Traduction par Serge Persky.
Monde illustré (p. 261-279).
LE CADEAU

I

— Tu viendras bien sûr ! demanda Sénista pour la troisième fois, et pour la troisième fois, Sazonka lui répondit avec vivacité :

— Je viendrai, je viendrai, n’aie pas peur. Il ne manquerait plus que cela, que je ne vienne pas ! Bien sûr, je viendrai !

Et de nouveau ils se turent. Couché tout de son long, Sénista avait remonté jusqu’au menton la grise couverture d’hôpital ; il regardait fixement Sazonka ; il aurait voulu que celui-ci ne s’en allât pas encore et qu’il lui confirmât une fois de plus du regard la promesse de ne pas l’abandonner à la solitude, à la maladie, à la peur. Sazonka, lui, avait envie de partir, mais il ne savait comment s’y prendre pour ne pas faire de la peine au petit garçon ; il reniflait, glissant de sa chaise et s’y rasseyant avec énergie, comme pour toujours. Il serait resté volontiers s’il avait su de quoi parler, mais les thèmes de conversation manquaient ; il lui venait des idées baroques, dont il était à la fois amusé et honteux. Ainsi la tentation lui prenait à tout moment d’appeler Sénista par son nom entier : Sénista Eroféiévitch, ce qui était tout à fait idiot, Sénista étant un petit apprenti et Sazonka un ouvrier habile et un grand ivrogne, à qui l’on donnait son petit nom par habitude seulement. Il n’y avait pas plus de quinze jours qu’il avait appliqué sa dernière gifle à Sénista ; c’était très mal, et il était également impossible d’en parler.

Sazonka se mit résolument à glisser de sa chaise ; mais avant d’arriver à la moitié du parcours, il se rassit avec tout autant de décision et déclara :

— Voilà les affaires ! Tu as mal, hein ?

Sénista hocha la tête affirmativement et répondit à mi-voix :

— Eh bien, va-t’en ! Sans cela « il » criera !

— C’est vrai ! répliqua Sazonka enchanté du prétexte. Du reste, c’est ce qu’il a recommandé ; « dépêche-toi », m’a-t-il dit, « tu reviendras tout de suite, et sans aller boire ». Quel diable que cet homme !

Mais dès qu’il eut senti qu’il pouvait s’en aller immédiatement, Sazonka éprouva une profonde pitié pour le petit Sénista à la grosse tête. Ce sentiment lui vint à la vue du décor inaccoutumé, de la rangée compacte des lits occupés par des êtres pâles et maussades. L’odeur des médicaments, jointe aux émanations des malades, imprégnait l’atmosphère. La sensation de sa propre force et de sa santé retenait aussi l’ouvrier. Sans éviter plus longtemps le regard suppliant de l’enfant, Sazonka se pencha vers lui et répéta avec fermeté :

— N’aie pas peur, Sénista : je viendrai. Dès que je serai libre, je viendrai te voir. Est-ce que nous ne sommes pas des hommes, mon Dieu ?… Nous aussi, nous comprenons ce que nous avons à faire… Mon ami, me crois-tu, oui ou non ?

Sénista répondit par un sourire de ses lèvres noircies et desséchées : « Je te crois ! »

— Tu vois ! continua triomphalement Sazonka. Il éprouva un soulagement joyeux et sentit qu’il pouvait maintenant parler de la tape donnée par hasard une quinzaine de jours auparavant. Il y fit allusion, en touchant du doigt l’épaule du petit malade : « Et si on t’a donné un coup, était-ce par méchanceté ? Dieu, non ! Ta tête est par trop commode ; elle est grosse et tondue… »

Sénista sourit de nouveau et Sazonka se leva. Il était très grand ; ses cheveux qui s’enroulaient en boucles lui faisaient, grâce à l’emploi d’un peigne fin, comme une casquette légère et somptueuse ; ses gros yeux gris lançaient des étincelles et souriaient à son insu.

— Eh bien, adieu ! dit-il, mais il ne bougeait pas. Il voyait la nécessité de faire quelque chose d’encore plus cordial et de meilleur, quelque chose qui rendît agréable le séjour de Sénista à l’hôpital et qui lui facilitât, à lui, Sazonka, sa sortie. Il piétinait sur place, risible dans sa confusion puérile, lorsque Sénista le tira de nouveau d’embarras.

— Adieu ! dit-il de sa voix enfantine et fluette.

Très simplement, telle une grande personne, il sortit sa main de dessous la couverture et la tendit à Sazonka, comme à un égal. Sazonka comprit que c’était ce qu’il lui manquait pour être tout à fait tranquille ; il saisit avec respect les doigts effilés dans sa grosse main robuste, les retint une seconde, puis les laissa aller avec un soupir. Il y avait quelque chose d’énigmatique et de triste dans l’attouchement des petits doigts fiévreux, il semblait que Sénista était non seulement l’égal de tous les êtres humains, mais encore plus haut et plus libre qu’eux ; cela venait de ce que l’enfant appartenait maintenant à un maître invisible, redoutable et puissant. On pouvait l’appeler Sénista Eroféiévitch sans être ridicule.

— Tu viendras ? demanda Sénista pour la quatrième fois ; et cette question chassa la chose majestueuse et terrible qui avait un instant étendu sur lui des ailes silencieuses. Il redevint un enfant malade, et, de nouveau, il inspira de la pitié, une profonde pitié.

Quand Sazonka fut sorti de l’hôpital, l’odeur des médicaments et une voix suppliante l’accompagnèrent longtemps.

— « Tu viendras, n’est-ce pas ? »

Et Sazonka répondait en agitant les bras :

— Cher petit ! Ne sommes-nous pas des hommes ?


II

Pâques approchait et il y avait tant à faire chez le tailleur que Sazonka n’arriva qu’une fois à se griser, et à moitié seulement, un dimanche soir. Pendant toute la longue et lumineuse journée de printemps, depuis le chant du coq jusqu’à la nuit, il était resté assis sur les tréteaux près de la fenêtre, les jambes croisées sous lui, à la turque, les sourcils froncés, sifflotant avec mécontentement. Le matin, la fenêtre se trouvait dans l’ombre et le froid pénétrait par les fissures ; mais, vers midi, le soleil s’annonçait par une étroite bande jaune dans laquelle la poussière jouait en points lumineux. Une demi-heure plus tard, la tablette jonchée de morceaux d’étoffe et de ciseaux, brillait d’un éclat aveuglant ; et il faisait si chaud qu’il fallait ouvrir la fenêtre comme en été. Alors avec cette onde d’air frais et fort, apportant une odeur de fumier, de boue sèche et de bourgeons prêts à s’épanouir, entrait une mouche folâtre encore faible, avec le bruit des mille voix de la rue. En bas, sur le talus, les poules picoraient en gloussant de béatitude et se prélassaient dans les mares ; de l’autre côté de la rue, où le sol était déjà sec, des enfants jouaient aux osselets ; leurs rires joyeux et sonores, les coups des disques de métal vibraient pleins de fraîcheur. Il ne passait pas beaucoup de voitures dans ce coin du faubourg ; très rarement, un paysan des environs conduisait par là sa charrette, qui cahotait dans les ornières profondes, encore pleines de boue liquide, et toutes les parties du véhicule rendaient un son de bois entre-choqué, évocateur de l’été et de l’étendue des champs.

Lorsque Sazonka commençait à avoir mal aux reins et que ses doigts raidis ne pouvaient plus tenir l’aiguille, il s’en allait en courant dans la rue, pieds nus et sans ceinture, franchissait les flaques par bonds démesurés et se joignait aux jeux des enfants que sa vigueur stupéfiait. Puis il se reposait ; un jour il dit aux marmots :

— Vous savez, Sénista est encore à l’hôpital.

Intéressés par le jeu, les enfants accueillirent la nouvelle avec froideur et indifférence.

— Il faut lui porter un cadeau. Je veux lui en porter un… continua Sazonka.

Le mot « cadeau » fit dresser quelques oreilles. Michka, le « petit porc », tenant d’une main son pantalon et de l’autre son jouet, conseilla gravement :

— Donne-lui deux sous !

C’était la somme que le grand-père avait promise à Michka et qui lui semblait le comble de la félicité humaine. Mais le temps manquait pour discuter la question du cadeau. Sazonka rentra chez lui toujours en courant et se remit au travail. Ses yeux s’étaient gonflés, son teint était devenu jaune et blême comme celui d’un malade ; les taches de rousseur sur le nez et autour des yeux paraissaient plus nombreuses et plus foncées qu’autrefois. Seuls les cheveux soigneusement peignés lui faisaient toujours la même coiffure joyeuse ; lorsque Gavril Ivanovitch, le patron, les regardait, il pensait aussitôt à un confortable petit cabaret rouge et à l’eau-de-vie ; il se mettait alors à jurer avec rage.

Les pensées de Sazonka étaient troubles et pénibles ; pendant des heures entières il roulait gauchement dans son cerveau une seule et même idée, il rêvassait à propos de bottes neuves ou d’un accordéon. Mais le plus souvent, il songeait à Sénista et au présent qu’il lui ferait. La machine à coudre résonnait, monotone et berceuse ; le patron criait de temps à autre ; mais c’était toujours le même tableau qui se dessinait dans le cerveau fatigué de Sazonka : il arrivait à l’hôpital et donnait à Sénista un cadeau enveloppé dans un mouchoir d’indienne à larges bords. Souvent, dans sa pénible somnolence, il oubliait qui était Sénista, il ne se rappelait plus son visage ; mais il voyait nettement le mouchoir d’indienne qu’il devait acheter ; il lui paraissait même que les nœuds n’en étaient pas assez solidement serrés. Et Sazonka déclara à tout le monde, au patron, à la patronne, aux clients, aux enfants, qu’il irait voir le petit malade le premier jour de Pâques.

— C’est ce qu’il faut faire, répétait-il. Dès que je me serai peigné, j’irai là-bas. Je dirai : « tiens, mon petit, c’est pour toi ! » Mais tout en parlant, il voyait un autre tableau, la porte grande ouverte d’un cabaret et tout au fond un comptoir maculé d’eau-de-vie. Rempli d’amertume et sentant son invincible faiblesse, il aurait voulu crier longtemps et fort :

— J’irai voir Sénista ! J’irai voir Sénista !

Sa tête se remplissait d’un brouillard gris et vacillant, seul le mouchoir d’indienne émergeait. Et ce n’était pas de la joie qu’il apportait, mais une rude leçon et un avertissement menaçant.


III

Le premier et le second jour de Pâques, Sazonka passa son temps à boire ; il se battit, fut roué de coups et dut coucher au poste. C’est le quatrième jour seulement qu’il parvint à se mettre en route pour l’hôpital.

La rue inondée de soleil était toute bigarrée par les taches éclatantes des blouses de cotonnade rouge et l’éclat joyeux des dents blanches qui grignotaient des graines de tournesol ; çà et là, on jouait de l’accordéon, des parties d’osselets s’engageaient, un coq chantait à pleine voix, défiant le coq du voisin. Mais Sazonka ne regardait rien. L’œil poché, la lèvre fendue, il avait l’air sombre et préoccupé ; ses cheveux n’étaient pas coiffés comme à l’ordinaire et tombaient en désordre par mèches distinctes. Il avait honte de s’être grisé et d’avoir manqué à sa parole, de se montrer à Sénista, puant l’eau-de-vie trop brûlée, dans une tenue débraillée, et non dans toute la splendeur de sa blouse et de son gilet de laine rouge. Mais plus il approchait de l’hôpital, plus il se sentait soulagé ; et ses yeux s’abaissaient toujours plus souvent vers sa main droite, dans laquelle il tenait avec précaution le mouchoir et le cadeau. Il voyait distinctement le visage de Sénista, avec ses lèvres desséchées et son regard suppliant.

— Mon petit, est-ce que… ? Ah ! mon Dieu ! dit Sazonka, et il hâta le pas.

Voilà l’hôpital, grand bâtiment jaune, aux fenêtres encadrées de noir, pareilles à des yeux sombres et mornes. Voilà le long corridor, l’odeur des médicaments et un vague sentiment d’angoisse et de terreur ; voilà la salle, le lit de Sénista…

— Mais Sénista, où est-il ?

— Qui demandez-vous ? questionne une infirmière.

— Il y avait là un petit garçon, Sénista. Il s’appelle Sénista Eroféiévitch. Voilà, à cet endroit-là… et Sazonka désigna du doigt le lit vide.

— Il valait mieux vous informer en bas, et ne pas entrer comme ça dans la salle… dit l’infirmière avec rudesse.

— Il était là, dans ce lit, répéta Sazonka, pâlissant peu à peu.

— Il est mort, votre Sénista ; il est mort, vous dis-je !

— Ah ! c’est comme ça, fit Sazonka avec un étonnement poli ; il devint si pâle que les taches de rousseur s’assombrirent comme de l’encre sur ses joues. Et quand cela ?

— Hier soir après vêpres.

— Puis-je… commença Sazonka en hésitant.

— Pourquoi pas ? répondit l’infirmière avec indifférence. Demandez où est la salle mortuaire, on vous la montrera. Ne vous frappez pas ! Il était bien malade, trop débile pour vivre…

La langue de Sazonka demanda le chemin poliment, ses jambes le portèrent avec fermeté à l’endroit indiqué, mais ses yeux ne voyaient rien. Il ne reprit l’usage de la vue que lorsque ses regards se posèrent fixes et immobiles sur le visage mort de Sénista. Il eut conscience au même instant du froid terrible qui régnait dans la pièce, et il vit tout ce qui l’entourait. Si brillant que fût le soleil, au travers de la fenêtre, le ciel semblait toujours gris et froid comme en automne. Par moments, on ne sait où, une mouche bourdonnait ; des gouttes d’eau tombaient une à une, avec une vibration plaintive qui tremblotait longtemps en l’air.

Sazonka recula d’un pas et dit à haute voix :

— Adieu, Sénista Eroféiévitch !

Puis il s’agenouilla, toucha du front le plancher et se leva.

— Pardonne-moi, Sénista Eroféiévitch ! reprit-il toujours distinctement ; de nouveau, il tomba à genoux et inclina le front à terre jusqu’à ce que la tête lui fît mal.

La mouche ne boudonnait plus et il régnait un silence pareil à celui qui ne se fait que là où il y a un mort. À intervalles égaux, des gouttes tombaient dans un récipient de cuivre, elles tombaient et pleuraient doucement, paisiblement…


IV

L’hôpital était aux confins de la ville, là où commençait la campagne : Sazonka se mit à errer. Les champs que nul arbre, nulle construction ne gênaient, s’étendaient librement ; le vent semblait en être la respiration tiède et libre. Sazonka prit un sentier, tourna à gauche et alla droit à la rivière, franchissant les jachères et les chaumes. Par endroits la terre était encore mouillée, et ses talons y creusaient de petits creux sombres.

Arrivé sur la berge, Sazonka se coucha dans une cavité tapissée d’herbe où l’air était immobile et chaud comme dans une bâche et il ferma les yeux. Telle une onde tiède et rouge, les rayons du soleil traversaient ses paupières closes ; très haut dans l’azur, une alouette chantait. Il faisait bon respirer sans penser à rien. Les eaux avaient déjà baissé et le ruisseau, retiré très loin le long de l’autre rive, avait laissé derrière lui les vestiges de sa violence : d’énormes glaçons poreux couchés les uns sur les autres, dressés en triangles blancs vers les rayons ardents et impitoyables qui les tranperçaient et les rongeaient. Dans son engourdissement, Sazonka remua son bras qui se

posa sur quelque chose de dur enveloppé d’étoffe.

C’était le cadeau.

Se redressant brusquement, Sazonka s’écria :

— Mon Dieu ! qu’est-ce donc ?

Il avait complètement oublié son paquet ; il le considérait avec des yeux effrayés, comme si l’objet était venu de lui-même se poser à côté de lui ; il eut peur d’y toucher, une pitié aiguë et tumultueuse, une fureur violente se firent jour en lui. Il regarda le mouchoir d’indienne et se représenta comment Sénista l’avait attendu le premier jour de fête, puis le second et le troisième, comme il s’était tourné vers la porte pour voir entrer le visiteur. L’enfant était mort solitaire, oublié, tel un petit chien jeté à l’égout. La veille encore, il aurait pu voir le cadeau de ses yeux qui s’éteignaient ; son cœur enfantin en aurait été réjoui, son âme se serait envolée vers le ciel sans douleur, sans effroi, sans l’angoisse terrible de la solitude.

Sazonka se roula sur le sol en pleurant, les mains plongées dans son épaisse chevelure. Il sanglota, et levant les bras vers le ciel, il chercha péniblement à se justifier :

— Mon Dieu ! ne sommes-nous donc pas des hommes ?

Il tomba la face contre terre, sur sa lèvre fendue, et se figea dans un accès de douleur muette. Les petites pousses d’herbe lui chatouillaient doucement le visage ; une odeur apaisante et forte montait du sol humide, dégageant une énergie puissante, un appel passionné à la vie. Mère éternelle, la terre prenait sur son sein le fils coupable et abreuvait son cœur douloureux avec la chaleur de son amour et de son espérance.

Au loin, dans la ville, les carillons de fête sonnaient gaiement.