un tambourin, la chanson aiguë et nasillarde d’une raïta annonçaient l’approche d’une procession de pèlerins.

Entre les murs pleins des constructions menues, parmi les courettes badigeonnées à la chaux bleue, c’était une animation débordante. Les femmes, en costumes bariolés de satin et de dentelles, allaient et venaient, se hâtaient pour recevoir les Sidis au retour de la Mosquée, activaient la préparation du repas du soir, mettaient un dernier ornement à leur toilette, décoraient leurs têtes coiffées de foulards d’or avec des guirlandes de jasmin et de mimosa, et parfois s’interrompaient pour exhaler de leurs poitrines sonores un you-you de joie palpitante. Une odeur d’encens flottait depuis midi, mêlée aux parfums des fleurs orientales, à la vapeur forte qui montait des marmites enfumées mijotant autour des vasques d'eau sur des feux de bois... Toutes les maisons mauresques, toutes les ruelles et les placettes, tout le quartier arabe, toute la campagne alentour étaient en liesse...

Seule, cependant, une habitation très ancienne, s'élevant un peu à l'écart et montrant au flanc du côteau de Sid-El-Kebir sa façade orgueilleuse, semble ne pas prendre part à l'universelle ivresse de tapage et de plaisir. C'est la demeure de Sid El Haloui, un caïd retraité, de noble souche. Les épaisses murailles blanches, décorées d'arabesques de plâtre et percées de lucarnes en ogives, demeurent immobiles, inébranlées... Tout autour, comme par un respect instinctif de la foule, il s'est fait un silence d'une mélancolie infinie. A l'intérieur, un calme auguste, une paix sereine tombe, du firmament haut et déjà sombre, sur la tabia [1] brillante de vieilles mosaïques jaunes, où frissonne un saule gigantesque. Autour d'un puits, le long d'une margelle bleue, une multitude de petits pots de basilic, de dimensions égales, alternent avec des vases d'œillets « joue de vierge. » Au milieu de la tabia, une table basse est dressée. Sur un plateau de cuivre, la lourde vaisselle de Gournah, à gros filets d'or, s'étale et miroite parmi les jasmins et les églantines.

Le maître de la maison est assis près de là, sur la hidoura [2] de fête, en peau de mérinos blanc. Vêtu d’une gandourah de soie, à pompons beiges, les pieds nus, ses sandales marocaines en cuir jaune déposées auprès de lui, il fume paisiblement un narguileh à l'eau de fleurs d'oranger. Il suit d'un œil distrait la fumée grise et odorante qui s'échappe de ses lèvres brunes, et monte en spirales dans l'air bleu du soir. Il écoute les pas furtifs de sa femme qui va et vient dans la cuisine d'en face, occupée à accommoder le souper...

Les grondements du canon de Ramadan ont cessé. La voix du medja qui consacre la fin du long carême s’est tue tout à fait. Le calme retombe, plus absolu encore...

Soudain, dans ce silence, le hennissement d'un cheval à l’autre extrémité du jardin se fit entendre, et tira de sa rêverie le paisible fumeur. Le vieux caïd sourit. Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 51.djvu/528 Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 51.djvu/529 Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 51.djvu/530 Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 51.djvu/531 Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 51.djvu/532 Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 51.djvu/533 Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 51.djvu/534 Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 51.djvu/535 Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 51.djvu/536 Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 51.djvu/537 Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 51.djvu/538 Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 51.djvu/539 Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 51.djvu/540 Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 51.djvu/541 Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 51.djvu/542 Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 51.djvu/543 Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 51.djvu/544 Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 51.djvu/545 Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 51.djvu/546 Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 51.djvu/547 Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 51.djvu/548 Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 51.djvu/549 Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 51.djvu/550 Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 51.djvu/551 Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 51.djvu/552 Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 51.djvu/553 Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 51.djvu/554 Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 51.djvu/555 Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 51.djvu/556 Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 51.djvu/557 Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 51.djvu/558 Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 51.djvu/559 sa terrasse blanchie qui s’étalait sous la lune, parmi les cyprès noirs. Ils doublaient bientôt le dernier détour de la côte, lorsque, tout à coup, Sid El Haloui se sentit violemment tiré en arrière par un pan de son burnous. Une main de fer lui étreignait la nuque… Une main invisible et brutale, comme la main d’Azraël… En même temps, la lame d’un poignard lui troua les poumons…

Le coup fut terrible. Sid El Haloui chancela aussitôt. Une main sur sa poitrine, lâchant de l’autre la bride de son cheval, il tourna un instant sur lui-même, tel un Aïssaoua brusquement abasourdi, et, de tout son long, comme une masse, il alla s’effondrer contre le bord de la route. Il n’avait eu le temps ni de pousser une plainte, ni de reconnaître son meurtrier.

Les grands platanes du chemin et Saïd furent seuls témoins de la scène tragique. Ils virent un jeune caïd, son stylet ensanglanté au poing, exhaler un rire féroce, rouler des yeux bleus flamboyants d’ivresse, et s’enfuir en titubant vers la ville basse…

Saïd se pencha sur son maître, le flaira des pieds jusqu’à la tête. Étendu inerte, au pied d’un platane, dans l’ampleur lui- sante de ses burnous comme dans la soie d’un drapeau, Sid El Haloui paraissait raidi et fier, pareil à un vieux guerrier que la mort avait terrassé d’un coup, et qui ne s’était pas encore rendu… Mais lorsque le museau du cheval rencontra la chair du visage, déjà glacée par le froid cadavérique, il recula, épouvanté. La bête fit entendre dans la nuit un hennissement long, sinistre, et puis, reprenant le chemin, tête basse, elle rentra seule à la maison…


ELissa Rhaïs.

  1. Sorte de cour entourée d’une calissade, sur le derrière de la maison.
  2. Petit tapis de peau.